Joseph Balsamo – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 3Lorenza Feliciani

Voici ce qui s’était passé à l’extérieur de la voiture, tandis
que dans l’intérieur causaient le voyageur et le savant.

Au coup de tonnerre qui avait abattu les chevaux de devant
et fait cabrer ceux de derrière, nous avons dit que la femme du cabriolet s’était
évanouie.

Elle resta quelques instants privée de ses sens, puis peu à
peu, comme la peur seule avait causé son évanouissement, elle revint à elle.

– Oh ! mon Dieu, dit-elle, suis-je abandonnée ici sans
secours, et n’y a-t-il aucune créature humaine qui prenne pitié de moi ?

– Madame, dit une voix timide, il y a moi, si toutefois je
pouvais vous être bon à quelque chose.

À cette voix, qui résonnait presque à son oreille, la jeune
femme se redressa, et, passant sa tête et ses deux bras à travers les rideaux
de cuir de son cabriolet, elle se trouva en face d’un jeune homme qui se tenait
debout sur le marchepied.

– C’est vous qui m’avez parlé, monsieur ? dit-elle.

– Oui, madame, répondit le jeune homme.

– Et vous m’avez offert votre secours ?

– Oui.

– Qu’est-il arrivé d’abord ?

– Il est arrivé, madame, que le tonnerre vient de tomber
presque sur vous, et qu’en tombant il a brisé les traits des chevaux de devant,
qui se sont sauvés emportant le postillon.

La femme regarda autour d’elle avec l’expression d’une vive
inquiétude.

– Et… celui qui conduisait les chevaux de derrière, où
est-il ? demanda-t elle.

– Il vient d’entrer dans la voiture, madame.

– Il ne lui est rien arrivé ?

– Rien.

– Vous êtes sûr ?

– Il a du moins sauté à bas de son cheval en homme sain et
sauf.

– Ah ! Dieu soit loué !

Et la jeune femme respira plus librement.

– Mais où donc étiez-vous, vous, monsieur, que vous vous
trouvez là si à propos pour m’offrir votre aide ?

– Madame, surpris par l’orage, j’étais là dans cet enfoncement
sombre, qui n’est autre chose que l’entrée d’une carrière, quand tout à coup j’ai
vu venir du tournant une voiture lancée au galop. J’ai cru d’abord que les
chevaux s’emportaient, mais j’ai bientôt vu qu’au contraire ils étaient guidés
par une main puissante, quand tout à coup le tonnerre est tombé avec un fracas
si terrible que je me suis cru foudroyé moi-même, et qu’un instant je suis
demeuré anéanti. Tout ce que je viens de vous raconter, je l’ai vu comme dans
un rêve.

– Alors vous n’êtes pas sûr que celui qui conduisait les chevaux
de derrière soit dans la voiture ?

– Oh ! si, madame. J’étais revenu à moi, et je l’ai
parfaitement vu entrer.

– Assurez-vous qu’il y est encore, je vous prie.

– Comment cela ?

– En écoutant. S’il est dans l’intérieur de la voiture, vous
entendrez deux voix.

Le jeune homme sauta à bas du marchepied, s’approcha de la
paroi extérieure de la caisse et écouta.

– Oui, madame, dit-il en revenant, il y est.

La jeune femme fit un signe de tête qui voulait dire :
« C’est bien ! » mais elle demeura la tête appuyée sur sa main,
comme plongée dans une profonde rêverie.

Pendant ce temps, le jeune homme eut le temps de l’examiner.

C’était une jeune femme de vingt-trois à vingt-quatre ans,
au teint brun, mais de ce brun mat plus riche et plus beau que le ton le plus
rose et le plus incarnat. Ses beaux yeux bleus levés au ciel,qu’elle semblait
interroger, brillaient comme deux étoiles, et ses cheveux noirs,qu’elle
gardait sans poudre malgré la mode du temps, retombaient en boucles de jais sur
son cou nuancé comme l’opale.

Tout à coup elle parut avoir pris sa résolution.

– Monsieur, dit-elle, où sommes-nous ici ?

– Sur la route de Strasbourg à Paris, madame.

– Et sur quel point de la route ?

– À deux lieues de Pierrefitte.

– Qu’est-ce que cela, Pierrefitte ?

– C’est un bourg.

– Et après Pierrefitte, que rencontre-t-on ?

