La Bête Humaine

Chapitre 12

 

Trois mois plus tard, par une tiède nuit de juin, Jacquesconduisait l’express du Havre, parti de Paris à six heures trente.Sa nouvelle machine, la machine 608, toute neuve, dont il avait lepucelage, disait-il, et qu’il commençait à bien connaître, n’étaitpas commode, rétive, fantasque, ainsi que ces jeunes cavales qu’ilfaut dompter par l’usure, avant qu’elles se résignent au harnais.Il jurait souvent contre elle, regrettant la Lison ; il devaitla surveiller de près, la main toujours sur le volant du changementde marche. Mais, cette nuit-là, le ciel était d’une douceur sidélicieuse, qu’il se sentait porté à l’indulgence, la laissantgaloper un peu à sa fantaisie, heureux lui-même de respirerlargement. Jamais il ne s’était mieux porté, sans remords, l’airsoulagé, dans une grande paix heureuse.

Lui qui ne parlait jamais en route, plaisanta Pecqueux, qu’onlui avait laissé pour chauffeur.

« Quoi donc ? vous ouvrez l’œil comme un homme qui n’abu que de l’eau. »

Pecqueux, en effet, contre son habitude, semblait à jeun et trèssombre. Il répondit d’une voix dure :

« Faut ouvrir l’œil, quand on veut voir clair. »

Défiant, Jacques le regarda, en homme dont la conscience n’estpoint nette. La semaine précédente, il s’était laissé aller auxbras de la maîtresse du camarade, cette terrible Philomène, qui,depuis longtemps, se frottait à lui, comme une maigre chatteamoureuse. Et il n’y avait pas eu là seulement une minute decuriosité sensuelle, il cédait surtout au désir de faire uneexpérience : était-il définitivement guéri, maintenant qu’ilavait contenté son affreux besoin ? celle-là, pourrait-il laposséder, sans lui planter un couteau dans la gorge ? Deuxfois déjà, il l’avait eue, et rien, pas un malaise, pas un frisson.Sa grande joie, son air apaisé et riant devait venir, même à soninsu, du bonheur de n’être plus qu’un homme comme les autres.

Pecqueux ayant ouvert le foyer de la machine, pour mettre ducharbon, il l’arrêta.

« Non, non, ne la poussez pas trop, elle vabien. »

Alors, le chauffeur grogna de mauvaises paroles.

« Ah ! ouitche ! bien… Une jolie farceuse, unebelle saloperie !… Quand je pense qu’on tapait sur l’autre, lavieille, qui était si docile !… Cette gourgandine-ci, ça nevaut pas un coup de pied au cul. »

Jacques, pour ne pas avoir à se fâcher, évitait de répondre.Mais il sentait bien que l’ancien ménage à trois n’étaitplus ; car la bonne amitié, entre lui, le camarade et lamachine, s’en était allée, à la mort de la Lison. Maintenant, on sequerellait pour un rien, pour un écrou trop serré, pour unepelletée de charbon mise de travers. Et il se promettait d’êtreprudent avec Philomène, ne voulant pas en arriver à une guerreouverte, sur cet étroit plancher mouvant qui les emportait, lui etson chauffeur. Tant que Pecqueux, par reconnaissance de n’êtrepoint bousculé, de pouvoir faire de petits sommes et d’achever lespaniers de provisions, s’était fait son chien obéissant, dévouéjusqu’à étrangler le monde, tous deux avaient vécu en frères,silencieux dans le danger quotidien, n’ayant pas besoin de parolespour s’entendre. Mais cela allait devenir un enfer, si l’on ne seconvenait plus, toujours côte à côte, secoués ensemble, pendantqu’on se mangerait. Justement, la Compagnie avait dû, la semaineprécédente, séparer le mécanicien et le chauffeur de l’express deCherbourg, parce que, désunis à cause d’une femme, le premierbrutalisait le second qui n’obéissait plus : des coups, devraies batailles en route, dans l’oubli complet de la queue devoyageurs roulant derrière eux, à toute vitesse.

Deux fois encore, Pecqueux rouvrit le foyer, y jeta du charbon,par désobéissance, cherchant une dispute sans doute ; etJacques feignit de ne pas s’en apercevoir, l’air tout à lamanœuvre, avec l’unique précaution chaque fois de tourner le volantde l’injecteur, pour diminuer la pression. Il faisait si doux, lepetit vent frais de la marche était si bon, dans la chaude nuit dejuillet ! À onze heures cinq, lorsque l’express arriva auHavre, les deux hommes firent la toilette de la machine d’un air debon accord, comme autrefois.

Mais, au moment où ils quittaient le dépôt pour aller se coucherrue François-Mazeline, une voix les appela.

« On est donc bien pressé ? Entrez uneminute ! »

C’était Philomène, qui, du seuil de la maison de son frère,devait guetter Jacques. Elle avait eu un mouvement de contrariétévive, en apercevant Pecqueux ; et elle ne se décidait à leshéler ensemble, que pour le plaisir de causer au moins avec sonnouvel ami, quitte à subir la présence de l’ancien.

« Fiche-nous la paix, hein ! gronda Pecqueux. Tu nousembêtes, nous avons sommeil.

– Est-il aimable ! reprit gaiement Philomène. MaisM. Jacques n’est pas comme toi, il prendrait tout de même unpetit verre… N’est-ce pas, monsieur Jacques ? »

Le mécanicien allait refuser, par prudence, quand le chauffeur,brusquement, accepta, cédant à l’idée de les guetter et de se faireune certitude. Ils entrèrent dans la cuisine, ils s’assirent devantla table, où elle avait posé des verres et une bouteilled’eau-de-vie, en reprenant à voix plus basse :

« Faut tâcher de ne pas faire trop de bruit, parce que monfrère dort, là-haut, et qu’il n’aime guère que je reçoive dumonde. »

Puis, comme elle les servait, tout de suite elleajouta :

« À propos, vous savez que la mère Lebleu est claquée, cematin… Oh ! ça, je l’avais dit : ça la tuera, si on lamet dans ce logement du derrière, une vraie prison. Elle a encoreduré quatre mois, à se manger le sang de ne plus rien voir que duzinc… Et ce qui l’a achevée, dès qu’il lui est devenu impossible debouger de son fauteuil, ç’a été sûrement de ne plus pouvoirespionner Mlle Guichon et M. Dabadie, unehabitude qu’elle avait prise. Oui, elle s’est enragée de n’avoirjamais rien surpris entre eux, elle en est morte. »

Philomène s’arrêta, avala une gorgée d’eau-de-vie ; et,avec un rire :

« Sans doute qu’ils couchent ensemble. Seulement, ils sontsi malins ! Ni vu ni connu, je t’embrouille !… Je croistout de même que la petite Mme Moulin les a vus unsoir. Mais pas de danger qu’elle cause, celle-là : elle esttrop bête, et d’ailleurs son mari, le sous-chef… »

De nouveau, elle s’interrompit pour s’écrier :

« Dites donc, c’est la semaine prochaine que ça se juge, àRouen, l’affaire des Roubaud. »

Jusque-là, Jacques et Pecqueux l’avaient écoutée, sans placer unmot. Le dernier la trouvait simplement bien bavarde ; jamais,avec lui, elle ne faisait tant de frais de conversation ; etil ne la quittait pas des yeux, peu à peu échauffé de jalousie, àla voir ainsi s’exciter devant son chef.

« Oui, répondit le mécanicien d’un air de parfaitetranquillité, j’ai reçu la citation. »

Philomène se rapprocha, heureuse de le frôler du coude.

« Moi aussi, je suis témoin… Ah ! monsieur Jacques,lorsqu’on m’a interrogée à propos de vous, car vous savez qu’on avoulu connaître la vraie vérité sur vos rapports avec cette pauvredame ; oui, lorsqu’on m’a interrogée, j’ai dit au juge :« Mais, monsieur, il l’adorait, c’est impossible qu’il lui aitfait du mal ! » N’est-ce pas ? je vous avais vusensemble, moi, j’étais bien placée pour en parler.

– Oh ! dit le jeune homme avec un gested’indifférence, je n’étais pas inquiet, je pouvais donner, heurepar heure, l’emploi de mon temps… Si la Compagnie m’a gardé, c’estqu’il n’y avait pas le plus petit reproche à me faire. »

Un silence régna, tous trois burent lentement.

« Ça fait frémir, reprit Philomène. Cette bête féroce, ceCabuche qu’on a arrêté, encore tout couvert du sang de la pauvredame ! Faut-il qu’il y ait des hommes idiots ! tuer unefemme parce qu’on a envie d’elle, comme si ça les avançait àquelque chose, quand la femme n’est plus là !… Et ce que jen’oublierai jamais de la vie, voyez-vous, c’est lorsqueM. Cauche, là-bas, sur le quai, est venu arrêter aussiM. Roubaud. J’y étais. Vous savez que ça s’est passé huitjours après seulement, lorsque M. Roubaud, au lendemain del’enterrement de sa femme, avait repris son service d’un airtranquille. Alors donc, M. Cauche lui a tapé sur l’épaule, endisant qu’il avait l’ordre de l’emmener en prison. Vouspensez ! eux qui ne se quittaient point, qui jouaientensemble, les nuits entières ! Mais, quand on est commissaire,n’est-ce pas ? on mènerait son père et sa mère à laguillotine, puisque c’est le métier qui veut ça. Il s’en fichebien, M. Cauche ! je l’ai encore aperçu au café duCommerce, tantôt, qui battait les cartes, sans plus s’inquiéter deson ami que du grand Turc ! »

Pecqueux, les dents serrées, allongea un coup de poing sur latable.

