Joseph Balsamo – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 2Althotas

Le voyageur se trouva alors en face d’un vieillard aux yeux
gris, au nez crochu, aux mains tremblantes mais actives, qui,enseveli dans un
grand fauteuil, compulsait de la main droite un gros manuscrit de parchemin,
intitulé la Chivre del Gabinetto, et tenait de la main gauche une
écumoire d’argent.

Cette attitude, cette occupation, ce visage aux rides immobiles,
et dont les yeux et la bouche seuls semblaient vivre, ce tout,enfin, qui
paraîtra sans doute étrange au lecteur, était certainement bien familier à l’étranger,
car il ne jeta pas même un regard autour de lui, quoique l’ameublement de cette
partie du coche en valût bien la peine.

Trois murailles, – le vieillard, on se le rappelle, nommait
ainsi les parois de la voiture, – trois murailles, chargées de casiers qui
eux-mêmes étaient pleins de livres, enfermaient le fauteuil, siège ordinaire et
sans rival de ce personnage bizarre, en faveur duquel on avait ménagé,
au-dessus des livres, des tablettes où l’on pouvait placer bon nombre de
fioles, de bocaux et de boîtes enchâssées dans des étuis de bois,comme on fait
de la vaisselle et des verreries dans un navire ; à chacun de ces casiers
ou de ces étuis, le vieillard, qui paraissait avoir l’habitude de se servir
tout seul, pouvait atteindre en roulant son fauteuil, que arrivé à destination,
il haussait ou abaissait à l’aide d’un cric attaché aux flancs du siège, et qu’il
faisait jouer lui-même.

La chambre, appelons ainsi ce compartiment, avait huit pieds
de long, six de large, six de haut ; en face de la portière,outre les
fioles et les alambics, s’élevait, plus rapproché du quatrième panneau resté
libre pour l’entrée et la sortie, s’élevait, disons-nous, un petit fourneau
avec son auvent, son soufflet de forge et ses grilles ;c’était ce
fourneau, employé en ce moment à chauffer à blanc un creuset et à faire
bouillir une mixture qui laissait échapper dans ce tuyau, que nous avons vu
sortir par l’impériale, cette mystérieuse fumée sujet incessant d’étonnement et
de curiosité pour les passants de tout pays, de tout âge et de tout sexe.

En outre, parmi les fioles, les boîtes, les livres et les
cartons semés à terre avec un pittoresque désordre, on voyait des pinces de
cuivre, des charbons trempant dans différentes préparations, un grand vase à
moitié plein d’eau, et, pendant au plafond à des fils, des paquets d’herbes qui
semblaient, les unes récoltées de la veille, les autres cueillies depuis cent
ans.

Cet intérieur exhalait une odeur pénétrante que dans un
laboratoire moins grotesque on eût appelée un parfum.

Au moment où entrait le voyageur, le vieillard, roulant son
fauteuil avec une adresse et une agilité merveilleuses, se rapprocha du
fourneau et se mit à écumer sa mixture avec une attention qui tenait du
respect ; puis, distrait par l’apparition qui s’offrait à lui,il renfonça
de la main droite le bonnet de velours, jadis noir, qui empaquetait sa tête
jusqu’au-dessous des oreilles, et duquel s’échappaient quelques mèches rares de
cheveux brillants comme des fils d’argent, retirant de dessous la roulette de
son fauteuil, avec une dextérité remarquable, le pan de sa longue robe de soie
ouatée, que dix ans d’usage avaient transformée en une guenille sans couleur,
sans forme, et surtout sans continuité.

Le vieillard paraissait être de fort mauvaise humeur, et
grommelait tout en écumant sa mixture et en relevant sa robe :

– Il a peur, le maudit animal ; et de quoi, je vous le
demande ? Il a secoué ma porte, ébranlé mon fourneau, et renversé un quart
de mon élixir dans le feu. Acharat ! au nom de Dieu,abandonnez moi cette
bête-là dans le premier désert que nous traverserons.

Le voyageur sourit.

– D’abord, maître, dit-il, nous ne traversons plus de déserts,
puisque nous sommes en France, et ensuite je ne puis me décider à abandonner
ainsi un cheval de mille louis, ou plutôt qui n’a pas de prix,étant de la race
d’Al Borach.

– Mille louis, mille louis ! je vous les donnerai quand
vous voudrez, les mille louis, ou leur équivalent. Voilà plus d’un million qu’il
me coûte, à moi, votre cheval, sans compter les jours d’existence qu’il m’enlève.

– Qu’a-t-il donc fait encore, ce pauvre Djérid ?
Voyons !

– Ce qu’il a fait ? Il a fait que quelques minutes
encore et l’élixir bouillait sans qu’une seule goutte s’en fût échappée, ce que
n’indiquent, il est vrai, ni Zoroastre, ni Paracelse, mais ce que recommande
positivement Borri.

– Eh bien ! cher maître, encore quelques secondes, et l’élixir
bouillira.

