La Bête Humaine

Chapitre 9

 

Au Havre, dès les jours suivants, Jacques et Séverine semontrèrent d’une grande prudence, pris d’inquiétude. PuisqueRoubaud savait tout, n’allait-il pas les guetter, les surprendre,pour se venger d’eux, dans un éclat ? Ils se rappelaient sesemportements jaloux d’autrefois, ses brutalités d’ancien hommed’équipe, tapant à poings fermés. Et, justement, il leur semblait,à le voir, si lourd, si muet, avec ses yeux troubles, qu’il devaitméditer quelque farouche sournoiserie, un guet-apens, où il lestiendrait en sa puissance. Aussi, pendant le premier mois, ne sevirent-ils qu’avec mille précautions, toujours en alerte.

Roubaud, cependant, de plus en plus, s’absentait. Peut-être nedisparaissait-il ainsi que pour revenir à l’improviste et lestrouver aux bras l’un de l’autre. Mais cette crainte ne seréalisait pas. Au contraire, ses absences se prolongeaient à un telpoint, qu’il n’était plus jamais là, s’échappant dès qu’il étaitlibre, ne rentrant qu’à la minute précise où le service leréclamait. Les semaines de jour, il trouvait le moyen, à dixheures, de déjeuner en cinq minutes, puis de ne pas reparaîtreavant onze heures et demie ; et, le soir, à cinq heures,lorsque son collègue descendait le remplacer, il filait, souventpour la nuit entière. À peine prenait-il quelques heures desommeil. Il en était de même des semaines de nuit, libre alors dèscinq heures du matin, mangeant et dormant dehors sans doute, entout cas ne revenant qu’à cinq heures du soir. Longtemps, dans cedésarroi, il avait gardé une ponctualité d’employé modèle, toujoursprésent à la minute exacte, si éreinté parfois, qu’il ne tenait passur les jambes, mais debout pourtant, consciencieux à sa besogne.Puis, maintenant, des trous se produisaient. Deux fois déjà,l’autre sous-chef, Moulin, avait dû l’attendre une heure ;même, un matin, après le déjeuner, apprenant qu’il ne reparaissaitpas, il était venu le suppléer, en brave homme, pour lui éviter uneréprimande. Et tout le service de Roubaud commençait ainsi à seressentir de cette désorganisation lente. Le jour, ce n’était plusl’homme actif, n’expédiant ou ne recevant un train qu’après avoirtout vu par ses yeux, consignant les moindres faits dans sonrapport au chef de gare, dur aux autres et à lui-même. La nuit, ils’endormait d’un sommeil de plomb, au fond du grand fauteuil de sonbureau. Éveillé, il semblait sommeiller encore, allait et venaitsur le quai, les mains croisées derrière le dos, donnait d’une voixblanche les ordres, dont il ne vérifiait pas l’exécution. Toutmarchait quand même, par la force acquise de l’habitude, sauf untamponnement dû à une négligence de sa part, un train de voyageurslancé sur une voie de garage. Ses collègues, simplement,s’égayaient, en contant qu’il faisait la noce.

La vérité était que Roubaud, à présent, vivait au premier étagedu café du Commerce, dans la petite salle écartée, devenue peu àpeu un tripot. On racontait que des femmes s’y rendaient, chaquenuit ; mais on n’y en aurait trouvé réellement qu’une, lamaîtresse d’un capitaine en retraite, âgée d’au moins quarante ans,joueuse enragée elle-même, sans sexe. Le sous-chef ne satisfaisaitlà que la morne passion du jeu, éveillée en lui, au lendemain dumeurtre, par le hasard d’une partie de piquet, grandie ensuite etchangée en une habitude impérieuse, pour l’absolue distraction,l’anéantissement qu’elle lui procurait. Elle l’avait possédéjusqu’à chasser le désir de la femme, chez ce mâle brutal ;elle le tenait désormais tout entier, comme l’assouvissementunique, où il se contentait. Ce n’était pas que le remords l’eûtjamais tourmenté du besoin de l’oubli ; mais, dans la secoussedont se détraquait son ménage, au milieu de son existence gâtée, ilavait trouvé la consolation, l’étourdissement de bonheur égoïste,qu’il pouvait goûter seul ; et tout sombrait maintenant, aufond de cette passion, qui achevait de le désorganiser. L’alcool nelui aurait pas donné des heures plus légères, plus rapides,affranchies à ce point. Il était dégagé du souci même de la vie, illui semblait vivre avec une intensité extraordinaire, maisailleurs, désintéressé, sans que plus rien le touchât des ennuisdont jadis il crevait de rage. Et il se portait fort bien, endehors de la fatigue des nuits passées ; il engraissait même,d’une graisse lourde et jaune, les paupières pesantes sur ses yeuxtroubles. Quand il rentrait, avec la lenteur de ses gestesensommeillés, il n’apportait plus, chez lui, sur toutes choses,qu’une souveraine indifférence.

La nuit où Roubaud était revenu prendre les trois cents francsd’or, sous le parquet, il voulait payer M. Cauche, lecommissaire de surveillance, à la suite de plusieurs pertessuccessives. Celui-ci, vieux joueur, avait un beau sang-froid, quile rendait redoutable. D’ailleurs, il disait ne jouer que pour sonplaisir, il était tenu par ses fonctions de magistrat à garder lesapparences de l’ancien militaire, resté garçon et vivant au café,en habitué tranquille : ce qui ne l’empêchait pas de battresouvent les cartes la soirée entière, et de ramasser tout l’argentdes autres. Des bruits avaient circulé, on l’accusait aussi d’êtresi inexact à son poste, qu’il était question de le forcer à sedémettre. Mais les choses traînaient, il y avait si peu de besogne,pourquoi exiger plus de zèle ? Et il se contentait toujours deparaître un instant sur les quais de la gare, où chacun lesaluait.

Trois semaines plus tard, Roubaud dut encore près de quatrecents francs à M. Cauche. Il avait expliqué que l’héritagefait par sa femme les mettait fort à leur aise ; mais ilajoutait en riant que celle-ci gardait les clefs de la caisse, cequi excusait sa lenteur à payer ses dettes de jeu. Puis, un matinqu’il était seul, harcelé, il souleva de nouveau la frise et pritdans la cachette un billet de mille francs. Il tremblait de tousses membres, il n’avait pas éprouvé une émotion pareille, la nuitdes pièces d’or : sans doute, ce n’était encore là pour luiqu’un appoint de hasard, tandis que le vol commençait, avec cebillet. Un malaise lui hérissait la chair, lorsqu’il songeait à cetargent sacré, auquel il s’était promis de ne toucher jamais.Autrefois, il jurait de mourir plutôt de faim, et il y touchaitpourtant, et il n’aurait pu dire comment s’en étaient allés sesscrupules, un peu chaque jour sans doute, dans la lentefermentation du meurtre. Au fond du trou, il croyait avoir sentiune humidité, quelque chose de mou et de nauséabond, dont il euthorreur. Vivement, il replaça la frise, en refaisant le serment dese couper le poing, plutôt que de la déplacer encore. Sa femme nel’avait pas vu, il respira, soulagé, but un grand verre d’eau pourse remettre. Maintenant, son cœur battait d’allégresse, à l’idée desa dette payée et de toute cette somme, qu’il jouerait.

Mais, lorsqu’il fallut changer le billet, l’angoisse de Roubaudrecommença. Jadis, il était brave, il se serait livré, s’il n’avaitpas commis la bêtise de mêler sa femme à l’affaire ; tandisque, à présent, la seule pensée des gendarmes lui donnait une sueurfroide. Il avait beau savoir que la justice ne possédait pas lesnuméros des billets disparus, et que, d’ailleurs, le procèsdormait, à jamais enterré dans les cartons de classement : uneépouvante le prenait, dès qu’il projetait d’entrer quelque part,pour demander de la monnaie. Pendant cinq jours, il garda le billetsur lui ; et c’était une continuelle habitude, un besoin de letâter, de le déplacer, de ne pas s’en séparer, la nuit. Ilbâtissait des plans très compliqués, se heurtait toujours à descraintes imprévues. D’abord, il avait cherché dans la gare :pourquoi un collègue, chargé d’une recette, ne le lui prendrait-ilpas ? Puis, cela lui ayant paru extrêmement dangereux, ilavait imaginé d’aller à l’autre bout du Havre, sans sa casquetted’uniforme, acheter n’importe quoi. Seulement, ne s’étonnerait-onpas de le voir, pour un petit objet, remuer une si grossesomme ? Et il s’était arrêté à ce moyen, de donner le billetau bureau de tabac du cours Napoléon, où il entrait chaquejour : n’était-ce pas le plus simple ? on savait bienqu’il avait hérité, la buraliste ne pouvait avoir de surprise. Ilmarcha jusqu’à la porte, se sentit défaillir et descendit vers lebassin Vauban, pour s’exciter au courage. Après une demi-heure depromenade, il revint, sans se décider encore. Et, le soir, au cafédu Commerce, comme M. Cauche était là, une bravade brusque luifit tirer le billet de sa poche, en priant la patronne de le luichanger ; mais elle n’avait pas de monnaie, elle dut envoyerun garçon le porter au bureau de tabac. Même on plaisanta sur lebillet, qui semblait tout neuf, bien qu’il fût daté de dix ans. Lecommissaire de surveillance l’avait pris, et il le retournait, endisant que celui-là, pour sûr, avait dormi au fond de quelquetrou ; ce qui jeta la maîtresse du capitaine retraité dans unehistoire interminable de fortune cachée, puis retrouvée, sous lemarbre d’une commode.

