Joseph Balsamo – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 4Gilbert

C’était ce cri, avons-nous dit, qui avait donné l’éveil au
voyageur.

Il sortit précipitamment de la caisse, qu’il referma avec
soin, et jeta avec inquiétude les yeux autour de lui.

La première chose qu’il aperçut fut le jeune homme debout et
effaré. Un éclair qui apparut en même temps lui permit de l’examiner des pieds
à la tête, examen qui paraissait être habituel au voyageur lorsqu’un personnage
nouveau ou une chose nouvelle frappait son regard.

C’était un enfant de seize à dix-sept ans à peine, petit,maigre
et nerveux ; ses yeux noirs, qu’il fixait hardiment sur l’objet qui
appelait son attention, manquaient de douceur, mais non de charme ; son
nez mince et recourbé, sa lèvre fine et ses pommettes saillantes annonçaient l’astuce
et la circonspection, tandis que la résolution se révélait en lui par la
proéminence vigoureuse d’un menton arrondi.

– Est-ce vous qui avez crié tout à l’heure ? lui
demanda-t-il.

– Oui, monsieur, c’est moi, répondit le jeune homme.

– Et pourquoi avez-vous crié ?

– Parce que…

Le jeune homme s’arrêta irrésolu.

– Parce que ? répéta le voyageur.

– Monsieur, dit le jeune homme, il y avait une dame dans le
cabriolet ?

– Oui.

Et les yeux de Balsamo se portèrent sur la caisse, comme s’ils
eussent voulu percer l’épaisseur des parois.

– Il y avait un cheval attaché aux ressorts de la
voiture ?

– Oui ; mais où diable est-il ?

– Monsieur, la dame du cabriolet est partie sur le cheval
qui était attaché aux ressorts.

Le voyageur ne poussa pas une exclamation, ne prononça point
un mot ; il bondit vers le cabriolet, tira les rideaux de cuir : un
éclair qui incendiait le ciel en ce moment lui montra que le cabriolet était
vide.

– Sang du Christ ! s’écria-t-il avec un rugissement
pareil au coup de tonnerre qui lui servait d’accompagnement.

Puis il regarda autour de lui comme pour chercher quelque
moyen de se mettre à sa poursuite ; mais il reconnut bientôt l’insuffisance
de ces moyens.

– Essayer de rejoindre Djérid, reprit-il en secouant la
tête, avec un de ces chevaux-là, autant vaudrait envoyer la tortue à la
poursuite de la gazelle… Mais je saurai toujours où elle est, à moins que…

Il porta vivement et avec anxiété la main à la poche de sa
veste, en tira un petit portefeuille et l’ouvrit. Dans une des poches de ce
portefeuille était un papier plié, et dans le papier une boucle de cheveux
noirs.

À la vue de ces cheveux, la figure du voyageur se rasséréna,
et tout son être se calma, du moins en apparence.

– Allons, dit-il en passant sur son front une main qui ruissela
aussitôt de sueur, allons, c’est bien ; et elle ne vous a rien dit en
partant ?

– Si fait, monsieur.

– Que vous a-t-elle dit ?

– De vous annoncer qu’elle ne vous quittait point par haine,
mais par crainte ; qu’elle était une digne chrétienne tandis que vous, au
contraire…

Le jeune homme hésita.

– Tandis que moi, au contraire ?… répéta le voyageur.

– Je ne sais si je dois vous redire ?… fit le jeune
homme.

– Eh ! redites, parbleu !

– Tandis que vous, au contraire, étiez un athée et un mécréant,
à qui Dieu avait bien voulu donner ce soir un dernier avertissement ; qu’elle
l’avait compris, elle, cet avertissement de Dieu, et qu’elle vous invitait à le
comprendre.

– Et c’est tout ce qu’elle vous a dit ? demanda-t-il.

– C’est tout.

– Bien ; alors parlons d’autre chose.

Et les dernières traces d’inquiétude et de mécontentement
parurent s’envoler du front du voyageur.

Le jeune homme regardait tous ces mouvements du cœur
reflétés sur le visage, avec une curiosité indiquant que lui aussi était doué d’une
certaine dose d’observation.

– Maintenant, dit le voyageur, comment vous nommez-vous, mon
jeune ami ?

– Gilbert, monsieur.

– Gilbert, tout court ? Mais c’est un nom de baptême,
ce me semble.

– C’est mon nom de famille, à moi.

– Eh bien ! mon cher Gilbert, c’est la Providence qui
vous place sur mon chemin pour me tirer d’embarras.

