La Bête Humaine

Chapitre 6

 

Un mois se passa, et un grand calme s’était fait de nouveau dansle logement que les Roubaud occupaient au premier étage de la gare,au-dessus des salles d’attente. Chez eux, chez leurs voisins decouloir, parmi ce petit monde d’employés, soumis à une existenced’horloge par l’uniforme retour des heures réglementaires, la vies’était remise à couler, monotone. Et il semblait que rien ne sefût passé de violent ni d’anormal.

La bruyante et scandaleuse affaire Grandmorin, tout doucement,s’oubliait, allait être classée, par l’impuissance où paraissaitêtre la justice de découvrir le coupable. Après une préventiond’une quinzaine de jours encore, le juge d’instruction Denizetavait rendu une ordonnance de non-lieu, à l’égard de Cabuche,motivée sur ce qu’il n’existait pas contre lui de chargessuffisantes ; et une légende de police était en train de seformer, romanesque : celle d’un assassin inconnu,insaisissable, un aventurier du crime, présent partout à la fois,que l’on chargeait de tous les meurtres et qui se dissipait enfumée, à la seule apparition des agents. À peine quelquesplaisanteries reparaissaient-elles de loin en loin sur celégendaire assassin, dans la presse de l’opposition, enfiévrée parl’approche des élections générales. La pression du pouvoir, lesviolences des préfets lui fournissaient quotidiennement d’autressujets d’articles indignés ; si bien que, les journaux nes’occupant plus de l’affaire, elle était sortie de la curiositépassionnée de la foule. On n’en causait même plus.

Ce qui avait achevé de ramener le calme chez les Roubaud,c’était l’heureuse façon dont venait de s’aplanir l’autredifficulté, celle que menaçait de soulever le testament duprésident Grandmorin. Sur les conseils deMme Bonnehon, les Lachesnaye avaient enfin consentià ne pas attaquer ce testament, dans la crainte de réveiller lescandale, très incertains aussi du résultat d’un procès. Et, mis enpossession de leur legs, les Roubaud se trouvaient, depuis unesemaine, propriétaires de la Croix-de-Maufras, la maison et lejardin, évalués à une quarantaine de mille francs. Tout de suite,ils avaient décidé de la vendre, cette maison de débauche et desang, qui les hantait ainsi qu’un cauchemar, où ils n’auraientpoint osé dormir, dans l’épouvante des spectres du passé ; etde la vendre en bloc, avec les meubles, telle qu’elle était, sansla réparer ni même en enlever la poussière. Mais, comme, à desenchères publiques, elle aurait trop perdu, les acheteurs étantrares qui consentiraient à se retirer dans cette solitude, ilsavaient résolu d’attendre un amateur, ils s’étaient contentésd’accrocher à la façade un immense écriteau, aisément lisible descontinuels trains qui passaient. Cet appel en grosses lettres,cette désolation à vendre, ajoutait à la tristesse des volets closet du jardin envahi par les ronces. Roubaud ayant absolument refuséd’y aller, même en passant, prendre certaines dispositionsnécessaires, Séverine s’y était rendue un après-midi ; et elleavait laissé les clefs aux Misard, en les chargeant de montrer lapropriété, si des acquéreurs se présentaient. On aurait pu s’yinstaller en deux heures, car il y avait jusqu’à du linge dans lesarmoires.

Et, rien dès lors n’inquiétant plus les Roubaud, ils laissaientdonc couler chaque journée dans l’attente assoupie du lendemain. Lamaison finirait par se vendre, ils en placeraient l’argent, toutmarcherait très bien. Ils l’oubliaient d’ailleurs, ils vivaientcomme s’ils ne devaient jamais sortir des trois pièces qu’ilsoccupaient : la salle à manger, dont la porte s’ouvraitdirectement sur le couloir ; la chambre à coucher, assezvaste, à droite ; la cuisine, toute petite et sans air, àgauche. Même, devant leurs fenêtres, la marquise de la gare, cettepente de zinc qui leur barrait la vue, ainsi qu’un mur de prison,au lieu de les exaspérer comme autrefois, semblait lestranquilliser, augmentait la sensation d’infini repos, de paixréconfortante où ils s’endormaient. Au moins, on n’était pas vu desvoisins, on n’avait pas toujours devant soi des yeux d’espions àfouiller chez vous ; et ils ne se plaignaient plus, leprintemps étant venu, que de la chaleur étouffante, des refletsaveuglants du zinc, chauffé par les premiers soleils. Après lasecousse effroyable, qui, pendant près de deux mois, les avait faitvivre dans un continuel frisson, ils jouissaient béatement de cetteréaction de torpeur envahissante. Ils demandaient à ne plus bouger,heureux d’être, simplement, sans trembler ni souffrir. JamaisRoubaud ne s’était montré un employé si exact, siconsciencieux : la semaine de jour, descendu sur le quai àcinq heures du matin, il ne remontait déjeuner qu’à dix,redescendait à onze, allait jusqu’à cinq heures du soir, onzeheures pleines de service ; la semaine de nuit, pris de cinqheures du soir à cinq heures du matin, il n’avait même point lecourt repos d’un repas fait chez lui, car il soupait dans sonbureau ; et il portait cette dure servitude avec une sorte desatisfaction, il semblait s’y complaire, descendant aux détails,voulant tout voir, tout faire, comme s’il avait trouvé un oubli àcette fatigue, un recommencement de vie équilibrée, normale. De soncôté, Séverine, presque toujours seule, qui était veuve une semainesur deux, qui l’autre semaine ne le voyait qu’au déjeuner et audîner, paraissait prise d’une fièvre de bonne ménagère. D’habitude,elle s’asseyait, brodait, détestant de toucher au ménage, qu’unevieille femme, la mère Simon, venait faire, de neuf heures à midi.Mais, depuis qu’elle se retrouvait tranquille chez elle, certained’y rester, des idées de nettoyage, d’arrangement, l’occupaient.Elle ne reprenait sa chaise qu’après avoir fureté partout. Dureste, tous deux dormaient d’un bon sommeil. Dans leurs rarestête-à-tête, aux repas, ainsi que les nuits où ils couchaientensemble, jamais ils ne reparlaient de l’affaire ; et ilsdevaient croire que c’était chose finie, enterrée.

Pour Séverine, surtout, l’existence redevint ainsi très douce.Ses paresses la reprirent, elle abandonna de nouveau le ménage à lamère Simon, en demoiselle faite seulement pour les fins travauxd’aiguille. Elle avait commencé une œuvre interminable, tout uncouvre-pied brodé, qui menaçait de l’occuper sa vie entière. Ellese levait assez tard, heureuse de rester seule au lit, bercée parles départs et les arrivées des trains, qui marquaient pour elle lamarche des heures, exactement, ainsi qu’une horloge. Dans lespremiers temps de son mariage, ces bruits violents de la gare,coups de sifflet, chocs de plaques tournantes, roulements defoudre, ces trépidations brusques, pareilles à des tremblements deterre, qui la secouaient avec les meubles, l’avaient affolée. Puis,peu à peu, l’habitude était venue, la gare sonore et frissonnanteentrait dans sa vie ; et, maintenant, elle s’y plaisait, soncalme était fait de cette agitation et de ce vacarme. Jusqu’audéjeuner, elle voyageait d’une pièce dans l’autre, causait avec lafemme de ménage, les mains inertes. Puis, elle passait les longsaprès-midi, assise devant la fenêtre de la salle à manger, sonouvrage le plus souvent tombé sur les genoux, heureuse de ne rienfaire. Les semaines où son mari remontait se coucher au petit jour,elle l’entendait ronfler jusqu’au soir ; et, du reste, c’étaitdevenu pour elle les bonnes semaines, celles qu’elle vivait commeautrefois, avant d’être mariée, tenant toute la largeur du lit, serécréant ensuite à son gré, libre de sa journée entière. Elle nesortait presque jamais, elle n’apercevait du Havre que les fuméesdes usines voisines, dont les gros tourbillons noirs tachaient leciel, au-dessus du faîtage de zinc, qui coupait l’horizon, àquelques mètres de ses yeux. La ville était là, derrière cetéternel mur ; elle la sentait toujours présente, son ennui dene pas la voir avait à la longue pris de la douceur ; cinq ousix pots de giroflées et de verveines, qu’elle cultivait dans lechéneau de la marquise, lui faisaient un petit jardin, fleurissantsa solitude. Parfois, elle parlait d’elle comme d’une recluse, aufond d’un bois. Seul, à ses moments de flâne, Roubaud enjambait lafenêtre ; puis, filant le long du chéneau, il allait jusqu’aubout, montait la pente de zinc, s’asseyait en haut du pignon,au-dessus du cours Napoléon ; et là, enfin, il fumait sa pipe,en plein ciel, dominant la ville étalée à ses pieds, les bassinsplantés de la haute futaie des mâts, la mer immense, d’un vertpâle, à l’infini.