Des semaines s’écoulèrent, et cet argent que Roubaud avait dansles mains, achevait d’enfiévrer sa passion. Ce n’était pas qu’iljouât gros jeu, mais une déveine le poursuivait, si constante, sinoire, que les petites pertes de chaque jour, additionnées,arrivaient à se chiffrer par de grosses sommes. Vers la fin dumois, il se retrouva sans un sou, devant déjà sur parole quelqueslouis, malade de ne plus oser toucher une carte. Pourtant, illutta, faillit s’aliter. L’idée des neuf billets qui dormaient là,sous le parquet de la salle à manger, tournait chez lui à uneobsession de chaque minute : il les voyait à travers le bois,il les sentait chauffer ses semelles. Dire que, s’il avait voulu,il en aurait pris un encore ! Mais, c’était bien juré cettefois, il aurait plutôt mis sa main dans le feu que de fouiller denouveau. Et, un soir, comme Séverine s’était endormie de bonneheure, il souleva la frise, cédant avec rage, éperdu d’une telletristesse, que ses yeux s’emplissaient de larmes. À quoi bonrésister ainsi ? ce ne serait que de la souffrance inutile,car il comprenait qu’il les prendrait maintenant jusqu’au dernier,un à un.

Le lendemain matin, Séverine remarqua, par hasard, une écorchuretoute fraîche, à une arête de la frise. Elle se baissa, constatales traces d’une pesée. Évidemment, son mari continuait à prendrede l’argent. Et elle s’étonna du mouvement de colère quil’emportait, car elle n’était pas intéressée d’habitude ; sanscompter qu’elle aussi se croyait résolue à mourir de faim, plutôtque de toucher à ces billets tachés de sang. Mais n’étaient-ils pasà elle autant qu’à lui ? pourquoi en disposait-il, en secachant, en évitant même de la consulter ? Jusqu’au dîner,elle fut tourmentée du besoin d’une certitude, et elle aurait à sontour déplacé la frise, pour voir, si elle n’avait senti un petitsouffle froid dans ses cheveux, à la pensée de fouiller là touteseule. Le mort n’allait-il pas se lever de ce trou ? Cettepeur d’enfant lui rendit la salle à manger si désagréable, qu’elleemporta son ouvrage et s’enferma dans sa chambre.

Puis, le soir, comme tous deux mangeaient en silence un reste deragoût, une nouvelle irritation la souleva, en le voyant jeter descoups d’œil involontaires dans l’angle du parquet.

« Tu en as repris, hein ? » demanda-t-ellebrusquement.

Il leva la tête, étonné.

« De quoi donc ?

– Oh ! ne fais pas l’innocent, tu me comprends bien…Mais écoute : je ne veux pas que tu en reprennes, parce que cen’est pas plus à toi qu’à moi, et que cela me rend malade, desavoir que tu y touches. »

D’habitude, il évitait les querelles. La vie commune n’étaitplus que le contact obligé de deux êtres liés l’un à l’autre,passant des journées entières sans échanger une parole, allant etvenant côte à côte, comme étrangers désormais, indifférents etsolitaires. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules, refusanttoute explication.

Mais elle était très excitée, elle entendait en finir avec laquestion de cet argent caché là, dont elle souffrait depuis le jourdu crime.

« Je veux que tu me répondes… Ose me dire que tu n’y as pastouché.

– Qu’est-ce que ça te fiche ?

– Ça me fiche que ça me retourne. Aujourd’hui encore, j’aieu peur, je n’ai pas pu rester ici. Toutes les fois que tu remuesça, j’en ai pour trois nuits à faire des rêves affreux… Nous n’enparlons jamais. Alors, reste tranquille, ne me force pas à enparler. »

Il la contemplait de ses gros yeux fixes, il répétalourdement :

« Qu’est-ce que ça te fiche que j’y touche, si je ne teforce pas à y toucher ? C’est pour moi, ça meregarde. »

Elle eut un geste violent, qu’elle réprima. Puis, bouleversée,avec un visage de souffrance et de dégoût :

« Ah ! tiens ! je ne te comprends pas… Tu étaisun honnête homme pourtant. Oui, tu n’aurais jamais pris un sou àpersonne… Et ce que tu as fait, ça pourrait se pardonner, car tuétais fou, comme tu m’avais rendue folle moi-même… Mais cet argent,ah ! cet argent abominable, qui ne devait plus exister pourtoi, et que tu voles sou à sou, pour ton plaisir… Qu’est-ce qui sepasse donc, comment peux-tu être descendu si bas ? »

Il l’écoutait, et, dans une minute de lucidité, il s’étonnaaussi d’en être arrivé au vol. Les phases de la lentedémoralisation s’effaçaient, il ne pouvait renouer ce que lemeurtre avait tranché autour de lui, il ne s’expliquait pluscomment une autre existence, presque un nouvel être, avaitcommencé, avec son ménage détruit, sa femme écartée et hostile.Tout de suite, d’ailleurs, l’irréparable le reprit, il eut ungeste, comme pour se débarrasser des réflexions importunes.

« Quand on s’embête chez soi, grogna-t-il, on va sedistraire dehors. Puisque tu ne m’aimes plus…

– Oh ! non, je ne t’aime plus. »

Il la regarda, donna un coup de poing sur la table, la faceenvahie d’un flot de sang.

« Alors, fous-moi la paix ! Est-ce que je t’empêche det’amuser ? est-ce que je te juge ?… Il y a bien deschoses qu’un honnête homme ferait à ma place, et que je ne faispas. D’abord, je devrais te flanquer à la porte, avec mon pied auderrière. Ensuite, je ne volerais peut-être pas. »

Elle était devenue toute pâle, car elle aussi avait souventpensé que, lorsqu’un homme, un jaloux, est ravagé par un malintérieur, au point de tolérer un amant à sa femme, il y a làl’indice d’une gangrène morale, à marche envahissante, tuant lesautres scrupules, désorganisant la conscience entière. Mais elle sedébattait, elle refusait d’être responsable. Et, balbutiante, ellecria :

« Je te défends de toucher à l’argent. »

Il avait fini de manger. Tranquillement, il plia sa serviette,puis se leva, en disant d’un air goguenard :

« Si c’est ça que tu veux, nous allons partager. »

Déjà, il se baissait, comme pour soulever la frise. Elle dut seprécipiter, poser le pied sur le parquet.

« Non, non ! Tu sais que j’aimerais mieux mourir…N’ouvre pas ça. Non, non ! pas devant moi ! »

Séverine, ce soir-là, devait se rencontrer avec Jacques,derrière la gare des marchandises. Lorsqu’elle revint, aprèsminuit, la scène de la soirée s’évoqua, et elle s’enferma à doubletour, dans sa chambre. Roubaud était de service de nuit, elle necraignait même pas qu’il rentrât se coucher, ainsi que celaarrivait rarement. Mais, la couverture au menton, la lampe laisséeen veilleuse, elle ne put s’endormir. Pourquoi avait-elle refusé departager ? Et elle ne retrouvait plus si vive la révolte deson honnêteté, à l’idée de profiter de cet argent. N’avait-elle pasaccepté le legs de la Croix-de-Maufras ? Elle pouvait bienprendre l’argent aussi. Puis, le frisson revenait. Non, non,jamais ! L’argent, elle l’aurait pris ; ce qu’ellen’osait toucher, sans crainte d’en avoir les doigts brûlés, c’étaitcet argent volé sur un mort, l’abominable argent du meurtre. Ellese calmait de nouveau, elle raisonnait : ce n’était pas pourle dépenser qu’elle l’aurait pris ; au contraire, ellel’aurait caché ailleurs, enterré dans un endroit connu d’elleseule, où il aurait dormi l’éternité ; et, à cette heure, ceserait toujours une moitié de la somme sauvée des mains de sonmari. Il ne triompherait pas en gardant le tout, il n’irait pasjouer ce qui lui appartenait, à elle. Lorsque la pendule sonnatrois heures, elle regrettait mortellement d’avoir refusé lepartage. Une pensée lui venait bien, confuse, lointaineencore : se lever, fouiller sous le parquet, pour que luin’eût plus rien. Seulement, un tel froid la glaçait qu’elle nevoulait pas y songer. Prendre tout, garder tout, sans qu’il osâtmême se plaindre ! Et ce projet, peu à peu, s’imposait à elle,tandis qu’une volonté, plus forte que sa résistance, grandissait,des profondeurs inconscientes de son être. Elle ne voulait pas, etelle sauta brusquement du lit, car elle ne pouvait faire autrement.Elle haussa la mèche de la lampe, elle passa dans la salle àmanger.