– Bar-le-Duc.

– C’est une ville ?

– Oui, madame.

– Populeuse ?

– Quatre ou cinq mille âmes, je crois.

– Y a-t-il d’ici quelque route de traverse qui aille plus
directement que la grand-route à Bar-le-Duc ?

– Non, madame, ou du moins je n’en connais pas.

– Peccato [Note -Dommage.], murmura-t-elle tout bas
et en se rejetant dans le cabriolet.

Le jeune homme attendit un instant pour voir si la jeune
femme l’interrogerait encore ; mais, voyant qu’elle gardait le silence, il
fit quelques pas pour s’éloigner. Ce mouvement la tira de sa rêverie, à ce qu’il
paraît, car elle se rejeta avec vivacité sur le devant du cabriolet.

– Monsieur ! dit-elle.

Le jeune homme se retourna.

– Me voici, madame, fit-il en s’approchant.

– Encore une question, s’il vous plaît.

– Faites.

– Il y avait un cheval attaché à l’arrière de la
voiture ?

– Oui, madame.

– Y est-il toujours ?

– Non, madame : la personne qui est entrée dans l’intérieur
de la caisse l’a détaché pour le rattacher à la roue de la voiture.

– Il ne lui est rien arrivé non plus, au cheval ?

– Je ne le crois pas.

– C’est une bête de prix et que j’aime beaucoup ; je voudrais
m’assurer par moi-même qu’il est sain et sauf ; mais le moyen d’aller
jusqu’à lui par cette boue ?

– Je puis amener le cheval ici, dit le jeune homme.

– Ah ! oui, s’écria la femme, faites cela, je vous
prie, et je vous en serai tout à fait reconnaissante.

Le jeune homme s’approcha du cheval, qui releva la tête et
hennit.

– Ne craignez rien, reprit la femme du cabriolet ; il
est doux comme un agneau.

Puis, baissant la voix :

– Djérid ! Djérid ! murmura-t-elle.

L’animal connaissait sans doute cette voix pour être celle
de sa maîtresse, car il allongea sa tête intelligente et ses naseaux fumants du
côté du cabriolet.

Pendant ce temps le jeune homme le détachait.

Mais à peine eut-il senti sa longe aux mains inhabiles qui
la tenaient, que d’une violente secousse il se fit libre et d’un seul bond se
trouva à vingt pas de la voiture.

– Djérid ! répéta la femme de sa voix la plus
caressante, ici, Djérid ! ici !

L’arabe secoua sa belle tête, aspira l’air bruyamment, et,
tout en piaffant, comme s’il eût suivi une mesure musicale, il se rapprocha du
cabriolet.

La femme sortit à moitié son corps des rideaux de cuir.

– Viens ici, Djérid, viens ! dit-elle.

Et l’animal, obéissant, vint présenter sa tête à la main qui
s’avançait pour le flatter.

Alors, de cette main effilée, saisissant la crinière du
cheval, et s’appuyant de l’autre sur le tablier du cabriolet, la jeune femme
sauta en selle avec la légèreté de ces fantômes des ballades allemandes qui
bondissent sur la croupe des chevaux et se cramponnent aux ceintures des
voyageurs.

Le jeune homme s’élança vers elle ; mais, d’un geste
impérieux de la main, elle l’arrêta.

– Écoutez, lui dit-elle, quoique jeune, ou plutôt parce que
vous êtes jeune, vous devez avoir des sentiments d’humanité. Ne vous opposez
pas à mon départ. Je fuis un homme que j’aime, mais avant toute chose je suis
Romaine et bonne catholique. Or, cet homme perdrait mon âme si je restais plus
longtemps avec lui ; c’est un athée et un nécromancien, que Dieu vient d’avertir
par la voix de son tonnerre. Puisse-t-il profiter de l’avertissement !
Dites-lui ce que je viens de vous dire et soyez béni pour l’aide que vous m’avez
donnée. Adieu !

Et, à ce mot, légère comme ces vapeurs qui flottent
au-dessus des marais, elle s’éloigna et disparut, emportée par le galop de
Djérid.

Le jeune homme, en la voyant fuir, ne put retenir un cri de
surprise et d’étonnement.

C’était ce cri qui avait retenti jusque dans l’intérieur de
la voiture, et qui avait donné l’éveil au voyageur.

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