Il semblait que la même somnolence eût gagné les autres ménagesd’employés, voisins des Roubaud. Ce couloir, où soufflaitd’ordinaire un si terrible vent de commérages, s’endormait luiaussi. Quand Philomène rendait visite à Mme Lebleu,c’était à peine si l’on entendait le léger murmure de leurs voix.Surprises toutes deux de voir comment tournaient les choses, ellesne parlaient plus du sous-chef qu’avec une commisérationdédaigneuse : bien sûr que, pour lui conserver sa place, sonépouse était allée en faire de belles, à Paris ; enfin, unhomme taré maintenant, qui ne se laverait pas de certains soupçons.Et, comme la femme du caissier avait la conviction que désormaisses voisins n’étaient point de force à lui reprendre le logement,elle leur témoignait simplement beaucoup de mépris, passant trèsraide, ne saluant pas ; si bien qu’elle indisposa mêmePhilomène, qui vint de moins en moins : elle la trouvait tropfière, ne s’amusait plus. Pourtant, Mme Lebleu,pour s’occuper, continuait à guetter l’intrigue deMlle Guichon avec le chef de gare, M. Dabadie,sans jamais les surprendre, d’ailleurs. Dans le couloir, il n’yavait plus que le frôlement imperceptible de ses pantoufles defeutre. Tout s’étant ainsi ensommeillé de proche en proche, un moisse passa, de paix souveraine, comme ces grands sommeils qui suiventles grandes catastrophes.

Mais, chez les Roubaud, un point restait, douloureux,inquiétant, un point du parquet de la salle à manger, où leurs yeuxne pouvaient se porter par hasard, sans qu’un malaise, de nouveau,les troublât. C’était, à gauche de la fenêtre, la frise de chênequ’ils avaient déplacée, puis remise, pour cacher dessous la montreet les dix mille francs, pris sur le corps de Grandmorin, sanscompter environ trois cents francs en or, dans un porte-monnaie.Cette montre et cet argent, Roubaud ne les avait enlevés des pochesque pour faire croire au vol. Il n’était pas un voleur, il seraitmort de faim à côté, comme il le disait, plutôt que de profiterd’un centime ou de vendre la montre. L’argent de ce vieux, quiavait sali sa femme, dont il avait fait justice, cet argent tachéde boue et de sang, non ! non ! ce n’était pas del’argent assez propre, pour qu’un honnête homme y touchât. Et il nesongeait même point à la maison de la Croix-de-Maufras, dont ilacceptait le cadeau : seul, le fait de la victime fouillée, deces billets emportés dans l’abomination du meurtre, le révoltait,soulevait sa conscience, d’un mouvement de recul et de peur.Cependant, la volonté ne lui était pas venue de les brûler, puisd’aller un soir jeter la montre et le porte-monnaie à la mer. Si lasimple prudence le lui conseillait, un instinct sourd protestait enlui contre cette destruction. Il avait un respect inconscient,jamais il ne se serait résigné à anéantir une telle somme. D’abord,la première nuit, il l’avait enfouie sous son oreiller, ne jugeantaucun coin assez sûr. Les jours suivants, il s’était ingénié àdécouvrir des cachettes, il en changeait chaque matin, agité aumoindre bruit, dans la crainte d’une perquisition judiciaire.Jamais il n’avait fait une pareille dépense d’imagination. Puis, àbout de ruses, las de trembler, il avait eu un jour la paresse dereprendre l’argent et la montre, cachés la veille sous lafrise ; et, maintenant, pour rien au monde, il n’auraitfouillé là : c’était comme un charnier, un trou d’épouvante etde mort, où des spectres l’attendaient. Il évitait même, enmarchant, de poser les pieds sur cette feuille du parquet ;car la sensation lui en était désagréable, il s’imaginait enrecevoir dans les jambes un léger choc. Séverine, l’après-midi,lorsqu’elle s’asseyait devant la fenêtre, reculait sa chaise, pourn’être pas juste au-dessus du cadavre, qu’ils gardaient ainsi dansleur plancher. Ils n’en parlaient pas entre eux, s’efforçaient decroire qu’ils s’y accoutumeraient, finissaient par s’irriter de leretrouver, de le sentir à chaque heure, de plus en plus importun,sous leurs semelles. Et ce malaise était d’autant plus singulier,qu’ils ne souffraient nullement du couteau, le beau couteau neufacheté par la femme, et que le mari avait planté dans la gorge del’amant. Simplement lavé, il traînait au fond d’un tiroir, ilservait parfois à la mère Simon, pour couper le pain.

D’ailleurs, dans cette paix où il vivait, Roubaud venaitd’introduire une autre cause de trouble, peu à peu grandissante, enforçant Jacques à les fréquenter. Le roulement de son serviceramenait le mécanicien au Havre trois fois par semaine : lelundi, de dix heures trente-cinq du matin à six heures vingt dusoir ; le jeudi et le samedi, de onze heures cinq du soir àsix heures quarante du matin. Et, le premier lundi, après le voyagede Séverine, le sous-chef s’était acharné.

« Voyons, camarade, vous ne pouvez pas refuser de manger unmorceau avec nous… Que diable ! vous avez été très gentil pourma femme, je vous dois bien un remerciement. »

Deux fois en un mois, Jacques avait ainsi accepté à déjeuner. Ilsemblait que Roubaud, gêné des grands silences qui se faisaientmaintenant, quand il mangeait avec sa femme, éprouvât unsoulagement, dès qu’il pouvait mettre un convive entre eux. Tout desuite, il retrouvait des histoires, il causait et plaisantait.

« Revenez donc le plus souvent possible ! Vous voyezbien que vous ne nous gênez pas. »

Un soir, un jeudi, comme Jacques, débarbouillé, allait se mettreau lit, il avait rencontré le sous-chef flânant autour dudépôt ; et, malgré l’heure tardive, ce dernier, ennuyé derentrer seul, s’était fait accompagner jusqu’à la gare, puis avaitentraîné le jeune homme chez lui. Séverine, levée encore, lisait.On avait pris un petit verre, on avait même joué aux cartes jusqu’àminuit passé.

Et, désormais, les déjeuners du lundi, les petites soirées dujeudi et du samedi tournaient à l’habitude. C’était Roubaudlui-même, lorsque le camarade manquait un jour, qui le guettaitpour le ramener, en lui reprochant sa négligence. Ils’assombrissait de plus en plus, il n’était vraiment gai qu’avecson nouvel ami. Ce garçon qui l’avait si cruellement inquiétéd’abord, qui aurait dû maintenant lui être en exécration, comme letémoin, l’évocation vivante des choses affreuses qu’il voulaitoublier, lui était au contraire devenu nécessaire, peut-êtrejustement parce qu’il savait et qu’il n’avait point parlé. Celarestait entre eux, ainsi qu’un lien très fort, une complicité.Souvent, le sous-chef regardait l’autre d’un air d’intelligence,lui serrait la main avec un subit emportement, dont la violencedépassait la simple expression de leur camaraderie.

Mais surtout Jacques, dans le ménage, demeurait une distraction.Séverine, elle aussi, l’accueillait gaiement, poussait un légercri, dès son entrée, en femme qu’un plaisir réveille. Elle lâchaittout, sa broderie, son livre, s’échappait, en paroles et en rires,de la grise somnolence où elle passait les journées.

« Ah ! que c’est gentil d’être venu ! J’aientendu l’express, j’ai pensé à vous. »

Quand il déjeunait, c’était fête. Elle connaissait déjà sesgoûts, sortait elle-même pour lui avoir des œufs frais : toutcela très gentiment, en bonne ménagère qui reçoit l’ami de lamaison, sans qu’il pût y voir encore autre chose que l’envie d’êtreaimable et le besoin de se distraire.