« Tonnerre de Dieu ! si j’étais à la place de ce cocude Roubaud !… Vous couchiez avec sa femme, vous. Un autre lalui tue. Et voilà qu’on l’envoie aux assises… Non, c’est à creverde rage !

– Mais, grande bête, s’écria Philomène, puisqu’on l’accused’avoir poussé l’autre à le débarrasser de sa femme, oui, pour desaffaires d’argent, est-ce que je sais ! Il paraît qu’on aretrouvé chez Cabuche la montre du président Grandmorin : vousvous rappelez, le monsieur qu’on a assassiné en wagon, il y adix-huit mois. Alors, on a raccroché ce mauvais coup avec lemauvais coup de l’autre jour, toute une histoire, une vraiebouteille à l’encre. Moi, je ne peux pas vous expliquer, maisc’était sur le journal, il y en avait bien deuxcolonnes. »

Distrait, Jacques ne semblait pas même écouter. Ilmurmura :

« À quoi bon s’en casser la tête, est-ce que ça nousregarde ?… Si la justice ne sait pas ce qu’elle fait, ce n’estpas nous qui le saurons. »

Puis, il ajouta, les yeux perdus au loin, les joues envahies depâleur :

« Dans tout cela, il n’y a que cette pauvre femme…Ah ! la pauvre, la pauvre femme !

– Moi, conclut violemment Pecqueux, moi qui en ai une, defemme, si quelqu’un s’avisait de la toucher, je commencerais parles étrangler tous les deux. Après, on pourrait bien me couper lecou, ça me serait égal. »

Il y eut un nouveau silence. Philomène, qui remplissait uneseconde fois les petits verres, affecta de hausser les épaules, enricanant. Mais elle était toute bouleversée au fond, ellel’étudiait d’un regard oblique. Il se négligeait beaucoup, trèssale, en guenilles, depuis que la mère Victoire, devenue impotenteà la suite de sa fracture, avait dû lâcher son poste de lasalubrité et se faire admettre dans un hospice. Elle n’était pluslà, tolérante et maternelle, pour lui glisser des pièces blanches,pour le raccommoder, ne voulant pas que l’autre, celle du Havre,l’accusât de tenir mal leur homme. Et Philomène, séduite par l’airmignon et propre de Jacques, faisait la dégoûtée.

« C’est ta femme de Paris que tu étranglerais ?demanda-t-elle par bravade. Pas de danger qu’on te l’enlève,celle-là !

– Celle-là ou une autre ! » gronda-t-il.

Mais déjà elle trinquait, d’un air de plaisanterie.

« À ta santé, tiens ! Et apporte-moi ton linge, pourque je le fasse laver et repriser, car, vraiment, tu ne nous faisplus honneur, ni à l’une ni à l’autre… À votre santé, monsieurJacques ! »

Comme s’il fût sorti d’un songe, Jacques tressaillit. Dansl’absence complète de remords, dans ce soulagement, ce bien-êtrephysique où il vivait depuis le meurtre, Séverine passait ainsiparfois, apitoyant jusqu’aux larmes l’homme doux qui était en lui.Et il trinqua, en disant précipitamment, pour cacher sontrouble :

« Vous savez que nous allons avoir la guerre ?

– Pas possible ! s’écria Philomène. Avec quidonc ?

– Mais avec les Prussiens… Oui, à cause d’un prince de chezeux qui veut être roi en Espagne. Hier, à la Chambre, il n’a étéquestion que de cette histoire. »

Alors, elle se désola.

« Ah bien ! ça va être drôle ! Ils nous ont déjàassez embêtés, avec leurs élections, leur plébiscite et leursémeutes, à Paris !… Si l’on se bat, dites, est-ce qu’onprendra tous les hommes ?

– Oh ! nous autres, nous sommes garés, on ne peut pasdésorganiser les chemins de fer… Seulement, ce qu’on nousbousculerait, à cause du transport des troupes et desapprovisionnements ! Enfin, si ça arrive, il faudra bien faireson devoir. »

Et, sur ce mot, il se leva, en voyant qu’elle avait fini parglisser une de ses jambes sous les siennes, et que Pecqueux s’enapercevait, le sang au visage, serrant déjà les poings.

« Allons nous coucher, il est temps.

– Oui, ça vaudra mieux », bégaya le chauffeur.

Il avait empoigné le bras de Philomène, il le serrait à lebriser. Elle retint un cri de douleur, elle se contenta de soufflerà l’oreille du mécanicien, pendant que l’autre achevait rageusementson petit verre :

« Méfie-toi, c’est une vraie brute, quand il abu. »

Mais, dans l’escalier, des pas lourds descendaient ; etelle s’effara.

« Mon frère !… Filez vite, filezvite ! »

Les deux hommes n’étaient pas à vingt pas de la maison, qu’ilsentendirent des gifles, suivies de hurlements. Elle recevait uneabominable correction, comme une petite fille prise en faute, lenez dans un pot de confitures. Le mécanicien s’était arrêté, prêt àla secourir. Mais il fut retenu par le chauffeur.

« Quoi ? est-ce que ça vous regarde, vous ?…Ah ! la nom de Dieu de garce ! s’il pouvaitl’assommer ! »

Rue François-Mazeline, Jacques et Pecqueux se couchèrent, sanséchanger une parole. Les deux lits se touchaient presque, dansl’étroite chambre ; et, longtemps, ils restèrent éveillés, lesyeux ouverts, chacun à écouter la respiration de l’autre.

C’était le lundi que devaient commencer, à Rouen, les débats del’affaire Roubaud. Il y avait là un triomphe pour le juged’instruction Denizet, car on ne tarissait pas d’éloges, dans lemonde judiciaire, sur la façon dont il venait de mener à bien cetteaffaire compliquée et obscure : un chef-d’œuvre de fineanalyse, disait-on, une reconstitution logique de la vérité, unecréation véritable, en un mot.

D’abord, dès qu’il se fut transporté sur les lieux, à laCroix-de-Maufras, quelques heures après le meurtre de Séverine,M. Denizet fit arrêter Cabuche. Tout désignait ouvertementcelui-ci, le sang dont il ruisselait, les dépositions accablantesde Roubaud et de Misard, qui racontaient de quelle manière ilsl’avaient surpris, avec le cadavre, seul, éperdu. Interrogé, presséde dire pourquoi et comment il se trouvait dans cette chambre, lecarrier bégaya une histoire, que le juge accueillit d’un haussementd’épaules, tellement elle lui parut niaise et classique. Ill’attendait, cette histoire, toujours la même, de l’assassinimaginaire, du coupable inventé, dont le vrai coupable disait avoirentendu la fuite, au travers de la campagne noire. Ce loup-garouétait loin, n’est-ce pas ? s’il courait toujours. D’ailleurs,lorsqu’on lui demanda ce qu’il faisait devant la maison, à pareilleheure, Cabuche se troubla, refusa de répondre, finit par déclarerqu’il se promenait. C’était enfantin, comment croire à cet inconnumystérieux, assassinant, se sauvant, laissant toutes les portesouvertes, sans avoir fouillé un meuble ni emporté même unmouchoir ? D’où serait-il venu ? pourquoi aurait-iltué ? Le juge, cependant, dès le début de son enquête, ayantsu la liaison de la victime et de Jacques, s’inquiéta de l’emploidu temps de ce dernier ; mais, outre que l’accusé lui-mêmereconnaissait avoir accompagné Jacques à Barentin, pour le train dequatre heures quatorze, l’aubergiste de Rouen jurait ses grandsdieux que le jeune homme, couché tout de suite après son dîner,était seulement sorti de sa chambre le lendemain, vers sept heures.Et puis, un amant n’égorge pas sans raison une maîtresse qu’iladore, avec laquelle il n’a jamais eu l’ombre d’une querelle. Ceserait absurde. Non ! non ! il n’y avait qu’un assassinpossible, un assassin évident, le repris de justice trouvé là, lesmains rouges, le couteau à ses pieds, cette bête brute qui faisaità la justice des contes à dormir debout.

Mais, arrivé à ce point, malgré sa conviction, malgré son flairqui, disait-il, le renseignait mieux que les preuves,M. Denizet éprouva un instant d’embarras. Dans une premièreperquisition, faite à la masure du prévenu, en pleine forêt deBécourt, on n’avait absolument rien découvert. Le vol n’ayant puêtre établi, il fallait trouver un autre motif au crime.Brusquement, au hasard d’un interrogatoire, Misard le mit sur lavoie, en racontant qu’il avait vu, une nuit, Cabuche escalader lemur de la propriété, pour regarder, par la fenêtre de la chambre,Mme Roubaud qui se couchait. Questionné à son tour,Jacques dit tranquillement ce qu’il savait, la muette adoration ducarrier, le désir ardent dont il la poursuivait, toujours dans sesjupes, à la servir. Aucun doute n’était donc plus permis :seule, une passion bestiale l’avait poussé ; et tout sereconstruisait très bien, l’homme revenant par la porte dont ilpouvait avoir une clef, la laissant même ouverte dans son trouble,puis la lutte qui avait amené le meurtre, enfin le viol interrompuseulement par l’arrivée du mari. Pourtant, une objection dernièrese présenta, car il était singulier que l’homme, sachant cettearrivée imminente, eût choisi justement l’heure où le mari pouvaitle surprendre ; mais, à bien réfléchir, cela se retournaitcontre le prévenu, achevait de l’accabler, en établissant qu’ildevait avoir agi sous l’empire d’une crise suprême du désir, affolépar cette pensée que, s’il ne profitait pas de la minute oùSéverine était seule encore, dans cette maison isolée, jamais plusil ne l’aurait, puisqu’elle partait le lendemain. Dès ce moment, laconviction du juge fut complète, inébranlable.

