La Bête Humaine

Chapitre 3

 

Le lendemain, un dimanche, cinq heures du matin venaient desonner à tous les clochers du Havre, lorsque Roubaud descendit sousla marquise de la gare, pour prendre son service. Il faisait encorenuit noire ; mais le vent, qui soufflait de la mer, avaitgrandi et poussait les brumes, noyant les coteaux dont les hauteurss’étendent de Sainte-Adresse au fort de Tourneville ; tandisque, vers l’ouest, au-dessus du large, une éclaircie se montrait,un pan de ciel, où brillaient les dernières étoiles. Sous lamarquise, les becs de gaz brûlaient toujours, pâlis par le froidhumide de l’heure matinale ; et il y avait là le premier trainde Montivilliers, que formaient des hommes d’équipe, aux ordres dusous-chef de nuit. Les portes des salles n’étaient pas ouvertes,les quais s’étendaient déserts, dans ce réveil engourdi de lagare.

Comme il sortait de chez lui, en haut, au-dessus des sallesd’attente, Roubaud avait trouvé la femme du caissier,Mme Lebleu, immobile au milieu du couloir central,sur lequel donnaient les logements des employés. Depuis dessemaines, cette dame se relevait la nuit, pour guetterMlle Guichon, la buraliste, qu’elle soupçonnaitd’une intrigue avec le chef de gare, M. Dabadie. D’ailleurs,elle n’avait jamais surpris la moindre chose, pas une ombre, pas unsouffle. Et, ce matin-là encore, elle était vite rentrée chez elle,ne rapportant que l’étonnement d’avoir aperçu, chez les Roubaud,pendant les trois secondes mises par le mari à ouvrir et à refermerla porte, la femme debout dans la salle à manger, la belle Séverinedéjà vêtue, peignée, chaussée, elle qui d’habitude traînait au litjusqu’à neuf heures. Aussi, Mme Lebleu avait-elleréveillé Lebleu, pour lui apprendre ce fait extraordinaire. Laveille, ils ne s’étaient pas couchés avant l’arrivée de l’expressde Paris, à onze heures cinq, brûlant de savoir ce qu’il advenaitde l’histoire du sous-préfet. Mais ils n’avaient rien pu lire dansl’attitude des Roubaud, qui étaient revenus avec leur figure detous les jours ; et, vainement, jusqu’à minuit, ils avaienttendu l’oreille : aucun bruit ne sortait de chez leursvoisins, ceux-ci devaient s’être endormis tout de suite, d’unprofond sommeil. Certainement, leur voyage n’avait pas eu un bonrésultat, sans quoi Séverine n’aurait pas été levée à une pareilleheure. Le caissier ayant demandé quelle mine elle faisait, sa femmes’était efforcée de la dépeindre : très raide, très pâle, avecses grands yeux bleus, si clairs sous ses cheveux noirs ; etpas un mouvement, l’air d’une somnambule. Enfin, on saurait bien àquoi s’en tenir, dans la journée.

En bas, Roubaud trouva son collègue Moulin, qui avait fait leservice de nuit. Et il prit le service, tandis que Moulin causait,se promenait quelques minutes encore, tout en le mettant au courantdes menus faits arrivés depuis la veille : des rôdeurs avaientété surpris, au moment de s’introduire dans la salle deconsigne ; trois hommes d’équipe s’étaient fait réprimanderpour indiscipline ; un crochet d’attelage venait de se rompre,pendant qu’on formait le train de Montivilliers. Silencieux,Roubaud écoutait, d’un visage calme ; et il était seulement unpeu blême, sans doute un reste de fatigue, que ses yeux battusaccusaient aussi. Cependant, son collègue avait cessé de parler,qu’il semblait l’interroger encore, comme s’il se fût attendu àd’autres événements. Mais c’était bien tout, il baissa la tête,regarda un instant la terre.

En marchant le long du quai, les deux hommes étaient arrivés aubout de la halle couverte, à l’endroit où, sur la droite, setrouvait une remise, dans laquelle stationnaient les wagons deroulement, ceux qui, arrivés la veille, servaient à former lestrains du lendemain. Et il avait relevé le front, ses regardss’étaient fixés sur une voiture de première classe, pourvue d’uncoupé, le numéro 293, qu’un bec de gaz justement éclairait d’unelueur vacillante, lorsque l’autre s’écria :

« Ah ! j’oubliais… »

La face pâlie de Roubaud se colora, et il ne put retenir unléger mouvement.

« J’oubliais, répéta Moulin. Il ne faut pas que cettevoiture parte, ne la faites pas mettre ce matin dans l’express desix heures quarante. »

Il y eut un court silence, avant que Roubaud demandât, d’unevoix très naturelle :

« Tiens ! pourquoi donc ?

– Parce qu’il y a un coupé retenu pour l’express de cesoir. On n’est pas sûr qu’il en vienne dans la journée, autantgarder celui-là. »

Il le regardait toujours fixement, il répondit :

« Sans doute. »

Mais une autre pensée l’absorbait, il s’emporta tout d’uncoup.

« C’est dégoûtant ! Voyez-moi comme ces bougres-lànettoient ! Cette voiture semble avoir de la poussière de huitjours.

– Ah ! reprit Moulin, quand les trains arrivent passéonze heures, il n’y a pas de danger que les hommes donnent un coupde torchon… Ça va bien encore, lorsqu’ils consentent à faire lavisite. L’autre soir, ils ont oublié sur une banquette un voyageurendormi, qui ne s’est réveillé que le lendemain matin. »

Puis, étouffant un bâillement, il dit qu’il montait se coucher.Et, comme il s’en allait, une brusque curiosité le ramena.

« À propos, votre affaire avec le sous-préfet, c’est fini,n’est-ce pas ?

– Oui, oui, un très bon voyage, je suis content.

– Allons, tant mieux… Et rappelez-vous que le 293 ne partpas. »

Quand Roubaud se trouva seul sur le quai, il revint lentementvers le train de Montivilliers, qui attendait. Les portes dessalles furent ouvertes, des voyageurs parurent, quelques chasseursavec leurs chiens, deux ou trois familles de boutiquiers profitantdu dimanche, peu de monde en somme. Mais, ce train-là parti, lepremier de la journée, il n’eut pas de temps à perdre, il dutimmédiatement faire former l’omnibus de cinq heures quarante-cinq,un train pour Rouen et Paris. À cette heure matinale, le personnelétant peu nombreux, la besogne du sous-chef de service secompliquait de toutes sortes de soins. Lorsqu’il eut surveillé lamanœuvre, chaque voiture prise au remisage, mise sur le chariot quedes hommes poussaient et amenaient sous la marquise, il dut courirà la salle de départ, donner un coup d’œil à la distribution desbillets et à l’enregistrement des bagages. Une querelle éclataitentre des soldats et un employé, qui nécessita son intervention.Pendant une demi-heure, parmi les courants d’air glacé, au milieudu public grelottant, les yeux gros encore de sommeil, dans cettemauvaise humeur d’une bousculade en pleines ténèbres, il semultiplia, n’eut pas une pensée à lui. Puis, le départ de l’omnibusayant déblayé la gare, il se hâta de se rendre au poste del’aiguilleur, s’assurer que tout allait bien de ce côté, car unautre train arrivait, le direct de Paris, qui avait du retard. Ilrevint assister au débarquement, attendit que le flot des voyageurseût rendu les billets et se fût empilé dans les voitures deshôtels, qui, en ce temps-là, entraient attendre sous la marquise,séparées de la voie par une simple palissade. Et, alors seulement,il put souffler un instant, dans la gare redevenue déserte etsilencieuse.