« Vous savez, lundi, revenez ! il y aura de lacrème. »

Seulement, lorsque, au bout d’un mois, il fut là, installé, laséparation s’aggrava entre les Roubaud. La femme, de plus en plus,se plaisait au lit toute seule, s’arrangeait pour s’y rencontrer lemoins possible avec son mari ; et ce dernier, si ardent, sibrutal aux premiers temps du mariage, ne faisait rien pour l’yretenir. Il l’avait aimée sans délicatesse, elle s’y était résignéeavec sa soumission de femme complaisante, pensant que les chosesdevaient être ainsi, n’y goûtant du reste aucun plaisir. Mais,depuis le crime, cela, sans qu’elle sût pourquoi, lui répugnaitbeaucoup. Elle en était énervée, effrayée. Un soir, comme la bougien’était pas éteinte, elle cria : sur elle, dans cette facerouge, convulsée, elle avait cru revoir la face del’assassin ; et, dès lors, elle trembla chaque fois, elle eutl’horrible sensation du meurtre, comme s’il l’eût renversée, uncouteau au poing. C’était fou, mais son cœur battait d’épouvante.De moins en moins, d’ailleurs, il abusait d’elle, la sentant troprétive pour s’y plaire. Une fatigue, une indifférence, ce que l’âgeamène, il semblait que la crise affreuse, le sang répandu, l’eûtproduit entre eux. Les nuits où ils ne pouvaient éviter le litcommun, ils se tenaient aux deux bords. Et Jacques, certainement,aidait à consommer ce divorce, en les tirant par sa présence del’obsession où ils étaient d’eux-mêmes. Il les délivrait l’un del’autre.

Roubaud, cependant, vivait sans remords. Il avait eu seulementpeur des suites, avant que l’affaire fût classée ; et sagrande inquiétude était surtout de perdre sa place. À cette heure,il ne regrettait rien. Peut-être, pourtant, s’il avait dûrecommencer l’affaire, n’y aurait-il point mêlé sa femme ; carles femmes s’effarent tout de suite, la sienne lui échappait, parcequ’il lui avait mis aux épaules un poids trop lourd. Il seraitresté le maître, en ne descendant pas avec elle jusqu’à lacamaraderie terrifiée et querelleuse du crime. Mais les chosesétaient ainsi, il fallait s’y accommoder ; d’autant plus qu’ildevait faire un véritable effort pour se replacer dans l’étatd’esprit où il était, lorsque, après l’aveu, il avait jugé lemeurtre nécessaire à sa vie. S’il n’avait pas tué l’homme, il luisemblait alors qu’il n’aurait pas pu vivre. Aujourd’hui que saflamme jalouse était morte, qu’il n’en retrouvait pas l’intolérablebrûlure, envahi d’un engourdissement, comme si le sang de son cœurse fût épaissi de tout le sang versé, cette nécessité du meurtre nelui apparaissait plus si évidente. Il en arrivait à se demander sicela valait vraiment la peine de tuer. Ce n’était, d’ailleurs, pasmême un repentir, une désillusion au plus, l’idée qu’on faitsouvent des choses inavouables pour être heureux, sans le devenirdavantage. Lui, si bavard, tombait à de longs silences, à desréflexions confuses, d’où il sortait plus sombre. Tous les jours, àprésent, pour éviter après les repas de rester face à face avec safemme, il montait sur la marquise, allait s’asseoir en haut dupignon ; et, dans les souffles du large, bercé de vaguesrêveries, il fumait des pipes, en regardant, par-dessus la ville,les paquebots se perdre à l’horizon, vers les mers lointaines.

Un soir, Roubaud eut un réveil de sa jalousie farouched’autrefois. Comme il était allé chercher Jacques au dépôt, etqu’il le ramenait prendre chez lui un petit verre, il rencontra,descendant l’escalier, Henri Dauvergne, le conducteur-chef.Celui-ci parut troublé, expliqua qu’il venait de voirMme Roubaud, pour une commission dont l’avaientchargé ses sœurs. La vérité était que, depuis quelque temps, ilpoursuivait Séverine, dans l’espoir de la vaincre.

Dès la porte, le sous-chef apostropha violemment sa femme.

« Qu’est-il encore monté faire, celui-là ? Tu saisqu’il m’embête !

– Mais, mon ami, c’est pour un dessin de broderie…

– De la broderie, on lui en fichera ! Est-ce que tu mecrois assez bête pour ne pas comprendre ce qu’il vient chercherici ?… Et toi, prends garde ! »

Il marchait sur elle, les poings serrés, et elle reculait, touteblanche, étonnée de l’éclat de cet emportement, dans la calmeindifférence où ils vivaient l’un et l’autre. Mais il s’apaisaitdéjà, il s’adressait à son compagnon.

« C’est vrai, des gaillards qui tombent dans un ménage,avec l’air de croire que la femme va tout de suite se jeter à leurtête, et que le mari, très honoré, fermera les yeux ! Moi, çame fait bouillir le sang… Voyez-vous, dans un cas pareil,j’étranglerais ma femme, oh ! du coup ! Et que ce petitmonsieur n’y revienne pas, ou je lui règle son affaire… N’est-cepas ? c’est dégoûtant. »

Jacques, très gêné de la scène, ne savait quelle contenancetenir. Était-ce pour lui, cette exagération de colère ? lemari voulait-il lui donner un avertissement ? Il se rassura,lorsque ce dernier reprit d’une voix gaie :

« Grande bête, je sais bien que tu le flanquerais toi-mêmeà la porte… Va, donne-nous des verres, trinque avecnous. »

Il tapait sur l’épaule de Jacques, et Séverine, remise elleaussi, souriait aux deux hommes. Puis, ils burent ensemble, ilspassèrent une heure très douce.

Ce fut ainsi que Roubaud rapprocha sa femme et le camarade, d’unair de bonne amitié, sans paraître songer aux suites possibles.Cette question de la jalousie devint justement la cause d’uneintimité plus étroite, de toute une tendresse secrète, resserrée deconfidences, entre Jacques et Séverine ; car celui-ci, l’ayantrevue, le surlendemain, la plaignit d’avoir été si brutalementtraitée ; tandis qu’elle, les yeux noyés, confessait, par ledébordement involontaire de ses plaintes, combien peu elle avaittrouvé de bonheur dans son ménage. Dès ce moment, ils eurent unsujet de conversation à eux seuls, une complicité d’amitié, où ilsfinissaient par s’entendre sur un signe. À chaque visite, ill’interrogeait d’un regard, pour savoir si elle n’avait eu aucunsujet nouveau de tristesse. Elle répondait de même, d’un simplemouvement des paupières. Puis, leurs mains se cherchèrent derrièrele dos du mari, s’enhardirent, ils correspondirent par de longuespressions, en se disant, du bout de leurs doigts tièdes, l’intérêtcroissant qu’ils prenaient aux moindres petits faits de leurexistence. Rarement, ils avaient la fortune de se rencontrer uneminute, en dehors de la présence de Roubaud. Toujours ils leretrouvaient là, entre eux, dans cette salle à mangermélancolique ; et ils ne faisaient rien pour lui échapper,n’ayant pas même la pensée de se donner un rendez-vous, au fond dequelque coin reculé de la gare. C’était, jusque-là, une affectionvéritable, un entraînement de sympathie vive, qu’il gênait à peine,puisqu’un regard, un serrement de main, leur suffisait encore pourse comprendre.