– À vos ordres, monsieur, et tout ce que je pourrai faire…

– Vous le ferez, merci. Oui, à votre âge, on oblige pour le
plaisir d’obliger, je sais cela ; d’ailleurs, ce que je vais vous demander
n’est pas bien difficile, c’est purement et simplement de m’indiquer un abri
pour cette nuit.

– Il y a d’abord cette roche, dit Gilbert, sous laquelle je
m’étais mis à couvert de l’orage.

– Oui, dit le voyageur ; mais j’aimerais mieux quelque
chose comme une maison où je trouverais un bon souper et un bon lit.

– Cela, c’est plus difficile.

– Sommes-nous donc bien éloignés du premier village ?

– De Pierrefitte ?

– C’est Pierrefitte qu’il s’appelle ?

– Oui, monsieur ; nous en sommes éloignés d’une lieue
et demie à peu près.

– Une lieue et demie par cette nuit, par ce temps, avec ces
deux chevaux seulement, nous en aurions pour deux heures. Voyons,mon ami,
cherchez bien, n’y a-t-il donc aux environs d’ici aucune habitation ?

– Il y a le château de Taverney, qui est à trois cents cas
au plus.

– Eh bien ! alors…, fit le voyageur.

– Quoi, monsieur ? demanda le jeune homme en ouvrant de
grands yeux.

– Que ne disiez-vous cela tout de suite !

– Mais le château de Taverney n’est pas une auberge.

– Est-il habité ?

– Sans doute.

– Par qui ?

– Mais… par le baron de Taverney.

– Qu’est-ce que c’est que le baron de Taverney ?

– C’est le père de mademoiselle Andrée, monsieur.

– Cela me fait grand plaisir à savoir, dit en souriant le
voyageur ; mais je vous demandais quelle espèce d’homme est lebaron.

– Monsieur, c’est un vieux seigneur de soixante à soixante-cinq
ans, qui a été riche autrefois, à ce qu’on dit.

– Oui, et qui est pauvre maintenant. c’est leur histoire à
tous. Mon ami, conduisez-moi chez le baron de Taverney, je vous prie.

– Chez le baron de Taverney ? s’écria le jeune homme
presque effrayé.

– Eh bien ! refuserez-vous de me rendre ce
service ?

– Non, monsieur ; mais c’est que…

– Après ?

– C’est qu’il ne vous recevra pas.

– Il ne recevra pas un gentilhomme égaré qui vient lui demander
l’hospitalité ? C’est donc un ours que votre baron ?

– Dame ! fit le jeune homme avec une intonation qui voulait
dire : « Cela y ressemble beaucoup, monsieur. »

– N’importe, dit le voyageur, je me risquerai.

– Je ne vous le conseille pas, répondit Gilbert.

– Bah ! répondit le voyageur. Si ours que soit votre
baron, il ne me mangera pas vivant.

– Non ; mais peut-être vous fermera-t-il sa porte.

– Alors je l’enfoncerai, et à moins que vous ne refusiez de
me servir de guide…

– Je ne refuse pas, monsieur.

– Montrez-moi donc le chemin.

– Volontiers.

Le voyageur remonta alors dans le cabriolet et y prit une
petite lanterne.

Le jeune homme espéra un instant, la lanterne étant éteinte,
que l’étranger rentrerait dans l’intérieur de la voiture, et qu’il pourrait
voir, par l’entrebâillement de la porte, ce que cet intérieur renfermait.

Mais le voyageur ne s’approcha pas même de la porte de la
caisse.

Il mit la lanterne aux mains de Gilbert.

Celui-ci la tourna et la retourna en tous sens.

– Que voulez-vous que je fasse de cette lanterne,monsieur ?
dit-il.

– Que vous éclairiez la route tandis que je conduirai les
chevaux.

– Mais elle est éteinte, votre lanterne.

– Nous allons la rallumer.

– Ah ! oui, dit Gilbert, vous avez du feu dans l’intérieur
de la voiture.

– Et dans ma poche, répondit le voyageur.

– Ce sera difficile d’allumer de l’amadou par cette
pluie-là.

Le voyageur sourit.

– Ouvrez la lanterne, dit-il.

Gilbert obéit.

– Mettez votre chapeau au-dessus de mes deux mains.

Gilbert obéit encore ; on le voyait suivre ces
préparatifs avec la plus grande curiosité. Gilbert ne connaissait d’autre moyen
de se procurer du feu que de battre le briquet.

