La Bête Humaine

Chapitre 8

 

À Paris, le train n’entra en gare qu’à dix heures quarante dusoir. Il y avait eu un arrêt de vingt minutes à Rouen, pour donneraux voyageurs le temps de dîner ; et Séverine s’étaitempressée d’envoyer une dépêche à son mari, en le prévenant qu’ellene rentrerait au Havre que par l’express du lendemain soir. Touteune nuit à être avec Jacques, la première qu’ils passeraientensemble, dans une chambre close, libres d’eux-mêmes, sans crainted’y être dérangés !

Comme on venait de quitter Mantes, Pecqueux avait eu une idée.Sa femme, la mère Victoire, était à l’hôpital depuis huit jours,pour une foulure grave du pied, à la suite d’une chute ; et,lui ayant en ville un autre lit où coucher, ainsi qu’il le disaiten ricanant, il avait trouvé d’offrir leur chambre àMme Roubaud : elle y serait beaucoup mieux quedans un hôtel du voisinage, elle pourrait y rester jusqu’aulendemain soir, comme chez elle. Tout de suite, Jacques s’étaitrendu compte du côté pratique de l’arrangement, d’autant plus qu’ilne savait où mener la jeune femme. Et, sous la marquise, parmi leflot des voyageurs débarquant enfin, lorsqu’elle s’approcha de lamachine, il lui conseilla d’accepter, en lui tendant la clef que lechauffeur lui avait remise. Mais elle hésitait, refusait, gênée parle sourire gaillard de celui-ci, qui savait sûrement.

« Non, non, j’ai une cousine. Elle me mettra bien unmatelas par terre.

– Acceptez donc, finit par dire Pecqueux, de son air denoceur bon enfant. Le lit est tendre, allez ! et il est grand,on y coucherait quatre ! »

Jacques la regardait, si pressant, qu’elle prit la clef. Ils’était penché, il lui avait soufflé à voix très basse :

« Attends-moi. »

Séverine n’avait qu’à remonter un bout de la rue d’Amsterdam età tourner dans l’impasse ; mais la neige était si glissante,qu’elle dut marcher avec de grandes précautions. Elle eut la chancede trouver la maison ouverte encore, elle monta l’escalier, sansmême être vue de la concierge, enfoncée dans une partie de dominosavec une voisine ; et, au quatrième, elle ouvrit la porte, lareferma si doucement, que nul voisin, à coup sûr, ne pouvait lasoupçonner là. Pourtant, en passant sur le palier du troisième,elle avait très distinctement entendu des rires, des chants, chezles Dauvergne : sans doute une des petites réceptions des deuxsœurs, qui faisaient ainsi de la musique avec des amies, une foispar semaine. Et, maintenant que Séverine avait refermé la porte,dans les ténèbres lourdes de la pièce, elle percevait encore, àtravers le plancher, la gaieté vive de toute cette jeunesse. Uninstant, l’obscurité lui parut complète ; et elle tressaillit,lorsque le coucou, au milieu du noir, se mit à sonner onze heures,à coups profonds, d’une voix qu’elle reconnaissait. Puis, ses yeuxs’habituèrent, les deux fenêtres se découpèrent en deux carréspâles, éclairant le plafond du reflet de la neige. Déjà, elles’orientait, cherchait sur le buffet les allumettes, dans un coinoù elle se souvenait de les avoir vues. Mais elle eut plus de peineà trouver une bougie ; enfin, elle en découvrit un bout, aufond d’un tiroir ; et, l’ayant allumé, la pièce s’éclaira,elle y jeta un regard inquiet et rapide, comme pour voir si elle yétait bien seule. Elle reconnaissait chaque chose, la table rondeoù elle avait déjeuné avec son mari, le lit drapé de cotonnaderouge, au bord duquel il l’avait abattue d’un coup de poing.C’était bien là, rien n’avait été changé dans la chambre, depuisdix mois qu’elle n’y était venue.