La première fois que Jacques chuchota à l’oreille de Séverinequ’il l’attendrait le jeudi suivant, à minuit, derrière le dépôt,elle se révolta, elle retira sa main violemment. C’était sa semainede liberté, celle du service de nuit. Mais un grand trouble l’avaitprise, à la pensée de sortir de chez elle, d’aller retrouver cegarçon si loin, à travers les ténèbres de la gare. Elle éprouvaitune confusion qu’elle n’avait jamais eue, la peur des viergesignorantes dont le cœur bat ; et elle ne céda point tout desuite, il dut la prier pendant près de quinze jours, avant qu’elleconsentît, malgré l’ardent désir où elle était elle-même de cettepromenade nocturne. Juin commençait, les soirées devenaientbrûlantes, à peine rafraîchies par la brise de mer. Trois foisdéjà, il l’avait attendue, espérant toujours qu’elle lerejoindrait, malgré son refus. Ce soir-là, elle avait dit nonencore ; mais la nuit était sans lune, une nuit de cielcouvert, où pas une étoile ne luisait, sous la brume ardente quialourdissait le ciel. Et, comme il était debout, dans l’ombre, illa vit enfin venir, vêtue de noir, d’un pas muet. Il faisait sisombre, qu’elle l’aurait frôlé sans le reconnaître, s’il ne l’avaitarrêtée dans ses bras, en lui donnant un baiser. Elle eut un légercri, frissonnante. Puis, rieuse, elle laissa ses lèvres sur lessiennes. Seulement, ce fut tout, jamais elle n’accepta des’asseoir, sous un des hangars qui les entouraient. Ils marchèrent,ils causèrent à voix très basse, serrés l’un contre l’autre. Il yavait là un vaste espace occupé par le dépôt et ses dépendances,tout le terrain compris entre la rue Verte et la rueFrançois-Mazeline, qui coupent chacune la ligne d’un passage àniveau : sorte d’immense terrain vague, encombré de voies degarage, de réservoirs, de prises d’eau, de constructions de toutessortes, les deux grandes remises pour les machines, la petitemaison des Sauvagnat entourée d’un potager large comme la main, lesmasures où étaient installés les ateliers de réparation, le corpsde garde où dormaient les mécaniciens et les chauffeurs ; etrien n’était plus facile que de se dissimuler, de se perdre ainsiqu’au fond d’un bois, parmi ces ruelles désertes, aux inextricablesdétours. Pendant une heure, ils y goûtèrent une solitudedélicieuse, à soulager leurs cœurs des paroles amies, amasséesdepuis si longtemps ; car elle ne voulait entendre parler qued’affection, elle lui avait tout de suite déclaré qu’elle ne seraitjamais à lui, que cela serait trop vilain de salir cette pureamitié dont elle était si fière, ayant le besoin de s’estimer.Puis, il l’accompagna jusqu’à la rue Verte, leurs bouches serejoignirent, en un baiser profond. Et elle rentra.

À cette même heure, dans le bureau des sous-chefs, Roubaudcommençait à sommeiller, au fond du vieux fauteuil de cuir, d’où ilse levait vingt fois par nuit, les membres rompus. Jusqu’à neufheures, il avait à recevoir et à expédier les trains du soir. Letrain de marée l’occupait particulièrement : c’étaient lesmanœuvres, les attelages, les feuilles d’expédition à surveiller deprès. Puis, lorsque l’express de Paris était arrivé et débranché,il soupait seul dans le bureau, sur un coin de table, avec unmorceau de viande froide, descendu de chez lui, entre deux tranchesde pain. Le dernier train, un omnibus de Rouen, entrait en gare àminuit et demi. Et les quais déserts tombaient à un grand silence,on ne laissait allumés que de rares becs de gaz, la gare entières’endormait, dans ce frissonnement des demi-ténèbres. De tout lepersonnel, il ne restait que deux surveillants et quatre ou cinqhommes d’équipe, sous les ordres du sous-chef. Encoreronflaient-ils à poings fermés, sur les planches du corps degarde ; tandis que Roubaud, forcé de les réveiller à lamoindre alerte, ne sommeillait que l’oreille aux aguets. De peurque la fatigue ne l’assommât, vers le jour, il réglait sonréveille-matin à cinq heures, heure à laquelle il devait êtredebout, pour recevoir le premier train de Paris. Mais, parfois,depuis quelque temps surtout, il ne pouvait dormir, prisd’insomnie, se retournant dans son fauteuil. Alors, il sortait,faisait une ronde, poussait jusqu’au poste de l’aiguilleur, où ilcausait un instant. Le vaste ciel noir, la paix souveraine de lanuit finissaient par calmer sa fièvre. À la suite d’une lutte avecdes maraudeurs, on l’avait armé d’un revolver, qu’il portait toutchargé dans sa poche. Et, jusqu’à l’aube souvent, il se promenaitainsi, s’arrêtant dès qu’il croyait voir remuer la nuit, reprenantsa marche avec le vague regret de n’avoir pas à faire le coup defeu, soulagé lorsque le ciel blanchissait et tirait de l’ombre legrand fantôme pâle de la gare. Maintenant que le jour se levait dèstrois heures, il rentrait se jeter dans son fauteuil, où il dormaitd’un sommeil de plomb, jusqu’à ce que son réveille-matin le mîtdebout, effaré.

Tous les quinze jours, le jeudi et le samedi, Séverinerejoignait Jacques ; et, une nuit, comme elle lui parlait durevolver dont son mari était armé, ils s’en inquiétèrent. Jamais, àla vérité, Roubaud n’allait jusqu’au dépôt. Cela n’en donna pasmoins à leurs promenades une apparence de danger, qui en doublaitle charme. Ils avaient surtout trouvé un coin adorable :c’était, derrière la maison des Sauvagnat, une sorte d’allée, entredes tas énormes de charbon de terre, qui en faisaient la ruesolitaire d’une ville étrange, aux grands palais carrés de marbrenoir. On s’y trouvait absolument caché, et il y avait, au bout, unepetite remise à outils, dans laquelle un empilement de sacs videsaurait fait une couche très molle. Mais, un samedi qu’une aversebrusque les forçait à s’y réfugier, elle s’était obstinée à resterdebout, n’abandonnant toujours que ses lèvres, dans des baiserssans fin. Elle ne mettait pas là sa pudeur, elle donnait à boireson souffle, goulûment, comme par amitié. Et, lorsque, brûlant decette flamme, il tentait de la prendre, elle se défendait, ellepleurait, en répétant chaque fois les mêmes raisons. Pourquoivoulait-il lui faire tant de peine ? Cela lui semblait sitendre, de s’aimer, sans toute cette saleté du sexe ! Souilléeà seize ans par la débauche de ce vieux dont le spectre sanglant lahantait, violentée plus tard par les appétits brutaux de son mari,elle avait gardé une candeur d’enfant, une virginité, toute lahonte charmante de la passion qui s’ignore. Ce qui la ravissait,chez Jacques, c’était sa douceur, son obéissance à ne pas égarerses mains sur elle, dès qu’elle les prenait simplement entre lessiennes, si faibles. Pour la première fois, elle aimait, et elle nese livrait point, parce que, justement, cela lui aurait gâté sonamour, d’être tout de suite à celui-ci, de la même façon qu’elleavait appartenu aux deux autres. Son désir inconscient était deprolonger à jamais cette sensation si délicieuse, de redevenirtoute jeune, avant la souillure, d’avoir un bon ami, ainsi qu’on ena à quinze ans, et qu’on embrasse à pleine bouche derrière lesportes. Lui, en dehors des instants de fièvre, n’avait pointd’exigence, se prêtait à ce bonheur voluptueusement différé. Ainsiqu’elle, il semblait retourner à l’enfance, commençant l’amour,qui, jusque-là, était resté pour lui une épouvante. S’il semontrait docile, retirant ses mains, dès qu’elle les écartait,c’était qu’une peur sourde demeurait au fond de sa tendresse, ungrand trouble, où il craignait de confondre le désir avec sonancien besoin de meurtre. Celle-ci, qui avait tué, était comme lerêve de sa chair. Sa guérison, chaque jour, lui paraissait pluscertaine, puisqu’il l’avait tenue des heures à son cou, que sabouche, sur la sienne, buvait son âme, sans que sa furieuse enviese réveillât d’en être le maître en l’égorgeant. Mais il n’osaittoujours pas ; et cela était si bon d’attendre, de laisser àleur amour même le soin de les unir, quand la minute viendrait,dans l’évanouissement de leur volonté, aux bras l’un de l’autre.Ainsi, les rendez-vous heureux se succédaient, ils ne se lassaientpas de se retrouver pour un moment, de marcher ensemble par lesténèbres, entre les grands tas de charbon qui assombrissaient lanuit, autour d’eux.

Une nuit de juillet, Jacques, pour arriver au Havre à onzeheures cinq, l’heure réglementaire, dut pousser la Lison, comme sila chaleur étouffante l’eût rendue paresseuse. Depuis Rouen, sur sagauche, un orage l’accompagnait, suivant la vallée de la Seine,avec de larges éclairs éblouissants ; et, de temps à autre, ilse retournait, pris d’inquiétude, car Séverine, ce soir-là, devaitvenir le rejoindre. Sa peur était que cet orage, s’il éclatait troptôt, ne l’empêchât de sortir. Aussi, lorsqu’il eut réussi à entreren gare, avant la pluie, s’impatienta-t-il contre les voyageurs,qui n’en finissaient point de débarrasser les wagons.

Roubaud était là, sur le quai, cloué pour la nuit.

« Diable ! dit-il en riant, vous êtes bien presséd’aller vous coucher… Dormez bien.