Le voyageur tira de sa poche un étui d’argent et de cet étui
une allumette ; puis, ouvrant le bas de l’étui, il plongea cette allumette
dans une pâte inflammable sans doute, car aussitôt l’allumette prit feu avec un
léger pétillement.

L’action fut si instantanée et si inattendue, que Gilbert
tressaillit.

Le voyageur sourit à cette surprise, bien naturelle à une
époque où quelques chimistes seulement connaissaient le phosphore,et gardaient
ce secret pour leurs expériences personnelles.

Le voyageur communiqua la flamme magique à la mèche de sa
bougie, puis il referma l’étui, qu’il remit dans sa poche.

Le jeune homme suivait le précieux récipient avec des yeux
ardents de convoitise. Il était évident qu’il eût donné bien des choses pour
être possesseur d’un pareil trésor.

– Maintenant que nous avons de la lumière, voulez-vous me conduire ?
demanda le voyageur.

– Venez, monsieur, dit Gilbert.

Et le jeune homme marcha devant tandis que son compagnon,
prenant le cheval au mors, le forçait d’avancer.

Au reste, le temps était devenu plus tolérable, la pluie
avait à peu près cessé et l’orage s’éloignait en grondant.

Le voyageur éprouva le premier le besoin de reprendre la
conversation.

– Vous paraissez bien connaître ce baron de Taverney, mon
ami ? dit-il.

– Oui, monsieur, et c’est tout simple, car je suis chez lui
depuis mon enfance.

– C’est votre parent, peut-être ?

– Non, monsieur.

– Votre tuteur ?

– Non.

– Votre maître ?

Le jeune homme tressaillit à ce mot ce maître, et une vive
rougeur colora ses joues ordinairement pâles.

– Je ne suis pas domestique, monsieur, dit-il.

– Mais enfin, reprit le voyageur, vous êtes quelque chose.

– Je suis le fils d’un ancien métayer du baron ; ma
mère a nourri mademoiselle Andrée.

– Je comprends : vous êtes dans la maison à titre de
frère de lait de cette jeune personne, car je suppose que la fille du baron est
jeune.

– Elle a seize ans, monsieur.

Sur les deux questions, comme on le voit, Gilbert en escamotait
une. C’était celle qui lui était personnelle.

Le voyageur parut faire la même réflexion que nous ;cependant
il dirigea son interrogatoire vers un autre point.

– Par quel hasard étiez-vous sur la route par un temps comme
celui qu’il fait ? demanda-t-il.

– Je n’étais pas sur la route, monsieur, j’étais sous une roche
qui longe le chemin.

– Et que faisiez-vous sous cette roche ?

– Je lisais.

– Vous lisiez ?

– Oui.

– Et que lisiez-vous ?

– Le Contrat social, de monsieur J.J. Rousseau.

Le voyageur regarda le jeune homme avec un certain étonnement.

– Vous aviez pris ce livre dans la bibliothèque du
baron ? demanda-t-il.

–Non, monsieur, je l’ai acheté.

– Où cela ?… À Bar-le-Duc ?

– Non, monsieur, ici, à un colporteur qui passait : il
passe comme cela depuis quelque temps dans la campagne beaucoup de colporteurs
avec de bons livres.

– Qui vous a dit que le Contrat social était un bon
livre ?

– Je l’ai vu en le lisant, monsieur.

– En avez-vous donc lu de mauvais, que vous puissiez établir
cette différence ?

– Oui.

– Et qu’appelez-vous de mauvais livres ?

– Mais le Sofa, Tanzaï et Néadarné, et
autres livres de cette espèce.

– Où diable avez-vous trouvé ces livres ?

– Dans la bibliothèque du baron.

– Par quel moyen le baron se procure-t-il ces nouveautés,
dans un trou comme celui qu’il habite ?

– On les lui envoie de Paris.

– Comment, s’il est pauvre comme vous le dites, mon ami, le
baron met-il son argent à de pareilles fadaises ?

– Il ne les achète pas, on les lui donne.

– Ah ! on les lui donne ?

– Oui, monsieur.

– Qui cela ?

– Un de ses amis, un grand seigneur.

– Un grand seigneur ? Savez-vous son nom, à ce grand seigneur ?

– Il s’appelle le duc de Richelieu.

– Comment ! le vieux maréchal ?

– Oui, le maréchal, c’est cela.

– Et je présume qu’il ne laisse pas traîner de pareils
livres devant mademoiselle Andrée.

– Au contraire, monsieur, il les laisse traîner partout.

– Mademoiselle Andrée est-elle de votre avis, que ces livres
sont de mauvais livres ? demanda en souriant narquoisement le voyageur.

