La Bête Humaine

Chapitre 5

 

À onze heures quinze, l’heure précise, le poste du pont del’Europe signala, des deux sons de trompe réglementaires, l’expressdu Havre, qui débouchait du tunnel des Batignolles ; etbientôt les plaques tournantes furent secouées, le train entra engare avec un bref coup de sifflet, grinçant sur les freins, fumant,ruisselant, trempé par une pluie battante dont le déluge ne cessaitpas depuis Rouen.

Les hommes d’équipe n’avaient pas encore tourné les loquets desportières, qu’une d’elles s’ouvrit et que Séverine sauta vivementsur le quai, avant l’arrêt. Son wagon se trouvait en queue, elledut se hâter pour arriver à la machine, au milieu du flot brusquedes voyageurs, descendus des compartiments, dans un embarrasd’enfants et de paquets. Jacques était là, debout sur laplate-forme, attendant pour rentrer au dépôt ; tandis quePecqueux, avec un linge, essuyait des cuivres.

« Alors, c’est entendu, dit-elle, haussée sur la pointe despieds. Je serai rue Cardinet à trois heures, et vous aurezl’obligeance de me présenter à votre chef, pour que je leremercie. »

C’était le prétexte imaginé par Roubaud, un remerciement au chefdu dépôt des Batignolles, à la suite d’un vague service rendu. Decette façon, elle se trouverait confiée à la bonne amitié dumécanicien, elle pourrait resserrer les liens davantage, agir surlui.

Mais Jacques, noir de charbon, trempé d’eau, épuisé d’avoirlutté contre la pluie et le vent, la regardait de ses yeux durs,sans répondre. Il n’avait pu refuser au mari, en partant duHavre ; et cette idée de se trouver seul avec elle, lebouleversait, car il sentait bien qu’il la désirait maintenant.

« N’est-ce pas ? » reprit-elle souriante, avecson doux regard caressant, malgré la surprise et la petiterépugnance qu’elle éprouvait à le trouver si sale, reconnaissable àpeine, « n’est-ce pas ? je compte sur vous. »

Comme elle s’était haussée encore, appuyant sa main gantée surune poignée de fer, Pecqueux, obligeamment, la prévint.

« Prenez garde, vous allez vous salir. »

Alors, Jacques dut répondre. Il le fit d’un ton bourru.

« Oui, rue Cardinet… À moins que cette sacrée pluien’achève de me fondre. Quel chien de temps ! »

Elle fut touchée de l’état minable où il était, elle ajouta,comme s’il avait souffert uniquement pour elle :

« Oh ! êtes-vous fait, et quand j’étais si bien,moi !… Vous savez que j’ai pensé à vous, ça me désespérait, cedéluge… Moi qui étais si contente, à l’idée que vous m’ameniez cematin, et que vous me remmèneriez ce soir, parl’express ! »

Mais cette familiarité gentille, si tendre, ne semblait que letroubler davantage. Il parut soulagé, quand une voix cria :« En arrière ! » D’une main prompte, il tira la tigedu sifflet, tandis que le chauffeur, du geste, écartait la jeunefemme.

« À trois heures !

– Oui, à trois heures ! »

Et, pendant que la machine se remettait en marche, Séverinequitta le quai, la dernière. Dehors, dans la rue d’Amsterdam, commeelle allait ouvrir son parapluie, elle fut contente de voir qu’ilne pleuvait plus. Elle descendit jusqu’à la place du Havre, seconsulta un instant, décida enfin qu’elle ferait mieux de déjeunertout de suite. Il était onze heures vingt-cinq, elle entra dans unbouillon, au coin de la rue Saint-Lazare, où elle commanda des œufssur le plat et une côtelette. Puis, tout en mangeant trèslentement, elle retomba dans les réflexions qui la hantaient depuisdes semaines, la face pâle et brouillée, n’ayant plus son docilesourire de séduction.

C’était la veille, deux jours après leur interrogatoire à Rouen,que Roubaud, jugeant dangereux d’attendre, avait résolu del’envoyer faire une visite à M. Camy-Lamotte, non pas auministère, mais chez lui, rue du Rocher, où il occupait un hôtel,voisin justement de l’hôtel Grandmorin. Elle savait qu’elle l’ytrouverait à une heure, et elle ne se pressait pas, elle préparaitce qu’elle dirait, tâchait de prévoir ce qu’il répondrait, pour nese troubler de rien. La veille, une nouvelle cause d’inquiétudevenait de hâter son voyage : ils avaient appris, par lescommérages de la gare, que Mme Lebleu et Philomèneracontaient partout comme quoi la Compagnie allait renvoyerRoubaud, jugé compromettant ; et le pis était queM. Dabadie, directement interrogé, n’avait pas dit non, ce quidonnait beaucoup de poids à la nouvelle. Il devenait dès lorsurgent qu’elle courût à Paris plaider leur cause et surtoutdemander la protection du puissant personnage, comme autrefoiscelle du président. Mais, sous cette demande, qui servirait tout aumoins à expliquer la visite, il y avait un motif plus impérieux, unbesoin cuisant et insatiable de savoir, ce besoin qui pousse lecriminel à se livrer plutôt que d’ignorer. L’incertitude les tuait,maintenant qu’ils se sentaient découverts, depuis que Jacques leuravait dit le soupçon où l’accusation semblait être d’un secondassassin. Ils s’épuisaient à des conjectures, la lettre trouvée,les faits rétablis ; ils s’attendaient d’heure en heure à desperquisitions, à une arrestation ; et leur supplices’aggravait tellement, les moindres faits autour d’eux prenaientdes airs de si inquiétante menace, qu’ils finissaient par préférerla catastrophe à ces continuelles alarmes. Avoir une certitude, etne plus souffrir.

Séverine acheva sa côtelette, si absorbée, qu’elle se réveillacomme en sursaut, étonnée du lieu public où elle se trouvait. Toutlui devenait amer, les morceaux ne passaient pas, et elle n’eut pasmême le cœur de prendre du café. Mais elle avait eu beau mangeravec lenteur, il était à peine midi un quart, lorsqu’elle sortit durestaurant. Encore trois quarts d’heure à tuer ! Elle quiadorait Paris, qui aimait tant à en courir le pavé, librement, lesrares fois où elle y venait, elle s’y sentait perdue, peureuse,dans une impatience d’en finir et de se cacher. Les trottoirsséchaient déjà, un vent tiède achevait de balayer les nuages. Elledescendit la rue Tronchet, se trouva au marché aux fleurs de laMadeleine, un de ces marchés de mars, si fleuris de primevères etd’azalées, dans les jours pâles de l’hiver finissant. Pendant unedemi-heure, elle marcha au milieu de ce printemps hâtif, reprisepar des songeries vagues, pensant à Jacques comme à un ennemi,qu’elle devait désarmer. Il lui semblait que sa visite rue duRocher était faite, que tout allait bien de ce côté, qu’il luirestait seulement à obtenir le silence de ce garçon ; etc’était une entreprise compliquée, où elle se perdait, la têtetravaillée de plans romanesques. Mais cela était sans fatigue, sanseffroi, d’une douceur berçante. Puis, brusquement, elle vitl’heure, à l’horloge d’un kiosque : une heure dix. Sa coursen’était pas faite, elle retombait durement dans l’angoisse du réel,elle se hâta de remonter vers la rue du Rocher.

L’hôtel de M. Camy-Lamotte se trouvait au coin de cette rueet de la rue de Naples ; et Séverine dut passer devant l’hôtelGrandmorin, muet, vide, les persiennes closes. Elle leva les yeux,elle pressa le pas. Le souvenir de sa dernière visite lui étaitrevenu, cette grande maison se dressait, terrible. Et, comme, àquelque distance, elle se retournait d’un mouvement instinctif,regardant en arrière, ainsi qu’une personne poursuivie par la voixhaute d’une foule, elle aperçut, sur le trottoir d’en face, le juged’instruction de Rouen, M. Denizet, qui montait aussi la rue.Elle en resta saisie. L’avait-il remarquée, jetant un coup d’œil àla maison ? Mais il marchait tranquillement, elle se laissadevancer, le suivit dans un grand trouble. Et, de nouveau, ellereçut un coup au cœur, lorsqu’elle le vit sonner, au coin de la ruede Naples, chez M. Camy-Lamotte.