Dès lors, Séverine ne trembla plus. Ses terreurs s’en étaientallées, elle procéda froidement, avec des gestes lents et précis desomnambule. Elle dut chercher le tisonnier, qui servait à souleverla frise. Quand le trou fut découvert, comme elle voyait mal, elleapprocha la lampe. Mais une stupeur la cloua, penchée,immobile : le trou était vide. Évidemment, pendant qu’ellecourait à son rendez-vous, Roubaud était remonté, travaillé, avantelle, de la même envie : prendre tout, garder tout ; et,d’un coup, il avait empoché les billets, pas un ne restait. Elles’agenouilla, elle n’apercevait, au fond, que la montre et lachaîne, dont l’or luisait dans la poussière des lambourdes. Unerage froide la tint là un instant, raidie, demi-nue, répétant touthaut, à vingt reprises :

« Voleur ! voleur ! voleur ! »

Puis, d’un mouvement furieux, elle empoigna la montre, tandisqu’une grosse araignée noire, dérangée, fuyait le long du plâtre. Àcoups de talon, elle replaça la frise, et elle revint se coucher,posant la lampe sur la table de nuit. Quand elle eut chaud, elleregarda la montre, qu’elle tenait dans son poing fermé, laretourna, l’examina longuement. Sur le boîtier, les deux initialesdu président, entrelacées, l’intéressaient. À l’intérieur, elle lutle numéro 2516, un chiffre de fabrication. C’était un bijou fortdangereux à garder, car la justice connaissait ce chiffre. Mais,dans sa colère de n’avoir pu sauver que ça, elle n’avait plus peur.Même elle sentait que c’en était fini de ses cauchemars, maintenantqu’il n’y avait plus de cadavre sous son parquet. Enfin, ellemarcherait tranquillement chez elle, où elle voudrait. Elle glissala montre à son chevet, éteignit la lampe et s’endormit.

Le lendemain, Jacques, qui avait un congé, devait attendre queRoubaud fût parti s’installer au café du Commerce, selon sonhabitude, et monter alors déjeuner avec elle. Parfois, lorsqu’ilsosaient, ils faisaient cette partie. Et, ce jour-là, en mangeant,frémissante encore, elle lui parla de l’argent, lui conta commentelle avait trouvé la cachette vide. Sa rancune contre son mari nes’apaisait pas, le même cri revenait, incessant :

« Voleur ! voleur ! voleur ! »

Puis, elle apporta la montre, elle voulut absolument la donner àJacques, malgré la répugnance qu’il montrait.

« Comprends donc, mon chéri, personne n’ira la chercherchez toi. Si je la garde, il me la prendra encore. Et ça, vois-tu,j’aimerais mieux lui laisser arracher un lambeau de ma chair… Non,il a eu trop. Je n’en voulais pas, de cet argent. Il me faisaithorreur, jamais je n’en aurais dépensé un sou. Mais est-ce qu’ilavait le droit d’en profiter, lui ? Oh ! je lehais ! »

Elle pleurait, elle insistait, avec de telles supplications, quele jeune homme finit par mettre la montre dans la poche de songilet.

Une heure se passa, et Jacques avait gardé Séverine sur sesgenoux, à moitié dévêtue encore. Elle se renversait contre sonépaule, un bras à son cou, dans une caresse alanguie, lorsqueRoubaud, qui avait une clef, entra. D’un saut brusque, elle futdebout. Mais c’était le flagrant délit, inutile de nier. Le maris’était arrêté net, ne pouvant passer outre, tandis que l’amantrestait assis, stupéfié. Alors, elle ne s’embarrassa même pas dansune explication quelconque, elle s’avança et répétarageusement :

« Voleur ! voleur ! voleur ! »

Une seconde, Roubaud hésita. Puis, avec le haussement d’épaulesdont il écartait tout maintenant, il entra dans la chambre, prit uncalepin de service, qu’il y avait oublié. Mais elle le poursuivait,l’accablait.

« Tu as fouillé, ose donc dire que tu n’as pasfouillé !… Et tu as tout pris, voleur ! voleur !voleur ! »

Sans une parole, il traversa la salle à manger. À la porteseulement, il se retourna, l’enveloppa de son morne regard.

« Fous-moi la paix, hein ! »

Et il partit, la porte ne claqua même pas. Il ne semblait pasavoir vu, il n’avait fait aucune allusion à cet amant qui étaitlà.

Au bout d’un grand silence, Séverine se tourna vers Jacques.

« Crois-tu ! »

Celui-ci, qui n’avait pas dit un mot, se leva enfin. Et il donnason opinion.

« C’est un homme fini. »

Tous deux en tombèrent d’accord. À leur surprise de l’amanttoléré, après l’amant assassiné, succédait un dégoût pour le maricomplaisant. Quand un homme en arrive là, il est dans la boue, ilpeut rouler à tous les ruisseaux.

Dès ce jour, Séverine et Jacques eurent liberté entière. Ils enusèrent sans se soucier davantage de Roubaud. Mais, à présent quele mari ne les inquiétait plus, leur grand souci fut l’espionnagede Mme Lebleu, la voisine, toujours aux aguets.Certainement, elle se doutait de quelque chose. Jacques avait beauétouffer le bruit de ses pas, à chacune de ses visites, il voyaitla porte d’en face s’entrebâiller imperceptiblement, tandis que,par la fente, un œil le dévisageait. Cela devenait intolérable, iln’osait plus monter ; car, s’il se risquait, on le savait là,une oreille venait se coller à la serrure ; de sorte qu’iln’était pas possible de s’embrasser, ni même de causer librement.Et ce fut alors que Séverine, exaspérée devant ce nouvel obstacle àsa passion, reprit contre les Lebleu son ancienne campagne pouravoir leur logement. Il était notoire que, de tous temps, lesous-chef l’avait occupé. Mais ce n’était plus la vue superbe, lesfenêtres donnant sur la cour du départ et sur les hauteursd’Ingouville, qui la tentait. L’unique raison de son désir, qu’ellene disait pas, était que le logement avait une seconde entrée, uneporte ouvrant sur un escalier de service. Jacques pourrait monteret s’en aller par là, sans que Mme Lebleusoupçonnât même ses visites. Enfin, ils seraient libres.

La bataille fut terrible. Cette question, qui avait déjàpassionné tout le corridor, se réveilla, s’envenima d’heure enheure. Mme Lebleu, menacée, se défendaitdésespérément, certaine d’en mourir, si on l’enfermait dans le noirlogement du derrière, barré par le faîtage de la marquise, d’unetristesse de cachot. Comment voulait-on qu’elle vécût au fond de cetrou, elle habituée à sa chambre si claire, ouverte sur le vastehorizon, égayée du continuel mouvement des voyageurs ? Et sesjambes lui défendaient toute promenade, elle n’aurait plus jamaisque la vue d’un toit de zinc, autant la tuer tout de suite.Malheureusement, ce n’étaient là que des raisons sentimentales, etelle était bien forcée d’avouer qu’elle tenait le logement del’ancien sous-chef, le prédécesseur de Roubaud, qui, célibataire,le lui avait cédé par galanterie ; même il devait exister unelettre de son mari s’engageant à le rendre, si un nouveau sous-chefle réclamait. Comme on n’avait pas retrouvé la lettre encore, elleen niait l’existence. À mesure que sa cause se gâtait, elle sefaisait plus violente, plus agressive. Un moment, elle avait tâchéde mettre avec elle, en la compromettant, la femme de Moulin,l’autre sous-chef, qui avait vu, disait-elle, des hommes embrasserMme Roubaud, dans l’escalier ; et Moulins’était fâché, car sa femme, une douce et très insignifiantecréature, qu’on ne rencontrait jamais, jurait en pleurant n’avoirrien vu et n’avoir rien dit. Pendant huit jours, ce comméragesouffla la tempête, d’un bout à l’autre du corridor. Mais la grandefaute de Mme Lebleu, celle qui devait entraîner sadéfaite, était toujours d’irriter Mlle Guichon, laburaliste, par son espionnage entêté : c’était une manie,l’idée fixe que celle-ci allait chaque nuit retrouver le chef degare, le besoin de la surprendre, devenu maladif, d’autant plusaigu, que depuis deux ans elle l’épiait, sans avoir absolument riensurpris, pas un souffle. Et elle était certaine qu’ils couchaientensemble, ça la rendait folle. Aussi Mlle Guichon,furieuse de ne pouvoir rentrer ni sortir sans être épiée,poussait-elle maintenant à ce qu’on la reléguât sur la cour :un logement les séparerait, elle ne l’aurait plus au moins en faced’elle, ne serait plus forcée de passer devant sa porte. Ildevenait évident que M. Dabadie, le chef de gare, jusqu’icidésintéressé dans la lutte, prenait parti contre les Lebleu chaquejour davantage ; ce qui était un signe grave.