Six heures sonnaient. Roubaud sortit de la halle couverte, d’unpas de promenade ; et, dehors, ayant devant lui l’espace, illeva la tête, il respira, en voyant que l’aube se levait enfin. Levent du large avait achevé de balayer les brumes, c’était le clairmatin d’un beau jour. Il regarda vers le nord la côte d’Ingouville,jusqu’aux arbres du cimetière, se détacher d’un trait violacé surle ciel pâlissant ; ensuite, se tournant vers le midi etl’ouest, il remarqua, au-dessus de la mer, un dernier vol delégères nuées blanches, qui nageaient lentement en escadre ;tandis que l’est tout entier, la trouée immense de l’embouchure dela Seine, commençait à s’embraser du lever prochain de l’astre.D’un geste machinal, il venait d’ôter sa casquette brodée d’argent,comme pour rafraîchir son front dans l’air vif et pur. Cet horizonaccoutumé, le vaste déroulement plat des dépendances de la gare, àgauche l’arrivage, puis le Dépôt des machines, à droitel’expédition, toute une ville, semblait l’apaiser, le rendre aucalme de sa besogne quotidienne, éternellement la même. Par-dessusle mur de la rue Charles-Laffitte, des cheminées d’usine fumaient,on apercevait les énormes tas de charbon des entrepôts, qui longentle bassin Vauban. Et une rumeur montait déjà des autres bassins.Les coups de sifflet des trains de marchandises, le réveil etl’odeur du flot apportés dans le vent, le firent songer à la fêtedu jour, à ce navire qu’on allait lancer et autour duquel la foules’écraserait.

Comme Roubaud rentrait sous la halle couverte, il trouval’équipe qui commençait à former l’express de six heuresquarante ; et il crut que les hommes mettaient le 293 sur lechariot, tout l’apaisement de la fraîche matinée s’en alla dans unéclat subit de colère.

« Nom de Dieu ! pas cette voiture-là ! Laissez-ladonc tranquille ! Elle ne part que ce soir. »

Le chef de l’équipe lui expliquait qu’on poussait simplement lavoiture, pour en prendre une autre, qui était derrière. Mais iln’entendait pas, assourdi par son emportement, hors de touteproportion.

« Bougres de maladroits, quand on vous dit de ne pas ytoucher ! »

Lorsqu’il eut compris enfin, il resta furieux, tomba sur lesincommodités de la gare, où l’on ne pouvait seulement retourner unwagon. En effet, la gare, bâtie une des premières de la ligne,était insuffisante, indigne du Havre, avec sa remise en vieillecharpente, sa marquise de bois et de zinc, au vitrage étroit, sesbâtiments nus et tristes, lézardés de toutes parts.

« C’est une honte, je ne sais pas comment la Compagnie n’apas encore flanqué ça par terre. »

Les hommes de l’équipe le regardaient, surpris de l’entendreparler librement, lui d’une discipline si correcte d’habitude. Ils’en aperçut, s’arrêta tout d’un coup. Et, silencieux, raidi, ilcontinua de surveiller la manœuvre. Un pli de mécontentementcoupait son front bas, tandis que sa face ronde et colorée,hérissée de barbe rousse, prenait une tension profonde devolonté.

Dès lors, Roubaud eut tout son sang-froid. Il s’occupaactivement de l’express, contrôla chaque détail. Des attelages luiayant paru mal faits, il exigea qu’on les serrât sous ses yeux. Unemère et ses deux filles, que fréquentait sa femme, voulurent qu’illes installât dans le compartiment des dames seules. Puis, avant desiffler pour donner le signal du départ, il s’assura encore de labonne ordonnance du train ; et il le regarda longuements’éloigner, de ce coup d’œil clair des hommes dont une minute dedistraction peut coûter des vies humaines. Tout de suite,d’ailleurs, il dut traverser la voie pour recevoir un train deRouen, qui entrait en gare. Justement, il s’y trouvait un employédes postes, avec lequel, chaque jour, il échangeait les nouvelles.C’était, dans sa matinée si occupée, un court repos, près d’unquart d’heure, pendant lequel il pouvait respirer, aucun serviceimmédiat ne le réclamant. Et, ce matin-là, comme d’habitude, ilroula une cigarette, il causa très gaiement. Le jour avait grandi,on venait d’éteindre les becs de gaz, sous la marquise. Elle étaitsi pauvrement vitrée, qu’une ombre grise y régnait encore ;mais, au-delà, le vaste pan de ciel sur lequel elle ouvrait,flambait déjà d’un incendie de rayons ; tandis que l’horizonentier devenait rose, d’une netteté vive de détails, dans cet airpur d’un beau matin d’hiver.

À huit heures, M. Dabadie, le chef de gare, descendaitd’habitude, et le sous-chef allait au rapport. C’était un belhomme, très brun, bien tenu, ayant les allures d’un grandcommerçant tout à ses affaires. Du reste, il se désintéressaitvolontiers de la gare des voyageurs, il se consacrait surtout aumouvement des bassins, au transit énorme des marchandises, encontinuelles relations avec le haut commerce du Havre et du mondeentier. Ce jour-là, il était en retard ; et, deux fois déjà,Roubaud avait poussé la porte du bureau, sans l’y trouver. Sur latable, le courrier n’était pas même ouvert. Les yeux du sous-chefvenaient de tomber, parmi les lettres, sur une dépêche. Puis, commesi une fascination le retenait là, il n’avait plus quitté la porte,se retournant malgré lui, jetant vers la table de courtsregards.

Enfin, à huit heures dix, M. Dabadie parut. Roubaud, quis’était assis, se taisait, pour lui permettre d’ouvrir la dépêche.Mais le chef ne se hâtait point, voulait se montrer aimable avecson subordonné, qu’il estimait.

« Et, naturellement, à Paris, tout a bien marché ?

– Oui, monsieur, je vous remercie. »

Il avait fini par ouvrir la dépêche ; et il ne la lisaitpas, il souriait toujours à l’autre, dont la voix s’étaitassourdie, sous le violent effort qu’il faisait pour maîtriser untic nerveux qui lui convulsait le menton.