Une terreur l’avait prise. Jamais elle n’oserait entrermaintenant. Elle s’en retourna, enfila la rue d’Édimbourg,descendit jusqu’au pont de l’Europe. Là seulement, elle se crut àl’abri. Et, ne sachant plus où aller ni que faire, éperdue, elle setint immobile contre une des balustrades, regardant au-dessousd’elle, à travers les charpentes métalliques, le vaste champ de lagare, où des trains évoluaient, continuellement. Elle les suivaitde ses yeux effarés, elle pensait que, sûrement, le juge était làpour l’affaire, et que les deux hommes causaient d’elle, que sonsort se décidait, à la minute même. Alors, envahie d’un désespoir,l’envie la tourmenta, plutôt que de retourner rue du Rocher, de sejeter tout de suite sous un train. Il en sortait justement un de lamarquise des grandes lignes, qu’elle regardait venir, et qui passasous elle, en soufflant jusqu’à sa face un tiède tourbillon devapeur blanche. Puis, l’inutilité sotte de son voyage, l’angoisseaffreuse qu’elle remporterait, si elle n’avait pas l’énergied’aller chercher une certitude, se présentèrent à son esprit avectant de force, qu’elle se donna cinq minutes pour retrouver soncourage. Des machines sifflaient, elle en suivait une, petite,débranchant un train de banlieue ; et, ses regards s’étantlevés vers la gauche, elle reconnut, au-dessus de la cour desmessageries, tout en haut de la maison de l’impasse d’Amsterdam, lafenêtre de la mère Victoire, cette fenêtre où elle se revoyaitaccoudée avec son mari, avant l’abominable scène qui avait causéleur malheur. Cela évoqua le danger de sa situation, dans unélancement de souffrance si aigu, qu’elle se sentit prête soudain àtout affronter, pour en finir. Des sons de trompe, des grondementsprolongés l’assourdissaient, tandis que d’épaisses fumées barraientl’horizon, envolées sur le grand ciel clair de Paris. Et ellereprit le chemin de la rue du Rocher, allant là comme on sesuicide, précipitant sa marche, dans la crainte brusque de n’y plustrouver personne.

Lorsque Séverine eut tiré le bouton du timbre, une nouvelleterreur la glaça. Mais, déjà, un valet la faisait asseoir dans uneantichambre, après avoir pris son nom. Et, par les portes doucemententrebâillées, elle entendit très distinctement la conversationvive de deux voix. Le silence était retombé, profond, absolu. Ellene distinguait plus que le battement sourd de ses tempes, elle sedisait que le juge était encore en conférence, qu’on allait lafaire attendre longtemps sans doute ; et cette attente luidevenait intolérable. Puis, tout d’un coup, elle eut unesurprise : le valet l’appelait et l’introduisait.Certainement, le juge n’était pas sorti. Elle le devinait là, cachéderrière une porte.

C’était un grand cabinet de travail, avec des meubles noirs,garni d’un tapis épais, de portières lourdes, si sévère et si clos,que pas un bruit du dehors n’y pénétrait. Pourtant, il y avait desfleurs, des roses pâles, dans une corbeille de bronze. Et celaindiquait comme une grâce cachée, un goût de la vie aimable,derrière cette sévérité. Le maître de la maison était debout, trèscorrectement serré dans sa redingote, sévère lui aussi, avec safigure mince, que ses favoris grisonnants élargissaient un peu,mais d’une élégance d’ancien beau, resté svelte, d’une distinctionque l’on sentait souriante, sous la raideur voulue de la tenueofficielle. Dans le demi-jour de la pièce, il avait l’air trèsgrand.

Séverine, en entrant, fut oppressée par l’air tiède, étouffésous les tentures ; et elle ne vit que M. Camy-Lamotte,qui la regardait s’approcher. Il ne fit pas un geste pour l’inviterà s’asseoir, il mit une affectation à ne pas ouvrir la bouche lepremier, attendant qu’elle expliquât le motif de sa visite. Celaprolongea le silence ; et, par l’effet d’une réactionviolente, elle se trouva subitement maîtresse d’elle-même dans lepéril, très calme, très prudente.

« Monsieur, dit-elle, vous m’excuserez, si j’ai lahardiesse de venir me rappeler à votre bienveillance. Vous savez laperte irréparable que j’ai faite, et dans l’abandon où je me trouvemaintenant, j’ai osé songer à vous pour nous défendre, pour nouscontinuer un peu de la protection de votre ami, de mon protecteursi regretté. »

M. Camy-Lamotte ne put alors que la faire asseoir, d’ungeste, car cela était dit sur un ton parfait, sans exagérationd’humilité ni de chagrin, avec un art inné de l’hypocrisieféminine. Mais il ne parlait toujours pas, il s’était assislui-même, attendant encore. Elle continua, voyant qu’elle devaitpréciser.

« Je me permets de rafraîchir vos souvenirs, en vousrappelant que j’ai eu l’honneur de vous voir à Doinville. Ah !c’était un heureux temps pour moi !… Aujourd’hui, les joursmauvais sont arrivés, et je n’ai que vous, monsieur, je vousimplore au nom de celui que nous avons perdu. Vous qui l’avez aimé,achevez sa bonne œuvre, remplacez-le auprès de moi. »

Il l’écoutait, il la regardait, et tous ses soupçons étaientébranlés, tellement elle lui semblait naturelle, charmante dans sesregrets et dans ses supplications. Le billet découvert par lui, aumilieu des papiers de Grandmorin, ces deux lignes non signées, luiavait paru ne pouvoir être que d’elle, dont il savait lescomplaisances pour le président ; et, tout à l’heure,l’annonce seule de sa visite avait achevé de le convaincre. Il nevenait d’interrompre son entretien avec le juge que pour confirmersa certitude. Mais comment la croire coupable, à la voir de lasorte, si paisible et si douce ?

Il voulut en avoir l’intelligence nette. Et, tout en gardant sonair de sévérité :

« Expliquez-vous, madame… Je me souviens parfaitement, jene demande pas mieux que de vous être utile, si rien ne s’yoppose. »

Alors, très nettement, Séverine conta comme quoi son mari étaitmenacé d’une destitution. On le jalousait beaucoup, à cause de sonmérite et de la haute protection qui, jusque-là, l’avait couvert.Maintenant qu’on le croyait sans défense, on espérait triompher, onredoublait d’efforts. Elle ne nommait personne, du reste ;elle parlait en termes mesurés, malgré l’imminence du péril. Pourqu’elle se fût ainsi décidée à faire le voyage de Paris, il fallaitqu’elle fût bien convaincue de la nécessité d’agir au plus vite.Peut-être le lendemain ne serait-il plus temps : c’étaitimmédiatement qu’elle réclamait aide et secours. Tout cela avec unetelle abondance de faits logiques et de bonnes raisons, qu’ilsemblait en vérité impossible qu’elle se fût dérangée dans un autrebut.

M. Camy-Lamotte étudiait jusqu’aux petits battementsimperceptibles de ses lèvres ; et il porta le premiercoup :

« Mais enfin pourquoi la Compagnie congédierait-elle votremari ? Elle n’a rien de grave à lui reprocher. »

Elle aussi ne le quittait pas du regard, épiant les moindresplis de son visage, se demandant s’il avait trouvé la lettre ;et, malgré l’innocence de la question, ce fut brusquement uneconviction, chez elle, que la lettre était là, dans un meuble de cecabinet : il savait, car il lui tendait un piège, désirantvoir si elle oserait parler des vraies raisons du renvoi.D’ailleurs, il avait trop accentué le ton, et elle s’était sentiefouillée jusqu’à l’âme par ses yeux pâles d’homme fatigué.

Bravement, elle marcha au péril.

« Mon Dieu ! monsieur, c’est bien monstrueux, mais onnous a soupçonnés d’avoir tué notre bienfaiteur, à cause de cemalheureux testament. Nous n’avons pas eu de peine à démontrernotre innocence. Seulement, il reste toujours quelque chose de cesaccusations abominables, et la Compagnie craint sans doute lescandale. »

Il fut de nouveau surpris, démonté, par cette franchise, surtoutpar la sincérité de l’accent. En outre, l’ayant jugée, au premiercoup d’œil, d’une figure médiocre, il commençait à la trouverextrêmement séduisante, avec la soumission complaisante de ses yeuxbleus, sous l’énergie noire de sa chevelure. Et il songeait à sonami Grandmorin, saisi d’une jalouse admiration : commentdiable ce gaillard-là, son aîné de dix ans, avait-il eu jusqu’à samort des créatures pareilles, lorsque lui devait renoncer déjà àces joujoux, pour ne pas y perdre le reste de ses moelles ?Elle était vraiment très charmante, très fine, et il laissaitpercer le sourire de l’amateur aujourd’hui désintéressé, sous songrand air froid de fonctionnaire, ayant sur les bras une affaire sifâcheuse.