Des querelles encore compliquèrent la situation. Philomène, quiapportait maintenant ses œufs frais à Séverine, se montrait trèsinsolente, chaque fois qu’elle rencontraitMme Lebleu ; et, comme celle-ci laissaitexprès sa porte ouverte, pour ennuyer tout le monde, c’étaientcontinuellement, au passage, des paroles désagréables entre lesdeux femmes. Cette intimité de Séverine et de Philomène en étantvenue à des confidences, la dernière avait fini par faire lescommissions de Jacques près de sa maîtresse, lorsqu’il n’osaitmonter lui-même. Elle arrivait avec ses œufs, changeait lesrendez-vous, disait pourquoi il avait dû être prudent la veille,racontait l’heure qu’il était resté chez elle, à causer. Jacquesparfois, lorsqu’un obstacle l’arrêtait, s’oubliait volontiers ainsidans la petite maison de Sauvagnat, le chef du dépôt. Il y suivaitson chauffeur Pecqueux, comme si, par un besoin de s’étourdir, ilredoutait de vivre toute une soirée seul. Même, quand le chauffeurdisparaissait, en bordée dans les cabarets de matelots, il entraitchez Philomène, la chargeait d’un mot à dire, s’asseyait, nepartait plus. Et elle, peu à peu, mêlée à cet amour,s’attendrissait, car elle n’avait connu, jusque-là, que des amantsbrutaux. Les petites mains, les façons polies de ce garçon sitriste, qui avait l’air très doux, lui semblaient des friandisesauxquelles elle n’avait pas mordu encore. Avec Pecqueux, c’étaitmaintenant le ménage, des soûleries, plus de rudesses que decaresses ; tandis que, lorsqu’elle portait une parole gentilledu mécanicien à la femme du sous-chef, elle en goûtait, pourelle-même, le goût délicat de fruit défendu. Un jour, elle lui fitses confidences, se plaignit du chauffeur, un sournois,disait-elle, sous son air de rire, très capable d’un mauvais coup,les jours où il était ivre. Il remarqua qu’elle soignait davantageson grand corps brûlé de maigre cavale, désirable malgré tout, avecses beaux yeux de passion, buvant moins, tenant la maison moinssale. Son frère Sauvagnat, ayant un soir entendu une voix d’homme,était entré la main haute, pour la corriger ; mais, enreconnaissant le garçon qui causait avec elle, il avait simplementoffert une bouteille de cidre. Jacques, bien reçu, guéri là de sonfrisson, paraissait s’y plaire. Aussi Philomène montrait-elle uneamitié de plus en plus vive pour Séverine, s’emportant contreMme Lebleu, qu’elle traitait partout de vieillegueuse.

Une nuit qu’elle avait rencontré les deux amants derrière sonpetit jardin, elle les accompagna dans l’ombre, jusqu’à la remise,où ils se cachaient d’habitude.

« Ah bien ! vous êtes trop bonne. Puisque le logementest à vous, c’est moi qui l’en tirerais par les cheveux… Tapez doncdessus ! »

Mais Jacques n’était pas pour un éclat.

« Non, non, M. Dabadie s’en occupe, il vaut mieuxattendre que les choses se fassent régulièrement.

– Avant la fin du mois, déclara Séverine, je coucherai danssa chambre, et nous pourrons nous y voir à toute heure. »

Malgré les ténèbres, Philomène l’avait sentie, qui, à cetespoir, serrait le bras de son amant d’une pression tendre. Et elleles laissa pour rentrer chez elle. Mais, cachée dans l’ombre, àtrente pas, elle s’arrêta, se retourna. Cela lui causait une grosseémotion, de les savoir ensemble. Elle n’était pas jalouse pourtant,elle avait le besoin ignorant d’aimer et d’être aimée ainsi.

Jacques, chaque jour, s’assombrissait davantage. À deuxreprises, pouvant voir Séverine, il avait inventé desprétextes ; et, s’il s’attardait parfois chez les Sauvagnat,c’était également pour l’éviter. Il l’aimait pourtant toujours,d’un désir exaspéré qui n’avait fait que s’accroître. Mais, dansses bras, maintenant, l’affreux mal le reprenait, un tel vertige,qu’il s’en dégageait vite, glacé, terrifié de n’être plus lui, desentir la bête prête à mordre. Il avait tâché de se rejeter dans lafatigue des longs parcours, sollicitant des corvéessupplémentaires, passant des douze heures debout sur sa machine, lecorps brisé par la trépidation, les poumons brûlés par le vent. Sescamarades, eux, se plaignaient de ce dur métier de mécanicien, qui,disaient-ils, en vingt années, mangeait un homme ; lui, auraitvoulu être mangé tout de suite, il ne tombait jamais assez delassitude, il n’était heureux que lorsque la Lison l’emportait, nepensant plus, n’ayant plus que des yeux pour voir les signaux. Àl’arrivée, le sommeil le foudroyait, sans qu’il eût même le tempsde se débarbouiller. Seulement, avec le réveil, revenait letourment de l’idée fixe. Il avait également essayé de se reprendrede tendresse pour la Lison, passant de nouveau des heures à lanettoyer, exigeant de Pecqueux des aciers luisant comme del’argent. Les inspecteurs, qui, en route, montaient près de lui, lefélicitaient. Il hochait la tête, restait mécontent ; car,lui, savait bien que sa machine, depuis l’arrêt dans la neige,n’était plus la bien portante, la vaillante d’autrefois. Sansdoute, dans la réparation des pistons et des tiroirs, elle avaitperdu de son âme, ce mystérieux équilibre de vie, dû au hasard dumontage. Il en souffrait, cette déchéance tournait à une amertumechagrine, au point qu’il poursuivait ses supérieurs de plaintesdéraisonnables, demandant des réparations inutiles, imaginant desaméliorations impraticables. On les lui refusait, il en devenaitplus sombre, convaincu que la Lison était très malade et qu’il n’yavait désormais rien à faire de propre avec elle. Sa tendresse s’endécourageait : à quoi bon aimer, puisqu’il tuerait tout cequ’il aimerait ? Et il apportait à sa maîtresse cette raged’amour désespérée, que ne pouvait user ni la souffrance ni lafatigue.

Séverine l’avait bien senti changer, et elle se désolait elleaussi, croyant qu’il s’attristait à cause d’elle, depuis qu’ilsavait. Lorsqu’elle le voyait frémir à son cou, éviter son baiserd’un brusque recul, n’était-ce pas qu’il se souvenait et qu’ellelui faisait horreur ? Jamais elle n’avait osé remettre laconversation sur ces choses. Elle se repentait d’avoir parlé,surprise de l’emportement de son aveu, dans ce lit étranger, où ilsavaient brûlé tous deux, ne se souvenant même plus de son lointainbesoin de confidence, comme satisfaite aujourd’hui de l’avoir avecelle, au fond de ce secret. Et elle l’aimait, elle le désiraitcertainement davantage, depuis qu’il n’ignorait plus rien. C’étaitune passion insatiable, la femme enfin éveillée, une créature faiteuniquement pour la caresse, tout entière amante, et qui n’étaitpoint mère. Elle ne vivait plus que par Jacques, elle ne mentaitpas, lorsqu’elle disait son effort pour se fondre en lui, car ellen’avait qu’un rêve, qu’il l’emportât, qu’il la gardât dans sachair. Très douce toujours, très passive, ne tenant son plaisir quede lui, elle aurait voulu des sommeils de chatte sur ses genoux, dumatin au soir. De l’affreux drame, elle avait simplement gardél’étonnement d’y avoir été mêlée ; de même qu’elle semblaitêtre restée vierge et candide, au sortir des souillures de sajeunesse. Cela était loin, elle souriait, elle n’aurait pas même eude colère contre son mari, s’il ne l’avait pas gênée. Mais sonexécration pour cet homme augmentait, à mesure que grandissait sapassion, son besoin de l’autre. Maintenant que l’autre savait etqu’il l’avait absoute, c’était lui le maître, celui qu’ellesuivrait, qui pouvait disposer d’elle comme de sa chose. Elles’était fait donner son portrait, une carte photographique ;et elle couchait avec, elle s’endormait, la bouche collée surl’image, très malheureuse depuis qu’elle le voyait malheureux, sansarriver à deviner au juste ce dont il souffrait ainsi.

Cependant, leurs rendez-vous continuaient au-dehors, enattendant qu’ils pussent se voir tranquillement chez elle, dans lenouveau logement conquis. L’hiver finissait, le mois de févrierétait très doux. Ils prolongeaient leurs promenades, marchaientpendant des heures, à travers les terrains vagues de la gare ;car lui évitait de s’arrêter, et lorsqu’elle se pendait à sesépaules, qu’il était forcé de s’asseoir et de la posséder, ilexigeait que ce fût sans lumière, dans sa terreur de frapper, s’ilapercevait un coin de sa peau nue : tant qu’il ne verrait pas,il résisterait peut-être. À Paris, où elle le suivait toujours,chaque vendredi, il fermait soigneusement les rideaux, en racontantque la pleine clarté lui coupait son plaisir. Ce voyagehebdomadaire, elle le faisait maintenant sans même donnerd’explication à son mari. Pour les voisins, l’ancien prétexte, sonmal au genou, servait ; et elle disait aussi qu’elle allaitembrasser sa nourrice, la mère Victoire, dont la convalescencetraînait à l’hôpital. Tous deux encore y prenaient une grandedistraction, lui très attentif ce jour-là à la bonne conduite de samachine, elle ravie de le voir moins sombre, amusée elle-même parle trajet, bien qu’elle commençât à connaître les moindres coteaux,les moindres bouquets d’arbres du parcours. Du Havre à Motteville,c’étaient des prairies, des champs plats, coupés de haies vives,plantés de pommiers ; et, jusqu’à Rouen ensuite, le pays sebossuait, désert. Après Rouen, la Seine se déroulait. On latraversait à Sotteville, à Oissel, à Pont-de-l’Arche ; puis,au travers des vastes plaines, sans cesse elle reparaissait,largement déployée. Dès Gaillon, on ne la quittait plus, ellecoulait à gauche, ralentie entre ses rives basses, bordée depeupliers et de saules. On filait à flanc de coteau, on nel’abandonnait à Bonnières, que pour la retrouver brusquement àRosny, au sortir du tunnel de Rolleboise. Elle était comme lacompagne amicale du voyage. Trois fois encore, on la franchissait,avant l’arrivée. Et c’était Mantes et son clocher dans les arbres,Triel avec les taches blanches de ses plâtrières, Poissy que l’oncoupait en plein cœur, les deux murailles vertes de la forêt deSaint-Germain, les talus de Colombes débordant de lilas, labanlieue enfin, Paris deviné, aperçu du pont d’Asnières, l’Arc detriomphe lointain, au-dessus des constructions lépreuses, hérisséesde cheminées d’usine. La machine s’engouffrait sous lesBatignolles, on débarquait dans la gare retentissante ; et,jusqu’au soir, ils s’appartenaient, ils étaient libres. Au retour,il faisait nuit, elle fermait les yeux, revivait son bonheur. Mais,le matin comme le soir, chaque fois qu’elle passait à laCroix-de-Maufras, elle avançait la tête, jetait un coup d’œilprudent, sans se montrer, certaine de trouver là, devant labarrière, Flore debout, présentant le drapeau dans sa gaine,enveloppant le train de son regard de flamme.