« Nous sommes très heureux de vous garder ici.

– Et moi, monsieur, je suis bien content de rester avecvous. »

Alors, comme M. Dabadie se décidait à parcourir la dépêche,Roubaud, dont une légère sueur mouillait la face, le regarda. Maisl’émotion à laquelle il s’attendait, ne se produisait point ;le chef achevait tranquillement la lecture du télégramme, qu’ilrejeta sur son bureau : sans doute un simple détail deservice. Et tout de suite il continua d’ouvrir son courrier,pendant que, selon l’habitude de chaque matin, le sous-chef faisaitson rapport verbal, sur les événements de la nuit et de la matinée.Seulement, ce matin-là, Roubaud, hésitant, dut chercher, avant dese rappeler ce que lui avait dit son collègue, au sujet des rôdeurssurpris dans la salle de consigne. Quelques paroles furent encoreéchangées, et le chef le congédiait d’un geste, lorsque les deuxchefs adjoints, celui des bassins et celui de la petite vitesse,entrèrent, venant eux aussi au rapport. Ils apportaient unenouvelle dépêche, qu’un employé venait de leur remettre, sur lequai.

« Vous pouvez vous retirer », dit M. Dabadie, envoyant que Roubaud s’arrêtait à la porte.

Mais celui-ci attendait, les yeux ronds et fixes ; et il nes’en alla que lorsque le petit papier fut retombé sur la table,écarté du même geste indifférent. Un instant, il erra sous lamarquise, perplexe, étourdi. L’horloge marquait huit heurestrente-cinq, il n’avait plus de départ avant l’omnibus de neufheures cinquante. D’ordinaire, il employait cette heure de répit àfaire une tournée dans la gare. Il marcha pendant quelques minutes,sans savoir où ses pieds le conduisaient. Puis, comme il levait latête et qu’il se retrouvait devant la voiture 293, il fit unbrusque crochet, il s’éloigna vers le dépôt des machines, bienqu’il n’eût rien à voir de ce côté. Le soleil maintenant montait àl’horizon, une poussière d’or pleuvait dans l’air pâle. Et il nejouissait plus de la belle matinée, il pressait le pas, l’air trèsaffairé, tâchant de tuer l’obsession de son attente.

Une voix, tout d’un coup, l’arrêta.

« Monsieur Roubaud, bonjour !… Vous avez vu mafemme ? »

C’était Pecqueux, le chauffeur, un grand gaillard dequarante-trois ans, maigre avec de gros os, la face cuite par lefeu et par la fumée. Ses yeux gris sous le front bas, sa bouchelarge dans une mâchoire saillante, riaient d’un continuel rire denoceur.

« Comment ! c’est vous ? dit Roubaud ens’arrêtant, étonné. Ah ! oui, l’accident arrivé à la machine,j’oubliais… Et vous ne repartez que ce soir ? Un congé devingt-quatre heures, bonne affaire, hein ?

– Bonne affaire ! » répéta l’autre, gris encored’une noce faite la veille.

D’un village près de Rouen, il était entré tout jeune dans laCompagnie, comme ouvrier ajusteur. Puis, à trente ans, s’ennuyant àl’atelier, il avait voulu être chauffeur, pour devenirmécanicien ; et c’était alors qu’il avait épousé Victoire, dumême village que lui. Mais les années s’écoulaient, il restaitchauffeur, jamais maintenant il ne passerait mécanicien, sansconduite, sans bonne tenue, ivrogne, coureur de femmes. Vingt fois,on l’aurait congédié, s’il n’avait pas eu la protection duprésident Grandmorin, et si l’on ne s’était habitué à ses vices,qu’il rachetait par sa belle humeur et par son expérience de vieilouvrier. Il ne devenait vraiment à craindre que lorsqu’il étaitivre, car il se changeait alors en vraie brute, capable d’unmauvais coup.

« Et ma femme, vous l’avez vue ? demanda-t-il denouveau, la bouche fendue par son large rire.

– Certes, oui, nous l’avons vue, répondit le sous-chef.Nous avons même déjeuné dans votre chambre… Ah ! une bravefemme que vous avez là, Pecqueux. Et vous avez bien tort de ne paslui être fidèle. »

Il rigola plus violemment.

« Oh ! si l’on peut dire ! Mais c’est elle quiveut que je m’amuse ! »

C’était vrai. Victoire, son aînée de deux ans, devenue énorme etdifficile à remuer, glissait des pièces de cent sous dans sespoches, afin qu’il prît du plaisir dehors. Jamais elle n’avaitbeaucoup souffert de ses infidélités, du continuel guilledou qu’ilcourait, par un besoin de nature ; et maintenant l’existenceétait réglée, il avait deux femmes, une à chaque bout de la ligne,sa femme à Paris pour les nuits qu’il y couchait, et une autre auHavre pour les heures d’attente qu’il y passait, entre deux trains.Très économe, vivant chichement elle-même, Victoire, qui savaittout et qui le traitait maternellement, répétait volontiers qu’ellene voulait pas le laisser en affront avec l’autre, là-bas. Même, àchaque départ, elle veillait sur son linge, car il lui aurait ététrès sensible que l’autre l’accusât de ne pas tenir leur hommeproprement.

« N’importe, reprit Roubaud, ce n’est guère gentil. Mafemme, qui adore sa nourrice, veut vous gronder. »

Mais il se tut, en voyant sortir d’un hangar, contre lequel ilsse trouvaient, une grande femme sèche, Philomène Sauvagnat, la sœurdu chef de dépôt, l’épouse supplémentaire que Pecqueux avait auHavre, depuis un an. Tous deux devaient être à causer sous lehangar, lorsque lui s’était avancé, pour appeler le sous-chef.Elle, encore jeune malgré ses trente-deux ans, haute, anguleuse, lapoitrine plate, la chair brûlée de continuels désirs, avait la têtelongue, aux yeux flambants, d’une cavale maigre et hennissante. Onl’accusait de boire. Tous les hommes de la gare avaient défilé chezelle, dans la petite maison que son frère occupait près du Dépôtdes machines, et qu’elle tenait fort salement. Ce frère, auvergnat,têtu, très sévère sur la discipline, très estimé de ses chefs,avait eu les plus gros ennuis à son sujet, jusqu’au point d’êtremenacé de renvoi ; et, si maintenant on la tolérait à cause delui, il ne s’obstinait lui-même à la garder que par esprit defamille ; ce qui ne l’empêchait pas, lorsqu’il la surprenaitavec un homme, de la rouer de coups, si rudement, qu’il la laissaitsur le carreau, morte. Il y avait eu, entre elle et Pecqueux, unevraie rencontre : elle, assouvie enfin, aux bras de ce granddiable rigoleur ; lui, changé de sa femme trop grasse, heureuxde celle-ci trop maigre, répétant par farce qu’il n’avait plusbesoin de chercher ailleurs. Et Séverine seule, qui croyait devoircela à Victoire, s’était brouillée avec Philomène, qu’elle évitaitdéjà le plus possible, par une fierté de nature, et qu’elle avaitcessé de saluer.