Harcelé d’interrogatoires, pris et repris dans l’écheveau savantdes questions, insoucieux des pièges qui lui étaient tendus,Cabuche s’obstinait à sa version première. Il passait sur la route,il respirait l’air frais de la nuit, lorsqu’un individu l’avaitfrôlé en galopant, et d’une telle course, au fond des ténèbres,qu’il ne pouvait même dire de quel côté il fuyait. Alors, saisid’inquiétude, ayant jeté un coup d’œil sur la maison, il s’étaitaperçu que la porte en était restée grande ouverte. Et il avaitfini par se décider à monter, et il avait trouvé la morte, chaudeencore, qui le regardait de ses larges yeux, si bien que, pour lamettre sur le lit, la croyant vivante, il s’était empli de sang. Ilne savait que ça, il ne répétait que ça, jamais il ne variait d’undétail, ayant l’air de s’enfermer dans une histoire arrêtéed’avance. Lorsqu’on cherchait à l’en faire sortir, il s’effarait,gardait le silence, en homme borné qui ne comprenait plus. Lapremière fois que M. Denizet l’avait interrogé sur la passiondont il brûlait pour la victime, il était devenu très rouge, ainsiqu’un tout jeune garçon à qui l’on reproche sa premièretendresse ; et il avait nié, il s’était défendu d’avoir rêvéde coucher avec cette dame, comme d’une chose très vilaine,inavouable, une chose délicate et mystérieuse aussi, enfouie auplus profond de son cœur, dont il ne devait l’aveu à personne. Non,non ! il ne l’aimait pas, il ne la voulait pas, on ne leferait jamais causer de ce qui lui semblait être une profanation,maintenant qu’elle était morte. Mais cet entêtement à ne pasconvenir d’un fait que plusieurs témoins affirmaient, tournaitencore contre lui. Naturellement, d’après la version del’accusation, il avait intérêt à cacher le désir furieux où ilétait de cette malheureuse, qu’il devait égorger pour s’assouvir.Et, quand le juge, réunissant toutes les preuves, voulant luiarracher la vérité en frappant le coup décisif, lui avait jeté à laface ce meurtre et ce viol, il était entré dans une rage folle deprotestation. Lui, la tuer pour l’avoir ! lui, qui larespectait comme une sainte ! Les gendarmes, rappelés, avaientdû le maintenir, tandis qu’il parlait d’étrangler toute la sacréeboutique. Un gredin des plus dangereux en somme, sournois, maisdont la violence éclatait quand même, avouant pour lui les crimesqu’il niait.

L’instruction en était là, le prévenu entrait en fureur, criaitque c’était l’autre, le fuyard mystérieux, chaque fois qu’onrevenait à l’assassinat, lorsque M. Denizet fit unetrouvaille, qui transforma l’affaire, en décupla soudainl’importance. Comme il le disait, il flairait des vérités ;aussi voulut-il, par une sorte de pressentiment, procéder lui-mêmeà une perquisition nouvelle, dans la masure de Cabuche ; et ily découvrit, simplement derrière une poutre, une cachette où setrouvaient des mouchoirs et des gants de femme, sous lesquels étaitune montre d’or, qu’il reconnut tout de suite, avec un grandsaisissement de joie : c’était la montre du présidentGrandmorin, tant cherchée par lui autrefois, une forte montre auxdeux initiales entrelacées, portant à l’intérieur du boîtier lechiffre de fabrication 2516. Il en reçut le coup de foudre, touts’illumina, le passé se reliait au présent, les faits qu’ilrattachait l’enchantaient par leur logique. Mais les conséquencesallaient porter si loin, que, sans parler de la montre d’abord, ilinterrogea Cabuche sur les gants et les mouchoirs. Celui-ci, uninstant, eut l’aveu aux lèvres : oui, il l’adorait, oui, il ladésirait, jusqu’à baiser les robes qu’elle avait portées, jusqu’àramasser, à voler derrière elle tout ce qui tombait de sa personne,des bouts de lacets, des agrafes, des épingles. Puis, une honte,une pudeur invincible, le fit se taire. Et, lorsque le juge, sedécidant, lui mit la montre sous les yeux, il la regarda d’un airahuri. Il se souvenait bien : cette montre, il avait eu lasurprise de la trouver nouée dans le coin d’un mouchoir, pris sousun traversin, emporté chez lui comme une proie ; ensuite, elleétait restée là, pendant qu’il se creusait la tête, à chercher dequelle façon la rendre. Seulement, à quoi bon raconter cela ?Il faudrait confesser ses autres vols, ces chiffons, ce linge quisentait bon, dont il était si honteux. Déjà on ne croyait rien dece qu’il disait. D’ailleurs, lui-même commençait à ne pluscomprendre, tout se brouillait dans son crâne d’homme simple, ilentrait en plein cauchemar. Et il ne s’emportait même plus, àl’accusation de meurtre ; il restait hébété, il répétait àchaque question qu’il ne savait pas. Pour les gants et lesmouchoirs, il ne savait pas. Pour la montre, il ne savait pas. Onl’embêtait, on n’avait qu’à le laisser tranquille et à leguillotiner tout de suite.

M. Denizet, le lendemain, fit arrêter Roubaud. Il avaitlancé le mandat, fort de sa toute-puissance, dans une de cesminutes d’inspiration où il croyait au génie de sa perspicacité,avant même d’avoir, contre le sous-chef, des charges suffisantes.Malgré de nombreuses obscurités encore, il devinait dans cet hommele pivot, la source de la double affaire ; et il triompha toutde suite, lorsqu’il eut saisi la donation au dernier vivant queRoubaud et Séverine s’étaient faite devant maître Colin, notaire auHavre, huit jours après être rentrés en possession de laCroix-de-Maufras. Dès lors, l’histoire entière se reconstruisitdans son crâne, avec une certitude de raisonnement, une forced’évidence, qui donna à son échafaudage d’accusation une soliditési indestructible, que la vérité elle-même aurait semblé moinsvraie, entachée de plus de fantaisie et d’illogisme. Roubaud étaitun lâche, qui, à deux reprises, n’osant tuer lui-même, s’étaitservi du bras de Cabuche, cette bête violente. La première fois,ayant hâte d’hériter du président Grandmorin, dont il connaissaitle testament, sachant d’autre part la rancune du carrier contrecelui-ci, il l’avait poussé à Rouen dans le coupé, après lui avoirmis le couteau au poing. Puis, les dix mille francs partagés, lesdeux complices ne se seraient peut-être jamais revus, si le meurtrene devait engendrer le meurtre. Et c’était ici que le juge avaitmontré cette profondeur de psychologie criminelle qu’on admiraittant ; car il le déclarait aujourd’hui, jamais il n’avaitcessé de surveiller Cabuche, sa conviction était que le premierassassinat en amènerait mathématiquement un second. Dix-huit moisvenaient de suffire : le ménage des Roubaud s’était gâté, lemari avait mangé les cinq mille francs au jeu, la femme en étaitarrivée à prendre un amant, pour se distraire. Sans doute ellerefusait de vendre la Croix-de-Maufras, de crainte qu’il n’endissipât l’argent ; peut-être, dans leurs continuellesdisputes, menaçait-elle de le livrer à la justice. En tout cas, denombreux témoignages établissaient l’absolue désunion des deuxépoux ; et là, enfin, la conséquence lointaine du premiercrime s’était produite : Cabuche reparaissait avec sesappétits de brute, le mari dans l’ombre lui remettait le couteau aupoing, pour s’assurer définitivement la propriété de cette maisonmaudite, qui avait déjà coûté une vie humaine. Telle était lavérité, l’aveuglante vérité, tout y aboutissait : la montretrouvée chez le carrier, surtout les deux cadavres, frappés du mêmecoup à la gorge, par la même main, avec la même arme, ce couteauramassé dans la chambre. Pourtant, sur ce dernier point,l’accusation émettait un doute, la blessure du président paraissantavoir été faite par une lame plus petite et plus tranchante.

Roubaud, d’abord, répondit par oui et par non, de l’airsomnolent et alourdi qu’il avait maintenant. Il ne semblait pasétonné de son arrestation, tout lui était devenu égal, dans lalente désorganisation de son être. Pour le faire causer, on luiavait donné un gardien à demeure, avec lequel il jouait aux cartesdu matin au soir ; et il était parfaitement heureux.D’ailleurs, il restait convaincu de la culpabilité deCabuche : lui seul pouvait être l’assassin. Interrogé surJacques, il avait haussé les épaules en riant, montrant ainsi qu’ilconnaissait les rapports du mécanicien et de Séverine. Mais,lorsque M. Denizet, après l’avoir tâté, finit par développerson système, le poussant, le foudroyant de sa complicité,s’efforçant de lui arracher un aveu, dans le saisissement de sevoir découvert, il était devenu très circonspect. Que luiracontait-on là ? Ce n’était plus lui, c’était le carrier quiavait tué le président, comme il avait tué Séverine ; et, lesdeux fois, c’était pourtant lui le coupable, puisque l’autrefrappait pour son compte et à sa place. Cette aventure compliquéele stupéfiait, l’emplissait de méfiance : sûrement, on luitendait un piège, on mentait pour le forcer à confesser sa part demeurtre, le premier crime. Dès son arrestation, il s’était biendouté que la vieille histoire repoussait. Confronté avec Cabuche,il déclara ne pas le connaître. Seulement, comme il répétait qu’ill’avait trouvé rouge de sang, sur le point de violer sa victime, lecarrier s’emporta, et une scène violente, d’une confusion extrême,vint encore embrouiller les choses. Trois jours se passèrent, lejuge multipliait les interrogatoires, certain que les deuxcomplices s’entendaient pour lui jouer la comédie de leurhostilité. Roubaud, très las, avait pris le parti de ne plusrépondre, lorsque, tout d’un coup, dans une minute d’impatience,voulant en finir, cédant à un sourd besoin qui le travaillaitdepuis des mois, il lâcha la vérité, rien que la vérité, toute lavérité.