Depuis que cette fille, le jour de la neige, les avait vuss’embrasser, Jacques avait averti Séverine de se méfier d’elle. Iln’ignorait plus de quelle passion d’enfant sauvage elle lepoursuivait, du fond de sa jeunesse, et il la sentait jalouse,d’une énergie virile, d’une rancune débridée et meurtrière. D’autrepart, elle devait connaître beaucoup trop de choses, car il serappelait son allusion aux rapports du président avec unedemoiselle, que personne ne soupçonnait, qu’il avait mariée. Sielle savait cela, elle avait sûrement deviné le crime : sansdoute allait-elle parler, écrire, se venger par une dénonciation.Mais les journées, les semaines s’étaient écoulées, et rien ne seproduisait, il ne la trouvait toujours que plantée à son poste, aubord de la voie, avec son drapeau, raidie. Du plus loin qu’elleapercevait la machine, il avait sur lui la sensation de ses yeuxardents. Elle le voyait malgré la fumée, le prenait tout entier,l’accompagnait dans l’éclair de la vitesse, au milieu du tonnerredes roues. Et le train, en même temps, était sondé, transpercé,visité, de la première à la dernière voiture. Toujours, elledécouvrait l’autre, la rivale, que maintenant elle savait là,chaque vendredi. L’autre avait beau n’avancer qu’un peu la tête,par un besoin impérieux de voir : elle était vue, leursregards à toutes deux se croisaient comme des épées. Déjà le trainfuyait, dévorant, et il y en avait une qui restait par terre,impuissante à le suivre, dans la rage de ce bonheur qu’ilemportait. Elle semblait grandir, Jacques la retrouvait plus haute,à chaque voyage, inquiet désormais de ce qu’elle ne faisait rien,se demandant quel projet allait mûrir dans cette grande fillesombre, dont il ne pouvait éviter l’immobile apparition.

Un employé aussi, Henri Dauvergne, le conducteur-chef, gênaitSéverine et Jacques. Il avait justement la conduite de ce train duvendredi, et il se montrait d’une amabilité importune pour la jeunefemme. S’étant aperçu de sa liaison avec le mécanicien, il sedisait que son tour viendrait peut-être. Au départ du Havre, lesmatins qu’il était de service, Roubaud en ricanait, tellement lesattentions d’Henri devenaient claires : il réservait tout uncompartiment pour elle, il l’installait, tâtait la bouillotte. Unjour même, le mari, qui continuait tranquillement de parler àJacques, lui avait montré, d’un clignement d’yeux, le manège dujeune homme, comme pour lui demander s’il tolérait ça. D’ailleurs,dans les querelles, il accusait carrément sa femme de coucher avecles deux. Elle s’était imaginé un instant que Jacques le croyait etque, de là, venaient ses tristesses. Au milieu d’une crise desanglots, elle avait protesté de son innocence, en lui disant de latuer, si elle était infidèle. Alors, il avait plaisanté, très pâle,l’embrassant, lui répondant qu’il la savait honnête et qu’ilespérait bien ne jamais tuer personne.

Mais les premières soirées de mars furent affreuses, ils durentinterrompre leurs rendez-vous ; et les voyages à Paris, lesquelques heures de liberté, cherchées si loin, ne suffisaient plusà Séverine. C’était, en elle, un besoin grandissant d’avoir Jacquesà elle, tout à elle, de vivre ensemble, les jours, les nuits, sansjamais plus se quitter. Son exécration pour son mari s’aggravait,la simple présence de cet homme la jetait dans une excitationmaladive, intolérable. Si docile, d’une complaisance de femmetendre, elle s’irritait dès qu’il s’agissait de lui, s’emportait aumoindre obstacle qu’il mettait à ses volontés. Alors, il semblaitque l’ombre de ses cheveux noirs assombrissait le bleu limpide deses yeux. Elle devenait farouche, elle l’accusait d’avoir gâté sonexistence, à ce point que la vie était désormais impossible, côte àcôte. N’était-ce pas lui qui avait tout fait ? si plus rienn’existait de leur ménage, si elle avait un amant, n’était-ce passa faute ? La tranquillité pesante où elle le voyait, le coupd’œil indifférent dont il accueillait ses colères, son dos rond,son ventre élargi, toute cette graisse morne qui ressemblait à dubonheur, achevaient de l’exaspérer, elle qui souffrait. Rompre,s’éloigner, aller recommencer de vivre ailleurs, elle ne songeaitplus qu’à cela. Oh ! recommencer, faire surtout que le passéne fût pas, recommencer la vie avant toutes ces abominations, seretrouver telle qu’elle était à quinze ans, et aimer, et êtreaimée, et vivre comme elle rêvait de vivre alors ! Pendanthuit jours, elle caressa un projet de fuite : elle partaitavec Jacques, ils se cachaient en Belgique, ils s’y installaient enjeune ménage laborieux. Mais elle ne lui en parla même pas, tout desuite des empêchements s’étaient produits, l’irrégularité de lasituation, le tremblement continuel où ils seraient, surtoutl’ennui de laisser à son mari sa fortune, l’argent, laCroix-de-Maufras. Par une donation au dernier vivant, ils s’étaienttout légué ; et elle se trouvait en sa puissance, dans cettetutelle légale de la femme, qui liait ses mains. Plutôt que departir en abandonnant un sou, elle aurait préféré mourir là. Unjour qu’il remonta, livide, dire qu’en traversant devant unelocomotive, il avait senti le tampon lui effleurer le coude, ellesongea que, s’il était mort, elle serait libre. Elle le regardaitde ses grands yeux fixes : pourquoi donc ne mourait-il pas,puisqu’elle ne l’aimait plus, et qu’il gênait tout le monde,maintenant ?

Dès lors, le rêve de Séverine changea. Roubaud était mortd’accident, et elle partait avec Jacques pour l’Amérique. Mais ilsétaient mariés, ils avaient vendu la Croix-de-Maufras, réalisétoute la fortune. Derrière eux, ils ne laissaient aucune crainte.S’ils s’expatriaient, c’était pour renaître, aux bras l’un del’autre. Là-bas, rien ne serait plus de ce qu’elle voulait oublier,elle pourrait croire que la vie était neuve. Puisqu’elle s’étaittrompée, elle reprendrait au commencement l’expérience du bonheur.Lui, trouverait bien une occupation ; elle-même entreprendraitquelque chose ; ce serait la fortune, des enfants sans doute,une existence nouvelle de travail et de félicité. Dès qu’elle étaitseule, le matin au lit, la journée en brodant, elle retombait danscette imagination, la corrigeait, l’élargissait, y ajoutait sanscesse des détails heureux, finissait par se croire comblée de joieet de biens. Elle, qui autrefois sortait si rarement, avait à cetteheure la passion d’aller voir les paquebots partir : elledescendait sur la jetée, s’accoudait, suivait la fumée du navirejusqu’à ce qu’elle se fût confondue avec les brumes du large ;et elle se dédoublait, se croyait sur le pont avec Jacques, déjàloin de France, en route pour le paradis rêvé.

Un soir du milieu de mars, le jeune homme, s’étant risqué àmonter la voir chez elle, lui conta qu’il venait d’amener de Paris,dans son train, un de ses anciens camarades d’école, qui partaitpour New York, exploiter une invention nouvelle, une machine àfabriquer des boutons ; et, comme il lui fallait un associé,un mécanicien, il lui avait même offert de le prendre avec lui.Oh ! une affaire superbe, qui ne nécessiterait guère qu’unapport d’une trentaine de mille francs, et où il y avait peut-êtredes millions à gagner. Il disait cela pour causer simplement,ajoutant d’ailleurs qu’il avait, bien entendu, refusé l’offre.Cependant, il en restait le cœur un peu gros, car il est dur toutde même de renoncer à la fortune, quand elle se présente.

Séverine l’écoutait, debout, les regards perdus. N’était-ce passon rêve qui allait se réaliser ?

« Ah ! murmura-t-elle enfin, nous partirionsdemain… »

Il leva la tête, surpris.

« Comment, nous partirions ?

– Oui, s’il était mort. »

Elle n’avait pas nommé Roubaud, ne le désignant que d’unmouvement du menton. Mais il avait compris, il eut un geste vague,pour dire que, par malheur, il n’était pas mort.