« Eh bien ! dit Philomène insolemment, à tout àl’heure, Pecqueux. Je m’en vas, puisque M. Roubaud a de lamorale à te faire, de la part de sa femme. »

Lui, bon garçon, riait toujours.

« Reste donc, il plaisante.

– Non, non ! Faut que j’aille porter deux œufs de mespoules, que j’ai promis à Mme Lebleu. »

Elle avait lancé ce nom exprès, connaissant la rivalité sourdeentre la femme du caissier et la femme du sous-chef, affectantd’être au mieux avec la première, pour faire enrager l’autre. Maiselle resta pourtant, tout d’un coup intéressée, lorsqu’elleentendit le chauffeur demander des nouvelles de l’affaire dusous-préfet.

« C’est arrangé, vous êtes content, n’est-ce pas ?monsieur Roubaud.

– Très content. »

Pecqueux cligna les yeux d’un air malin.

« Oh ! vous n’aviez pas à être inquiet, parce que,lorsqu’on a un gros bonnet dans sa manche… Hein ? vous savezqui je veux dire. Ma femme aussi lui a bien de lareconnaissance. »

Le sous-chef interrompit cette allusion au président Grandmorin,en répétant d’une voix brusque :

« Et alors vous ne partez que ce soir ?

– Oui, la Lison va être réparée, on finit d’ajuster labielle… Et j’attends mon mécanicien, qui s’est donné de l’air, lui.Vous le connaissez, Jacques Lantier ? Il est de votrepays. »

Un instant, Roubaud resta sans répondre, absent, l’esprit perdu.Puis, avec un sursaut de réveil :

« Hein ? Jacques Lantier, le mécanicien… Certainement,je le connais. Oh ! vous savez, bonjour, bonsoir. C’est icique nous nous sommes rencontrés, car il est mon cadet, et je nel’avais jamais vu, là-bas, à Plassans… L’automne dernier, il arendu un petit service à ma femme, une commission qu’il a faitepour elle, chez des cousines, à Dieppe… Un garçon capable, à cequ’on dit. »

Il parlait au hasard, d’abondance. Soudain, il s’éloigna.

« Au revoir, Pecqueux… J’ai à donner un coup d’œil de cecôté. »

Alors, seulement, Philomène s’en alla, de son pas allongé decavale ; tandis que Pecqueux, immobile, les mains dans lespoches, riant d’aise à la fainéantise de cette gaie matinée,s’étonnait que le sous-chef, après s’être contenté de faire le tourdu hangar, s’en retournait rapidement. Ce n’était pas long àdonner, son coup d’œil. Qu’est-ce qu’il pouvait bien être venumoucharder ?

Comme Roubaud rentrait sous la marquise, neuf heures allaientsonner. Il marcha jusqu’au fond, près des messageries, regarda,sans paraître trouver ce qu’il cherchait ; puis, il revint, dumême pas d’impatience. Successivement, il interrogea des yeux lesbureaux des différents services. À cette heure, la gare étaitcalme, déserte ; et il s’y agitait seul, l’air de plus en plusénervé de cette paix, dans ce tourment de l’homme, menacé d’unecatastrophe, qui finit par souhaiter ardemment qu’elle éclate. Sonsang-froid était à bout, il ne pouvait tenir en place. Maintenant,ses yeux ne quittaient plus l’horloge. Neuf heures, neuf heurescinq. D’ordinaire, il ne remontait chez lui qu’à dix heures, aprèsle départ du train de neuf heures cinquante, pour déjeuner. Et,tout d’un coup, il remonta, à la pensée de Séverine, qui, elleaussi, là-haut, devait attendre.

Dans le couloir, à cette minute précise,Mme Lebleu ouvrait à Philomène, venue en voisine,décoiffée, et tenant deux œufs. Elles restèrent, il fallut bien queRoubaud rentrât chez lui, sous leurs yeux braqués. Il avait saclef, il se hâta. Tout de même, dans le va-et-vient rapide de laporte, elles aperçurent Séverine, assise sur une chaise de la salleà manger, les mains oisives, le profil pâle, immobile. Et, attirantPhilomène, s’enfermant à son tour, Mme Lebleuraconta qu’elle l’avait déjà vue de la sorte, le matin : sansdoute l’histoire du sous-préfet qui tournait mal. Mais non,Philomène expliqua qu’elle accourait, parce qu’elle avait desnouvelles ; et elle répéta ce qu’elle venait d’entendre direau sous-chef lui-même. Alors, les deux femmes se perdirent enconjectures. C’étaient ainsi, à chacune de leurs rencontres, descommérages sans fin.

« On leur a lavé la tête, ma petite, j’en mettrais ma mainau feu… Pour sûr, ils branlent dans le manche.

– Ah ! ma bonne dame, si l’on pouvait donc nous endébarrasser ! »

La rivalité, de plus en plus envenimée entre les Lebleu et lesRoubaud, était simplement née d’une question de logement. Tout lepremier étage, au-dessus des salles d’attente, servait à loger lesemployés ; et le couloir central, un vrai couloir d’hôtel,peint en jaune, éclairé par le haut, séparait l’étage en deux,alignant les portes brunes à droite et à gauche. Seulement, leslogements de droite avaient des fenêtres qui donnaient sur la courdu départ, plantée de vieux ormes, par-dessus lesquels se déroulaitl’admirable vue de la côte d’Ingouville ; tandis que leslogements de gauche, aux fenêtres cintrées, écrasées, s’ouvraientdirectement sur la marquise de la gare, dont la pente haute, lefaîtage de zinc et de vitres sales barraient l’horizon. Rienn’était plus gai que les uns, avec la continuelle animation de lacour, la verdure des arbres, la vaste campagne ; et il y avaitde quoi mourir d’ennui dans les autres, où l’on voyait à peineclair, le ciel muré comme en prison. Sur le devant, habitaient lechef de gare, le sous-chef Moulin et les Lebleu ; sur lederrière, les Roubaud, ainsi que la buraliste,Mlle Guichon, sans compter trois pièces, quiétaient réservées aux inspecteurs de passage. Or, il était notoireque les deux sous-chefs avaient toujours logé côte à côte. Si lesLebleu étaient là, cela venait d’une complaisance de l’anciensous-chef, remplacé par Roubaud, qui, veuf, sans enfants, avaitvoulu être agréable à Mme Lebleu, en lui cédant sonlogement. Mais est-ce que ce logement n’aurait pas dû faire retouraux Roubaud ? Est-ce que cela était juste, de les reléguer surle derrière, quand ils avaient le droit d’être sur le devant ?Tant que les deux ménages avaient vécu en bon accord, Séverines’était effacée devant sa voisine, plus âgée qu’elle de vingt ans,mal portante avec ça, si énorme qu’elle étouffait sans cesse. Et laguerre n’était vraiment déclarée que depuis le jour où Philomèneavait fâché les deux femmes, par d’abominables bavardages.