Mais Séverine, par une bravade de femme qui sent sa force, eutle tort d’ajouter :

« Des gens comme nous ne tuent pas pour de l’argent. Ilaurait fallu un autre motif, et il n’y en avait pas, demotif. »

Il la regarda, vit trembler les coins de sa bouche. C’étaitelle. Dès lors, sa conviction fut absolue. Et elle-même compritimmédiatement qu’elle s’était livrée, à la façon dont il avaitcessé de sourire, le menton nerveusement pincé. Elle en éprouva unedéfaillance, comme si tout son être l’abandonnait. Pourtant, ellerestait le buste droit sur sa chaise, elle entendait sa voixcontinuer à causer du même ton égal, disant les mots qu’il fallaitdire. La conversation se poursuivait, mais désormais ils n’avaientplus rien à s’apprendre ; et, sous les paroles quelconques,tous deux ne parlaient plus que des choses qu’ils ne disaientpoint. Il avait la lettre, c’était elle qui l’avait écrite. Celasortait même de leurs silences.

« Madame, reprit-il enfin, je ne refuse pas d’intervenirprès de la Compagnie, si vraiment vous êtes digne d’intérêt.J’attends justement ce soir le chef de l’exploitation, pour uneautre affaire… Seulement, j’aurais besoin de quelques notes.Tenez ! écrivez-moi le nom, l’âge, les états de service devotre mari, enfin tout ce qui peut me mettre au courant de votresituation. »

Et il poussa devant elle un petit guéridon, en cessant de laregarder, pour ne point l’effrayer trop. Elle avait frémi : ilvoulait une page de son écriture, afin de la comparer à la lettre.Un instant, elle chercha désespérément un prétexte, résolue à nepas écrire. Puis, elle réfléchit : à quoi bon ? puisqu’ilsavait. On aurait toujours quelques lignes d’elle. Sans aucuntrouble apparent, de l’air le plus simple du monde, elle écrivit cequ’il demandait ; tandis que, debout derrière elle, ilreconnaissait parfaitement l’écriture, plus haute, moins trembléeque celle du billet. Et il finissait par la trouver très brave,cette petite femme fluette ; il souriait de nouveau,maintenant qu’elle ne pouvait le voir, de son sourire d’homme quele charme seul touchait encore, dans son insouciance expérimentéede toutes choses. Au fond, rien ne valait la fatigue d’être juste.Il veillait uniquement au décor du régime qu’il servait.

« Eh bien ! madame, remettez-moi cela, jem’informerai, j’agirai pour le mieux.

– Je vous suis très reconnaissante, monsieur… Alors, vousobtiendrez le maintien de mon mari, je puis considérer l’affairecomme arrangée ?

– Ah ! par exemple, non ! je ne m’engage à rien…Il faut que je voie, que je réfléchisse. »

En effet, il était hésitant, il ne savait quel parti il allaitprendre à l’égard du ménage. Et elle n’avait plus qu’une angoisse,depuis qu’elle se sentait à sa merci : cette hésitation,l’alternative d’être sauvée ou perdue par lui, sans pouvoir devinerles raisons qui le décideraient.

« Oh ! monsieur, songez à notre tourment. Vous ne melaisserez pas partir, avant de m’avoir donné une certitude.

– Mon Dieu ! si, madame. Je n’y puis rien.Attendez. »

Il la poussait vers la porte. Elle s’en allait, désespérée,bouleversée, sur le point de tout avouer à voix haute, dans unbesoin immédiat de le forcer à dire nettement ce qu’il comptaitfaire d’eux. Pour rester une minute encore, espérant trouver undétour, elle s’écria :

« J’oubliais, je désirais vous demander un conseil, àpropos de ce malheureux testament… Pensez-vous que nous devionsrefuser le legs ?

– La loi est pour vous, répondit-il prudemment. C’est chosed’appréciation et de circonstance. »

Elle était sur le seuil, elle tenta un dernier effort.

« Monsieur, je vous en supplie, ne me laissez pas partirainsi, dites-moi si je dois espérer. »

D’un geste d’abandon, elle lui avait pris la main. Il sedégagea. Mais elle le regardait avec de beaux yeux, si ardents deprière, qu’il en fut remué.

« Eh bien ! revenez à cinq heures. Peut-être aurai-jequelque chose à vous dire. »

Elle partit, elle quitta l’hôtel, plus angoissée encore qu’ellen’y était venue. La situation s’était précisée, et son sortdemeurait en suspens, sous la menace d’une arrestation peut-êtreimmédiate. Comment vivre jusqu’à cinq heures ? La pensée deJacques, qu’elle avait oublié, se réveilla en elle tout d’uncoup : encore un qui pouvait la perdre, si onl’arrêtait ! Bien qu’il fût à peine deux heures et demie, ellese hâta de monter la rue du Rocher, vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte, resté seul, s’était arrêté devant sonbureau. Familier des Tuileries, où sa fonction de secrétairegénéral du ministère de la Justice le faisait mander presquejournellement, tout aussi puissant que le ministre, employé même àdes besognes plus intimes, il savait combien cette affaireGrandmorin irritait et inquiétait, en haut lieu. Les journaux del’opposition continuaient à mener une campagne bruyante, les unsaccusant la police d’être tellement occupée à la surveillancepolitique qu’elle n’avait plus le temps d’arrêter les assassins,les autres fouillant la vie du président, donnant à entendre qu’ilétait de la cour, où régnait la plus basse débauche ; et cettecampagne devenait vraiment désastreuse, à mesure que les électionsapprochaient. Aussi avait-on exprimé au secrétaire général le désirformel d’en finir au plus vite, n’importe comment. Le ministres’étant déchargé sur lui de cette affaire délicate, il se trouvaitêtre l’unique maître de la décision à prendre, sous saresponsabilité, il est vrai : ce qui méritait examen, car ilne doutait pas de payer pour tout le monde, s’il se montraitmaladroit.

Toujours songeur, M. Camy-Lamotte alla ouvrir la porte dela pièce voisine, où M. Denizet attendait. Et celui-ci, quiavait écouté, s’écria, en rentrant :

« Je vous le disais bien, on a eu tort de soupçonner cesgens-là… Cette femme ne songe évidemment qu’à sauver son mari d’unrenvoi possible. Elle n’a pas eu une parole suspecte. »

Le secrétaire général ne répondit pas tout de suite. Absorbé,ses regards sur le juge, dont la face lourde, aux minces lèvres, lefrappait, il pensait maintenant à cette magistrature, qu’il avaiten la main comme chef occulte du personnel, et il s’étonnaitqu’elle fût encore si digne dans sa pauvreté, si intelligente dansson engourdissement professionnel. Mais celui-ci, vraiment, si finqu’il se crût, avec ses yeux voilés d’épaisses paupières, avait lapassion tenace, quand il croyait tenir la vérité.

« Alors, reprit M. Camy-Lamotte, vous persistez à voirle coupable dans ce Cabuche ? »

M. Denizet eut un sursaut d’étonnement.

« Oh ! certes !… Tout l’accable. Je vous aiénuméré les preuves, elles sont, j’oserai dire, classiques, car pasune ne manque… J’ai bien cherché s’il y avait un complice, unefemme dans le coupé, ainsi que vous me le faisiez entendre. Celasemblait s’accorder avec la déposition d’un mécanicien, un hommequi a entrevu la scène du meurtre ; mais, habilement interrogépar moi, cet homme n’a pas persisté dans sa déclaration première,et il a même reconnu la couverture de voyage, comme étant la massenoire dont il avait parlé… Oh ! oui, certes, Cabuche est lecoupable, d’autant plus que, si nous ne l’avons pas, nous n’avonspersonne. »

Jusque-là, le secrétaire général avait attendu, pour lui donnerconnaissance de la preuve écrite qu’il possédait ; et,maintenant que sa conviction était faite, il se hâtait moins encored’établir la vérité. À quoi bon ruiner la piste fausse del’instruction, si la vraie piste devait conduire à des embarrasplus grands ? Tout cela était à examiner d’abord.

« Mon Dieu ! reprit-il avec son sourire d’hommefatigué, je veux bien admettre que vous soyez dans le vrai… Je vousai seulement fait venir pour étudier avec vous certains pointsgraves. Cette affaire est exceptionnelle, et la voici devenue toutepolitique : vous le sentez, n’est-ce pas ? Nous allonsdonc nous trouver peut-être forcés d’agir en hommes degouvernement… Voyons, en toute franchise, d’après vosinterrogatoires, cette fille, la maîtresse de ce Cabuche, a étéviolentée, hein ? »

Le juge eut sa moue d’homme fin, tandis que ses yeuxdisparaissaient à demi derrière ses paupières.