Ce jour-là, justement, M. Denizet luttait de finesse, assisà son bureau, voilant ses yeux de ses lourdes paupières, tandis queses lèvres mobiles s’amincissaient, dans un effort de sagacité. Ils’épuisait depuis une heure en ruses savantes, avec ce prévenuépaissi, envahi d’une mauvaise graisse jaune, qu’il jugeait d’uneastuce très déliée, sous cette pesante enveloppe. Et il crutl’avoir traqué pas à pas, enlacé de toutes parts, pris au piègeenfin, quand l’autre, avec un geste d’homme poussé à bout, s’écriaqu’il en avait assez, qu’il préférait avouer, pour qu’on ne letourmentât pas davantage. Puisque, quand même, on le voulaitcoupable, qu’il le fût au moins des vraies choses qu’il avaitfaites. Mais, à mesure qu’il contait l’histoire, sa femme souilléetoute jeune par Grandmorin, sa rage de jalousie en apprenant cesordures, et comment il avait tué, et pourquoi il avait pris les dixmille francs, les paupières du juge se relevaient, dans unfroncement de doute, tandis qu’une incrédulité irrésistible,l’incrédulité professionnelle, distendait sa bouche, en une mouegoguenarde. Il souriait tout à fait, lorsque l’accusé se tut. Legaillard était encore plus fort qu’il ne pensait : prendre lepremier meurtre pour lui, en faire un crime purement passionnel, selaver ainsi de toute préméditation de vol, surtout de toutecomplicité dans l’assassinat de Séverine, c’était certes unemanœuvre hardie, qui indiquait une intelligence, une volonté peucommunes. Seulement, cela ne tenait pas debout.

« Voyons, Roubaud, il ne faut pas nous croire des enfants…Vous prétendez alors que vous étiez jaloux, ce serait dans untransport de jalousie que vous auriez tué ?

– Certainement.

– Et, si nous admettons ce que vous racontez, vous auriezépousé votre femme, en ne sachant rien de ses rapports avec leprésident… Est-ce vraisemblable ? Tout au contraireprouverait, dans votre cas, la spéculation offerte, discutée,acceptée. On vous donne une jeune fille élevée comme unedemoiselle, on la dote, son protecteur devient le vôtre, vousn’ignorez pas qu’il lui laisse une maison de campagne partestament, et vous prétendez que vous ne vous doutiez de rien,absolument de rien ! Allons donc, vous saviez tout, autrementvotre mariage ne s’explique plus… D’ailleurs, la constatation d’unsimple fait suffit à vous confondre. Vous n’êtes pas jaloux, osezdire encore que vous êtes jaloux.

– Je dis la vérité, j’ai tué dans une rage de jalousie.

– Alors, après avoir tué le président pour des rapportsanciens, vagues, et que vous inventez du reste, expliquez-moicomment vous avez pu tolérer un amant à votre femme, oui, ceJacques Lantier, un gaillard solide, celui-là ! Tout le mondem’a parlé de cette liaison, vous-même ne m’avez pas caché que vousla connaissiez… Vous les laissiez libres d’aller ensemble,pourquoi ? »

Affaissé, les yeux troubles, Roubaud regardait fixement le vide,sans trouver une explication. Il finit par bégayer :

« Je ne sais pas… J’ai tué l’autre, je n’ai pas tuécelui-ci.

– Ne me dites donc plus que vous êtes un jaloux qui sevenge, et je ne vous conseille pas de répéter ce roman à messieursles jurés, car ils en hausseraient les épaules… Croyez-moi, changezde système, la vérité seule vous sauverait. »

Dès ce moment, plus Roubaud s’entêta à la dire, cette vérité,plus il fut convaincu de mensonge. Tout, d’ailleurs, tournaitcontre lui, à ce point que son ancien interrogatoire, lors de lapremière enquête, qui aurait dû appuyer sa nouvelle version,puisqu’il y avait dénoncé Cabuche, devint au contraire la preuved’une entente extraordinairement habile entre eux. Le jugeraffinait la psychologie de l’affaire, avec un véritable amour dumétier. Jamais, disait-il, il n’était descendu si à fond de lanature humaine ; et c’était de la divination plus que del’observation, car il se flattait d’être de l’école des jugesvoyeurs et fascinateurs, ceux qui d’un coup d’œil démontent unhomme. Les preuves, du reste, ne manquaient plus, un ensembleécrasant. Désormais, l’instruction avait une base solide, lacertitude éclatait éblouissante, comme la lumière du soleil.

Et ce qui accrut encore la gloire de M. Denizet, ce futqu’il apporta la double affaire d’un bloc, après l’avoirreconstituée patiemment, dans le secret le plus profond. Depuis lesuccès bruyant du plébiscite, une fièvre ne cessait d’agiter lepays, pareille à ce vertige qui précède et annonce les grandescatastrophes. C’était, dans la société de cette fin d’Empire, dansla politique, dans la presse surtout, une continuelle inquiétude,une exaltation où la joie elle-même prenait une violence maladive.Aussi, lorsque, après l’assassinat d’une femme, au fond de cettemaison isolée de la Croix-de-Maufras, on apprit par quel coup degénie le juge d’instruction de Rouen venait d’exhumer la vieilleaffaire Grandmorin et de la relier au nouveau crime, y eut-il uneexplosion de triomphe parmi les journaux officieux. De temps àautre, en effet, reparaissaient encore, dans les feuilles del’opposition, les plaisanteries sur l’assassin légendaire,introuvable, cette invention de la police, mise en avant pourcacher les turpitudes de certains grands personnages compromis. Etla réponse allait être décisive, l’assassin et son complice étaientarrêtés, la mémoire du président Grandmorin sortirait intacte del’aventure. Les polémiques recommencèrent, l’émotion grandit dejour en jour, à Rouen et à Paris. En dehors de ce roman atroce quihantait les imaginations, on se passionnait, comme si la véritéenfin découverte, irréfutable, devait consolider l’État. Pendanttoute une semaine, la presse déborda de détails.

Mandé à Paris, M. Denizet se présenta rue du Rocher, audomicile personnel du secrétaire général, M. Camy-Lamotte. Ille trouva debout, au milieu de son cabinet sévère, le visageamaigri, fatigué davantage ; car il déclinait, envahi d’unetristesse dans son scepticisme, comme s’il eût pressenti, sous cetéclat d’apothéose, l’écroulement prochain du régime qu’il servait.Depuis deux jours, il était en proie à une lutte intérieure, nesachant encore quel usage il ferait de la lettre de Séverine, qu’ilavait gardée, cette lettre qui aurait ruiné tout le système del’accusation, en appuyant la version de Roubaud d’une preuveirrécusable. Personne au monde ne la connaissait, il pouvait ladétruire. Mais, la veille, l’empereur lui avait dit qu’il exigeait,cette fois, que la justice suivît son cours, en dehors de touteinfluence, même si son gouvernement devait en souffrir : unsimple cri d’honnêteté, peut-être la superstition qu’un seul acteinjuste, après l’acclamation du pays, changerait le destin. Et, sile secrétaire général n’avait pas pour lui de scrupules deconscience, ayant réduit les affaires de ce monde à une simplequestion de mécanique, il était troublé de l’ordre reçu, il sedemandait s’il devait aimer son maître jusqu’au point de luidésobéir.

Tout de suite, M. Denizet triompha.

« Eh bien ! mon flair ne m’avait pas trompé, c’étaitce Cabuche qui avait frappé le président… Seulement, je l’accorde,l’autre piste aussi contenait un peu de la vérité, et je sentaismoi-même que le cas de Roubaud restait louche… Enfin, nous lestenons tous les deux. »

M. Camy-Lamotte le regardait fixement, de ses yeuxpâles.

« Alors, tous les faits du dossier qu’on m’a transmis sontprouvés, et votre conviction est absolue ?

– Absolue, aucune hésitation possible… Tout s’enchaîne, jene me souviens pas d’une affaire, où, malgré les apparentescomplications, le crime ait suivi une marche plus logique, plusaisée à déterminer d’avance.

– Mais Roubaud proteste, prend le premier meurtre pour lui,raconte une histoire, sa femme déflorée, lui affolé de jalousie,tuant dans une crise de rage aveugle. Les feuilles de l’oppositionracontent toutes cela.