– Merci. »

Et Jacques, après avoir refoulé le train, siffla et se rendit audépôt. Les vantaux de l’immense porte étaient ouverts, la Lisons’engouffra sous le hangar fermé, une sorte de galerie à deuxvoies, longue environ de soixante-dix mètres, et qui pouvaitcontenir six machines. Il y faisait très sombre, quatre becs de gazéclairaient à peine les ténèbres, qu’ils semblaient accroître degrandes ombres mouvantes ; et seuls, par moments, les largeséclairs enflammaient le vitrage du toit et les hautes fenêtres, àdroite et à gauche : on distinguait alors, comme dans uneflambée d’incendie, les murs lézardés, les charpentes noires decharbon, toute la misère caduque de cette bâtisse, devenueinsuffisante. Deux machines étaient déjà là, froides,endormies.

Tout de suite, Pecqueux se mit à éteindre le foyer. Il tisonnaitviolemment, et des braises, s’échappant du cendrier, tombaientdessous, dans la fosse.

« J’ai trop faim, je vas casser une croûte, dit-il. Est-ceque vous en êtes ? »

Jacques ne répondit pas. Malgré sa hâte, il ne voulait pasquitter la Lison, avant que les feux fussent renversés et lachaudière vidée. C’était un scrupule, une habitude de bonmécanicien, dont il ne se départait jamais. Lorsqu’il avait letemps, il ne s’en allait même qu’après l’avoir visitée, essuyée,avec le soin qu’on met à panser une bête favorite.

L’eau coula dans la fosse, à gros bouillons, et il dit seulementalors :

« Dépêchons, dépêchons. »

Un formidable coup de tonnerre lui coupa la parole. Cette fois,les hautes fenêtres, sur le ciel en flamme, s’étaient détachées sinettement, qu’on aurait pu en compter les vitres cassées, trèsnombreuses. À gauche, le long des étaux, qui servaient pour lesréparations, une feuille de tôle, laissée debout, résonna avec lavibration persistante d’une cloche. Toute l’antique charpente ducomble avait craqué.

« Bougre ! » dit simplement le chauffeur.

Le mécanicien eut un geste de désespoir. C’était fini, d’autantplus que, maintenant, une pluie diluvienne s’abattait sur lehangar. Le roulement de l’averse menaçait de crever le vitrage dutoit. Là-haut, également, des carreaux devaient être brisés, car ilpleuvait sur la Lison, de grosses gouttes, en paquets. Un ventfurieux entrait par les portes laissées ouvertes, on aurait dit quela carcasse de la vieille bâtisse allait être emportée.

Pecqueux achevait d’accommoder la machine.

« Voilà ! on verra clair demain… Pas besoin de luifaire davantage la toilette… »

Et, revenant à son idée :

« Faut manger… Il pleut trop, pour aller se coller sur sapaillasse. »

La cantine, en effet, se trouvait là, contre le dépôtmême ; tandis que la Compagnie avait dû louer une maison, rueFrançois-Mazeline, où étaient installés des lits pour lesmécaniciens et les chauffeurs qui passaient la nuit au Havre. Parun tel déluge, on aurait eu le temps d’être trempé jusqu’auxos.

Jacques dut se décider à suivre Pecqueux, qui avait pris lepetit panier de son chef, comme pour lui éviter le soin de leporter. Il savait que ce panier contenait encore deux tranches deveau froid, du pain, une bouteille entamée à peine ; etc’était ce qui lui donnait faim, simplement. La pluie redoublait,un coup de tonnerre encore venait d’ébranler le hangar. Quand lesdeux hommes s’en allèrent, à gauche, par la petite porte quiconduisait à la cantine, la Lison se refroidissait déjà. Elles’endormit, abandonnée, dans les ténèbres que les violents éclairsilluminaient, sous les grosses gouttes qui trempaient ses reins.Près d’elle, une prise d’eau, mal fermée, ruisselait et entretenaitune mare, coulant entre ses roues, dans la fosse.

Mais, avant d’entrer à la cantine, Jacques voulut sedébarbouiller. Il y avait toujours là, dans une pièce, de l’eauchaude, avec des baquets. Il tira un savon de son panier, il sedécrassa les mains et la face, noires du voyage ; et, comme ilavait la précaution, recommandée aux mécaniciens, d’emporter unvêtement de rechange, il put se changer des pieds à la tête, ainsiqu’il le faisait du reste, par coquetterie, chaque soir derendez-vous, en arrivant au Havre. Déjà, Pecqueux attendait dans lacantine, ne s’étant lavé que le bout du nez et le bout desdoigts.

Cette cantine consistait simplement en une petite salle nue,peinte en jaune, où il n’y avait qu’un fourneau pour faire chaufferles aliments, et qu’une table, scellée au sol, recouverte d’unefeuille de zinc, en guise de nappe. Deux bancs complétaient lemobilier. Les hommes devaient apporter leur nourriture, etmangeaient sur du papier, avec la pointe de leur couteau. Une largefenêtre éclairait la pièce.

« En voilà une sale pluie ! » cria Jacques en seplantant à la fenêtre.

Pecqueux s’était assis sur un banc, devant la table.

« Vous ne mangez pas, alors ?

– Non, mon vieux, finissez mon pain et ma viande, si lecœur vous en dit… Je n’ai pas faim. »

L’autre, sans se faire prier, se jeta sur le veau, acheva labouteille. Souvent, il avait de pareilles aubaines, car son chefétait petit mangeur ; et il l’aimait davantage, dans sondévouement de chien, pour toutes les miettes qu’il ramassait ainsiderrière lui. La bouche pleine, il reprit, après unsilence :

« La pluie, qu’est-ce que ça fiche, puisque nous voilàgarés ? C’est vrai que, si ça continue, moi, je vous lâche, jevas à côté. »

Il se mit à rire, car il ne se cachait pas, il avait dû luiconfier sa liaison avec Philomène Sauvagnat, pour qu’il nes’étonnât point de le voir découcher si souvent, les nuits où ilallait la retrouver. Comme elle occupait, chez son frère, une piècedu rez-de-chaussée, près de la cuisine, il n’avait qu’à taper auvolet : elle ouvrait, il entrait d’une enjambée, simplement.C’était par là, disait-on, que toutes les équipes de la gareavaient sauté. Mais, maintenant, elle s’en tenait au chauffeur, quisuffisait, semblait-il.

« Nom de Dieu de nom de Dieu ! » jura sourdementJacques, en voyant le déluge reprendre avec plus de violence, aprèsune accalmie.

Pecqueux, qui tenait au bout de son couteau la dernière bouchéede viande, eut de nouveau un rire bon enfant.

« Dites, c’est donc que vous aviez de l’occupation, cesoir ? Hein ! à nous deux, on ne peut guère nousreprocher d’user les matelas, là-bas, rueFrançois-Mazeline. »

Vivement, Jacques quitta la fenêtre.

« Pourquoi ça ?

– Dame, vous voilà comme moi, depuis ce printemps, à n’yrentrer qu’à des deux et trois heures du matin. »

Il devait savoir quelque chose, peut-être avait-il surpris unrendez-vous. Dans chaque dortoir, les lits allaient par couple,celui du chauffeur près de celui du mécanicien ; car onresserrait le plus possible l’existence de ces deux hommes,destinés à une entente de travail si étroite. Aussi n’était-il pasétonnant que celui-ci s’aperçût de la conduite irrégulière de sonchef, très rangé jusque-là.

« J’ai des maux de tête, dit le mécanicien au hasard. Ça mefait du bien, de marcher la nuit. »

Mais déjà le chauffeur se récriait.

« Oh ! vous savez, vous êtes bien libre… Ce que j’endis, c’est pour la farce… Même que, si vous aviez de l’ennui unjour, faut pas se gêner de vous adresser à moi ; parce que jesuis bon là, pour tout ce que vous voudrez. »

Sans s’expliquer plus clairement, il se permit de lui prendre lamain, la serra à l’écraser, dans le don entier de sa personne.Puis, il froissa et jeta le papier gras qui avait enveloppé laviande, remit la bouteille vide dans le panier, fit ce petit ménageen serviteur soigneux, habitué au balai et à l’éponge. Et, comme lapluie s’entêtait, bien que les coups de tonnerre eussentcessé :

« Alors, je file, je vous laisse à vos affaires.