Lentement, Séverine ôta son chapeau. Mais, comme elle allaitaussi enlever son manteau, elle grelotta. On gelait dans cettechambre. Près du poêle, dans une petite caisse, il y avait ducharbon et du menu bois. Tout de suite, sans se dévêtir davantage,l’idée lui vint d’allumer du feu ; et cela l’amusa, fut unedistraction au malaise qu’elle avait éprouvé d’abord. Ce ménagequ’elle faisait d’une nuit d’amour, cette pensée qu’ils auraientbien chaud tous les deux, la rendit à la joie tendre de leurescapade : depuis si longtemps, sans espoir de jamaisl’obtenir, ils rêvaient une nuit pareille ! Lorsque le poêleronfla, elle s’ingénia à d’autres préparatifs, rangea les chaises àsa guise, chercha des draps blancs et refit complètement le lit, cequi lui donna un vrai mal, car il était en effet très large. Sonennui fut de ne rien trouver à manger ni à boire, dans lebuffet : sans doute, depuis trois jours qu’il était le maître,Pecqueux avait balayé jusqu’aux miettes, sur les planches. C’étaitcomme pour la lumière, il n’y avait que ce bout de bougie ;mais, quand on se couche, on n’a pas besoin de voir clair. Et,ayant très chaud maintenant, animée, elle s’arrêta au milieu de lapièce, donnant un coup d’œil, pour s’assurer que rien nemanquait.

Puis, comme elle s’étonnait que Jacques ne fût pas là encore, uncoup de sifflet l’attira près d’une des fenêtres. C’était le trainde onze heures vingt, un direct pour Le Havre, qui partait. En bas,le vaste champ, la tranchée qui va de la gare au tunnel desBatignolles, n’était plus qu’une nappe de neige, où l’ondistinguait seulement l’éventail des rails, aux branches noires.Les machines, les wagons des garages faisaient des amoncellementsblancs, comme endormis sous de l’hermine. Et, entre les vitragesimmaculés des grandes marquises et les charpentes du pont del’Europe, bordées de guipures, les maisons de la rue de Rome, enface, se voyaient malgré la nuit, sales, brouillées de jaune, aumilieu de tout ce blanc. Le direct du Havre apparut, rampant etsombre, avec son fanal d’avant, qui trouait les ténèbres d’uneflamme vive ; et elle le regarda disparaître sous le pont,tandis que les trois feux d’arrière ensanglantaient la neige. Quandelle se retourna vers la chambre, un court frisson la reprit :était-elle vraiment bien seule ? il lui avait semblé sentir unsouffle ardent lui chauffer la nuque, le frôlement d’un gestebrutal venait de passer sur sa chair, à travers son vêtement. Sesyeux élargis firent de nouveau le tour de la pièce. Non,personne.

À quoi Jacques s’amusait-il donc, pour s’attarderainsi ?

Dix minutes encore se passèrent. Un léger grattement, un bruitd’ongles égratignant du bois, l’inquiéta. Puis, elle comprit, ellecourut ouvrir. C’était lui, avec une bouteille de malaga et ungâteau.

Toute secouée de rires, d’un mouvement emporté de caresse, ellese pendit à son cou.

« Oh ! es-tu mignon ! Tu y assongé ! »

Mais lui, vivement, la fit taire.

« Chut ! chut ! »

Alors, elle baissa la voix, croyant qu’il était poursuivi par laconcierge. Non, il avait eu la chance, comme il allait sonner, devoir la porte s’ouvrir pour une dame et sa fille, qui descendaientde chez les Dauvergne sans doute ; et il avait pu monter sansque personne s’en doutât. Seulement, là, sur le palier, il venaitd’apercevoir, par une porte entrebâillée, la marchande de journauxqui terminait un petit savonnage, dans une cuvette.

« Ne faisons pas de bruit, veux-tu ? Parlonsdoucement. »

Elle répondit en le serrant entre ses bras, d’une étreintepassionnée, et en lui couvrant le visage de baisers muets. Celal’égayait, de jouer au mystère, de ne plus chuchoter que trèsbas.