– Ah ! oui, bouillir ! voyez, Acharat, c’est comme
une malédiction, mon feu s’éteint, je ne sais ce qui tombe par la cheminée.

– Je le sais, moi, ce qui tombe par la cheminée, reprit le
disciple en riant, c’est de l’eau.

– Comment ! de l’eau ? De l’eau ! eh
bien ! alors voilà mon élixir perdu ! c’est encore une opération à
recommencer. Comme si j’avais du temps à perdre ! Mon Dieu ! mon
Dieu ! s’écria le vieux savant en levant les mains au ciel avec désespoir,
de l’eau ! et quelle eau, je vous le demande,Acharat ?

– De l’eau pure du ciel, maître ; il pleut à verse, ne
vous en êtes-vous pas aperçu ?

– Est-ce que je m’aperçois de quelque chose quand je suis à
l’œuvre ! De l’eau !… c’est donc cela !… Voyez-vous,Acharat, c’est
impatientant, sur ma pauvre âme ! Comment ! depuis six mois je vous
demande une mitre pour ma cheminée… Depuis six mois !… que dis-je ?
depuis un an. Eh bien ! vous n’y pensez jamais… vous qui n’avez que cela à
faire, cependant, puisque vous êtes jeune. Qu’arrive-t-il, grâce à votre négligence ?
c’est que la pluie aujourd’hui, c’est que le vent demain,confondent tous mes
calculs et ruinent toutes mes opérations ; et pourtant il faut que je me
presse, par Jupiter ! vous le savez bien, mon jour arrive, et si je ne
suis pas en mesure pour ce jour-là, si je n’ai pas retrouvé l’élixir vital,
adieu le sage, adieu le savant Althotas ! Ma centième année commence le 13
juillet, à onze heures précises du soir, et d’ici là il faut que mon élixir ait
atteint toute sa perfection.

– Mais cela se prépare à merveille, il me semble, cher maître,
dit Acharat.

– Sans doute, j’ai déjà fait des essais par absorption ;
mon bras gauche, à peu près paralysé, a repris toute son élasticité ; puis
je gagne le temps que je mettais à mes repas, puisque je n’ai plus besoin de
manger que tous les deux ou trois jours, et que, dans l’intervalle,une
cuillerée de mon élixir, tout imparfait qu’il est encore, me soutient.
Oh ! quand je pense qu’il ne me faut probablement qu’une plante, qu’une
feuille de cette plante pour que mon élixir soit complet ! que nous avons
peut-être déjà passé cent fois, cinq cents fois, mille fois près de cette
plante, que nous l’avons peut-être foulée aux pieds de nos chevaux,sous les
roue de notre voiture, Acharat, cette plante dont parle Pline, et que les
savants n’ont pas retrouvée ou n’ont pas reconnue, car rien ne se perd !
Tenez, il faudra que vous demandiez son nom à Lorenza pendant une de ses extases,
n’est-ce pas ?

– Oui, maître, soyez tranquille, je le lui demanderai.

– En attendant, dit le savant avec un profond soupir, voilà
encore pour cette fois mon élixir manqué, et il me faut trois fois quinze jours
pour arriver où j’en étais aujourd’hui, vous le savez bien.Prenez-y garde,
Acharat, vous perdrez au moins autant que moi le jour où je perdrai la vie.
Mais quel est donc ce bruit ? La voiture roule-t-elle ?

– Non, maître, c’est le tonnerre.

– Le tonnerre ?

– Oui, qui a même failli nous tuer tout à l’heure, tous tant
que nous sommes, et moi particulièrement ; il est vrai que j’étais habillé
de soie, ce qui m’a garanti.

– Eh bien, voilà, dit le vieillard en frappant sur son genou
qui résonna comme un os vide, voilà à quoi m’exposent vos enfantillages,
Acharat : à mourir par le tonnerre, à être tué bêtement par une flamme
électrique que je forcerais, si j’avais le temps, à descendre dans mon fourneau
pour faire bouillir ma marmite ; ce n’est donc pas assez d’être exposé à
tous les accidents provenant de la maladresse ou de la méchanceté des hommes,
il faut que vous m’exposiez encore à ceux qui viennent du ciel, à ceux qui sont
les plus faciles à prévenir ?

– Pardon, maître, mais vous ne m’avez pas encore expliqué…

– Comment ! je ne vous ai pas développé mon système des
pointes, mon cerf-volant conducteur ? Quand j’aurai trouvé mon élixir, je
vous le redirai encore ; mais dans ce moment-ci, vous comprenez, je n’ai
pas le temps.

– Ainsi, vous croyez qu’on peut maîtriser la foudre ?

– Non seulement on peut la maîtriser, mais la conduire où l’on
veut. Un jour, un jour, quand ma seconde cinquantaine sera passée,quand je n’aurai
plus qu’à attendre tranquillement la troisième, je mettrai au tonnerre une
bride d’acier, et je le conduirai aussi facilement que vous conduisez Djérid.
En attendant, faites mettre une mitre à ma cheminée, Acharat, je vous en
supplie.