– Mademoiselle Andrée ne les lit pas, monsieur, répondit
sèchement Gilbert.

Le voyageur se tut un instant. Il était évident que cette singulière
nature, mélange de bon et de mauvais, de vergogne et de hardiesse,l’intéressait
malgré lui.

– Et pourquoi avez-vous lu ces livres, puisque vous saviez
qu’ils étaient mauvais ? continua celui que le vieux savant avait désigné
sous le nom d’ Acharat.

– Parce qu’en les ouvrant j’ignorais leur valeur.

– Vous l’avez cependant facilement jugée.

– Oui, monsieur.

– Et vous avez continué de les lire, néanmoins ?

– J’ai continué.

– Dans quel but ?

– Ils m’apprenaient des choses que je ne savais pas.

– Et le Contrat social ?

– Il m’apprend des choses que j’avais devinées.

– Lesquelles ?

– C’est que tous les hommes sont frères, c’est que les sociétés
sont mal organisées, qui ont des serfs ou des esclaves ! C’est qu’un jour
tous les individus seront égaux.

– Ah ! ah ! fit le voyageur.

Il y eut un instant de silence pendant lequel Gilbert et son
compagnon continuèrent de marcher, le voyageur tirant le cheval parla bride,
Gilbert tenant la lanterne à sa main.

– Vous avez donc bien envie d’apprendre, mon ami ? dit
tout bas le voyageur.

– Oui, monsieur, c’est mon plus grand désir.

– Et que voudriez-vous apprendre ? Voyons !

– Tout, dit le jeune homme.

– Et pourquoi voulez-vous apprendre ?

– Pour m’élever.

– Jusqu’où ?

Gilbert hésita. Il était évident qu’il avait un but dans sa
pensée ; mais ce but, c’était sans doute son secret, et il ne voulait pas
le dire.

– Jusqu’où l’homme peut atteindre, répondit-il.

– Mais, au moins, avez-vous étudié quelque chose ?

– Rien. Comment voulez-vous que j’étudie, n’étant pas riche
et habitant Taverney ?

– Comment ! vous ne savez pas un peu de
mathématiques ?

– Non.

– De physique ?

– Non.

– De chimie ?

– Non. Je sais lire et écrire, voilà tout ; mais je
saurai tout cela.

– Quand ?

– Un jour.

– Par quel moyen ?

– Je l’ignore ; mais je le saurai.

– Singulier enfant ! murmura le voyageur.

– Et alors…, murmura Gilbert se parlant à lui-même.

– Alors ?

– Oui.

– Quoi ?

– Rien.

Cependant Gilbert et celui auquel il servait de guide marchaient
depuis un quart d’heure à peu près ; la pluie avait tout à fait cessé, et
la terre commençait même à exhaler cet âcre parfum qui remplace au printemps
les brûlantes émanations de l’orage.

Gilbert semblait réfléchir profondément.

– Monsieur, dit-il tout à coup, savez-vous ce que c’est que
l’orage ?

– Sans doute, je le sais.

– Vous ?

– Oui, moi.

– Vous savez ce que c’est que l’orage ? Vous savez ce
qui cause la foudre ?

Le voyageur sourit.

– C’est la combinaison des deux électricités, l’électricité
du nuage et l’électricité du sol.

Gilbert poussa un soupir.

– Je ne comprends pas, dit-il.

Peut-être le voyageur allait-il donner au pauvre jeune homme
une explication plus compréhensible, mais malheureusement, en ce moment même,
une lumière brilla à travers le feuillage.

– Ah ! ah ! fit l’inconnu, qu’est-ce que cela ?

– C’est Taverney.

– Nous sommes donc arrivés ?

– Voici la porte charretière.

– Ouvrez-la.

– Oh ! monsieur, la porte de Taverney ne s’ouvre pas
comme cela.

– Mais c’est donc une place de guerre que votre
Taverney ? Voyons, frappez.

Gilbert s’approcha de la porte, et, avec l’hésitation de la
timidité, il frappa un coup.

– Oh ! oh ! dit le voyageur, on ne vous entendra
jamais, mon ami ; frappez plus fort.

En effet, rien n’indiquait que l’appel de Gilbert eût été entendu.
Tout restait dans le silence.

– Vous prenez la chose sur vous ? dit Gilbert.

– N’ayez pas peur.

Gilbert n’hésita plus ; il quitta le marteau et se
pendit à la sonnette, qui rendit un son tellement éclatant, qu’on eût pu l’entendre
d’une lieue.