– Oh ! elles le racontent comme un commérage, enn’osant elles-mêmes y croire. Jaloux, ce Roubaud qui facilitait lesrendez-vous de sa femme avec un amant ! Ah ! il peut, enpleines assises, répéter ce conte, il n’arrivera pas à soulever lescandale cherché !… S’il apportait quelque preuveencore ! mais il ne produit rien. Il parle bien de la lettrequ’il prétend avoir fait écrire à sa femme et qu’on aurait dûtrouver dans les papiers de la victime… Vous, monsieur lesecrétaire général, qui avez classé ces papiers, vous l’aurieztrouvée, n’est-ce pas ? »

M. Camy-Lamotte ne répondit point. C’était vrai, lescandale allait être enterré enfin, avec le système du juge :personne ne croirait Roubaud, la mémoire du président serait lavéedes soupçons abominables, l’Empire bénéficierait de cetteréhabilitation tapageuse d’une de ses créatures. Et, d’ailleurs,puisque ce Roubaud se reconnaissait coupable, qu’importait à l’idéede justice qu’il fût condamné pour une version ou pourl’autre ! Il y avait bien Cabuche ; mais, si celui-cin’avait pas trempé dans le premier meurtre, il semblait êtreréellement l’auteur du second. Puis, mon Dieu ! la justice,quelle illusion dernière ! Vouloir être juste, n’était-ce pasun leurre, quand la vérité est si obstruée de broussailles ?Il valait mieux être sage, étayer d’un coup d’épaule cette sociétéfinissante qui menaçait ruine.

« N’est-ce pas ? répéta M. Denizet, vous nel’avez pas trouvée, cette lettre ? »

De nouveau, M. Camy-Lamotte leva les yeux sur lui ; ettranquillement, seul maître de la situation, prenant pour saconscience le remords qui avait inquiété l’empereur, ilrépondit :

« Je n’ai absolument rien trouvé. »

Ensuite, souriant, très aimable, il combla le juge d’éloges. Àpeine un pli léger des lèvres indiquait-il une invincible ironie.Jamais une instruction n’avait été menée avec tant depénétration ; et, c’était chose décidée en haut lieu, onl’appellerait comme conseiller à Paris, après les vacances. Il lereconduisit ainsi jusque sur le palier.

« Vous seul avez vu clair, c’est vraiment admirable… Et, dumoment que la vérité parle, il n’y a rien qui la puisse arrêter, nil’intérêt des personnes, ni même la raison d’État… Marchez, quel’affaire suive son cours, quelles qu’en soient lesconséquences.

– Le devoir de la magistrature est là tout entier »,conclut M. Denizet, qui salua et partit, rayonnant.

Lorsqu’il fut seul, M. Camy-Lamotte alluma d’abord unebougie ; puis, il alla prendre, dans le tiroir où il l’avaitclassée, la lettre de Séverine. La bougie brûlait très haute, ildéplia la lettre, voulut en relire les deux lignes ; et lesouvenir s’évoqua de cette criminelle délicate, aux yeux depervenche, qui l’avait remué jadis d’une si tendre sympathie.Maintenant, elle était morte, il la revoyait tragique. Qui savaitle secret qu’elle avait dû emporter ? Certes, oui, uneillusion, la vérité, la justice ! Il ne restait pour lui, decette femme inconnue et charmante, que le désir d’une minute dontelle l’avait effleuré et qu’il n’avait pas satisfait. Et, comme ilapprochait la lettre de la bougie, et qu’elle flambait, il fut prisd’une grande tristesse, d’un pressentiment de malheur : à quoibon détruire cette preuve, charger sa conscience de cette action,si le destin était que l’Empire fût balayé, ainsi que la pincée decendre noire, tombée de ses doigts ?

En moins d’une semaine, M. Denizet termina l’instruction.Il trouvait dans la Compagnie de l’Ouest une bonne volonté extrême,tous les documents désirables, tous les témoignages utiles ;car elle aussi souhaitait vivement d’en finir, avec cettedéplorable histoire d’un de ses employés, qui, remontant à traversles rouages compliqués de son organisme, avait failli ébranlerjusqu’à son conseil d’administration. Il fallait au plus vitecouper le membre gangrené. Aussi, de nouveau, défilèrent dans lecabinet du juge le personnel de la gare du Havre, M. Dabadie,Moulin et les autres, qui donnèrent des détails désastreux sur lamauvaise conduite de Roubaud ; puis, le chef de gare deBarentin, M. Bessière, ainsi que plusieurs employés de Rouen,dont les dépositions avaient une importance décisive, relativementau premier meurtre ; puis, M. Vandorpe, le chef de garede Paris, le stationnaire Misard et le conducteur-chef HenriDauvergne, ces deux derniers très affirmatifs sur les complaisancesconjugales du prévenu. Même Henri, que Séverine avait soigné à laCroix-de-Maufras, racontait qu’un soir, affaibli encore, il croyaitavoir entendu les voix de Roubaud et de Cabuche se concertantdevant sa fenêtre ; ce qui expliquait bien des choses etrenversait le système des deux accusés, lesquels prétendaient nepas se connaître. Dans tout le personnel de la Compagnie, un cri deréprobation s’était élevé, on plaignait les malheureuses victimes,cette pauvre jeune femme dont la faute avait tant d’excuses, cevieillard si honorable, aujourd’hui lavé des vilaines histoires quicouraient sur son compte.

Mais le nouveau procès avait surtout réveillé des passions vivesdans la famille Grandmorin, et de ce côté, si M. Denizettrouvait encore une aide puissante, il dut batailler poursauvegarder l’intégrité de son instruction. Les Lachesnayechantaient victoire, car ils avaient toujours affirmé laculpabilité de Roubaud, exaspérés du legs de la Croix-de-Maufras,saignant d’avarice. Aussi, dans le retour de l’affaire, nevoyaient-ils qu’une occasion d’attaquer le testament ; et,comme il n’existait qu’un moyen d’obtenir la révocation du legs,celui de frapper Séverine de la déchéance d’ingratitude, ilsacceptaient en partie la version de Roubaud, la femme complice,l’aidant à tuer, non point pour se venger d’une infamie imaginaire,mais pour le voler ; de sorte que le juge entra en conflitavec eux, avec Berthe surtout, très âpre contre l’assassinée, sonancienne amie, qu’elle chargeait abominablement, et que luidéfendait, s’échauffant, s’emportant, dès qu’on touchait à sonchef-d’œuvre, cet édifice de logique, si bien construit, comme ille déclarait lui-même d’un air d’orgueil, que, si l’on en déplaçaitune seule pièce, tout croulait. Il y eut, à ce propos, dans soncabinet, une scène très vive entre les Lachesnaye etMme Bonnehon. Celle-ci, favorable aux Roubaudjadis, avait dû abandonner le mari ; mais elle continuait desoutenir la femme, par une sorte de complicité tendre, trèstolérante au charme et à l’amour, toute bouleversée de ceromanesque tragique, éclaboussé de sang. Elle fut très nette,pleine du dédain de l’argent. Sa nièce n’avait-elle pas honte derevenir sur cette question de l’héritage ? Séverine coupable,n’étaient-ce pas les prétendus aveux de Roubaud à accepterentièrement, la mémoire du président salie de nouveau ? Lavérité, si l’instruction ne l’avait pas si ingénieusement établie,il aurait fallu l’inventer, pour l’honneur de la famille. Et elleparla avec un peu d’amertume de la société de Rouen, où l’affairefaisait tant de bruit, cette société sur laquelle elle ne régnaitplus, maintenant que l’âge venait et qu’elle perdait jusqu’à sonopulente beauté blonde de déesse vieillie. Oui, la veille encore,chez Mme Leboucq, la femme du conseiller, cettegrande brune élégante qui la détrônait, on avait chuchoté lesanecdotes gaillardes, l’aventure de Louisette, tout ce qu’inventaitla malignité publique. À ce moment, M. Denizet étantintervenu, pour lui apprendre que M. Leboucq siégerait commeassesseur aux prochaines assises, les Lachesnaye se turent, ayantl’air de céder, pris d’inquiétude. MaisMme Bonnehon les rassura, certaine que la justiceferait son devoir : les assises seraient présidées par sonvieil ami, M. Desbazeilles, à qui ses rhumatismes nepermettaient que le souvenir, et le second assesseur devait êtreM. Chaumette, le père du jeune substitut qu’elle protégeait.Elle était donc tranquille, bien qu’un mélancolique sourire eûtparu sur ses lèvres, en nommant le dernier, dont on voyait depuisquelque temps le fils chez Mme Leboucq, où ellel’envoyait elle-même, pour ne pas entraver son avenir.

Lorsque le fameux procès vint enfin, le bruit d’une guerreprochaine, l’agitation qui gagnait la France entière, nuisirentbeaucoup au retentissement des débats. Rouen n’en passa pas moinstrois jours dans la fièvre, on s’écrasait aux portes de la salle,les places réservées étaient envahies par des dames de la ville.Jamais l’ancien palais des ducs de Normandie n’avait vu une telleaffluence de monde, depuis son aménagement en palais de justice.C’était aux derniers jours de juin, des après-midi chauds etensoleillés, dont la clarté vive allumait les vitraux des dixfenêtres, inondant de lumière les boiseries de chêne, le calvairede pierre blanche qui se détachait au fond sur la tenture rougesemée d’abeilles, le célèbre plafond du temps de Louis XII,avec ses compartiments de bois sculptés et dorés, d’un vieil ortrès doux. On étouffait déjà, avant que l’audience fût ouverte. Desfemmes se haussaient pour voir, sur la table des pièces àconviction, la montre de Grandmorin, la chemise tachée de sang deSéverine et le couteau qui avait servi aux deux meurtres. Ledéfenseur de Cabuche, un avocat venu de Paris, était également trèsregardé. Aux bancs du jury, s’alignaient douze Rouennais, sanglésdans des redingotes noires, épais et graves. Et, lorsque la courentra, il se produisit une telle poussée, dans le public debout,que le président, tout de suite, dut menacer de faire évacuer lasalle.