« Oui, oui, tu vas voir : on ne nous entendra pas plusque deux petites souris. »

Et elle mit la table avec toutes sortes de précautions, deuxassiettes, deux verres, deux couteaux, s’arrêtant avec une envied’éclater de rire, dès qu’un objet sonnait, posé trop vite.

Lui, qui la regardait faire, amusé aussi, reprit àdemi-voix :

« J’ai pensé que tu aurais faim.

– Mais je meurs ! On a si mal dîné à Rouen !

– Dis donc alors, si je redescendais chercher unpoulet ?

– Ah ! non, pour que tu ne puisses plusremonter !… Non, non, c’est assez du gâteau. »

Tout de suite, ils s’assirent côte à côte, presque sur la mêmechaise, et le gâteau fut partagé, mangé avec une gamineried’amoureux. Elle se plaignait d’avoir soif, elle but coup sur coupdeux verres de malaga, ce qui acheva de faire monter le sang à sesjoues. Le poêle rougissait derrière leur dos, ils en sentaientl’ardent frisson. Mais, comme il lui posait sur la nuque desbaisers trop bruyants, elle l’arrêta à son tour.

« Chut ! chut ! »

Elle lui faisait signe d’écouter ; et, dans le silence, ilsentendirent de nouveau monter, de chez les Dauvergne, un branlesourd, rythmé par un bruit de musique : ces demoisellesvenaient d’organiser une sauterie. À côté, la marchande de journauxjetait, dans le plomb du palier, l’eau savonneuse de sa cuvette.Elle referma sa porte, la danse en bas cessa un instant, il n’y eutplus, au-dehors, sous la fenêtre, dans l’étouffement de la neige,qu’un roulement sourd, le départ d’un train, qui semblait pleurer àfaibles coups de sifflet.

« Un train d’Auteuil, murmura-t-il. Minuit moinsdix. »

Puis, d’une voix de caresse, légère comme un souffle :

« Au dodo, chérie, veux-tu ? »

Elle ne répondit pas, reprise par le passé dans sa fièvreheureuse, revivant malgré elle les heures qu’elle avait vécues là,avec son mari. N’était-ce pas le déjeuner d’autrefois qui secontinuait par ce gâteau, mangé sur la même table, au milieu desmêmes bruits ? Une excitation croissante se dégageait deschoses, les souvenirs la débordaient, jamais encore elle n’avaitéprouvé un si cuisant besoin de tout dire à son amant, de se livrertoute. Elle en avait comme le désir physique, qu’elle nedistinguait plus de son désir sensuel ; et il lui semblaitqu’elle lui appartiendrait davantage, qu’elle y épuiserait la joied’être à lui, si elle se confessait à son oreille, dans unembrassement. Les faits s’évoquaient, son mari était là, elletourna la tête, en s’imaginant qu’elle venait de voir sa courtemain velue passer par-dessus son épaule pour prendre lecouteau.

« Veux-tu ? chérie, au dodo ! » répétaJacques.

Elle frissonna, en sentant les lèvres du jeune homme quiécrasaient les siennes, comme si, une fois de plus, il eût voulu ysceller l’aveu. Et, muette, elle se leva, se dévêtit rapidement, secoula sous la couverture, sans même relever ses jupes, traînant surle parquet. Lui, non plus, ne rangea rien : la table restaavec la débandade du couvert, tandis que le bout de bougie achevaitde brûler, la flamme déjà vacillante. Et, lorsque, à son tour,déshabillé, il se coucha, ce fut un brusque enlacement, unepossession emportée, qui les étouffa tous les deux, hors d’haleine.Dans l’air mort de la chambre, pendant que la musique continuait enbas, il n’y eut pas un cri, pas un bruit, rien qu’un grandtressaillement éperdu, un spasme profond jusqu’àl’évanouissement.