– Oh ! dit Jacques, puisque ça continue, je vais allerm’étendre sur le lit de camp. »

C’était, à côté du dépôt, une salle avec des matelas, protégéspar des housses de toile, où les hommes venaient se reposer toutvêtus, lorsqu’ils n’avaient à attendre, au Havre, que trois ouquatre heures. En effet, dès qu’il eut vu disparaître le chauffeurdans le ruissellement, vers la maison des Sauvagnat, il se risqua àson tour, courut au corps de garde. Mais il ne se coucha pas, setint sur le seuil de la porte grande ouverte, étouffé par l’épaissechaleur qui régnait là. Dans le fond, un mécanicien, allongé sur ledos, ronflait, la bouche élargie.

Quelques minutes encore se passèrent, et Jacques ne pouvait serésigner à perdre son espoir. Dans son exaspération contre cedéluge imbécile, grandissait une folle envie d’aller quand même aurendez-vous, d’avoir au moins la joie d’y être, lui, s’il necomptait plus y trouver Séverine. C’était un élancement de tout soncorps, il finit par sortir sous l’averse, il arriva à leur coinpréféré, suivit l’allée noire que formaient les tas de charbon. Et,comme les grosses gouttes, cinglant de face, l’aveuglaient, ilpoussa jusqu’à la remise aux outils, où, une fois déjà, il s’étaitabrité avec elle. Il lui semblait qu’il y serait moins seul.

Jacques entrait dans l’obscurité profonde de ce réduit, lorsquedeux bras légers l’enveloppèrent, et des lèvres chaudes se posèrentsur ses lèvres. Séverine était là.

« Mon Dieu ! vous étiez venue ?

– Oui, j’ai vu monter l’orage, je suis accourue ici, avantla pluie… Comme vous avez tardé ! »

Elle soupirait d’une voix défaillante, jamais il ne l’avait euesi abandonnée à son cou. Elle glissa, elle se trouva assise sur lessacs vides, sur cette couche molle qui occupait tout un angle. Etlui, tombé près d’elle, sans que leurs bras se fussent dénoués,sentait ses jambes en travers des siennes. Ils ne pouvaient sevoir, leurs haleines les enveloppaient comme d’un vertige, dansl’anéantissement de tout ce qui les entourait.

Mais, sous l’ardent appel de leur baiser, le tutoiement étaitmonté à leur bouche, comme le sang mêlé de leurs cœurs.

« Tu m’attendais…

– Oh ! je t’attendais, je t’attendais… »

Et, tout de suite, dès la première minute, presque sans paroles,ce fut elle qui l’attira d’une secousse, qui le força à la prendre.Elle n’avait point prévu cela. Quand il était arrivé, elle necomptait même plus qu’elle le verrait ; et elle venait d’êtreemportée dans la joie inespérée de le tenir, dans un brusque etirrésistible besoin d’être à lui, sans calcul ni raisonnement. Celaétait parce que cela devait être. La pluie redoublait sur le toitde la remise, le dernier train de Paris qui entrait en gare passa,grondant et sifflant, ébranlant le sol.

Lorsque Jacques se releva, il écouta avec surprise le roulementde l’averse. Où était-il donc ? Et, comme il retrouvait parterre, sous sa main, le manche d’un marteau qu’il avait senti ens’asseyant, il fut inondé de félicité. Alors, c’était fait ?il avait possédé Séverine et il n’avait pas pris ce marteau pourlui casser le crâne. Elle était à lui sans bataille, sans cetteenvie instinctive de la jeter sur son dos, morte, ainsi qu’uneproie qu’on arrache aux autres. Il ne sentait plus sa soif devenger des offenses très anciennes dont il aurait perdu l’exactemémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis la premièretromperie au fond des cavernes. Non, la possession de celle-ciétait d’un charme puissant, elle l’avait guéri, parce qu’il lavoyait autre, violente dans sa faiblesse, couverte du sang d’unhomme qui lui faisait comme une cuirasse d’horreur. Elle ledominait, lui qui n’avait point osé. Et ce fut avec unereconnaissance attendrie, un désir de se fondre en elle, qu’il lareprit dans ses bras.

Séverine, elle aussi, s’abandonnait, bien heureuse, délivréed’une lutte dont elle ne comprenait plus la raison. Pourquois’était-elle donc refusée si longtemps ? Elle s’était promise,elle aurait dû se donner, puisqu’il ne devait y avoir que plaisiret douceur. Maintenant, elle comprenait bien qu’elle en avaittoujours eu l’envie, même lorsqu’il lui semblait si bon d’attendre.Son cœur, son corps ne vivaient que d’un besoin d’amour absolu,continu, et c’était une cruauté affreuse, ces événements qui lajetaient, effarée, à toutes ces abominations. Jusque-là,l’existence avait abusé d’elle, dans la boue, dans le sang, avecune violence telle, que ses beaux yeux bleus, restés naïfs, engardaient un élargissement de terreur, sous son casque tragique decheveux noirs. Elle était restée vierge malgré tout, elle venait dese donner pour la première fois, à ce garçon, qu’elle adorait, dansle désir de disparaître en lui, d’être sa servante. Elle luiappartenait, il pouvait disposer d’elle, à son caprice.

« Oh ! mon chéri, prends-moi, garde-moi, je ne veuxque ce que tu veux.

– Non, non ! chérie, c’est toi la maîtresse, je nesuis là que pour t’aimer et t’obéir. »

Des heures se passèrent. La pluie avait cessé depuis longtemps,un grand silence enveloppait la gare, que troublait seule une voixlointaine, indistincte, montant de la mer. Ils étaient encore auxbras l’un de l’autre, lorsqu’un coup de feu les mit debout,frémissants. Le jour allait paraître, une tache pâle blanchissaitle ciel, au-dessus de l’embouchure de la Seine. Qu’était-ce doncque ce coup de feu ? Leur imprudence, cette folie de s’êtreainsi attardés, leur montrait, dans une brusque imagination, lemari les poursuivant à coups de revolver.

« Ne sors pas ! Attends, je vais voir. »

Jacques, prudemment, s’était avancé jusqu’à la porte. Et là,dans l’ombre épaisse encore, il entendit approcher un galopd’hommes, il reconnut la voix de Roubaud, qui poussait lessurveillants, en leur criant que les maraudeurs étaient trois,qu’il les avait parfaitement vus volant du charbon. Depuis quelquessemaines surtout, pas de nuit ne se passait sans qu’il eût de lasorte des hallucinations de brigands imaginaires. Cette fois, sousl’empire d’une frayeur soudaine, il avait tiré au hasard, dans lesténèbres.

« Vite, vite ! ne restons pas là, murmura le jeunehomme. Ils vont visiter la remise… Sauve-toi ! »

D’un grand élan, ils s’étaient repris, s’étouffant à pleinsbras, à pleines lèvres. Puis, Séverine, légère, fila le long dudépôt, protégée par le vaste mur ; tandis que lui, doucement,se dissimulait au milieu des tas de charbon. Et il était temps, envérité, car Roubaud voulait en effet visiter la remise. Il juraitque les maraudeurs devaient y être. Les lanternes des surveillantsdansaient au ras du sol. Il y eut une querelle. Tous finirent parreprendre le chemin de la gare, irrités de cette poursuiteinutile.

Et, comme Jacques, rassuré, se décidait à aller enfin se coucherrue François-Mazeline, il fut surpris de se heurter presque dansPecqueux, qui achevait de rattacher ses vêtements, avec de sourdsjurons.

« Quoi donc, mon vieux ?

– Ah ! nom de Dieu ! ne m’en parlez pas ! Cesont ces imbéciles qui ont réveillé Sauvagnat. Il m’a entendu avecsa sœur, il est descendu en chemise, et je me suis dépêché desauter par la fenêtre… Tenez ! écoutez un peu. »

Des cris, des sanglots de femme qu’on corrige s’élevaient,pendant qu’une grosse voix d’homme grondait des injures.

« Hein ? ça y est, il lui allonge sa raclée. Elle abeau avoir trente-deux ans, il lui donne le fouet comme à unepetite fille, quand il la surprend… Ah ! tant pis, je ne m’enmêle pas : c’est son frère !

– Mais, dit Jacques, je croyais qu’il vous tolérait, vous,qu’il ne se fâchait que lorsqu’il la trouvait avec un autre.