« Nous partirions, reprit-elle de sa voix lente etprofonde, nous serions si heureux, là-bas ! Les trente millefrancs, je les aurais en vendant la propriété ; et j’auraisencore de quoi nous installer… Toi, tu ferais valoir tout ça ;moi, j’arrangerais un petit intérieur, où nous nous aimerions detoute notre force… Oh ! ce serait bon, ce serait sibon ! »

Et elle ajouta très bas :

« Loin de tout souvenir, rien que des jours nouveaux devantnous ! »

Il était envahi d’une grande douceur, leurs mains se joignirent,se serrèrent instinctivement, et ni l’un ni l’autre ne causaitplus, absorbés tous deux en cet espoir. Puis, ce fut elle encorequi parla.

« Tu devrais quand même revoir ton ami avant son départ, etle prier de ne pas prendre un associé sans te prévenir. »

De nouveau, il s’étonnait.

« Pourquoi donc ?

– Mon Dieu ! est-ce qu’on sait ? L’autre jour,avec cette locomotive, une seconde de plus, et j’étais libre… Onest vivant le matin, n’est-ce pas ? on est mort lesoir. »

Elle le regardait fixement, elle répéta :

« Ah ! s’il était mort !

– Tu ne veux pourtant pas que je le tue ? »demanda-t-il, en essayant de sourire.

À trois reprises, elle dit non ; mais ses yeux disaientoui, ses yeux de femme tendre, toute à l’inexorable cruauté de sapassion. Puisqu’il en avait tué un autre, pourquoi ne l’aurait-onpas tué ? Cela venait de pousser en elle, brusquement, commeune conséquence, une fin nécessaire. Le tuer et s’en aller, rien desi simple. Lui mort, tout finirait, elle pourrait tout recommencer.Déjà, elle ne voyait plus d’autre dénouement possible, sarésolution était prise, absolue ; tandis que, d’un branleléger, elle continuait à dire non, n’ayant pas le courage de saviolence.

Lui, adossé au buffet, affectait toujours de sourire. Il venaitd’apercevoir le couteau, qui traînait là.

« Si tu veux que je le tue, il faut que tu me donnes lecouteau… J’ai déjà la montre, ça me fera un petit musée. »

Il riait plus fort. Elle répondit gravement :

« Prends le couteau. »

Et, lorsqu’il l’eut mis dans sa poche, comme pour pousser laplaisanterie jusqu’au bout, il l’embrassa.

« Eh bien ! maintenant, bonsoir… Je vais tout de suitevoir mon ami, je lui dirai d’attendre… Samedi, s’il ne pleut pas,viens donc me rejoindre derrière la maison des Sauvagnat.Hein ? c’est entendu… Et sois tranquille, nous ne tueronspersonne, c’est pour rire. »

Cependant, malgré l’heure tardive, Jacques descendit vers leport, pour trouver, à l’hôtel où il devait coucher, le camarade quipartait le lendemain. Il lui parla d’un héritage possible, demandaquinze jours, avant de lui donner une réponse définitive. Puis, enrevenant vers la gare, par les grandes avenues noires, il songea,s’étonna de sa démarche. Avait-il donc résolu de tuer Roubaud,puisqu’il disposait déjà de sa femme et de son argent ? Non,certes, il n’avait rien décidé, il ne se précautionnait sans douteainsi, que dans le cas où il se déciderait. Mais le souvenir deSéverine s’évoqua, la pression brûlante de sa main, son regard fixequi disait oui, lorsque sa bouche disait non. Évidemment, ellevoulait qu’il tuât l’autre. Il fut pris d’un grand trouble,qu’allait-il faire ?

Rentré rue François-Mazeline, couché près de Pecqueux, quironflait, Jacques ne put dormir. Malgré lui, son cerveautravaillait sur cette idée de meurtre, ce canevas d’un drame qu’ilarrangeait, dont il calculait les plus lointaines conséquences. Ilcherchait, il discutait les raisons pour, les raisons contre. Ensomme, à la réflexion, froidement, sans fièvre aucune, toutesétaient pour. Roubaud n’était-il pas l’unique obstacle à sonbonheur ? Lui mort, il épousait Séverine qu’il adorait, il nese cachait plus, la possédait à jamais, tout entière. Puis, il yavait l’argent, une fortune. Il quittait son dur métier, devenaitpatron à son tour, dans cette Amérique, dont il entendait lescamarades causer comme d’un pays où les mécaniciens remuaient l’orà la pelle. Son existence nouvelle, là-bas, se déroulait en unrêve : une femme qui l’aimait passionnément, des millions àgagner tout de suite, la vie large, l’ambition illimitée, ce qu’ilvoudrait. Et, pour réaliser ce rêve, rien qu’un geste à faire, rienqu’un homme à supprimer, la bête, la plante qui gêne la marche, etqu’on écrase. Il n’était pas même intéressant, cet homme,engraissé, alourdi à cette heure, enfoncé dans cet amour stupide dujeu, où sombraient ses anciennes énergies. Pourquoil’épargner ? Aucune circonstance, absolument aucune neplaidait en sa faveur. Tout le condamnait, puisque, en réponse àchaque question, l’intérêt des autres était qu’il mourût. Hésiterserait imbécile et lâche.

Mais Jacques, dont le dos brûlait, et qui s’était mis sur leventre, se retourna d’un bond, dans le sursaut d’une pensée, vaguejusque-là, brusquement si aiguë, qu’il l’avait sentie comme unepointe, en son crâne. Lui, qui, dès l’enfance, voulait tuer, quiétait ravagé jusqu’à la torture par l’horreur de cette idée fixe,pourquoi donc ne tuait-il pas Roubaud ? Peut-être, sur cettevictime choisie, assouvirait-il à jamais son besoin demeurtre ; et, de la sorte, il ne ferait pas seulement unebonne affaire, il serait en outre guéri. Guéri, mon Dieu ! neplus avoir ce frisson du sang, pouvoir posséder Séverine, sans cetéveil farouche de l’ancien mâle, emportant à son cou les femelleséventrées ! Une sueur l’inonda, il se vit le couteau au poing,frappant à la gorge Roubaud, comme celui-ci avait frappé leprésident, et satisfait, et rassasié, à mesure que la plaiesaignait sur ses mains. Il le tuerait, il était résolu, puisque làétait la guérison, la femme adorée, la fortune. À en tuer un, s’ildevait tuer, c’était celui-là qu’il tuerait, sachant au moins cequ’il faisait, raisonnablement, par intérêt et par logique.

Cette décision prise, comme trois heures du matin venaient desonner, Jacques tâcha de dormir. Il perdait déjà connaissance,lorsqu’une secousse profonde le souleva, le fit asseoir dans sonlit, étouffant. Tuer cet homme, mon Dieu ! en avait-il ledroit ? Quand une mouche l’importunait, il la broyait d’unetape. Un jour qu’un chat s’était embarrassé dans ses jambes, il luiavait cassé les reins d’un coup de pied, sans le vouloir il estvrai. Mais cet homme, son semblable ! Il dut reprendre toutson raisonnement, pour se prouver son droit au meurtre, le droitdes forts que gênent les faibles, et qui les mangent. C’était lui,à cette heure, que la femme de l’autre aimait, et elle-même voulaitêtre libre de l’épouser, de lui apporter son bien. Il ne faisaitqu’écarter l’obstacle, simplement. Est-ce que, dans les bois, sideux loups se rencontrent, lorsqu’une louve est là, le plus solidene se débarrasse pas de l’autre, d’un coup de gueule ? Et,anciennement, quand les hommes s’abritaient, comme les loups, aufond des cavernes, est-ce que la femme désirée n’était pas à celuide la bande qui la pouvait conquérir, dans le sang desrivaux ? Alors, puisque c’était la loi de la vie, on devait yobéir, en dehors des scrupules qu’on avait inventés plus tard, pourvivre ensemble. Peu à peu, son droit lui sembla absolu, il sentitrenaître sa résolution entière : dès le lendemain, ilchoisirait le lieu et l’heure, il préparerait l’acte. Le mieux,sans doute, serait de poignarder Roubaud la nuit, dans la gare,pendant une de ses rondes, de façon à faire croire que desmaraudeurs, surpris, l’avaient tué. Là-bas, derrière les tas decharbon, il savait un bon endroit, si l’on pouvait l’y attirer.Malgré son effort pour s’endormir, maintenant il arrangeait lascène, discutait où il se placerait, comment il frapperait, afin del’étendre raide ; et, sourdement, invinciblement, tandis qu’ildescendait aux plus petits détails, sa répugnance revenait, uneprotestation intérieure qui le souleva de nouveau tout entier. Non,non, il ne frapperait pas ! Cela lui paraissait monstrueux,inexécutable, impossible. En lui, l’homme civilisé se révoltait, laforce acquise de l’éducation, le lent et indestructible échafaudagedes idées transmises. On ne devait pas tuer, il avait sucé celaavec le lait des générations ; son cerveau affiné, meublé descrupules, repoussait le meurtre avec horreur, dès qu’il se mettaità le raisonner. Oui, tuer dans un besoin, dans un emportement del’instinct ! Mais tuer en le voulant, par calcul et parintérêt, non, jamais, jamais il ne pourrait !