– Ma foi ! si votre baron n’a pas entendu cette fois,
il faut qu’il soit sourd, dit le voyageur.

– Ah ! voilà Mahon qui aboie, dit le jeune homme.

– Mahon ! reprit le voyageur ; c’est sans doute
une galanterie de votre baron en faveur de son ami le duc de Richelieu.

– Je ne sais pas, monsieur, ce que vous voulez dire.

– Mahon est la dernière conquête du maréchal.

Gilbert poussa un second soupir.

– Hélas ! monsieur, je vous l’ai déjà avoué, je ne sais
rien, dit-il.

Ces deux soupirs résumaient pour l’étranger une série de
souffrances cachées et d’ambitions comprimées sinon déçues.

En ce moment un bruit de pas se fit entendre.

– Enfin ! dit l’étranger.

– C’est le bonhomme La Brie, dit Gilbert.

La porte s’ouvrit ; mais, à l’aspect de l’étranger et
de sa voiture étrange, La Brie, pris à l’improviste et qui croyait ouvrir à
Gilbert seulement, voulut refermer la porte.

– Pardon, pardon, l’ami, dit le voyageur ; mais c’est
bien ici que nous venons ; il ne faut point nous jeter la porte au nez.

– Cependant, monsieur, je dois prévenir M. le baron qu’une
visite inattendue…

– Ce n’est pas la peine de le prévenir, croyez-moi. Je risquerai
sa mauvaise mine, et si l’on me chasse, ce ne sera, je vous en réponds, qu’après
que je me serai réchauffé, séché, repu. J’ai entendu dire que le vin était bon
par ici ; vous devez en savoir quelque chose, hein ?

La Brie, au lieu de répondre à l’interrogation, essaya de résister ;
mais c’était un parti pris de la part du voyageur, et il fit avancer les deux
chevaux et la voiture dans l’avenue, tandis que Gilbert refermait la porte, ce
qui fut fait en un clin d’œil. La Brie, alors, se voyant vaincu,prit le parti
d’aller annoncer lui-même sa défaite, et prenant ses vieilles jambes à son cou,
il s’élança vers la maison en criant de toute la force de ses poumons :

– Nicole Legay ! Nicole Legay !

– Qu’est-ce que Nicole Legay ? demanda l’étranger continuant
de s’avancer vers le château avec la même tranquillité.

– Nicole, monsieur ? reprit Gilbert avec un léger
tremblement.

– Oui, Nicole, celle qu’appelle maître La Brie.

– C’est la femme de chambre de mademoiselle Andrée,
monsieur.

Cependant, aux cris de La Brie, une lumière apparut sous les
arbres, éclairant une charmante figure de jeune fille.

– Que me veux-tu, La Brie, demanda-t-elle, et pourquoi tout
ce tapage ?

– Vite, Nicole, vite, cria la voix chevrotante du
vieillard ; va annoncer à monsieur qu’un étranger, surpris par l’orage,
lui demande l’hospitalité pour cette nuit.

Nicole ne se le fit point répéter, et elle s’élança si légèrement
vers le château, qu’en un instant on l’eut perdue de vue.

Quant à La Brie, certain maintenant que le baron ne serait
pas pris à l’improviste, il se permit un instant de reprendre haleine.

Bientôt le message produisit son effet, car on entendit une
voix aigre et impérieuse qui, du seuil de la porte, et du haut du perron,
entrevu sous les acacias, répétait d’un ton peu hospitalier :

– Un étranger !… Qui cela ? Quand on se présente
chez les gens, on se nomme au moins.

– C’est le baron ? demanda à La Brie celui qui causait
tout ce dérangement.

– Hélas ! oui, monsieur, répondit le pauvre homme tout
contrit ; vous entendez ce qu’il demande ?

– Il demande mon nom… n’est-ce pas ?

– Justement. Et moi qui ai oublié de vous le demander, à
vous.

– Annonce le baron Joseph de Balsamo, dit le voyageur ;
la similitude du titre désarmera peut-être ton maître.

La Brie fit son annonce, un peu enhardi par le titre que venait
de s’attribuer l’inconnu.

– C’est bien, alors, grommela la voix ; qu’il entre,
puisque le voilà… Entrez, monsieur, s’il vous plaît : là…bon ; par
ici…

L’étranger s’avança d’un pas rapide ; mais, en arrivant
à la première marche du perron, il lui prit l’envie de se retourner pour voir s’il
était suivi de Gilbert.

Gilbert avait disparu.

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