« Dame ! je crois que le président l’avait mise en unvilain état, et cela ressortira sûrement du procès… Ajoutez que, sila défense est confiée à un avocat de l’opposition, on peuts’attendre à un déballage d’histoires fâcheuses, car ce ne sont pasces histoires qui manquent, là-bas, dans notre pays. »

Ce Denizet n’était pas si bête, quand il n’obéissait plus à laroutine du métier, trônant dans l’absolu de sa perspicacité et desa toute-puissance. Il avait compris pourquoi on le mandait, non auministère de la Justice, mais au domicile particulier du secrétairegénéral.

« Enfin, conclut-il, voyant que ce dernier ne bronchaitpas, nous aurons une affaire assez malpropre. »

M. Camy-Lamotte se contenta de hocher la tête. Il était entrain de calculer les résultats de l’autre procès, celui desRoubaud. À coup sûr, si le mari passait aux assises, il diraittout, sa femme débauchée elle aussi, lorsqu’elle était jeune fille,et l’adultère ensuite, et la rage jalouse qui devait l’avoir pousséau meurtre ; sans compter qu’il ne s’agissait plus d’unedomestique et d’un repris de justice, que cet employé, marié àcette jolie femme, allait mettre en cause tout un coin de labourgeoisie et du monde des chemins de fer. Puis, savait-on jamaissur quoi l’on marchait, avec un homme comme le président ?Peut-être tomberait-on dans des abominations imprévues. Non,décidément, l’affaire des Roubaud, des vrais coupables, était plussale encore. C’était chose résolue, il l’écartait, absolument. À enretenir une, il aurait penché pour que l’on gardât l’affaire del’innocent Cabuche.

« Je me rends à votre système, dit-il enfin àM. Denizet. Il y a, en effet, de fortes présomptions contre lecarrier, s’il avait à exercer une vengeance légitime… Mais que toutcela est triste, mon Dieu ! et que de boue il faudraitremuer !… Je sais bien que la justice doit rester indifférenteaux conséquences, et que, planant au-dessus desintérêts… »

Il n’acheva pas, termina du geste, pendant que le juge,silencieux à son tour, attendait d’un air morne les ordres qu’ilsentait venir. Du moment où l’on acceptait sa vérité à lui, cettecréation de son intelligence, il était prêt à faire aux nécessitésgouvernementales le sacrifice de l’idée de justice. Mais lesecrétaire, malgré son habituelle adresse en ces sortes detransactions, se hâta un peu, parla trop vite, en maître obéi.

« Enfin, on désire un non-lieu… Arrangez les choses pourque l’affaire soit classée.

– Pardon, monsieur, déclara M. Denizet, je ne suisplus le maître de l’affaire, elle dépend de maconscience. »

Tout de suite, M. Camy-Lamotte sourit, redevenant correct,avec cet air désabusé et poli qui semblait se moquer du monde.

« Sans doute. Aussi est-ce à votre conscience que jem’adresse. Je vous laisse prendre la décision qu’elle vous dictera,certain que vous pèserez équitablement le pour et le contre, en vuedu triomphe des saines doctrines et de la morale publique… Voussavez, mieux que moi, qu’il est parfois héroïque d’accepter un mal,si l’on ne veut pas tomber dans un pire… Enfin, on ne fait appel envous qu’au bon citoyen, à l’honnête homme. Personne ne songe àpeser sur votre indépendance, et c’est pourquoi je répète que vousêtes le maître absolu de l’affaire, comme du reste l’a voulu laloi. »

Jaloux de ce pouvoir illimité, surtout lorsqu’il était près d’enuser mal, le juge accueillait chacune de ces phrases d’un hochementde tête satisfait.

« D’ailleurs, continua l’autre, avec un redoublement debonne grâce dont l’exagération devenait ironique, nous savons à quinous nous adressons. Voici longtemps que nous suivons vos efforts,et je puis me permettre de vous dire que nous vous appellerions dèsmaintenant à Paris, s’il y avait une vacance. »

M. Denizet eut un mouvement. Quoi donc ? s’il rendaitle service demandé, on n’allait pas combler sa grande ambition, sonrêve d’un siège à Paris. Mais, déjà, M. Camy-Lamotte ajoutait,ayant compris :

« Votre place y est marquée, c’est une question de temps…Seulement, puisque j’ai commencé à être indiscret, je suis heureuxde vous annoncer que vous êtes porté pour la croix, au 15 aoûtprochain. »

Un instant, le juge se consulta. Il aurait préféré l’avancement,car il calculait qu’il y avait au bout une augmentation d’environcent soixante-six francs par mois ; et, dans la misère décenteoù il vivait, c’était plus de bien-être, sa garde-robe renouvelée,sa bonne Mélanie mieux nourrie, moins acariâtre. Mais la croix,pourtant, était bonne à prendre. Puis, il avait une promesse. Etlui qui ne se serait pas vendu, nourri dans la tradition de cettemagistrature honnête et médiocre, il cédait tout de suite à unesimple espérance, à l’engagement vague que l’administration prenaitde le favoriser. La fonction judiciaire n’était plus qu’un métiercomme un autre, et il traînait le boulet de l’avancement, ensolliciteur affamé, toujours prêt à plier sous les ordres dupouvoir.

« Je suis très touché, murmura-t-il, veuillez le dire àmonsieur le Ministre. »

Il s’était levé, sentant que, maintenant, tout ce qu’ilspourraient ajouter l’un et l’autre les gênerait.

« Alors, conclut-il, les yeux éteints, la face morte, jevais achever mon enquête, en tenant compte de vos scrupules.Naturellement, si nous n’avons pas des faits absolument prouvéscontre ce Cabuche, il vaudra mieux ne pas risquer le scandaleinutile d’un procès… On le relâchera, on continuera de lesurveiller. »

Le secrétaire général, sur le seuil, acheva de se montrer tout àfait aimable.

« Monsieur Denizet, nous nous en remettons complètement àvotre grand tact et à votre haute honnêteté. »

Lorsqu’il se retrouva seul, M. Camy-Lamotte eut lacuriosité, inutile maintenant d’ailleurs, de comparer la pageécrite par Séverine, avec le billet sans signature, qu’il avaitdécouvert dans les papiers du président Grandmorin. La ressemblanceétait complète. Il replia la lettre, la serra soigneusement, car,s’il n’en avait soufflé mot au juge d’instruction, il jugeaitqu’une arme pareille était bonne à garder. Et, comme le profil decette petite femme, si frêle et si forte dans sa résistancenerveuse, s’évoquait devant lui, il eut son haussement d’épaulesindulgent et railleur. Ah ! ces créatures, quand ellesveulent !

Séverine, à trois heures moins vingt, s’était trouvée en avance,rue Cardinet, au rendez-vous qu’elle avait donné à Jacques. Ilhabitait là, tout en haut d’une grande maison, une étroite chambre,où il ne montait guère que le soir pour se coucher ; et encoredécouchait-il deux fois par semaine, les deux nuits qu’il passaitau Havre, entre l’express du soir et l’express du matin. Ce jour-làpourtant, trempé d’eau, brisé de fatigue, il était rentré se jetersur son lit. De sorte que Séverine l’aurait peut-être attenduvainement, si la querelle d’un ménage voisin, un mari qui assommaitsa femme, hurlante, ne l’avait réveillé. Il s’était débarbouillé etvêtu de fort méchante humeur, l’ayant reconnue en bas, sur letrottoir, en regardant par la fenêtre de sa mansarde.

« Enfin, c’est vous ! s’écria-t-elle, quand elle levit déboucher de la porte cochère. Je craignais d’avoir malcompris… Vous m’aviez bien dit au coin de la rueSaussure… »

Et, sans attendre sa réponse, levant les yeux sur lamaison :

« C’est donc là que vous demeurez ? »

Il avait, sans le lui dire, fixé ainsi le rendez-vous devant saporte, parce que le dépôt, où ils devaient aller ensemble, setrouvait presque en face. Mais sa question le gêna, il s’imaginaqu’elle allait pousser la bonne camaraderie jusqu’à lui demander devoir sa chambre. Celle-ci était si sommairement meublée et si endésordre, qu’il en avait honte.

« Oh ! je ne demeure pas, je perche, répondit-il.Dépêchons-nous, je crains que le chef ne soit déjàsorti. »

En effet, lorsqu’ils se présentèrent à la petite maison que cedernier occupait, derrière le dépôt, dans l’enceinte de la gare,ils ne le trouvèrent pas ; et, inutilement, ils allèrent dehangar en hangar : partout on leur dit de revenir vers quatreheures et demie, s’ils voulaient être certains de le rencontrer,aux ateliers de réparation.