Le jour naissait, lorsque Jacques parvint à s’assoupir, et d’unesomnolence si légère, que le débat continuait confusément en lui,abominable. Les journées qui suivirent furent les plus douloureusesde son existence. Il évitait Séverine, il lui avait fait dire de nepas se trouver au rendez-vous du samedi, craignant ses yeux. Mais,le lundi, il dut la revoir ; et, comme il le redoutait, sesgrands yeux bleus, si doux, si profonds, l’emplirent d’angoisse.Elle ne parla pas de cela, elle n’eut pas un geste, pas une parolepour le pousser. Seulement, ses yeux n’étaient pleins que de lachose, l’interrogeaient, le suppliaient. Il ne savait comment enéviter l’impatience et le reproche, toujours il les retrouvaitfixés sur les siens, avec l’étonnement qu’il pût hésiter à êtreheureux. Quand il la quitta, il l’embrassa, d’une étreinte brusque,pour lui faire entendre qu’il était résolu. Il l’était en effet, ille fut jusqu’au bas de l’escalier, retomba dans la lutte de saconscience. Lorsqu’il la revit, le surlendemain, il avait la pâleurconfuse, le regard furtif d’un lâche, qui recule devant un actenécessaire. Elle éclata en sanglots, sans rien dire, pleurant à soncou, horriblement malheureuse ; et lui, bouleversé, débordaitdu mépris de lui-même. Il fallait en finir.

« Jeudi, là-bas, veux-tu ? demanda-t-elle à voixbasse.

– Oui, jeudi, je t’attendrai. »

Ce jeudi-là, la nuit fut très noire, un ciel sans étoiles,opaque et sourd, chargé des brumes de la mer. Comme d’habitude,Jacques, arrivé le premier, debout derrière la maison desSauvagnat, guetta la venue de Séverine. Mais les ténèbres étaientsi épaisses, et elle accourait d’un pas si léger, qu’iltressaillit, frôlé par elle, sans l’avoir aperçue. Déjà, elle étaitdans ses bras, inquiète de le sentir tremblant.

« Je t’ai fait peur, murmura-t-elle.

– Non, non, je t’attendais… Marchons, personne ne peut nousvoir. »

Et, les bras liés à la taille, doucement, ils se promenèrent parles terrains vagues. De ce côté du dépôt, les becs de gaz étaientrares ; certains enfoncements d’ombre en manquaient tout àfait ; tandis qu’ils pullulaient au loin, vers la gare,pareils à des étincelles vives.

Longtemps, ils allèrent ainsi, sans une parole. Elle avait poséla tête à son épaule, elle la haussait parfois, le baisait aumenton ; et, se penchant, il lui rendait ce baiser sur latempe, à la racine des cheveux. Le coup grave et unique d’une heuredu matin venait de sonner aux églises lointaines. S’ils neparlaient pas, c’était qu’ils s’entendaient penser, dans leurétreinte. Ils ne pensaient qu’à cela, ils ne pouvaient plus êtreensemble, sans en être obsédés. Le débat continuait, à quoi bondire tout haut des mots inutiles, puisqu’il fallait agir ?Lorsqu’elle se haussait contre lui, pour une caresse, elle sentaitle couteau, bossuant la poche du pantalon. Était-ce donc qu’il fûtrésolu ?

Mais ses pensées la débordaient, ses lèvres s’ouvrirent, d’unsouffle à peine distinct.

« Tout à l’heure, il est remonté, je ne savais paspourquoi… Puis, je l’ai vu prendre son revolver, qu’il avaitoublié… C’est, à coup sûr, qu’il va faire une ronde. »

Le silence retomba, et vingt pas plus loin seulement, il dit àson tour :

« Des maraudeurs, la nuit dernière, ont enlevé du plomb parici… Il viendra tout à l’heure, c’est certain. »

Alors, elle eut un petit frémissement, et tous deux redevinrentmuets, marchant d’un pas ralenti. Un doute l’avait prise :était-ce bien le couteau qui renflait sa poche ? À deuxreprises, elle le baisa, pour mieux se rendre compte. Puis, comme,à se frotter ainsi, le long de sa jambe, elle restait incertaine,elle laissa pendre sa main, tâta en le baisant encore. C’était bienle couteau. Mais lui, ayant compris, l’avait brusquement étoufféesur sa poitrine ; et il lui bégaya à l’oreille :

« Il va venir, tu seras libre. »

Le meurtre était décidé, il leur sembla qu’ils ne marchaientplus, qu’une force étrangère les portait au ras du sol. Leurs sensavaient pris subitement une acuité extrême, le toucher surtout, carleurs mains l’une dans l’autre s’endolorissaient, le moindreeffleurement de leurs lèvres devenait pareil à un coup d’ongle. Ilsentendaient aussi les bruits qui se perdaient tout à l’heure, leroulement, le souffle lointain des machines, des chocs assourdis,des pas errants, au fond des ténèbres. Et ils voyaient la nuit, ilsdistinguaient les taches noires des choses, comme si un brouillards’en était allé de leurs paupières : une chauve-souris passa,dont ils purent suivre les crochets brusques. Au coin d’un tas decharbon, ils s’étaient arrêtés, immobiles, les oreilles et les yeuxaux aguets, dans une tension de tout leur être. Maintenant, ilschuchotaient.

« N’as-tu pas entendu, là-bas, un cri d’appel ?

– Non, c’est un wagon qu’on remise.

– Mais là, sur notre gauche, quelqu’un marche. Le sable acrié.

– Non, non, des rats courent dans les tas, le charbondéboule. »

Des minutes s’écoulèrent. Soudain, ce fut elle qui l’étreignitplus fort.

« Le voici.

– Où donc ? je ne vois rien.

– Il a tourné le hangar de la petite vitesse, il vientdroit à nous… Tiens ! son ombre qui passe sur le murblanc !

– Tu crois, ce point sombre… Il est donc seul ?

– Oui, seul, il est seul. »

Et, à ce moment décisif, elle se jeta éperdument à son cou, ellecolla sa bouche ardente contre la sienne. Ce fut un baiser de chairvive, prolongé, où elle aurait voulu lui donner de son sang. Commeelle l’aimait et comme elle exécrait l’autre ! Ah ! sielle avait osé, déjà vingt fois elle-même aurait fait la besogne,pour lui en éviter l’horreur ; mais ses mains défaillaient,elle se sentait trop douce, il fallait la poigne d’un homme. Et cebaiser qui n’en finissait pas, c’était tout ce qu’elle pouvait luisouffler de son courage, la possession pleine qu’elle luipromettait, la communion de son corps. Au loin, une machinesifflait, jetant à la nuit une plainte de mélancoliquedétresse ; à coups réguliers, on entendait un fracas, le chocd’un marteau géant, venu on ne savait d’où ; tandis que lesbrumes, montées de la mer, mettaient au ciel le défilé d’un chaosen marche, dont les déchirures errantes semblaient par momentséteindre les étincelles vives des becs de gaz. Lorsqu’elle ôta sabouche enfin, elle n’avait plus rien à elle, tout entière elle crutêtre passée en lui.

D’un geste prompt, il avait déjà ouvert le couteau. Mais il eutun juron étouffé.

« Nom de Dieu ! c’est fichu encore, il s’enva ! »

C’était vrai, l’ombre mouvante, après s’être approchée d’eux, àune cinquantaine de pas, venait de tourner à gauche et s’éloignait,du pas régulier d’un surveillant de nuit, que rien n’inquiète.

Alors, elle le poussa.

« Va, va donc ! »

Et tous deux partirent, lui devant, elle dans ses talons, tousdeux filèrent, se glissèrent derrière l’homme, en chasse, évitantle bruit. Un instant, au coin des ateliers de réparation, ils leperdirent de vue ; puis, comme ils coupaient court entraversant une voie de garage, ils le retrouvèrent, à vingt pas auplus. Ils durent profiter des moindres bouts de mur pour s’abriter,un simple faux pas les aurait trahis.

« Nous ne l’aurons pas, gronda-t-il, sourdement. S’ilatteint le poste de l’aiguilleur, il s’échappe. »

Elle, toujours, répétait dans son cou :

« Va, va donc ! »

À cette minute, par ces vastes terrains plats, noyés deténèbres, au milieu de cette désolation nocturne d’une grande gare,il était résolu, comme dans la solitude complice d’un coupe-gorge.Et, tout en hâtant furtivement le pas, il s’excitait, se raisonnaitencore, se donnait les arguments qui allaient faire de ce meurtreune action sage, légitime, logiquement débattue et décidée. C’étaitbien un droit qu’il exerçait, le droit même de vie, puisque ce sangd’un autre était indispensable à son existence même. Rien que cecouteau à enfoncer, et il avait conquis le bonheur.

« Nous ne l’aurons pas, nous ne l’aurons pas, répéta-t-ilfurieusement, en voyant l’ombre dépasser le poste de l’aiguilleur.C’est fichu, le voilà qui file. »

Mais, de sa main nerveuse, brusquement elle l’empoigna au bras,l’immobilisa contre elle.

« Vois, il revient ! »

Roubaud, en effet, revenait. Il avait tourné à droite, puis ilredescendit. Peut-être, derrière son dos, avait-il eu la sensationvague des meurtriers lancés sur sa piste. Pourtant, il continuait àmarcher de son pas tranquille, en gardien consciencieux, qui neveut pas rentrer, sans avoir donné son coup d’œil partout.