« Vous savez, reprit celle-ci, qu’ils sont bien capablesd’avoir profité de leur voyage à Paris, pour demander votreexpulsion… On m’a affirmé qu’ils ont écrit au directeur une longuelettre où ils font valoir leur droit. »

Mme Lebleu suffoquait.

« Les misérables !… Et je suis bien sûre qu’ilstravaillent pour mettre la buraliste avec eux ; car voiciquinze jours qu’elle me salue à peine, celle-là… Encore quelquechose de propre ! Aussi, je la guette… »

Elle baissa la voix pour affirmer queMlle Guichon, chaque nuit, devait aller retrouverle chef de gare. Leurs deux portes se faisaient face. C’étaitM. Dabadie, veuf, père d’une grande fille toujours en pension,qui avait amené là cette blonde de trente ans, déjà fanée,silencieuse et mince, d’une souplesse de couleuvre. Elle avait dûêtre vaguement institutrice. Et impossible de la surprendre,tellement elle se glissait sans bruit, à travers les fentes lesplus étroites. Par elle-même, elle ne comptait guère. Mais, si ellecouchait avec le chef de gare, elle prenait une importancedécisive, et le triomphe était de la tenir, en possédant sonsecret.

« Oh ! je finirai par savoir, continuaMme Lebleu. Je ne veux pas me laisser manger… Noussommes ici, nous y resterons. Les braves gens sont pour nous,n’est-ce pas ? ma petite. »

Toute la gare, en effet, se passionnait, dans cette guerre desdeux logements. Le couloir surtout en était ravagé. Il n’y avaitguère que l’autre sous-chef, Moulin, qui se désintéressât,satisfait d’être sur le devant, marié à une petite femme timide etfrêle, qu’on ne voyait jamais et qui lui donnait un enfant tous lesvingt mois.

« Enfin, conclut Philomène, s’ils branlent dans le manche,ce n’est pas encore de ce coup qu’ils resteront sur le carreau…Méfiez-vous, car ils connaissent du monde qui a le braslong. »

Elle tenait toujours ses deux œufs, elle les offrit : desœufs du matin, qu’elle venait de ramasser sous ses poules. Et lavieille dame se confondait en remerciements.

« Que vous êtes gentille ! Vous me gâtez… Venez donccauser plus souvent. Vous savez que mon mari est toujours à sacaisse ; et moi je m’ennuie tant, clouée ici, à cause de mesjambes ! Qu’est-ce que je deviendrais, si ces misérables meprenaient ma vue ? »

Puis, comme elle l’accompagnait et qu’elle rouvrait la porte,elle posa un doigt sur ses lèvres.

« Chut ! écoutons. »

Toutes deux, debout dans le couloir, restèrent cinq grandesminutes debout, sans un geste, en retenant leur souffle. Ellespenchaient la tête, tendaient l’oreille vers la salle à manger desRoubaud. Mais pas un bruit n’en sortait, il régnait là un silencede mort. Et, de peur d’être surprises, elles se séparèrent enfin,en se saluant une dernière fois de la tête, sans une parole. L’unes’en alla sur la pointe des pieds, l’autre referma sa porte sidoucement, qu’on n’entendit pas le pêne glisser dans la gâche.

À neuf heures vingt, Roubaud était de nouveau en bas, sous lamarquise. Il surveillait la formation de l’omnibus de neuf heurescinquante ; et, malgré l’effort de sa volonté, il gesticulaitdavantage, il piétinait, tournait sans cesse la tête pour inspecterle quai du regard, d’un bout à l’autre. Rien n’arrivait, ses mainsen tremblaient.

Puis, brusquement, comme il fouillait encore la gare, d’un coupd’œil en arrière, il entendit près de lui la voix d’un employé dutélégraphe, disant, essoufflée :

« Monsieur Roubaud, vous ne savez pas où sont M. lechef de gare et M. le commissaire de surveillance… J’ai là desdépêches pour eux, et voici dix minutes que je cours… »

Il s’était retourné, dans un tel raidissement de tout son être,que pas un muscle de son visage ne bougea. Ses yeux se fixèrent surles deux dépêches que tenait l’employé. Cette fois, à l’émotion decelui-ci, il en avait la certitude, c’était enfin lacatastrophe.

« M. Dabadie a passé là tout à l’heure », dit-iltranquillement.

Et jamais il ne s’était senti si froid, d’intelligence si nette,tout entier bandé à la défense. Maintenant, il était sûr delui.

« Tenez ! reprit-il, le voici qui arrive,M. Dabadie. »

En effet, le chef de gare revenait de la petite vitesse. Dèsqu’il eut parcouru la dépêche, il s’exclama.

« Il y a eu un assassinat sur la ligne… C’est l’inspecteurde Rouen qui me télégraphie.

– Comment ? demanda Roubaud, un assassinat parmi notrepersonnel ?

– Non, non, sur un voyageur, dans un coupé… Le corps a étéjeté, presque au sortir du tunnel de Malaunay, au poteau 153… Et lavictime est un de nos administrateurs, le présidentGrandmorin. »

À son tour, le sous-chef s’exclamait.

« Le président ! ah ! ma pauvre femme va-t-elleêtre chagrine ! »

Le cri était si juste, si apitoyé, que M. Dabadie s’yarrêta un instant.

« C’est vrai, vous le connaissiez, un si brave homme,n’est-ce pas ? »

Puis, revenant à l’autre télégramme, adressé au commissaire desurveillance :

« Ça doit être du juge d’instruction, sans doute pourquelque formalité… Et il n’est que neuf heures vingt-cinq,M. Cauche n’est pas encore là, naturellement… Qu’on aille viteau café du Commerce, sur le cours Napoléon. On l’y trouvera à coupsûr. »

Cinq minutes plus tard, M. Cauche arrivait, ramené par unhomme d’équipe. Ancien officier, considérant son emploi comme uneretraite, il ne paraissait jamais à la gare avant dix heures, yflânait un moment, et retournait au café. Ce drame, tombé entredeux parties de piquet, l’avait d’abord étonné, car les affairesqui passaient par ses mains étaient d’ordinaire peu graves. Mais ladépêche venait bien du juge d’instruction de Rouen ; et, sielle arrivait douze heures après la découverte du cadavre, c’étaitque ce juge avait d’abord télégraphié à Paris, au chef de gare,pour savoir dans quelles conditions la victime était partie ;puis, renseigné sur le numéro du train et sur celui de la voiture,il avait alors seulement envoyé, au commissaire de surveillance,l’ordre de visiter le coupé qui se trouvait dans la voiture 293, sicette voiture était encore au Havre. Tout de suite, la mauvaisehumeur que M. Cauche montrait, d’avoir été dérangé inutilementsans doute, disparut et fit place à une attitude d’extrêmeimportance, proportionnée à la gravité exceptionnelle que prenaitl’affaire.