Enfin, les débats étaient ouverts, les jurés prêtèrent serment,et l’appel des témoins agita de nouveau la foule d’un frémissementde curiosité : aux noms de Mme Bonnehon et deM. de Lachesnaye, les têtes ondulèrent ; maisJacques, surtout, passionna les dames, qui le suivirent des yeux.D’ailleurs, depuis que les accusés étaient là, chacun entre deuxgendarmes, des regards ne les quittaient pas, des appréciationss’échangeaient. On leur trouvait l’air féroce et bas, deux bandits.Roubaud, avec son veston de couleur sombre, cravaté en monsieur quise néglige, surprenait par son air vieilli, sa face hébétée etcrevant de graisse. Quant à Cabuche, il était bien tel qu’on sel’imaginait, vêtu d’une longue blouse bleue, le type même del’assassin, des poings énormes, des mâchoires de carnassier, enfinun de ces gaillards qu’il ne fait pas bon rencontrer au coin d’unbois. Et les interrogatoires confirmèrent cette mauvaiseimpression, certaines réponses soulevèrent de violents murmures. Àtoutes les questions du président, Cabuche répondit qu’il ne savaitpas : il ne savait pas comment la montre était chez lui, il nesavait pas pourquoi il avait laissé fuir le véritableassassin ; et il s’en tenait à son histoire de cet inconnumystérieux, dont il disait avoir entendu le galop au fond desténèbres. Puis, interrogé sur sa passion bestiale pour samalheureuse victime, il s’était mis à bégayer, dans une si brusqueet si violente colère, que les deux gendarmes l’avaient empoignépar les bras : non, non ! il ne l’aimait point, il ne ladésirait point, c’étaient des menteries, il aurait cru la salir,rien qu’à la vouloir, elle qui était une dame, tandis que lui avaitfait de la prison et vivait en sauvage ! Ensuite, calmé, ilétait tombé dans un silence morne, ne lâchant plus que desmonosyllabes, indifférent à la condamnation qui pouvait le frapper.De même, Roubaud s’en tint à ce que l’accusation appelait sonsystème : il raconta comment et pourquoi il avait tuéGrandmorin, il nia toute participation à l’assassinat de safemme ; mais il le faisait en phrases hachées, presqueincohérentes, avec des pertes subites de mémoire, les yeux sitroubles, la voix si empâtée, qu’il semblait par moments chercheret inventer les détails. Et, le président le poussant, luidémontrant les absurdités de son récit, il finit par hausser lesépaules, il refusa de répondre : à quoi bon dire la vérité,puisque c’était le mensonge qui était logique ? Cette attitudede dédain agressif à l’égard de la justice, lui fit le plus grandtort. On remarqua aussi le profond désintéressement où les deuxaccusés étaient l’un de l’autre, comme une preuve d’ententepréalable, tout un plan habile, suivi avec une extraordinaire forcede volonté. Ils prétendaient ne pas se connaître, ils sechargeaient même, uniquement pour dérouter le tribunal. Quand lesinterrogatoires furent terminés, l’affaire était jugée, tellementle président les avait menés avec adresse, de façon que Roubaud etCabuche, culbutant dans les pièges tendus, parussent s’être livréseux-mêmes. Ce jour-là, on entendit encore quelques témoins, sansimportance. La chaleur était devenue si insupportable, vers cinqheures, que deux dames s’évanouirent.

Mais, le lendemain, la grosse émotion fut pour l’audition decertains témoins. Mme Bonnehon eut un véritablesuccès de distinction et de tact. On écouta avec intérêt lesemployés de la Compagnie, M. Vandorpe, M. Bessière,M. Dabadie, M. Cauche surtout, ce dernier très prolixe,qui conta comment il connaissait beaucoup Roubaud, ayant souventfait avec lui sa partie, au café du Commerce. Henri Dauvergnerépéta son témoignage accablant, la presque certitude où il étaitd’avoir, dans la somnolence de la fièvre, entendu les voix sourdesdes deux accusés, qui se concertaient ; et, interrogé surSéverine, il se montra très discret, fit comprendre qu’il l’avaitaimée, mais que la sachant à un autre, il s’était effacéloyalement. Aussi, lorsque cet autre, Jacques Lantier, futintroduit enfin, un bourdonnement monta de la foule, des personnesse levèrent pour le mieux voir, il y eut même, parmi les jurés, unmouvement passionné d’attention. Jacques, très tranquille, s’étaitdes deux mains appuyé à la barre des témoins, du gesteprofessionnel dont il avait l’habitude, lorsqu’il conduisait samachine. Cette comparution qui aurait dû le troubler profondément,le laissait dans une entière lucidité d’esprit, comme si rien del’affaire ne le regardât. Il allait déposer en étranger, eninnocent ; depuis le crime, pas un frisson ne lui était venu,il ne songeait même pas à ces choses, la mémoire abolie, lesorganes dans un état d’équilibre, de santé parfaite ; làencore, à cette barre, il n’avait ni remords ni scrupules, d’uneabsolue inconscience. Tout de suite, il avait regardé Roubaud etCabuche, de ses yeux clairs. Le premier, il le savait coupable, illui adressa un léger signe de tête, un salut discret, sans songerqu’ouvertement aujourd’hui il était l’amant de sa femme. Puis, ilsourit au second, l’innocent, dont il aurait dû occuper la place,sur ce banc : une bonne bête au fond, sous son air de bandit,un gaillard qu’il avait vu au travail, dont il avait serré la main.Et, plein d’aisance, il déposa, il répondit en petites phrasesnettes aux questions du président, qui, après l’avoir interrogésans mesure sur ses rapports avec la victime, lui fit raconter sondépart de la Croix-de-Maufras, quelques heures avant le meurtre,comment il était allé prendre le train à Barentin, comment il avaitcouché à Rouen. Cabuche et Roubaud l’écoutaient, confirmaient sesréponses par leur attitude ; et, à cette minute, entre cestrois hommes, monta une indicible tristesse. Un silence de morts’était fait dans la salle, une émotion venue ils ne savaient d’où,serra un instant les jurés à la gorge : c’était la vérité quipassait, muette. À la question du président désirant savoir cequ’il pensait de l’inconnu, évanoui dans les ténèbres, dont lecarrier parlait, Jacques se contenta de hocher la tête, comme s’iln’avait pas voulu accabler un accusé. Et un fait alors seproduisit, qui acheva de bouleverser l’auditoire. Des pleursparurent dans les yeux de Jacques, débordèrent, ruisselèrent surses joues. Ainsi qu’il l’avait revue déjà, Séverine venait des’évoquer, la misérable assassinée dont il avait emporté l’image,avec ses yeux bleus élargis démesurément, ses cheveux noirs droitssur son front, comme un casque d’épouvante. Il l’adorait encore,une pitié immense l’avait pris, et il la pleurait à grandes larmes,dans l’inconscience de son crime, oubliant où il était, parmi cettefoule. Des dames, gagnées par l’attendrissement, sanglotèrent. Ontrouva extrêmement touchante cette douleur de l’amant, lorsque lemari restait les yeux secs. Le président ayant demandé à la défensesi elle n’avait aucune question à poser au témoin, les avocatsremercièrent, tandis que les accusés hébétés accompagnaient duregard Jacques, qui retournait s’asseoir, au milieu de la sympathiegénérale.

La troisième audience fut prise tout entière par le réquisitoiredu procureur impérial et par les plaidoiries des avocats. D’abord,le président avait présenté un résumé de l’affaire, où, sous uneaffectation d’impartialité absolue, les charges de l’accusationétaient aggravées. Le procureur impérial, ensuite, ne parut pasjouir de tous ses moyens : il avait d’habitude plus deconviction, une éloquence moins vide. On mit cela sur le compte dela chaleur, qui était vraiment accablante. Au contraire, ledéfenseur de Cabuche, l’avocat de Paris, fit grand plaisir, sansconvaincre. Le défenseur de Roubaud, un membre distingué du barreaude Rouen, tira également tout le parti qu’il put de sa mauvaisecause. Fatigué, le ministère public ne répliqua même pas. Et,lorsque le jury passa dans la salle des délibérations, il n’étaitque six heures, le plein jour entrait encore par les dix fenêtres,un dernier rayon allumait les armes des villes de Normandie, qui endécorent les impostes. Un grand bruit de voix monta sous l’antiqueplafond doré, des poussées d’impatience ébranlèrent la grille defer, séparant les places réservées du public debout. Mais lesilence redevint religieux, dès que le jury et la cour reparurent.Le verdict admettait des circonstances atténuantes, le tribunalcondamna les deux hommes aux travaux forcés à perpétuité. Et ce futune vive surprise, la foule s’écoula en tumulte, quelques siffletsse firent entendre, comme au théâtre.

Dans tout Rouen, le soir même, on parlait de cette condamnation,avec des commentaires sans fin. Selon l’avis général, c’était unéchec pour Mme Bonnehon et pour les Lachesnaye. Unecondamnation à mort, seule, semblait-il, aurait satisfait lafamille ; et, sûrement, des influences adverses avaient agi.Déjà, on nommait tout bas Mme Leboucq, qui comptaitparmi les jurés trois ou quatre de ses fidèles. L’attitude de sonmari, comme assesseur, n’avait sans doute rien offertd’incorrect ; pourtant, on croyait s’être aperçu que, nil’autre assesseur, M. Chaumette, ni même le président,M. Desbazeilles, ne s’étaient sentis les maîtres des débats,autant qu’ils l’auraient voulu. Peut-être, simplement, le jury,pris de scrupules, venait-il, en accordant des circonstancesatténuantes, de céder au malaise de ce doute qui avait un momenttraversé la salle, le vol silencieux de la mélancolique vérité. Audemeurant, l’affaire restait le triomphe du juge d’instruction,M. Denizet, dont rien n’avait pu entamer lechef-d’œuvre ; car la famille elle-même perdit beaucoup desympathies, lorsque le bruit courut que, pour ravoir laCroix-de-Maufras, M. de Lachesnaye, contrairement à lajurisprudence, parlait d’intenter une action en révocation, malgréla mort du donataire, ce qui étonnait de la part d’unmagistrat.