– Je le ferai, soyez tranquille.

– Je le ferai ! je le ferai ! toujours l’avenir,
comme si l’avenir était à nous deux. Oh ! je ne serai jamais
compris ! s’écria le savant s’agitant sur son fauteuil et se tordant les
bras de désespoir. Soyez tranquille !… Il me dit d’être tranquille, et
dans trois mois, si je n’ai point parachevé mon élixir, tout sera fini pour
moi. Mais aussi que je passe ma seconde cinquantaine, que je retrouve ma
jeunesse, l’élasticité de mes membres, la faculté de me mouvoir, et alors je n’aurai
plus besoin de personne, on ne me dira plus : « Je
ferai » ; c’est moi qui dirai : « J’ai fait ! »

– Pouvez-vous enfin dire cela à propos de notre grande
œuvre ? y avez vous pensé ?

– Oh ! mon Dieu, oui, et si j’étais aussi sûr de
trouver mon élixir que je suis sûr de faire le diamant…

– Vous en êtes donc bien réellement sûr, maître ?

– Sans doute, puisque j’en ai fait déjà.

– Vous en avez fait ?

– Tenez, voyez plutôt.

– Où ?

– Là, à votre droite, dans ce petit récipient de verre,justement,
vous y êtes.

Le voyageur saisit avec avidité le récipient indiqué ;
c’était une petite coupe en cristal extrêmement fin, dont tout le fond était
couvert d’une poudre presque impalpable et adhérente aux parois du verre.

– De la poussière de diamant ! s’écria le jeune homme.

– Sans doute, de la poussière de diamant ; et au
milieu, cherchez bien.

– Oui, oui, un brillant de la grosseur d’un grain de mil.

– La grosseur ne signifie rien ; nous arriverons à
réunir toute cette poussière, à faire du grain de mil un grain de chènevis, du
grain de chènevis un pois ; mais, pour Dieu ! mon cher Acharat, en
échange de cet engagement que je prends avec vous, faites mettre une mitre à ma
cheminée et un conducteur à votre voiture, afin que l’eau ne tombe pas dans ma
cheminée, et que le tonnerre aille se promener ailleurs.

– Oui, oui, soyez tranquille.

– Encore ! encore ! avec son éternel Soyez
tranquille, il me fait damner. Jeunesse ! folle jeunesse !
présomptueuse jeunesse ! s’écria-t-il avec un rire funèbre qui laissait
voir sa bouche vide de dents, et qui sembla creuser encore les orbites profondes
de ses yeux.

– Maître, dit Acharat, votre feu s’éteint, votre creuset se
refroidit ; qu’y avait-il donc dans votre creuset ?

– Regardez-y.

Le jeune homme obéit, ouvrit le creuset, et y trouva une
parcelle de charbon vitrifié de la grosseur d’une petite noisette.

– Un diamant ! s’écria-t-il.

Puis presque aussitôt :

– Oui, mais taché, incomplet, sans valeur.

– Parce que le feu s’est éteint, Acharat ; parce qu’il
n’y avait pas de mitre à ma cheminée, entendez-vous !

– Voyons, pardonnez-moi, maître, dit le jeune homme en
tournant et retournant son diamant, qui tantôt jetait de vifs reflets de
lumière, tantôt restait sombre ; voyons, pardonnez-moi, et prenez quelque
nourriture pour vous soutenir.

– C’est inutile, j’ai bu ma cuillerée d’élixir il y a deux
heures.

– Vous vous trompez, maître, c’est ce matin à six heures que
vous l’avez bue.

– Eh bien ! quelle heure est-il donc ?

– Il est tantôt deux heures et demie du soir.

– Jésus ! s’écria le savant en joignant les mains,
encore une journée passée, enfuie, perdue ! Mais les jours diminuent
donc ? mais ils n’ont donc plus vingt-quatre heures ?

– Si vous ne voulez pas manger, dormez au moins quelques
instants, maître.

– Eh bien ! oui, je dormirai deux heures ; mais
dans deux heures regardez à votre montre ; dans deux heures vous viendrez
me réveiller.

– Je vous le promets.

– Voyez-vous, quand je m’endors, Acharat, dit le vieillard d’un
ton caressant, j’ai toujours peur que ce ne soit dans l’éternité.Vous viendrez
me réveiller, n’est-ce pas ? Ne me le promettez pas,jurez-le-moi.

– Je vous le jure, maître.

– Dans deux heures ?

– Dans deux heures.

On en était là quand on entendit sur la route quelque chose
comme le galop d’un cheval. Ce bruit fut suivi d’un cri qui exprimait à la fois
l’inquiétude et l’étonnement.

– Que veut dire encore ceci ? s’écria le voyageur en
ouvrant vivement la porte, et en sautant sur la grand-route sans employer l’aide
du marchepied.

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