« Mais, s’écria-t-il, subitement inquiet, avec la peur devoir l’enquête lui échapper, la voiture ne doit plus être ici, ellea dû repartir ce matin. »

Ce fut Roubaud qui le rassura, de son air calme.

« Non, non, faites excuse… Il y avait un coupé retenu pource soir, la voiture est là, sous la remise. »

Et il marcha le premier, le commissaire et le chef de gare lesuivirent. Cependant, la nouvelle devait se répandre, car leshommes d’équipe, sournoisement, quittaient la besogne, suivaienteux aussi ; tandis que, sur les portes des divers services,des employés se montraient, finissaient par s’approcher, un à un.Bientôt, il y eut là un rassemblement.

Comme on arrivait devant la voiture, M. Dabadie fit touthaut une réflexion :

« Pourtant, hier soir, la visite a eu lieu. S’il étaitresté des traces, on les aurait signalées au rapport.

– Nous allons bien voir », dit M. Cauche.

Il ouvrit la portière, il monta dans le coupé. Et, à l’instantmême, il se récria, s’oubliant, jurant.

« Ah ! nom de Dieu ! on dirait qu’on a saigné uncochon ! »

Un petit souffle d’épouvante courut parmi les assistants, destêtes s’allongèrent ; et M. Dabadie, un des premiers,voulut voir, se haussa sur le marchepied ; pendant que,derrière lui, Roubaud, pour faire comme les autres, tendait aussile cou.

À l’intérieur, le coupé ne montrait aucun désordre. Les glacesétaient restées fermées, tout semblait en place. Seulement, uneodeur affreuse s’échappait de la portière ouverte ; et là, aumilieu d’un des coussins, une mare de sang noir s’était coagulée,une mare si profonde, si large, qu’un ruisseau en avait jaillicomme d’une source, s’épanchant sur le tapis. Des caillotsdemeuraient accrochés au drap. Et rien autre, rien que ce sangnauséabond.

M. Dabadie s’emporta.

« Où sont les hommes qui ont fait la visite, hiersoir ? Qu’on me les amène ! »

Ils étaient justement là, ils s’avancèrent, balbutièrent desexcuses : la nuit, est-ce qu’on pouvait se rendrecompte ? et, cependant, ils passaient bien leurs mainspartout. La veille, ils juraient n’avoir rien senti.

Cependant, M. Cauche, resté debout dans le wagon, prenaitdes notes au crayon, pour son rapport. Il appela Roubaud, qu’ilfréquentait volontiers, tous deux fumant des cigarettes, le long duquai, aux heures de flâne.

« Monsieur Roubaud, montez donc, vous m’aiderez. »

Et, quand le sous-chef eut enjambé le sang du tapis, pour ne pasmarcher dedans :

« Regardez sous l’autre coussin, voir si rien n’y aglissé. »

Il souleva le coussin, il chercha, les mains prudentes, lesregards simplement curieux.

« Il n’y a rien. »

Mais une tache, sur le drap capitonné du dossier, attira sonattention ; et il la signala au commissaire. N’était-ce pasl’empreinte sanglante d’un doigt ? Non, on finit par tomberd’accord que c’était une éclaboussure. Le flot de monde s’étaitrapproché, pour suivre cet examen, flairant le crime, se pressantderrière le chef de gare, qu’une répugnance d’homme délicat avaitretenu sur le marchepied.

Soudain, celui-ci fit une réflexion.

« Dites donc, monsieur Roubaud, vous étiez dans le train…N’est-ce pas ? vous êtes bien rentré par l’express, hier soir…Vous pourriez peut-être nous donner des renseignements,vous !

– Tiens ! c’est vrai, s’écria le commissaire. Est-ceque vous avez remarqué quelque chose ? »

Pendant trois ou quatre secondes, Roubaud demeura muet. Il étaitbaissé à ce moment, examinant le tapis. Mais il se releva presquetout de suite, en répondant de sa voix naturelle, un peugrosse.

« Certainement, certainement, je vais vous dire… Ma femmeétait avec moi. Si ce que je sais doit figurer au rapport,j’aimerais bien qu’elle descendît, pour contrôler mes souvenirs parles siens. »

Cela parut très raisonnable à M. Cauche, et Pecqueux, quivenait d’arriver, offrit d’aller chercherMme Roubaud. Il partit à grandes enjambées, il yeut un moment d’attente. Philomène, accourue avec le chauffeur,l’avait suivi des yeux, irritée de ce qu’il se chargeait de cettecommission. Mais, ayant aperçu Mme Lebleu, qui sehâtait, de toute la vitesse de ses pauvres jambes enflées, elle seprécipita, l’aida ; et les deux femmes levèrent les mains auciel, poussèrent des exclamations, passionnées par la découverted’un si abominable crime. Bien qu’on ne sût encore absolument rien,déjà des versions circulaient, autour d’elles, dans l’effarementdes gestes et des visages. Dominant le bourdonnement des voix,Philomène elle-même, qui ne tenait le fait de personne, affirmaitsur sa parole d’honneur que Mme Roubaud avait vul’assassin. Et le silence se fit, lorsque Pecqueux reparut,accompagné de cette dernière.

« Voyez-la donc ! murmura Mme Lebleu.Si l’on dirait la femme d’un sous-chef, avec son air deprincesse ! Ce matin, avant le jour, elle était déjà ainsi,peignée et corsetée comme si elle allait en visite. »

Ce fut à petits pas réguliers que Séverine s’avança. Il y avaittout un long bout du quai à suivre, sous les yeux qui laregardaient venir ; et elle ne faiblissait pas, elle appuyaitsimplement son mouchoir sur ses paupières, dans la grosse douleurqu’elle venait d’éprouver, en apprenant le nom de la victime. Vêtued’une robe de laine noire, très élégante, elle semblait porter ledeuil de son protecteur. Ses lourds cheveux sombres luisaient ausoleil, car elle n’avait pas même pris le temps de se couvrir latête, malgré le froid. Ses yeux bleus si doux, pleins d’angoisse etnoyés de larmes, la rendaient très touchante.

« Bien sûr qu’elle a raison de pleurer, dit à demi-voixPhilomène. Les voilà fichus, maintenant qu’on a tué leur bonDieu. »

Lorsque Séverine fut là, au milieu de tout ce monde, devant laportière ouverte du coupé, M. Cauche et Roubaud endescendirent ; et, tout de suite, ce dernier commença à direce qu’il savait.