– Oh ! on ne sait jamais. Des fois, il fait semblantde ne pas me voir. Puis, vous entendez, des fois, il cogne… Ça nel’empêche pas d’aimer sa sœur. Elle est sa sœur, il préféreraittout lâcher que de se séparer d’elle. Seulement, il veut de laconduite… Nom de Dieu ! je crois qu’elle a son compte,aujourd’hui. »

Les cris cessaient, dans de grands soupirs de plainte, et lesdeux hommes s’éloignèrent. Dix minutes plus tard, ils dormaientprofondément, côte à côte, au fond du petit dortoir badigeonné dejaune, meublé simplement de quatre lits, de quatre chaises et d’unetable, où il y avait une seule cuvette en zinc.

Alors, chaque nuit de rendez-vous, Jacques et Séverine goûtèrentde grandes félicités. Ils n’eurent pas toujours, autour d’eux,cette protection de la tempête. Des cieux étoilés, des luneséclatantes, les gênèrent ; mais, à ces rendez-vous-là, ilsfilaient dans les raies d’ombre, ils cherchaient les coinsd’obscurité, où il était si bon de se serrer l’un contre l’autre.Et il y eut ainsi, en août et en septembre, des nuits adorables,d’une telle douceur, qu’ils se seraient laissé surprendre par lesoleil, alanguis, si le réveil de la gare, de lointains souffles demachine, ne les avaient séparés. Même les premiers froids d’octobrene leur déplurent pas. Elle venait plus couverte, enveloppée d’ungrand manteau, dans lequel lui-même disparaissait à moitié. Puis,ils se barricadaient au fond de la remise aux outils, qu’il avaittrouvé le moyen de fermer à l’intérieur, à l’aide d’une barre defer. Ils y étaient comme chez eux, les ouragans de novembre, lescoups de vent pouvaient arracher les ardoises des toitures, sansmême leur effleurer la nuque. Cependant, lui, depuis le premiersoir, avait une envie, celle de la posséder chez elle, dans cetétroit logement, où elle lui semblait autre, plus désirable, avecson calme souriant de bourgeoise honnête ; et elle s’y étaittoujours refusée, moins par crainte de l’espionnage du couloir, quedans un scrupule dernier de vertu, réservant le lit conjugal. Mais,un lundi, en plein jour, comme il devait déjeuner là et que le maritardait à monter, retenu par le chef de gare, il plaisanta, laporta sur ce lit, dans une folie de témérité dont ils riaient tousles deux ; si bien qu’ils s’y oublièrent. Dès lors, elle nerésista plus, il monta la rejoindre, après minuit sonné, les jeudiset les samedis. Cela était horriblement dangereux : ilsn’osaient bouger, à cause des voisins ; ils y éprouvèrent unredoublement de tendresse, des jouissances nouvelles. Souvent, uncaprice de courses nocturnes, un besoin de fuir en bêtes échappées,les ramenait au-dehors, dans la solitude noire des nuits glacées.En décembre, par une gelée terrible, ils s’y aimèrent.

Depuis quatre mois déjà, Jacques et Séverine vivaient ainsi,d’une passion croissante. Ils étaient véritablement neufs tous lesdeux, dans l’enfance de leur cœur, cette innocence étonnée dupremier amour, ravie des moindres caresses. En eux, continuait lecombat de soumission, à qui se sacrifierait davantage. Lui, n’endoutait plus, avait trouvé la guérison de son affreux malhéréditaire ; car, depuis qu’il la possédait, la pensée dumeurtre ne l’avait plus troublé. Était-ce donc que la possessionphysique contentait ce besoin de mort ? Posséder, tuer, celas’équivalait-il, dans le fond sombre de la bête humaine ? Ilne raisonnait pas, trop ignorant, n’essayait pas d’entrouvrir laporte d’épouvante. Parfois, entre ses bras, il retrouvait labrusque mémoire de ce qu’elle avait fait, de cet assassinat, avouédu regard seul, sur le banc du square des Batignolles ; et iln’éprouvait même pas l’envie d’en connaître les détails. Elle, aucontraire, semblait de plus en plus tourmentée du besoin de toutdire. Lorsqu’elle le serrait d’une étreinte, il sentait bienqu’elle était gonflée et haletante de son secret, qu’elle nevoulait ainsi entrer en lui que pour se soulager de la chose dontelle étouffait. C’était un grand frisson qui lui partait des reins,qui soulevait sa gorge d’amoureuse, dans le flot confus de soupirsmontant à ses lèvres. La voix expirante, au milieu d’un spasme,n’allait-elle point parler ? Mais, vite, d’un baiser, ilfermait sa bouche, y scellait l’aveu, saisi d’une inquiétude.Pourquoi mettre cet inconnu entre eux ? pouvait-on affirmerque cela ne changerait rien à leur bonheur ? Il flairait undanger, un frémissement le reprenait, à l’idée de remuer avec elleces histoires de sang. Et elle le devinait sans doute, elleredevenait, contre lui, caressante et docile, en créature d’amour,uniquement faite pour aimer et être aimée. Une folie de possessionalors les emportait, ils demeuraient parfois évanouis aux bras l’unde l’autre.

Roubaud, depuis l’été, s’était encore épaissi, et à mesure quesa femme retournait à la gaieté, à la fraîcheur de ses vingt ans,lui vieillissait, semblait plus sombre. En quatre mois, comme ellele disait, il avait beaucoup changé. Il donnait toujours decordiales poignées de main à Jacques, l’invitait, n’était heureuxque lorsqu’il l’avait à sa table. Seulement, cette distraction nelui suffisait plus, il sortait souvent, dès la dernière bouchée,laissait parfois le camarade avec sa femme, sous le prétexte qu’ilétouffait et qu’il avait besoin d’aller prendre l’air. La véritéétait que, maintenant, il fréquentait un petit café du coursNapoléon, où il retrouvait M. Cauche, le commissaire desurveillance. Il buvait peu, des petits verres de rhum ; maisun goût du jeu lui était venu, qui tournait à la passion. Il ne seranimait, n’oubliait tout que les cartes à la main, enfoncé dansdes parties de piquet interminables. M. Cauche, un effrénéjoueur, avait décidé qu’on intéresserait les parties ; on enétait venu à jouer cent sous ; et, dès lors, Roubaud, étonnéde ne pas se connaître, avait brûlé de la rage du gain, cettefièvre chaude de l’argent gagné, qui ravage un homme jusqu’à luifaire risquer sa situation, sa vie, dans un coup de dés. Jusque-là,son service n’en avait pas souffert : il s’échappait dès qu’ilétait libre, ne rentrait qu’à des deux ou trois heures du matin,les nuits où il ne veillait pas. Sa femme ne s’en plaignait point,elle lui reprochait uniquement de rentrer plus maussade ; caril avait une déveine extraordinaire, il finissait pars’endetter.

Un soir, une première querelle éclata entre Séverine et Roubaud.Sans le haïr encore, elle en arrivait à le supporter difficilement,car elle le sentait peser sur sa vie, elle aurait été si légère, siheureuse, s’il ne l’avait pas accablée de sa présence ! Dureste, elle n’éprouvait aucun remords à le tromper :n’était-ce pas sa faute, ne l’avait-il pas presque poussée à lachute ? Dans leur lente désunion, pour guérir de ce malaisequi les désorganisait, chacun d’eux se consolait, s’égayait à saguise. Puisqu’il avait le jeu, elle pouvait bien avoir un amant.Mais, ce qui la fâchait surtout, ce qu’elle n’acceptait pas sansrévolte, c’était la gêne où la mettaient ses pertes continuelles.Depuis que les pièces de cent sous du ménage filaient au café ducours Napoléon, elle ne savait parfois comment payer sablanchisseuse. Toutes sortes de douceurs, de petits objets detoilette, lui manquaient. Et, ce soir-là, ce fut justement à proposde l’achat nécessaire d’une paire de bottines, qu’ils en vinrent àse quereller. Lui, sur le point de sortir, ne trouvant pas decouteau de table pour se couper un morceau de pain, avait pris legrand couteau, l’arme, qui traînait dans un tiroir du buffet. Ellele regardait, tandis qu’il refusait les quinze francs des bottines,ne les ayant pas, ne sachant où les prendre ; elle répétait sademande, obstinément, le forçait à répéter son refus, peu à peuexaspéré ; mais, tout d’un coup, elle lui montra du doigtl’endroit du parquet où dormaient des spectres, elle lui dit qu’ily en avait là, de l’argent, et qu’elle en voulait. Il devint trèspâle, il lâcha le couteau, qui retomba dans le tiroir. Un instant,elle crut qu’il allait la battre, car il s’était approché, bégayantque cet argent-là pouvait bien pourrir, qu’il se trancherait lamain plutôt que de le reprendre ; et il serrait les poings, ilmenaçait de l’assommer, si elle s’avisait, pendant son absence, desoulever la frise, pour voler seulement un centime. Jamais,jamais ! c’était mort et enterré ! Mais elle, d’ailleurs,avait blêmi également, défaillante à la pensée de fouiller là. Lamisère pouvait venir, tous deux crèveraient de faim à côté. Eneffet, ils n’en parlèrent plus, même les jours de grande gêne.Quand ils posaient le pied à cette place, la sensation de brûlureavait grandi, si intolérable, qu’ils finissaient par faire undétour.