Au sortir du Palais, Jacques fut rejoint par Philomène, quiétait restée comme témoin ; et elle ne le lâcha plus, leretenant, tâchant de passer cette nuit-là avec lui, à Rouen. Il nedevait reprendre son service que le lendemain, il voulut bien lagarder à dîner, dans l’auberge où il prétendait avoir dormi la nuitdu crime, près de la gare ; mais il ne coucherait pas, ilétait absolument forcé de rentrer à Paris, par le train de minuitcinquante.

« Tu ne sais pas, raconta-t-elle, comme elle se dirigeait àson bras vers l’auberge, je jurerais que, tout à l’heure, j’ai vuquelqu’un de notre connaissance… Oui, Pecqueux, qui me répétaitencore, l’autre jour, qu’il ne ficherait pas les pieds à Rouen,pour l’affaire… Un moment, je me suis retournée, et un homme, dontje n’ai aperçu que le dos, a filé au milieu de la foule… »

Le mécanicien l’interrompit, en haussant les épaules.

« Pecqueux est à Paris, en train de nocer, trop heureux desvacances que mon congé lui procure.

– C’est possible… N’importe, méfions-nous, car c’est bienla plus sale rosse, quand il rage. »

Elle se pressa contre lui, elle ajouta, avec un coup d’œil enarrière :

« Et celui-là qui nous suit, tu le connais ?

– Oui, ne t’inquiète pas… Il a peut-être bien quelque choseà me demander. »

C’était Misard, qui, en effet, depuis la rue des Juifs, lesaccompagnait à distance. Il avait déposé, lui aussi, d’un airensommeillé ; et il était resté, rôdant autour de Jacques,sans se résoudre à lui poser une question, qu’il avait visiblementsur les lèvres. Lorsque le couple eut disparu dans l’auberge, il yentra à son tour, il se fit servir un verre de vin.

« Tiens, c’est vous, Misard ! s’écria le mécanicien.Et, avec votre nouvelle femme, ça va ?

– Oui, oui, grogna le stationnaire. Ah ! la bougresse,elle m’a bien fichu dedans. Hein ? je vous ai conté ça, à monautre voyage ici. »

Jacques s’égayait beaucoup de cette histoire. La Ducloux,l’ancienne servante louche que Misard avait prise pour garder labarrière, s’était vite aperçue, à le voir fouiller les coins, qu’ildevait chercher un magot, caché par sa défunte ; et une idéede génie lui était venue, pour se faire épouser, celle de luilaisser entendre, par des réticences, par de petits rires, qu’ellel’avait trouvé, elle. D’abord, il avait failli l’étrangler ;puis, songeant que les mille francs lui échapperaient encore, s’illa supprimait comme l’autre, avant de les avoir, il était devenutrès câlin, très gentil ; mais elle le repoussait, elle nevoulait même plus qu’il la touchât : non, non, quand elleserait sa femme, il aurait tout, elle et l’argent en plus. Et ill’avait épousée, et elle s’était moquée, en le traitant de tropbête, croyant tout ce qu’on lui racontait. Le beau, c’était que,mise au courant, s’allumant elle-même à la contagion de sa fièvre,elle cherchait désormais avec lui, aussi enragée. Ah ! cesmille francs introuvables, ils les dénicheraient bien un jour,maintenant qu’ils étaient deux ! Ils cherchaient, ilscherchaient.

« Alors, toujours rien ? demanda Jacques goguenard.Elle ne vous aide donc pas, la Ducloux ? »

Misard le regarda fixement ; et il parla enfin.

« Vous savez où ils sont, dites-le-moi. »

Mais le mécanicien se fâchait.

« Je ne sais rien du tout, tante Phasie ne m’a rien donné,vous n’allez pas m’accuser de vol, peut-être !

– Oh ! elle ne vous a rien donné : ça, c’est biensûr… Vous voyez que j’en suis malade. Si vous savez où ils sont,dites-le-moi.

– Eh ! allez vous faire fiche ! Prenez garde queje ne cause trop… Voyez donc dans la boîte à sel, s’ils ysont. »

Blême, les yeux ardents, Misard continuait à le regarder. Il eutcomme une brusque illumination.

« Dans la boîte à sel, tiens ! c’est vrai. Il y a,sous le tiroir, une cachette où je n’ai pas fouillé. »

Et il se hâta de payer son verre de vin, et il courut au cheminde fer, voir s’il pourrait encore prendre le train de sept heuresdix. Là-bas, dans la petite maison basse, éternellement ilchercherait.

Le soir, après le dîner, en attendant le train de minuitcinquante, Philomène voulut emmener Jacques, par des ruellesnoires, jusqu’à la campagne prochaine. Il faisait très lourd, unenuit de juillet, ardente et sans lune, qui lui gonflait la gorge degros soupirs, presque pendue à son cou. Deux fois, ayant cruentendre des pas derrière eux, elle s’était retournée, sansapercevoir personne, tant les ténèbres étaient épaisses. Lui,souffrait beaucoup de cette nuit d’orage. Dans son tranquilleéquilibre, cette santé parfaite dont il jouissait depuis lemeurtre, il avait senti tout à l’heure, à table, un lointainmalaise revenir, chaque fois que cette femme l’avait effleuré deses mains errantes. La fatigue sans doute, un énervement causé parla pesanteur de l’air. Maintenant, l’angoisse du désir renaissaitplus vive, pleine d’une sourde épouvante, à la tenir ainsi, contreson corps. Cependant, il était bien guéri, l’expérience étaitfaite, puisqu’il l’avait déjà possédée, la chair calme, pour serendre compte. Son excitation devint telle, que la peur d’une crisel’aurait fait se dégager de ses bras, si l’ombre qui la noyait nel’avait rassuré ; car jamais, même aux pires jours de son mal,il n’aurait frappé sans voir. Et, tout d’un coup, comme ilspassaient près d’un talus gazonné, dans un chemin désert, etqu’elle l’y entraînait, s’allongeant, le besoin monstrueux lereprit, il fut emporté par une rage, il chercha parmi l’herbe unearme, une pierre, pour lui en écraser la tête. D’une secousse, ils’était relevé, et il fuyait déjà, éperdu, et il entendit une voixd’homme, des jurons, toute une bataille.

« Ah ! garce, j’ai attendu jusqu’au bout, j’ai vouluêtre sûr !

– Ce n’est pas vrai, lâche-moi !

– Ah ! ce n’est pas vrai ! Il peut courir,l’autre ! je sais qui c’est, je le rattraperai bien !…Tiens ! garce, dis encore que ce n’est pasvrai ! »

Jacques galopait dans la nuit, non pour fuir Pecqueux, qu’ilvenait de reconnaître ; mais il se fuyait lui-même, fou dedouleur.

Eh quoi ! un meurtre n’avait pas suffi, il n’était pasrassasié du sang de Séverine, ainsi qu’il le croyait, le matinencore ? Voilà qu’il recommençait. Une autre, et puis uneautre, et puis toujours une autre ! Dès qu’il se serait repu,après quelques semaines de torpeur, sa faim effroyable seréveillerait, il lui faudrait sans cesse de la chair de femme pourla satisfaire. Même, à présent, il n’avait pas besoin de la voir,cette chair de séduction : rien qu’à la sentir tiède dans sesbras, il cédait au rut du crime, en mâle farouche qui éventre lesfemelles. C’était fini de vivre, il n’y avait plus devant lui quecette nuit profonde, d’un désespoir sans bornes, où il fuyait.

Quelques jours se passèrent. Jacques avait repris son service,évitant les camarades, retombé dans sa sauvagerie anxieused’autrefois. La guerre venait d’être déclarée, après d’orageusesséances à la Chambre ; et il y avait déjà eu un petit combatd’avant-poste, heureux, disait-on. Depuis une semaine, lestransports de troupes écrasaient de fatigue le personnel deschemins de fer. Les services réguliers étaient détraqués, decontinuels trains imprévus amenaient des retardsconsidérables ; sans compter qu’on avait réquisitionné lesmeilleurs mécaniciens, pour activer la concentration des corpsd’armée. Et ce fut ainsi qu’un soir, au Havre, Jacques, au lieu deson express habituel, eut à conduire un train énorme, dix-huitwagons, absolument bondés de soldats.

Ce soir-là, Pecqueux arriva au dépôt très ivre. Le lendemain dujour où il avait surpris Philomène et Jacques, il était remonté surla machine 608, comme chauffeur, avec ce dernier ; et, depuisce temps, il ne faisait aucune allusion, assombri, ayant l’air dene point oser regarder son chef. Mais celui-ci le sentait de plusen plus révolté, refusant d’obéir, l’accueillant d’un grognementsourd, dès qu’il lui donnait un ordre. Ils avaient fini par cessercomplètement de se parler. Cette tôle mouvante, ce petit pont quiles emportait autrefois, si unis, n’était plus à cette heure que laplanche étroite et dangereuse où se heurtait leur rivalité. Lahaine grandissait, ils en étaient à se dévorer dans ces quelquespieds carrés, filant à toute vitesse, et d’où les aurait précipitésla moindre secousse. Et, ce soir-là, en voyant Pecqueux ivre,Jacques se méfia ; car il le savait trop sournois pour sefâcher à jeun, le vin seul déchaînait en lui la brute.