« N’est-ce pas ? ma chère, hier matin, dès notrearrivée à Paris, nous sommes allés voir M. Grandmorin… Ilpouvait être onze heures un quart, n’est-ce pas ? »

Il la regardait fixement, elle répéta d’une voixdocile :

« Oui, onze heures un quart. »

Mais ses yeux s’étaient arrêtés sur le coussin noir de sang,elle eut un spasme, des sanglots profonds jaillirent de sa gorge.Et le chef de gare, ému, empressé, intervint :

« Madame, si vous ne pouviez supporter ce spectacle… Nouscomprenons très bien votre douleur…

– Oh ! simplement deux mots, interrompit lecommissaire. Nous ferons ensuite reconduire madame chezelle. »

Roubaud se hâta de continuer :

« C’est alors, après avoir causé de différentes choses, queM. Grandmorin nous annonça qu’il devait partir le lendemain,pour aller à Doinville, chez sa sœur… Je le vois encore assis à sonbureau. Moi, j’étais ici ; ma femme était là… N’est-ce pas, machère, il nous a dit qu’il partirait le lendemain ?

– Oui, le lendemain. »

M. Cauche, qui continuait à prendre au crayon des notesrapides, leva la tête.

« Comment, le lendemain ? mais puisqu’il est parti lesoir !

– Attendez donc ! répliqua le sous-chef. Même, quandil sut que nous repartions le soir, il eut un instant l’idée deprendre l’express avec nous, si ma femme voulait bien le suivrejusqu’à Doinville, où elle passerait quelques jours chez sa sœur,comme cela était arrivé déjà. Mais ma femme, qui avait beaucoup àfaire ici, a refusé… N’est-ce pas, tu as refusé ?

– J’ai refusé, oui.

– Et voilà, il a été très gentil… Il s’était occupé de moi,il nous a accompagnés jusqu’à la porte de son cabinet… N’est-cepas, ma chère ?

– Oui, jusqu’à la porte.

– Le soir, nous sommes partis… Avant de nous installer dansnotre compartiment, j’ai causé avec M. Vandorpe, le chef degare. Et je n’ai rien vu du tout. J’étais très ennuyé, parce que jenous croyais seuls, et qu’il y avait, dans un coin, une dame que jen’avais pas remarquée ; d’autant plus que deux autrespersonnes, un ménage, sont encore montées au dernier moment…Jusqu’à Rouen non plus, rien de particulier, je n’ai rien vu…Aussi, à Rouen, comme nous étions descendus pour nous dégourdir lesjambes, quelle n’a pas été notre surprise, d’apercevoir, à trois ouquatre voitures de la nôtre, M. Grandmorin, debout à laportière d’un coupé ! « Comment, monsieur le Président,vous êtes parti ? Ah bien ! nous ne nous doutions guèrede voyager avec vous ! » Et il nous a expliqué qu’ilavait reçu une dépêche… On a sifflé, nous sommes remontés vite dansnotre compartiment, où, par parenthèse, nous n’avons retrouvépersonne, tous nos compagnons de route s’étant arrêtés à Rouen, cequi ne nous a pas fait de peine… Et voilà ! c’est bien tout,ma chère, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est bien tout. »

Ce récit, si simple qu’il fût, avait fortement impressionnél’auditoire. Tous attendaient de comprendre, la face béante. Lecommissaire, cessant d’écrire, exprima la surprise générale, endemandant :

« Et vous êtes sûr qu’il n’y avait personne dans le coupé,avec M. Grandmorin ?

– Oh ! ça, absolument sûr. »

Un frémissement courut. Ce mystère qui se posait, soufflait dela peur, un petit froid que chacun sentit passer sur sa nuque. Sile voyageur était seul, par qui avait-il pu être assassiné et jetédu coupé, à trois lieues de là, avant un nouvel arrêt dutrain ?

Dans le silence, on entendit la voix mauvaise dePhilomène :

« C’est drôle tout de même. »

En se sentant dévisagé, Roubaud la regarda, avec un hochement dumenton, comme pour dire qu’il trouvait ça drôle, lui aussi. Prèsd’elle, il aperçut Pecqueux et Mme Lebleu, quihochaient également la tête. Les yeux de tous s’étaient tournés deson côté, on attendait autre chose, on cherchait sur sa personne undétail oublié, qui éclaircirait l’affaire. Il n’y avait aucuneaccusation, dans ces regards ardemment curieux ; et il croyaitpourtant voir poindre le soupçon vague, ce doute que le plus petitfait parfois change en certitude.

« Extraordinaire, murmura M. Cauche.

– Tout à fait extraordinaire », répétaM. Dabadie.

Alors, Roubaud se décida :

« Ce dont je suis encore bien sûr, c’est que l’express quiva, d’un trait, de Rouen à Barentin, a marché à sa vitesseréglementaire, sans que j’aie remarqué rien d’anormal… Je le dis,parce que, justement, nous trouvant seuls, j’avais baissé la glace,pour fumer une cigarette ; et je jetais des coups d’œilau-dehors, je me rendais parfaitement compte de tous les bruits dutrain… Même, à Barentin, ayant reconnu sur le quaiM. Bessière, le chef de gare, mon successeur, je l’ai appelé,et nous avons échangé trois paroles, tandis que, monté sur lemarchepied, il me serrait la main… N’est-ce pas ? ma chère, onpeut l’interroger, M. Bessière le dira. »

Séverine, toujours immobile et pâle, son fin visage noyé dechagrin, confirma une fois de plus la déclaration de son mari.

« Il le dira, oui. »

Dès ce moment, toute accusation devenait impossible, si lesRoubaud, remontés à Rouen, dans leur compartiment, y avaient étésalués, à Barentin, par un ami. L’ombre de soupçon que le sous-chefcroyait avoir vue passer dans les yeux s’en était allée ; etl’étonnement de chacun grandissait. L’affaire prenait une tournurede plus en plus mystérieuse.

« Voyons, dit le commissaire, êtes-vous bien certain quepersonne, à Rouen, n’a pu monter dans le coupé, après que vous avezeu quitté M. Grandmorin ? »

Évidemment, Roubaud n’avait pas prévu cette question, car, pourla première fois, il se troubla, n’ayant sans doute plus la réponsepréparée d’avance. Il regarda sa femme, hésitant.

« Oh ! non, je ne crois pas… On fermait les portières,on sifflait, nous avons eu bien juste le temps de regagner notrevoiture… Et puis, le coupé était réservé, personne ne pouvaitmonter, il me semble… »

Mais les yeux bleus de sa femme s’élargissaient, devenaient sigrands, qu’il s’effraya d’être affirmatif.