Alors, d’autres disputes se produisirent, au sujet de laCroix-de-Maufras. Pourquoi ne vendaient-ils pas la maison ? etils s’accusaient mutuellement de ne rien faire de ce qu’il auraitfallu, pour hâter cette vente. Lui, violemment, refusait toujoursde s’en occuper ; tandis qu’elle, les rares fois où elleécrivait à Misard, n’en obtenait que des réponses vagues :aucun acquéreur ne se présentait, les fruits avaient coulé, leslégumes ne poussaient pas, faute d’arrosage. Peu à peu, le grandcalme où était tombé le ménage, après la crise, se troublait ainsi,semblait emporté par un recommencement terrible de fièvre. Tous lesgermes de malaise, l’argent caché, l’amant introduit, s’étaientdéveloppés, les séparaient maintenant, les irritaient l’un contrel’autre. Et, dans cette agitation croissante, la vie allait devenirun enfer.

D’ailleurs, comme par un contrecoup fatal, tout se gâtait demême autour des Roubaud. Une nouvelle bourrasque de commérages etde discussions soufflait dans le couloir. Philomène venait derompre violemment avec Mme Lebleu, à la suite d’unecalomnie de cette dernière, qui l’accusait de lui avoir vendu unepoule morte de maladie. Mais la vraie raison de la rupture étaitdans un rapprochement de Philomène et de Séverine. Pecqueux ayant,une nuit, reconnu celle-ci au bras de Jacques, elle avait faittaire ses scrupules d’autrefois, elle s’était montrée aimable pourla maîtresse du chauffeur ; et Philomène, très flattée decette liaison avec une dame qui était la beauté et la distinctionsans conteste de la gare, venait de se retourner contre la femme ducaissier, cette vieille gueuse, disait-elle, capable de fairebattre les montagnes. Elle lui donnait tous les torts, elle criaitpartout, à cette heure, que le logement sur la rue appartenait auxRoubaud, que c’était une abomination de ne pas le leur rendre. Leschoses commençaient donc à tourner très mal pourMme Lebleu, d’autant plus que son acharnement àguetter Mlle Guichon, afin de la surprendre avec lechef de gare, menaçait aussi de lui causer des ennuissérieux : elle ne les surprenait toujours pas, mais elle avaitle tort de se laisser surprendre, elle, l’oreille tendue, colléeaux portes ; si bien que M. Dabadie, exaspéré d’êtreainsi espionné, avait dit au sous-chef Moulin que, si Roubaudréclamait encore le logement, il était prêt à contresigner lalettre. Et Moulin, peu bavard d’habitude, ayant répété cela, onavait failli se battre de porte en porte, d’un bout du couloir àl’autre, tellement les passions s’étaient rallumées.

Au milieu de ces secousses croissantes, Séverine n’avait qu’unbon jour, le vendredi. Depuis octobre, elle avait eu la tranquilleaudace d’inventer un prétexte, le premier venu, une douleur augenou, qui nécessitait les soins d’un spécialiste ; et, chaquevendredi, elle partait par l’express de six heures quarante dumatin, que conduisait Jacques, elle passait la journée avec lui àParis, puis revenait par l’express de six heures trente. D’abord,elle s’était crue obligée de donner à son mari des nouvelles de songenou : il allait mieux, il allait plus mal ; ensuite,voyant qu’il ne l’écoutait même pas, elle avait carrément cessé delui en parler. Et, parfois, elle le regardait, elle se demandaits’il savait. Comment ce jaloux féroce, cet homme qui avait tué,aveuglé de sang, dans une rage imbécile, en arrivait-il à luitolérer un amant ? Elle ne pouvait le croire, elle pensaitsimplement qu’il devenait stupide.

Dans les premiers jours de décembre, par une nuit glaciale,Séverine attendit son mari très tard. Le lendemain, un vendredi,avant l’aube, elle devait prendre l’express ; et, cessoirs-là, elle faisait d’habitude une toilette soigneuse, préparaitses vêtements, pour être tout de suite habillée, au saut du lit.Enfin, elle se coucha, finit par s’endormir, vers une heure.Roubaud n’était pas rentré. Déjà deux fois, il n’avait reparu qu’aupetit jour, tout à sa passion grandissante, ne pouvant pluss’arracher du café, dont une petite salle, au fond, se changeaitpeu à peu en un véritable tripot : on y jouait maintenant degrosses sommes, à l’écarté. Heureuse du reste de coucher seule,bercée par l’attente de sa bonne journée du lendemain, la jeunefemme dormait profondément, dans la chaleur douce descouvertures.

Mais trois heures allaient sonner, lorsqu’un bruit singulierl’éveilla. D’abord, elle ne put comprendre, crut rêver, serendormit. C’étaient des pesées sourdes, des craquements de bois,comme si l’on avait voulu forcer une porte. Un éclat, une déchirureplus violente, la mit sur son séant. Et une peur labouleversa : quelqu’un, à coup sûr, faisait sauter la serruredu couloir. Pendant une minute, elle n’osa bouger, écoutant, lesoreilles bourdonnantes. Puis, elle eut le courage de se lever, pourvoir ; elle marcha sans bruit, pieds nus, elle entrouvrit laporte de sa chambre doucement, saisie d’un tel froid, qu’elle enétait toute pâle et amincie encore, sous sa chemise ; et lespectacle qu’elle aperçut, dans la salle à manger, la cloua desurprise et d’effroi.

Par terre, Roubaud, vautré sur le ventre, soulevé sur lescoudes, venait d’arracher la frise, à l’aide d’un ciseau. Unebougie, posée près de lui, l’éclairait, en projetant son ombreénorme jusqu’au plafond. Et, à cette minute, le visage penchéau-dessus du trou qui creusait le parquet d’une fente noire, ilregardait, les yeux élargis. Le sang violaçait ses joues, il avaitsa face d’assassin. Brutalement, il plongea la main, ne trouvarien, dans le frisson qui l’agitait, dut approcher la bougie. Aufond, apparurent le porte-monnaie, les billets, la montre.

Séverine eut un cri involontaire, et Roubaud, terrifié, seretourna. Un moment, il ne la reconnut pas, crut sans doute à unspectre, en la voyant toute blanche, avec ses regardsd’épouvante.

« Qu’est-ce que tu fais donc ? »demanda-t-elle.

Alors, comprenant, évitant de répondre, il ne lâcha qu’ungrognement sourd. Il la regardait, gêné par sa présence, désireuxde la renvoyer au lit. Mais pas une parole raisonnable ne luivenait, il la trouvait simplement à gifler, ainsi grelottante,toute nue.

« N’est-ce pas ? continua-t-elle, tu me refuses desbottines, et tu prends l’argent pour toi, parce que tu asperdu. »

Cela, du coup, l’enragea. Est-ce qu’elle allait lui gâter la vieencore, se mettre en travers de son plaisir, cette femme qu’il nedésirait plus, dont la possession n’était plus qu’une secoussedésagréable ? Puisqu’il s’amusait ailleurs, il n’avait aucunbesoin d’elle. De nouveau, il fouilla, ne prit que leporte-monnaie, contenant les trois cents francs d’or. Et, lorsque,du talon, il eut remis la frise en place, il vint lui jeter auvisage, les dents serrées :

« Tu m’embêtes, je fais ce que je veux. Est-ce que je tedemande, moi, ce que tu vas faire, tout à l’heure, àParis ? »

Puis, avec un furieux haussement d’épaules, il retourna au café,en laissant la bougie par terre.

Séverine la ramassa, alla se remettre au lit, glacée jusqu’aucœur ; et elle la garda allumée, ne pouvant se rendormir,attendant l’heure de l’express, peu à peu brûlante, les yeux grandsouverts. C’était certain maintenant, il y avait eu unedésorganisation progressive, comme une infiltration du crime, quidécomposait cet homme, et qui avait pourri tout lien, entre eux.Roubaud savait.

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