« C’est bien, nous reviendrons », déclaraSéverine.

Puis, quand elle fut de nouveau dehors, seule en compagnie deJacques :

« Si vous êtes libre, ça ne vous fait rien que je reste àattendre avec vous ? »

Il ne pouvait refuser, et d’ailleurs, malgré l’inquiétude sourdequ’elle lui causait, elle exerçait sur lui un charme grandissant etsi fort, que la maussaderie volontaire où il s’était promis des’enfermer, s’en allait à ses doux regards. Celle-là, avec salongue figure tendre et peureuse, devait aimer comme un chienfidèle, qu’on n’a pas même le courage de battre.

« Sans doute, je ne vous quitte pas, répondit-il d’un tonmoins brusque. Seulement, nous avons plus d’une heure à perdre…Voulez-vous entrer dans un café ? »

Elle lui souriait, heureuse de le sentir enfin cordial.Vivement, elle se récria.

« Oh ! non, non, je ne veux pas m’enfermer… J’aimemieux marcher à votre bras, dans les rues, où vousvoudrez. »

Et elle lui prit le bras d’elle-même, gentiment. Maintenantqu’il n’était plus noir du voyage, elle le trouvait distingué, avecsa mise d’employé à l’aise, son air bourgeois, que relevait unesorte de fierté libre, l’habitude du grand air et du danger bravéchaque jour. Jamais elle n’avait si bien remarqué qu’il était beaugarçon, le visage rond et régulier, les moustaches très brunes surla peau blanche ; et, seuls, ses yeux fuyants, ses yeux semésde points d’or, qui se détournaient d’elle, continuaient à lamettre en défiance. S’il évitait de la regarder en face, était-cedonc qu’il ne voulait pas s’engager, rester maître d’agir à saguise, même contre elle ? Dès ce moment, dans l’incertitude oùelle était encore, reprise d’un frisson, chaque fois qu’ellesongeait à ce cabinet de la rue du Rocher où sa vie se décidait,elle n’eut plus qu’un but, sentir à elle, tout à elle, l’homme quilui donnait le bras, obtenir que, lorsqu’elle levait la tête, illaissât ses yeux dans les siens, profondément. Alors, il luiappartiendrait. Elle ne l’aimait point, elle ne pensait pas même àcela. Simplement, elle s’efforçait de faire de lui sa chose, pourn’avoir plus à le craindre.

Quelques minutes, ils marchèrent sans parler, dans le continuelflot de passants qui encombre ce quartier populeux. Parfois, ilsétaient forcés de descendre du trottoir ; et ils traversaientla chaussée, au milieu des voitures. Puis, ils se trouvèrent devantle square des Batignolles, presque désert à cette époque del’année. Le ciel pourtant, lavé par le déluge du matin, était d’unbleu très doux ; et, sous le tiède soleil de mars, les lilasbourgeonnaient.

« Entrons-nous ? demanda Séverine. Tout ce mondem’étourdit. »

De lui-même, Jacques allait entrer, inconscient du besoin del’avoir plus à lui, loin de la foule.

« Là ou ailleurs, dit-il. Entrons. »

Lentement, ils continuèrent de marcher le long des pelouses,entre les arbres sans feuilles. Quelques femmes promenaient desenfants au maillot, et il y avait des passants qui traversaient lejardin pour couper au plus court, hâtant le pas. Ils enjambèrent larivière, montèrent parmi les rochers ; puis, ils revenaient,désœuvrés, lorsqu’ils passèrent parmi des touffes de sapins, dontles feuillages persistants luisaient au soleil, d’un vert sombre.Et, un banc se trouvant là, dans ce coin solitaire, caché auxregards, ils s’assirent, sans même se consulter cette fois, commeamenés à cette place par une entente.

« Il fait beau tout de même, aujourd’hui, dit-elle après unsilence.

– Oui, répondit-il, le soleil a reparu. »

Mais leur pensée n’était point à cela. Lui, qui fuyait lesfemmes, venait de songer aux événements qui l’avaient rapproché decelle-ci. Elle était là, elle le touchait, elle menaçait d’envahirson existence, et il en éprouvait une continuelle surprise. Depuisle dernier interrogatoire, à Rouen, il n’en doutait plus, cettefemme était complice, dans le meurtre de la Croix-de-Maufras.Comment ? à la suite de quelles circonstances ? pousséepar quelle passion ou quel intérêt ? il s’était posé cesquestions, sans pouvoir clairement les résoudre. Pourtant, il avaitfini par arranger une histoire : le mari intéressé, violent,ayant hâte d’entrer en possession du legs ; peut-être la peurque le testament ne fût changé à leur désavantage ; peut-êtrele calcul d’attacher sa femme à lui, par un lien sanglant. Et ils’en tenait à cette histoire, dont les coins obscurs l’attiraient,l’intéressaient, sans qu’il cherchât à les éclaircir. L’idée queson devoir serait de tout dire à la justice, l’avait hanté aussi.Même c’était cette idée qui le préoccupait, depuis qu’il setrouvait assis sur ce banc, près d’elle, si près, qu’il sentaitcontre sa hanche la tiédeur de la sienne.

« En mars, reprit-il, c’est étonnant, de pouvoir ainsirester dehors, comme en été.

– Oh ! dit-elle, dès que le soleil monte, ça se sentbien. »

Et, de son côté, elle réfléchissait qu’il aurait fallu vraimentque ce garçon fût bête, pour ne pas les avoir devinés coupables.Ils s’étaient trop jetés à sa tête, elle continuait à se serrertrop contre lui, en ce moment même. Aussi, dans le silence coupé deparoles vides, suivait-elle les réflexions qu’il faisait. Leursyeux s’étant rencontrés, elle venait de lire qu’il en arrivait à sedemander si ce n’était pas elle qu’il avait vue, pesant de tout sonpoids sur les jambes de la victime, ainsi qu’une masse noire. Quefaire, que dire, pour le lier d’un lien indestructible ?

« Ce matin, ajouta-t-elle, il faisait très froid auHavre.

– Sans compter, dit-il, toute l’eau que nous avonsreçue. »

Et, à cet instant, Séverine eut une brusque inspiration. Elle neraisonna pas, ne discuta pas : cela lui arrivait, comme uneimpulsion instinctive, des profondeurs obscures de son intelligenceet de son cœur ; car, si elle avait discuté, elle n’auraitrien dit. Mais elle sentait que cela était très bien, et qu’enparlant, elle le conquérait.

Doucement, elle lui prit la main, elle le regarda. Les touffesd’arbres verts les cachaient aux passants des rues voisines ;ils n’entendaient qu’un lointain roulement de voitures, assourdidans cette solitude ensoleillée du square ; tandis que, seul,au détour de l’allée, un enfant était là, jouant en silence àemplir de sable un petit seau, avec une pelle. Et, sans transition,de toute son âme, à demi-voix :

« Vous me croyez coupable ? »

Il frémit légèrement, il arrêta ses yeux dans les siens.

« Oui », répondit-il, de la même voix basse etémue.

Alors, elle serra sa main qu’elle avait gardée, d’une étreinteplus étroite ; et elle ne continua pas tout de suite, ellesentait leur fièvre se confondre.

« Vous vous trompez, je ne suis pas coupable. »

Et elle disait cela, non pour le convaincre, lui, maisuniquement pour l’avertir qu’elle devait être innocente, aux yeuxdes autres. C’était l’aveu de la femme qui dit non, dans le désirque ce soit non, quand même et toujours.

« Je ne suis pas coupable… Vous ne me ferez plus la peinede croire que je suis coupable. »

Et elle était très heureuse, en voyant qu’il laissait ses yeuxdans les siens, profondément. Sans doute, ce qu’elle venait defaire là, c’était le don de sa personne ; car elle se livrait,et plus tard, s’il la réclamait, elle ne pourrait se refuser. Maisle lien était noué entre eux, indissoluble : elle le défiaitbien de parler maintenant, il était à elle comme elle était à lui.L’aveu les avait unis.

« Vous ne me ferez plus de peine, vous me croyez ?

– Oui, je vous crois », répondit-il en souriant.

Pourquoi l’aurait-il forcée à causer brutalement de cette choseaffreuse ? Plus tard, elle lui conterait tout, si elle enéprouvait le besoin. Cette façon de se tranquilliser, en seconfessant à lui, sans rien dire, le touchait beaucoup, ainsiqu’une marque d’infinie tendresse. Elle était si confiante, sifragile, avec ses doux yeux de pervenche ! elle luiapparaissait si femme, toute à l’homme, toujours prête à le subir,pour être heureuse ! Et, surtout, ce qui le ravissait, tandisque leurs mains restaient jointes et que leurs regards ne sequittaient plus, c’était de ne pas retrouver en lui son malaise,cet effrayant frisson qui l’agitait, près d’une femme, à l’idée dela possession. Les autres, il n’avait pu toucher à leur chair, sanséprouver le désir d’y mordre, dans une abominable faimd’égorgement. Pourrait-il donc l’aimer, celle-là, et ne point latuer ?