Arrêtés net dans leur course, Jacques et Séverine ne bougeaientplus. Le hasard les avait plantés à l’angle même d’un tas decharbon. Ils s’y adossèrent, semblèrent y entrer, l’échine colléeau mur noir, confondus, perdus dans cette mare d’encre. Ils étaientsans souffle.

Et Jacques regardait Roubaud venir droit à eux. Trente mètres àpeine les séparaient, chaque pas diminuait la distance,régulièrement, rythmé comme par le balancier inexorable du destin.Encore vingt pas, encore dix pas : il l’aurait devant lui, illèverait le bras de cette façon, lui planterait le couteau dans lagorge, en tirant de droite à gauche, pour étouffer le cri. Lessecondes lui semblaient interminables, un tel flot de penséestraversait le vide de son crâne, que la mesure du temps en étaitabolie. Toutes les raisons qui le déterminaient défilèrent une foisde plus, il revit nettement le meurtre, les causes et lesconséquences. Encore cinq pas. Sa résolution, tendue à se rompre,restait inébranlable. Il voulait tuer, il savait pourquoi iltuerait.

Mais, à deux pas, à un pas, ce fut une débâcle. Tout croula enlui, d’un coup. Non, non ! il ne tuerait point, il ne pouvaittuer ainsi cet homme sans défense. Le raisonnement ne ferait jamaisle meurtre, il fallait l’instinct de mordre, le saut qui jette surla proie, la faim ou la passion qui la déchire. Qu’importait si laconscience n’était faite que des idées transmises par une lentehérédité de justice ! Il ne se sentait pas le droit de tuer,et il avait beau faire, il n’arrivait pas à se persuader qu’ilpouvait le prendre.

Roubaud, tranquillement, passa. Son coude effleura les deuxautres dans le charbon. Une haleine les eût décelés ; mais ilsrestèrent comme morts. Le bras ne se leva point, n’enfonça point lecouteau. Rien ne fit frémir les ténèbres épaisses, pas même unfrisson. Déjà, il était loin, à dix pas, qu’immobiles encore, ledos cloué au tas noir, tous deux demeuraient sans souffle, dansl’épouvante de cet homme seul, désarmé, qui venait de les frôler,d’une marche si paisible.

Jacques eut un sanglot étouffé de rage et de honte.

« Je ne peux pas ! je ne peux pas ! »

Il voulut reprendre Séverine, s’appuyer à elle, dans un besoind’être excusé, consolé. Sans dire une parole, elle s’échappa. Ilavait allongé les mains, n’avait senti que sa jupe glisser entreses doigts ; et il entendait seulement sa fuite légère. Envain, il la poursuivit un instant, car cette brusque disparitionachevait de le bouleverser. Était-elle donc si fâchée de safaiblesse ? Le méprisait-elle ? La prudence l’empêcha dela rejoindre. Mais, quand il se retrouva seul dans ces vastesterrains plats, tachés des petites larmes jaunes du gaz, un affreuxdésespoir le prit, il se hâta d’en sortir, d’aller abîmer sa têteau fond de son oreiller, pour y anéantir l’abomination de sonexistence.

Ce fut une dizaine de jours plus tard, vers la fin de mars, queles Roubaud triomphèrent enfin des Lebleu. L’administration avaitreconnu juste leur demande, appuyée par M. Dabadie ;d’autant plus que la fameuse lettre du caissier, s’engageant àrendre le logement, si un nouveau sous-chef le réclamait, venaitd’être retrouvée par Mlle Guichon, en cherchantd’anciens comptes dans les archives de la gare. Et, tout de suite,Mme Lebleu, exaspérée de sa défaite, parla dedéménager : puisqu’on voulait sa mort, autant valait-il enfinir sans attendre. Pendant trois jours, ce déménagement mémorableenfiévra le couloir. La petite Mme Moulinelle-même, si effacée, qu’on ne voyait jamais ni entrer ni sortir,s’y compromit, en portant la table à ouvrage de Séverine d’unlogement dans l’autre. Mais Philomène surtout souffla la discorde,venue là pour aider dès la première heure, faisant les paquets,bousculant les meubles, envahissant le logement du devant, avantque la locataire l’eût quitté ; et ce fut elle qui l’enexpulsa, au milieu de la débandade des deux mobiliers, mêlés,confondus, dans le transbordement. Elle en était arrivée à montrer,pour Jacques et pour tout ce qu’il aimait, un tel zèle, quePecqueux, étonné, pris de soupçon, lui avait demandé de son mauvaisair sournois, son air d’ivrogne vindicatif, si c’était à cetteheure qu’elle couchait avec son mécanicien, en l’avertissant qu’illeur réglerait leur compte à tous les deux, le jour où il lessurprendrait. Son coup de cœur pour le jeune homme en avait grandi,elle se faisait leur servante, à lui et à sa maîtresse, dansl’espoir de l’avoir aussi un peu à elle, en se mettant entre eux.Lorsqu’elle eut emporté la dernière chaise, les portes battirent.Puis, ayant aperçu un tabouret oublié par la caissière, ellerouvrit, le jeta à travers le corridor. C’était fini.

Alors, lentement, l’existence reprit son train monotone. Pendantque Mme Lebleu, sur le derrière, clouée par sesrhumatismes au fond de son fauteuil, se mourait d’ennui, avec degrosses larmes dans les yeux, à ne plus voir que le zinc de lamarquise barrant le ciel, Séverine travaillait à son interminablecouvre-pied, installée près d’une des fenêtres du devant. Elleavait, sous elle, l’agitation gaie de la cour du départ, lecontinuel flot des piétons et des voitures ; déjà, leprintemps hâtif verdissait les bourgeons des grands arbres, au borddes trottoirs ; et, au-delà, les coteaux lointainsd’Ingouville déroulaient leurs pentes boisées, que piquaient lestaches blanches des maisons de campagne. Mais elle s’étonnait deprendre si peu de plaisir à réaliser enfin ce rêve, être là, dansce logement convoité, avoir devant soi de l’espace, du jour, dusoleil. Même, comme sa femme de ménage, la mère Simon, grognait,furieuse de ne pas retrouver ses habitudes, elle en étaitimpatientée, elle regrettait par moments son ancien trou, ainsiqu’elle disait, où la saleté se voyait moins. Roubaud, lui, avaitsimplement laissé faire. Il ne semblait pas savoir qu’il eût changéde niche : souvent encore il se trompait, ne s’apercevait desa méprise que lorsque sa nouvelle clef n’entrait pas dansl’ancienne serrure. D’ailleurs, il s’absentait de plus en plus, ladésorganisation continuait. Un instant, cependant, il parut seranimer, sous le réveil de ses idées politiques ; non qu’ellesfussent très nettes, très ardentes ; mais il gardait à cœurson affaire avec le sous-préfet, qui avait failli lui coûter sonemploi. Depuis que l’Empire, ébranlé par les élections générales,traversait une crise terrible, il triomphait, il répétait que cesgens-là ne seraient pas toujours les maîtres. Un avertissementamical de M. Dabadie, prévenu parMlle Guichon, devant laquelle le proposrévolutionnaire avait été tenu, suffit du reste à le calmer.Puisque le couloir était tranquille et que l’on vivait d’accord,maintenant que Mme Lebleu s’affaiblissait, tuée detristesse, pourquoi des ennuis nouveaux, avec les affaires dugouvernement ? Il eut un simple geste, il s’en moquait bien dela politique, comme de tout ! Et, plus gras chaque jour, sansun remords, il s’en allait de son pas alourdi, le dosindifférent.

Entre Jacques et Séverine, la gêne avait grandi, depuis qu’ilspouvaient se rencontrer à toute heure. Plus rien ne les empêchaitd’être heureux, il la montait voir par l’autre escalier, quand illui plaisait, sans crainte d’être espionné ; et le logementleur appartenait, il aurait couché là, s’il en avait eu l’audace.Mais c’était l’irréalisé, l’acte voulu, consenti par eux deux,qu’il n’accomplissait pas et dont la pensée, désormais, mettaitentre eux un malaise, un mur infranchissable. Lui, qui apportait lahonte de sa faiblesse, la trouvait chaque fois plus sombre, maladed’inutile attente. Leurs lèvres ne se cherchaient même plus, carcette demi-possession, ils l’avaient épuisée ; c’était tout lebonheur qu’ils voulaient, le départ, le mariage là-bas, l’autrevie.

Un soir, Jacques trouva Séverine en larmes ; et,lorsqu’elle l’aperçut, elle ne s’arrêta pas, elle sanglota plusfort, pendue à son cou. Déjà elle avait pleuré ainsi, mais ill’apaisait d’une étreinte ; tandis que, sur son cœur, il lasentait cette fois ravagée d’un désespoir grandissant, à mesurequ’il la pressait davantage. Il fut bouleversé, il finit par luiprendre la tête entre ses deux mains ; et, la regardant detout près, au fond de ses yeux noyés, il jura, comprenant bien que,si elle se désespérait ainsi, c’était d’être femme, de ne pointoser frapper elle-même, dans sa douceur passive.

« Pardonne-moi, attends encore… Je te le jure, bientôt, dèsque je pourrai. »

Tout de suite, elle avait collé sa bouche à la sienne, commepour sceller ce serment, et ils eurent un de ces baisers profonds,où ils se confondaient, dans la communion de leur chair.

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