Le train qui devait partir vers six heures, fut retardé. Ilétait nuit déjà, lorsqu’on embarqua les soldats comme des moutons,dans des wagons à bestiaux. On avait simplement cloué des planchesen guise de banquettes, on les empilait là-dedans, par escouades,bourrant les voitures au-delà du possible ; si bien qu’ils s’ytrouvaient assis les uns sur les autres, quelques-uns debout,serrés à ne pas remuer un bras. Dès leur arrivée à Paris, un autretrain les attendait, pour les diriger sur le Rhin. Ils étaient déjàécrasés de fatigue, dans l’ahurissement du départ. Mais, comme onleur avait distribué de l’eau-de-vie, et que beaucoup s’étaientrépandus chez les débitants du voisinage, ils avaient une gaietééchauffée et brutale, très rouges, les yeux hors de la tête. Et,dès que le train s’ébranla, sortant de la gare, ils se mirent àchanter.

Jacques, tout de suite, regarda le ciel, dont une vapeur d’oragecachait les étoiles. La nuit serait très sombre, pas un soufflen’agitait l’air brûlant ; et le vent de la course, toujours sifrais, semblait tiède. À l’horizon noir, il n’y avait d’autres feuxque les étincelles vives des signaux. Il augmenta la pression pourfranchir la grande rampe d’Harfleur à Saint-Romain. Malgré l’étudequ’il faisait d’elle depuis des semaines, il n’était pas maîtreencore de la machine 608, trop neuve, dont les caprices, les écartsde jeunesse le surprenaient. Cette nuit-là, particulièrement, il lasentait rétive, fantasque, prête à s’emballer pour quelquesmorceaux de charbon de trop. Aussi, la main sur le volant duchangement de marche, surveillait-il le feu, de plus en plusinquiet des allures de son chauffeur. La petite lampe qui éclairaitle niveau d’eau, laissait la plate-forme dans une pénombre, que laporte du foyer, rougie, rendait violâtre. Il distinguait malPecqueux, il avait eu aux jambes, à deux reprises, la sensationd’un frôlement, comme si des doigts se fussent exercés à le prendrelà. Mais ce n’était sans doute qu’une maladresse d’ivrogne, car ill’entendait, dans le bruit, ricaner très haut, casser son charbon àcoups de marteau exagérés, se battre avec la pelle. Toutes lesminutes, il ouvrait la porte, jetait du combustible sur la grille,en quantité déraisonnable.

« Assez ! » cria Jacques.

L’autre affecta de ne pas comprendre, continua à enfourner despelletées coup sur coup ; et, comme le mécanicien luiempoignait le bras, il se tourna, menaçant, tenant enfin laquerelle qu’il cherchait, dans la fureur montante de sonivresse.

« Touche pas, ou je cogne !… Ça m’amuse, moi, qu’onaille vite ! »

Le train, maintenant, roulait, à toute vitesse, sur le plateauqui va de Bolbec à Motteville. Il devait filer d’un trait à Paris,sans arrêt aucun, sauf aux points marqués pour prendre de l’eau.L’énorme masse, les dix-huit wagons, chargés, bondés de bétailhumain, traversaient la campagne noire, dans un grondement continu.Et ces hommes qu’on charriait au massacre, chantaient, chantaient àtue-tête, d’une clameur si haute, qu’elle dominait le bruit desroues.

Jacques, du pied, avait refermé la porte. Puis, manœuvrantl’injecteur, se contenant encore :

« Il y a trop de feu… Dormez, si vous êtes soûl. »

Immédiatement, Pecqueux rouvrit, s’acharna à remettre ducharbon, comme s’il eût voulu faire sauter la machine. C’était larévolte, les ordres méconnus, la passion exaspérée qui ne tenaitplus compte de toutes ces vies humaines. Et, Jacques s’étant penchépour abaisser lui-même la tige du cendrier, de façon à diminuer aumoins le tirage, le chauffeur le saisit brusquement àbras-le-corps, tâcha de le pousser, de le jeter sur la voie, d’uneviolente secousse.

« Gredin, c’était donc ça !… N’est-ce pas ? tudirais que je suis tombé, bougre de sournois ! »

Il s’était rattrapé à un des bords du tender, et ils glissèrenttous deux, la lutte continua sur le petit pont de tôle, qui dansaitviolemment. Les dents serrées, ils ne parlaient plus, ilss’efforçaient l’un l’autre de se précipiter par l’étroiteouverture, qu’une barre de fer seule fermait. Mais ce n’était pointcommode, la machine dévorante roulait, roulait toujours ; etBarentin fut dépassé, et le train s’engouffra dans le tunnel deMalaunay, qu’ils se tenaient encore étroitement, vautrés dans lecharbon, tapant de la tête contre les parois du récipient d’eau,évitant la porte rougie du foyer, où se grillaient leurs jambes,chaque fois qu’ils les allongeaient.

Un instant, Jacques songea que, s’il pouvait se relever, ilfermerait le régulateur, appellerait au secours, pour qu’on ledébarrassât de ce fou furieux, enragé d’ivresse et de jalousie. Ils’affaiblissait, plus petit, désespérait de trouver maintenant laforce de le précipiter, vaincu déjà, sentant passer dans sescheveux la terreur de la chute. Comme il faisait un suprême effort,la main tâtonnante, l’autre comprit, se raidit sur les reins, lesouleva ainsi qu’un enfant.

« Ah ! tu veux arrêter… Ah ! tu m’as pris mafemme… Va, va, faut que tu y passes ! »

La machine roulait, roulait, le train venait de sortir du tunnelà grand fracas, et il continuait sa course, au travers de lacampagne vide et sombre. La station de Malaunay fut franchie, dansun tel coup de vent, que le sous-chef, debout sur le quai, ne vitmême pas ces deux hommes, en train de se dévorer, pendant que lafoudre les emportait.

Mais Pecqueux, d’un dernier élan, précipita Jacques ; etcelui-ci, sentant le vide, éperdu, se cramponna à son cou, siétroitement, qu’il l’entraîna. Il y eut deux cris terribles, qui seconfondirent, qui se perdirent. Les deux hommes, tombés ensemble,entraînés sous les roues par la réaction de la vitesse, furentcoupés, hachés, dans leur étreinte, dans cette effroyableembrassade, eux qui avaient si longtemps vécu en frères. On lesretrouva sans tête, sans pieds, deux troncs sanglants qui seserraient encore, comme pour s’étouffer.

Et la machine, libre de toute direction, roulait, roulaittoujours. Enfin, la rétive, la fantasque, pouvait céder à la fouguede sa jeunesse, ainsi qu’une cavale indomptée encore, échappée desmains du gardien, galopant par la campagne rase. La chaudière étaitpourvue d’eau, le charbon dont le foyer venait d’être rempli,s’embrasait ; et, pendant la première demi-heure, la pressionmonta follement, la vitesse devint effrayante. Sans doute, leconducteur-chef, cédant à la fatigue, s’était endormi. Les soldats,dont l’ivresse augmentait, à être ainsi entassés, subitements’égayèrent de cette course violente, chantèrent plus fort. Ontraversa Maromme, en coup de foudre. Il n’y avait plus de sifflet,à l’approche des signaux, au passage des gares. C’était le galoptout droit, la bête qui fonçait tête basse et muette, parmi lesobstacles. Elle roulait, roulait sans fin, comme affolée de plus enplus par le bruit strident de son haleine.

À Rouen, on devait prendre de l’eau ; et l’épouvante glaçala gare, lorsqu’elle vit passer, dans un vertige de fumée et deflamme, ce train fou, cette machine sans mécanicien ni chauffeur,ces wagons à bestiaux emplis de troupiers qui hurlaient desrefrains patriotiques. Ils allaient à la guerre, c’était pour êtreplus vite là-bas, sur les bords du Rhin. Les employés étaientrestés béants, agitant les bras. Tout de suite, le cri futgénéral : jamais ce train débridé, abandonné à lui-même, netraverserait sans encombre la gare de Sotteville, toujours barréepar des manœuvres, obstruée de voitures et de machines, comme tousles grands dépôts. Et l’on se précipita au télégraphe, on prévint.Justement, là-bas, un train de marchandises qui occupait la voie,put être refoulé sous une remise. Déjà, au loin, le roulement dumonstre échappé s’entendait. Il s’était rué dans les deux tunnelsqui avoisinent Rouen, il arrivait de son galop furieux, comme uneforce prodigieuse et irrésistible que rien ne pouvait plus arrêter.Et la gare de Sotteville fut brûlée, il fila au milieu desobstacles sans rien accrocher, il se replongea dans les ténèbres,où son grondement peu à peu s’éteignit.

Mais, maintenant, tous les appareils télégraphiques de la lignetintaient, tous les cœurs battaient, à la nouvelle du train fantômequ’on venait de voir passer à Rouen et à Sotteville. On tremblaitde peur : un express qui se trouvait en avant, allait sûrementêtre rattrapé. Lui, ainsi qu’un sanglier dans une futaie,continuait sa course, sans tenir compte ni des feux rouges, ni despétards. Il faillit se broyer, à Oissel, contre unemachine-pilote ; il terrifia Pont-de-l’Arche, car sa vitessene semblait pas se ralentir. De nouveau, disparu, il roulait, ilroulait, dans la nuit noire, on ne savait où, là-bas.

Qu’importaient les victimes que la machine écrasait enchemin ! N’allait-elle pas quand même à l’avenir, insoucieusedu sang répandu ? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, enbête aveugle et sourde qu’on aurait lâchée parmi la mort, elleroulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de cessoldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient.

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