« Vous savez bien que je suis votre ami et que vous n’avezrien à craindre de moi, murmura-t-il à son oreille. Je ne veux pasconnaître vos affaires, ce sera comme il vous plaira… Vousm’entendez ? disposez entièrement de ma personne. »

Il s’était approché si près de son visage, qu’il sentait sonhaleine chaude dans ses moustaches. Le matin encore, il en auraittremblé, sous la peur sauvage d’une crise. Que se passait-il, pourqu’il lui restât à peine un frémissement, avec la lassitudeheureuse des convalescences ? Cette idée qu’elle avait tué,devenue une certitude, la lui montrait différente, grandie, à part.Peut-être bien n’avait-elle pas aidé seulement, mais frappé. Il enfut convaincu, sans preuve aucune. Et, dès lors, elle sembla luiêtre sacrée, en dehors de tout raisonnement, dans l’inconscience dudésir effrayé qu’elle lui inspirait.

Tous les deux à présent causaient avec gaieté, en couple derencontre, chez qui l’amour commence.

« Vous devriez me donner votre autre main, pour que je laréchauffe.

– Oh ! non, pas ici. On nous verrait.

– Qui donc ? puisque nous sommes seuls… Et d’ailleurs,il n’y aurait pas grand mal. Les enfants ne se font pas commeça.

– Je l’espère bien. »

Elle riait franchement, dans la joie d’être sauvée. Elle nel’aimait pas, ce garçon ; elle croyait en être biensûre ; et, si elle s’était promise, elle rêvait déjà au moyende ne pas payer. Il avait l’air gentil, il ne la tourmenterait pas,tout s’arrangeait très bien.

« C’est entendu, nous sommes camarades, sans que lesautres, ni même mon mari, aient rien à y voir… Maintenant,lâchez-moi la main, et ne me regardez plus comme ça, parce que vousallez vous user les yeux. »

Mais il gardait ses doigts délicats entre les siens. Très bas,il bégaya :

« Vous savez que je vous aime. »

Vivement, elle s’était dégagée, d’une légère secousse. Et,debout devant le banc, où il restait assis :

« En voilà une folie, par exemple ! Soyez convenable,on vient. »

En effet, une nourrice arrivait, avec son poupon endormi entreles bras. Puis, une jeune fille passa, très affairée. Le soleilbaissait, se noyait à l’horizon, dans des vapeurs violâtres, et lesrayons s’en allaient des pelouses, mourant en poussière d’or, à lapointe verte des sapins. Il y eut comme un arrêt subit dans leroulement continu des voitures. On entendit sonner cinq heures, àune horloge voisine.

« Ah ! mon Dieu ! s’écria Séverine, cinq heures,et j’ai rendez-vous rue du Rocher ! »

Sa joie tombait, elle retrouvait l’angoisse de l’inconnu quil’attendait, là-bas, en se souvenant qu’elle n’était pas sauvéeencore. Elle devint toute pâle, les lèvres tremblantes.

« Mais le chef du dépôt que vous aviez à voir ? ditJacques, qui s’était levé du banc pour la reprendre à son bras.

– Tant pis ! je le verrai une autre fois… Écoutez, monami, je n’ai plus besoin de vous, laissez-moi vite faire ma course.Et merci encore, merci de tout mon cœur. »

Elle lui serrait les mains, elle se hâtait.

« À tout à l’heure, au train.

– Oui, à tout à l’heure. »

Déjà, elle s’éloignait d’un pas rapide, elle disparaissait entreles massifs du square ; tandis que lui, lentement, sedirigeait vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte venait d’avoir, chez lui, une longueconférence avec le chef de l’exploitation de la Compagnie del’Ouest. Mandé sous le prétexte d’une autre affaire, celui-ci avaitfini par confesser combien ce procès Grandmorin ennuyait laCompagnie. Il y avait d’abord les plaintes des journaux, au sujetdu peu de sécurité pour les voyageurs, dans les voitures depremière classe. Puis, tout le personnel se trouvait mêlé àl’aventure, plusieurs employés étaient soupçonnés, sans compter ceRoubaud, le plus compromis, qu’on pouvait arrêter d’un moment àl’autre. Enfin, les bruits de vilaines mœurs qui couraient sur leprésident, membre du conseil d’administration, semblaient rejaillirsur ce conseil tout entier. Et c’était ainsi que le crime présuméd’un petit sous-chef de gare, quelque histoire louche, basse etmalpropre, remontait au travers des rouages compliqués, ébranlaitcette machine énorme d’une exploitation de voie ferrée, endétraquait jusqu’à l’administration supérieure. La secousse allaitmême plus haut, gagnait le ministère, menaçait l’État, dans lemalaise politique du moment : heure critique, grand corpssocial dont la moindre fièvre hâtait la décomposition. Aussi,lorsque M. Camy-Lamotte avait su de son interlocuteur que laCompagnie, le matin, avait résolu le renvoi de Roubaud, s’était-ilvivement élevé contre cette mesure. Non ! non ! rien neserait plus maladroit, cela redoublerait le tapage dans la presse,si elle s’avisait de poser le sous-chef en victime politique. Toutcraquerait de plus belle, de bas en haut, et Dieu savait à quellesdécouvertes désagréables on arriverait pour les uns et pour lesautres ! Le scandale avait trop duré, il fallait au plus tôtfaire le silence. Et le chef de l’exploitation, convaincu, s’étaitengagé à maintenir Roubaud, à ne pas même le déplacer du Havre. Onverrait bien qu’il n’y avait pas de malhonnêtes gens dans toutcela. C’était fini, l’affaire serait classée.

Lorsque Séverine, essoufflée, le cœur battant à grands coups, seretrouva dans le sévère cabinet de la rue du Rocher, devantM. Camy-Lamotte, celui-ci la contempla un instant en silence,intéressé par l’extraordinaire effort qu’elle faisait pour paraîtrecalme. Décidément, elle lui était sympathique, cette criminelledélicate, aux yeux de pervenche.

« Eh bien ! madame… »

Et il s’arrêta, pour jouir de son anxiété quelques secondesencore. Mais elle avait un regard si profond, il la sentait élancéetoute vers lui, dans un tel besoin de savoir, qu’il futpitoyable.

« Eh bien ! madame, j’ai vu le chef de l’exploitation,j’ai obtenu que votre mari ne fût pas congédié… L’affaire estarrangée. »

Alors, elle défaillit, sous le flot de joie trop vive quil’inonda. Ses yeux s’étaient emplis de larmes, et elle ne disaitrien, elle souriait.

Il répéta, en insistant sur la phrase, pour lui donner toute sasignification :

« L’affaire est arrangée… Vous pouvez rentrer tranquille auHavre. »

Elle entendait bien : il voulait dire qu’on ne lesarrêterait pas, qu’on leur faisait grâce. Ce n’était pas seulementl’emploi maintenu, c’était l’effroyable drame oublié, enterré. D’unmouvement de caresse instinctive, comme une jolie bête domestiquequi remercie et flatte, elle se pencha sur ses mains, les baisa,les garda appuyées contre ses joues. Et, cette fois, il ne lesavait pas retirées, très ému lui-même du charme tendre de cettegratitude.

« Seulement, reprit-il en tâchant de redevenir sévère,souvenez-vous et conduisez-vous bien.

– Oh ! monsieur ! »

Mais il désirait les garder à sa merci, la femme et l’homme. Ilfit allusion à la lettre.

« Souvenez-vous que le dossier reste là, et qu’à la moindrefaute, tout peut être repris… Surtout, recommandez à votre mari dene plus s’occuper de politique. Sur ce chapitre, nous serionsimpitoyables. Je sais qu’il s’est déjà compromis, on m’a parléd’une querelle fâcheuse avec le sous-préfet ; enfin, il passepour républicain, c’est détestable… N’est-ce pas ? qu’il soitsage, ou nous le supprimerons, simplement. »

Elle était debout, ayant hâte maintenant d’être dehors, pourdonner de l’espace à la joie qui la suffoquait.

« Monsieur, nous vous obéirons, nous serons ce qu’il vousplaira… N’importe quand, n’importe où, vous n’aurez qu’àcommander : je vous appartiens. »

Il s’était remis à sourire, de son air las, avec la pointe dedédain d’un homme qui avait longuement bu au néant de touteschoses.