« Après tout, je ne sais pas… Oui, peut-être quelqu’un a pumonter… Il y avait une vraie bousculade… »

Et, à mesure qu’il parlait, sa voix se refaisait nette, toutecette histoire nouvelle naissait, s’affirmait.

« Vous savez, à cause des fêtes du Havre, la foule étaiténorme… Nous avons été obligés de défendre notre compartimentcontre des voyageurs de deuxième et même de troisième classe… Avecça, la gare est très mal éclairée, on ne voyait rien, on sepoussait, on criait, dans la cohue du départ… Ma foi ! oui, ilest très possible que, ne sachant comment se caser, ou mêmeprofitant de l’encombrement, quelqu’un se soit introduit de forcedans le coupé, à la dernière seconde. »

Et, s’interrompant :

« Hein ? ma chère, c’est ce qui a dûarriver. »

Séverine, l’air brisé, son mouchoir sur ses yeux meurtris,répéta :

« C’est ce qui est arrivé, certainement. »

Dès lors, la piste était donnée ; et, sans se prononcer, lecommissaire de surveillance et le chef de gare échangèrent unregard, d’un air entendu. Un long mouvement avait agité la foule,qui sentait que l’enquête était finie, et qu’un besoin decommentaires tourmentait : tout de suite des suppositionscirculèrent, chacun avait une histoire. Depuis un instant, leservice de la gare se trouvait comme suspendu, le personnel entierétait là, obsédé par ce drame ; et ce fut une surprise que devoir entrer sous la marquise le train de neuf heures trente-huit.On courut, les portières s’ouvrirent, le flot des voyageurss’écoula. Presque tous les curieux, d’ailleurs, étaient restésautour du commissaire, qui, par un scrupule d’homme méthodique,visitait une dernière fois le coupé ensanglanté.

Pecqueux, gesticulant entre Mme Lebleu etPhilomène, aperçut à ce moment son mécanicien, Jacques Lantier, quivenait de descendre du train et qui, immobile, regardait de loin lerassemblement. Il l’appela violemment de la main. Jacques nebougeait pas. Enfin, il se décida, d’une marche lente.

« Quoi donc ? » demanda-t-il à son chauffeur.

Il savait bien, il n’écouta que d’une oreille distraite lanouvelle de l’assassinat et les suppositions que l’on faisait. Cequi le surprenait, le remuait étrangement, c’était de tomber aumilieu de cette enquête, de retrouver ce coupé, entrevu dans lesténèbres, lancé à toute vitesse. Il allongea le cou, regarda lamare de sang caillé sur le coussin ; et il revoyait la scènedu meurtre, il revoyait surtout le cadavre, étendu en travers de lavoie, là-bas, avec sa gorge ouverte. Puis, comme il détournait lesyeux, il remarqua les Roubaud, pendant que Pecqueux continuait àlui raconter l’histoire, de quelle façon ces derniers étaient mêlésà l’affaire, leur départ de Paris dans le même train que lavictime, les dernières paroles qu’ils avaient échangées ensemble, àRouen. L’homme, il le connaissait, pour lui serrer la main,parfois, depuis qu’il faisait le service de l’express ; lafemme, il l’avait entrevue de loin en loin, il s’était écartéd’elle comme des autres, dans sa peur maladive. Mais, à cetteminute, ainsi pleurante et pâle, avec la douceur effarée de sesyeux bleus sous l’écrasement noir de sa chevelure, elle le frappa.Il ne la quittait plus du regard, et il eut une absence, il sedemanda, étourdi, pourquoi les Roubaud et lui étaient là, commentles faits avaient pu les réunir devant cette voiture du crime, euxde retour de Paris la veille, lui revenu de Barentin à l’instantmême.

« Oh ! je sais, je sais, dit-il tout haut,interrompant le chauffeur. J’étais justement là-bas, à la sortie dutunnel, cette nuit, et j’ai bien cru voir quelque chose, au momentoù le train a passé. »

Ce fut une grosse émotion, tous l’entourèrent. Et lui, lepremier, avait frémi, étonné, bouleversé de ce qu’il venait dedire. Pourquoi avait-il parlé, après s’être promis si formellementde se taire ? Tant de bonnes raisons lui conseillaient lesilence ! Et les mots étaient inconsciemment sortis de seslèvres, tandis qu’il regardait cette femme. Elle avait brusquementécarté son mouchoir, pour fixer sur lui ses yeux en larmes, quis’agrandissaient encore.

Mais le commissaire s’était vivement approché.

« Quoi ? qu’avez-vous vu ? »

Et Jacques, sous le regard immobile de Séverine, dit ce qu’ilavait vu : le coupé éclairé, passant dans la nuit, à toutevapeur, et les profils fuyants des deux hommes, l’un renversé,l’autre le couteau au poing. Près de sa femme, Roubaud écoutait, enfixant sur lui ses gros yeux vifs.

« Alors, demanda le commissaire, vous reconnaîtriezl’assassin ?

– Oh ! ça, non, je ne crois pas.

– Portait-il un paletot ou une blouse ?

– Je ne pourrais rien affirmer. Songez donc, un train quidevait marcher à une vitesse de quatre-vingtskilomètres ! »

Séverine, en dehors de sa volonté, échangea un coup d’œil avecRoubaud, qui eut la force de dire :

« En effet, il faudrait avoir de bons yeux.

– N’importe, conclut M. Cauche, voilà une dépositionimportante. Le juge d’instruction vous aidera à voir clair danstout ça… Monsieur Lantier et monsieur Roubaud, donnez-moi vos nomsbien exacts, pour les citations. »

C’était fini, le groupe des curieux se dissipa peu à peu, leservice de la gare reprit son activité. Roubaud surtout dut courirs’occuper de l’omnibus de neuf heures cinquante, dans lequel desvoyageurs montaient déjà. Il avait donné à Jacques une poignée demain, plus vigoureuse que de coutume ; et celui-ci, resté seulavec Séverine, derrière Mme Lebleu, Pecqueux etPhilomène, qui s’en allaient en chuchotant, s’était cru forcéd’accompagner la jeune femme sous la marquise, jusqu’à l’escalierdes employés, ne trouvant rien à lui dire, retenu pourtant prèsd’elle, comme si un lien venait de se nouer entre eux. Maintenant,la gaieté du jour avait grandi, le soleil clair montait vainqueurdes brumes matinales, dans la grande limpidité bleue du ciel ;pendant que le vent de mer, prenant de la force avec la maréemontante, apportait sa fraîcheur salée. Et, comme il la quittaitenfin, il rencontra de nouveau ses larges yeux, dont la douceurterrifiée et suppliante l’avait si profondément remué.

Mais il y eut un léger coup de sifflet. C’était Roubaud quidonnait le signal du départ. La machine répondit par un sifflementprolongé, et le train de neuf heures cinquante s’ébranla, roulaplus vite, disparut au loin, dans la poussière d’or du soleil.

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