« Oh ! je n’abuserai pas, madame, je n’abuseplus. »

Et lui-même ouvrit la porte du cabinet. Sur le palier, elle seretourna deux fois, avec son visage rayonnant, qui le remerciaitencore.

Dans la rue du Rocher, Séverine marcha follement. Elle s’aperçutqu’elle remontait la rue, sans raison ; et elle redescendit lapente, traversant la chaussée pour rien, au risque de se faireécraser. C’était un besoin de mouvement, de gestes, de cris. Déjà,elle comprenait pourquoi on leur faisait grâce, et elle se surprità se dire :

« Parbleu ! ils ont peur, il n’y a pas de dangerqu’ils remuent ces choses-là, j’ai été bien bête de me torturer.C’est évident… Ah ! quelle chance ! sauvée, sauvée pourtout de bon, cette fois !… Et n’importe, je vais effrayer monmari, afin qu’il se tienne tranquille… Sauvée, sauvée, quellechance ! »

Comme elle débouchait dans la rue Saint-Lazare, elle vit, àl’horloge d’un bijoutier, qu’il était six heures moins vingt.

« Tiens ! je vais me payer un bon dîner, j’ai letemps. »

En face de la gare, elle choisit le restaurant le plusluxueux ; et, installée seule à une petite table bien blanche,contre la glace sans tain de la devanture, très amusée par lemouvement de la rue, elle se commanda un dîner fin, des huîtres,des filets de sole, une aile de poulet rôti… C’était bien le moinsqu’elle se rattrapât de son mauvais déjeuner. Elle dévora, trouvaexquis le pain de gruau, se fit encore faire une friandise, desbeignets soufflés. Puis, son café bu, elle se pressa, car ellen’avait plus que quelques minutes pour prendre l’express.

Jacques, en la quittant, après être allé chez lui remettre sesvêtements de travail, s’était rendu tout de suite au dépôt, où iln’arrivait d’ordinaire qu’une demi-heure avant le départ de samachine. Il avait fini par se reposer sur Pecqueux des soins devisite, bien que le chauffeur fût ivre deux fois sur trois. Mais,ce jour-là, dans l’émotion tendre où il était, un scrupuleinconscient venait de l’envahir, il voulait s’assurer par lui-mêmedu bon fonctionnement de toutes les pièces ; d’autant plusque, le matin, en venant du Havre, il croyait s’être aperçu d’unedépense de force plus grande pour un travail moindre.

Dans le vaste hangar fermé, noir de charbon, et que de hautesfenêtres poussiéreuses éclairaient, parmi les autres machines aurepos, celle de Jacques se trouvait déjà en tête d’une voie,destinée à partir la première. Un chauffeur du dépôt venait decharger le foyer, des escarbilles rouges tombaient dessous, dans lafosse à piquer le feu. C’était une de ces machines d’express, àdeux essieux couplés, d’une élégance fine et géante, avec sesgrandes roues légères réunies par des bras d’acier, son poitraillarge, ses reins allongés et puissants, toute cette logique ettoute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres demétal, la précision dans la force. Ainsi que les autres machines dela Compagnie de l’Ouest, en dehors du numéro qui la désignait, elleportait le nom d’une gare, celui de Lison, une station du Cotentin.Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de femme, laLison, comme il disait, avec une douceur caressante.

Et, c’était vrai, il l’aimait d’amour, sa machine, depuis quatreans qu’il la conduisait. Il en avait mené d’autres, des dociles etdes rétives, des courageuses et des fainéantes ; il n’ignoraitpoint que chacune avait son caractère, que beaucoup ne valaient pasgrand-chose, comme on dit des femmes de chair et d’os ; desorte que, s’il l’aimait celle-là, c’était en vérité qu’elle avaitdes qualités rares de brave femme. Elle était douce, obéissante,facile au démarrage, d’une marche régulière et continue, grâce à sabonne vaporisation. On prétendait bien que, si elle démarrait avectant d’aisance, cela provenait de l’excellent bandage des roues etsurtout du réglage parfait des tiroirs ; de même que, si ellevaporisait beaucoup avec peu de combustible, on mettait cela sur lecompte de la qualité du cuivre des tubes et de la dispositionheureuse de la chaudière. Mais lui savait qu’il y avait autrechose, car d’autres machines, identiquement construites, montéesavec le même soin, ne montraient aucune de ses qualités. Il y avaitl’âme, le mystère de la fabrication, ce quelque chose que le hasarddu martelage ajoute au métal, que le tour de main de l’ouvriermonteur donne aux pièces : la personnalité de la machine, lavie.

Il l’aimait donc en mâle reconnaissant, la Lison, qui partait ets’arrêtait vite, ainsi qu’une cavale vigoureuse et docile ; ill’aimait parce que, en dehors des appointements fixes, elle luigagnait des sous, grâce aux primes de chauffage. Elle vaporisait sibien, qu’elle faisait en effet de grosses économies de charbon. Etil n’avait qu’un reproche à lui adresser, un trop grand besoin degraissage : les cylindres surtout dévoraient des quantités degraisse déraisonnables, une faim continue, une vraie débauche.Vainement, il avait tâché de la modérer. Mais elle s’essoufflaitaussitôt, il fallait ça à son tempérament. Il s’était résigné à luitolérer cette passion gloutonne, de même qu’on ferme les yeux surun vice, chez les personnes qui sont, d’autre part, pétries dequalités ; et il se contentait de dire, avec son chauffeur, enmanière de plaisanterie, qu’elle avait, à l’exemple des bellesfemmes, le besoin d’être graissée trop souvent.

Pendant que le foyer ronflait et que la Lison peu à peu entraiten pression, Jacques tournait autour d’elle, l’inspectant danschacune de ses pièces, tâchant de découvrir pourquoi, le matin,elle lui avait mangé plus de graisse que de coutume. Et il netrouvait rien, elle était luisante et propre, d’une de cespropretés gaies qui annoncent les bons soins tendres d’unmécanicien. Sans cesse, on le voyait l’essuyer, l’astiquer ; àl’arrivée surtout, de même qu’on bouchonne les bêtes fumantes d’unelongue course, il la frottait vigoureusement, il profitait de cequ’elle était chaude pour la mieux nettoyer des taches et desbavures. Il ne la bousculait jamais non plus, lui gardait unemarche régulière, évitant de se mettre en retard, ce qui nécessiteensuite des sauts de vitesse fâcheux. Aussi tous deux avaient-ilsfait toujours si bon ménage, que, pas une fois, en quatre années,il ne s’était plaint d’elle, sur le registre du dépôt, où lesmécaniciens inscrivent leurs demandes de réparations, les mauvaismécaniciens, paresseux ou ivrognes, sans cesse en querelle avecleurs machines. Mais, vraiment, ce jour-là, il avait sur le cœur sadébauche de graisse ; et c’était autre chose aussi, quelquechose de vague et de profond, qu’il n’avait pas éprouvé encore, uneinquiétude, une défiance à son égard, comme s’il doutait d’elle etqu’il eût voulu s’assurer qu’elle n’allait pas se mal conduire enroute.

Cependant, Pecqueux n’était point là, et Jacques s’emporta,lorsqu’il parut enfin, la langue pâteuse, à la suite d’un déjeuner,fait avec un ami. D’habitude, les deux hommes s’entendaient trèsbien, dans ce long compagnonnage qui les promenait d’un bout àl’autre de la ligne, secoués côte à côte, silencieux, unis par lamême besogne et les mêmes dangers. Bien qu’il fût son cadet de plusde dix ans, le mécanicien se montrait paternel pour son chauffeur,couvrait ses vices, le laissait dormir une heure, lorsqu’il étaittrop ivre ; et celui-ci lui rendait cette complaisance en undévouement de bon chien, excellent ouvrier d’ailleurs, rompu aumétier, en dehors de son ivrognerie. Il faut dire que lui aussiaimait la Lison, ce qui suffisait pour la bonne entente. Eux deuxet la machine, ils faisaient un vrai ménage à trois, sans jamaisune dispute. Aussi Pecqueux, interloqué d’être si mal reçu,regarda-t-il Jacques avec un redoublement de surprise, lorsqu’ill’entendit grogner ses doutes contre elle.

« Quoi donc ? mais elle va comme une fée !

– Non, non, je ne suis pas tranquille. »

Et, malgré le bon état de chaque pièce, il continuait à hocherla tête. Il fit jouer les manettes, s’assura du fonctionnement dela soupape. Il monta sur le tablier, alla emplir lui-même lesgodets graisseurs des cylindres ; pendant que le chauffeuressuyait le dôme, où restaient de légères traces de rouille. Latringle de la sablière marchait bien, tout aurait dû le rassurer.C’était que, dans son cœur, la Lison ne se trouvait plus seule. Uneautre tendresse y grandissait, cette créature mince, si fragile,qu’il revoyait toujours près de lui, sur le banc du square, avec safaiblesse câline, qui avait besoin d’être aimée et protégée.Jamais, quand une cause involontaire l’avait mis en retard, qu’illançait sa machine à une vitesse de quatre-vingts kilomètres,jamais il n’avait songé aux dangers que pouvaient courir lesvoyageurs. Et voilà que la seule idée de reconduire au Havre cettefemme presque détestée le matin, amenée avec ennui, le travaillaitd’une inquiétude, de la crainte d’un accident, où il se l’imaginaitblessée par sa faute, mourante entre ses bras. Dès maintenant, ilavait charge d’amour. La Lison, soupçonnée, ferait bien de seconduire correctement, si elle voulait garder son renom de bonnemarcheuse.

Six heures sonnèrent, Jacques et Pecqueux montèrent sur le petitpont de tôle qui reliait le tender à la machine ; et, ledernier ayant ouvert le purgeur sur un signe de son chef, untourbillon de vapeur blanche emplit le hangar noir. Puis, obéissantà la manette du régulateur, lentement tournée par le mécanicien, laLison démarra, sortit du dépôt, siffla pour se faire ouvrir lavoie. Presque tout de suite, elle put s’engager dans le tunnel desBatignolles. Mais, au pont de l’Europe, il lui fallutattendre ; et il n’était que l’heure réglementaire, lorsquel’aiguilleur l’envoya sur l’express de six heures trente, auqueldeux hommes d’équipe l’attelèrent solidement.

On allait partir, il n’y avait plus que cinq minutes, et Jacquesse penchait, surpris de ne pas voir Séverine au milieu de labousculade des voyageurs. Il était bien certain qu’elle nemonterait pas, sans être d’abord venue jusqu’à lui. Enfin, elleparut, en retard, courant presque. Et, en effet, elle longea toutle train, ne s’arrêta qu’à la machine, le teint animé, exultante dejoie.

Ses petits pieds se haussèrent, sa face se leva, rieuse.

« Ne vous inquiétez pas, me voici. »

Lui, également, se mit à rire, heureux qu’elle fût là.

« Bon, bon ! ça va bien. »

Mais elle se haussa encore, reprit à voix plus basse :

« Mon ami, je suis contente, très contente… Une grandechance qui m’arrive… Tout ce que je désirais. »

Et il comprit parfaitement, il en éprouva un gros plaisir. Puis,comme elle repartait en courant, elle se retourna pour ajouter, parplaisanterie :

« Dites donc, maintenant, n’allez pas me casser lesos. »

Il se récria, d’une voix gaie :

« Oh ! par exemple ! n’ayez paspeur ! »

Mais les portières battaient, Séverine n’eut que le temps demonter ; et Jacques, au signal du conducteur-chef, siffla,puis ouvrit le régulateur. On partit. C’était le même départ quecelui du train tragique de février, à la même heure, au milieu desmêmes activités de la gare, dans les mêmes bruits, les mêmesfumées. Seulement, il faisait jour encore, un crépuscule clair,d’une douceur infinie. La tête à la portière, Séverineregardait.

Et, sur la Lison, Jacques, monté à droite, chaudement vêtu d’unpantalon et d’un bourgeron de laine, portant des lunettes àœillères de drap, attachées derrière la tête, sous sa casquette, nequittait plus la voie des yeux, se penchait à toute seconde, endehors de la vitre de l’abri, pour mieux voir. Rudement secoué parla trépidation, n’en ayant pas même conscience, il avait la maindroite sur le volant du changement de marche, comme un pilote surla roue du gouvernail ; il le manœuvrait d’un mouvementinsensible et continu, modérant, accélérant la vitesse ; et,de la main gauche, il ne cessait de tirer la tringle du sifflet,car la sortie de Paris est difficile, pleine d’embûches. Ilsifflait aux passages à niveau, aux gares, aux tunnels, aux grandescourbes. Un signal rouge s’étant montré, au loin, dans le jourtombant, il demanda longuement la voie, passa comme un tonnerre. Àpeine, de temps à autre, jetait-il un coup d’œil sur le manomètre,tournant le petit volant de l’injecteur, dès que la pressionatteignait dix kilogrammes. Et c’était sur la voie toujours, enavant, que revenait son regard, tout à la surveillance des moindresparticularités, dans une attention telle, qu’il ne voyait rienautre, qu’il ne sentait même pas le vent souffler en tempête. Lemanomètre baissa, il ouvrit la porte du foyer, en haussant lacrémaillère ; et Pecqueux, habitué au geste, comprit, cassa àcoups de marteau du charbon, qu’il étala avec la pelle, en unecouche bien égale, sur toute la largeur de la grille. Une chaleurardente leur brûlait les jambes à tous deux ; puis, la porterefermée, de nouveau le courant d’air glacé souffla.

La nuit tombait, Jacques redoublait de prudence. Il avaitrarement senti la Lison si obéissante ; il la possédait, lachevauchait à sa guise, avec l’absolue volonté du maître ; et,pourtant, il ne se relâchait pas de sa sévérité, la traitait enbête domptée, dont il faut se méfier toujours. Là, derrière sondos, dans le train lancé à grande vitesse, il voyait une figurefine, s’abandonnant à lui, confiante, souriante. Il en avait unléger frisson, il serrait d’une poigne plus rude le volant duchangement de marche, il perçait les ténèbres croissantes d’unregard fixe, en quête de feux rouges. Après les embranchementsd’Asnières et de Colombes, il avait respiré un peu. Jusqu’à Mantes,tout allait bien, la voie était un véritable palier, où le trainroulait à l’aise. Après Mantes, il dut pousser la Lison, pourqu’elle montât une rampe assez forte, presque d’une demi-lieue.Puis, sans la ralentir, il la lança sur la pente douce du tunnel deRolleboise, deux kilomètres et demi de tunnel, qu’elle franchit entrois minutes à peine. Il n’y avait plus qu’un autre tunnel, celuidu Roule, près de Gaillon, avant la gare de Sotteville, une gareredoutée, que la complication des voies, les continuellesmanœuvres, l’encombrement constant, rendent très périlleuse. Toutesles forces de son être étaient dans ses yeux qui veillaient, danssa main qui conduisait ; et la Lison, sifflante et fumante,traversa Sotteville à toute vapeur, ne s’arrêta qu’à Rouen, d’oùelle repartit, calmée un peu, montant avec plus de lenteur la rampequi va jusqu’à Malaunay.

La lune s’était levée, très claire, d’une lumière blanche, quipermettait à Jacques de distinguer les moindres buissons, etjusqu’aux pierres des chemins, dans leur fuite rapide. Comme, à lasortie du tunnel de Malaunay, il jetait à droite un coup d’œil,inquiet de l’ombre portée d’un grand arbre, barrant la voie, ilreconnut le coin reculé, le champ de broussailles, d’où il avait vule meurtre. Le pays, désert et farouche, défilait avec sescontinuelles côtes, ses creux noirs de petits bois, sa désolationravagée. Ensuite, ce fut, à la Croix-de-Maufras, sous la luneimmobile, la brusque vision de la maison plantée de biais, dans sonabandon et sa détresse, les volets éternellement clos, d’unemélancolie affreuse. Et, sans savoir pourquoi, cette fois encore,plus que les précédentes, Jacques eut le cœur serré, comme s’ilpassait devant son malheur.

Mais, tout de suite, ses yeux emportèrent une autre image. Prèsde la maison des Misard, contre la barrière du passage à niveau,Flore était là, debout. Maintenant, à chaque voyage, il la voyait àcette place, l’attendant, le guettant. Elle ne remua pas, elletourna simplement la tête, pour le suivre plus longtemps, dansl’éclair qui l’emportait. Sa haute silhouette se détachait en noirsur la lumière blanche, ses cheveux d’or s’allumaient seuls, à l’orpâle de l’astre.

Et Jacques, ayant poussé la Lison pour lui faire franchir larampe de Motteville, la laissa souffler un peu le long du plateaude Bolbec, puis la lança enfin, de Saint-Romain à Harfleur, sur laplus forte pente de la ligne, trois lieues que les machinesdévorent d’un galop de bêtes folles, sentant l’écurie. Et il étaitbrisé de fatigue, au Havre, lorsque, sous la marquise, pleine duvacarme et de la fumée de l’arrivée, Séverine, avant de remonterchez elle, accourut lui dire, de son air gai et tendre :

« Merci, à demain. »

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