Jacques, déjà, ne reconnaissait plus en Séverine la femme despremiers rendez-vous, si douce, si passive, avec la limpidité deses yeux bleus. Elle semblait s’être passionnée chaque jour, sousle casque sombre de ses cheveux noirs ; et il l’avait sentiepeu à peu s’éveiller, dans ses bras, de cette longue virginitéfroide, dont ni les pratiques séniles de Grandmorin, ni labrutalité conjugale de Roubaud n’avaient pu la tirer. La créatured’amour, simplement docile autrefois, aimait à cette heure, et sedonnait sans réserve, et gardait du plaisir une reconnaissancebrûlante. Elle en était arrivée à une violente passion, à del’adoration pour cet homme qui lui avait révélé ses sens. C’étaitce grand bonheur, de le tenir enfin à elle, librement, de le gardercontre sa gorge, lié de ses deux bras, qui venait ainsi de serrerses dents, à ne pas laisser échapper un soupir.

Quand ils rouvrirent les yeux, lui, le premier, s’étonna.

« Tiens ! la bougie s’est éteinte. »

Elle eut un léger mouvement, comme pour dire qu’elle s’enmoquait bien. Puis, avec un rire étouffé :

« J’ai été sage, hein ?

– Oh ! oui, personne n’a entendu… Deux vraies petitessouris ! »

Lorsqu’ils se furent recouchés, elle le reprit tout de suitedans ses bras, se pelotonna contre lui, enfonça le nez dans soncou. Et, soupirant d’aise :

« Mon Dieu ! qu’on est bien ! »

Ils ne parlèrent plus. La chambre était noire, on distinguait àpeine les carrés pâles des deux fenêtres ; et il n’y avait, auplafond, qu’un rayon du poêle, une tache ronde et sanglante. Ils laregardaient tous les deux, les yeux grands ouverts. Les bruits demusique avaient cessé, des portes battaient, toute la maisontombait à la paix lourde du sommeil. En bas, le train de Caen quiarrivait, ébranla les plaques tournantes, dont les chocs assourdismontaient à peine, comme très lointains.

Mais, à tenir ainsi Jacques, bientôt Séverine brûla de nouveau.Et, avec le désir, se réveilla en elle le besoin de l’aveu. Depuisde si longues semaines, il la tourmentait ! La tache ronde, auplafond, s’élargissait, semblait s’étendre comme une tache de sang.Ses yeux s’hallucinaient à la regarder, les choses autour du litreprenaient des voix, contaient l’histoire tout haut. Elle sentaitles mots lui en monter aux lèvres, avec l’onde nerveuse quisoulevait sa chair. Comme cela serait bon, de ne plus rien cacher,de se fondre en lui tout entière !

« Tu ne sais pas, chéri… »

Jacques, qui, lui non plus, ne quittait pas du regard la tachesaignante, entendait bien ce qu’elle allait dire. Contre lui, dansce corps délicat noué à son corps, il venait de suivre le flotmontant de cette chose obscure, énorme, à laquelle tous deuxpensaient, sans jamais en parler. Jusque-là, il l’avait fait taire,craignant le frisson précurseur de son mal de jadis, tremblant quecela ne changeât leur existence, de causer de sang entre eux. Mais,cette fois, il était sans force, même pour pencher la tête et luifermer la bouche d’un baiser, tellement une langueur délicieusel’avait envahi, dans ce lit tiède, aux bras souples de cette femme.Il crut que c’était fait, qu’elle dirait tout. Aussi fut-il soulagéde son attente anxieuse, lorsqu’elle parut se troubler, hésiter,puis reculer et dire :

« Tu ne sais pas, chéri, mon mari se doute que je coucheavec toi. »

À la dernière seconde, sans qu’elle l’eût voulu, c’était lesouvenir de la nuit d’auparavant, au Havre, qui sortait de seslèvres, au lieu de l’aveu.

« Oh ! tu crois ? murmura-t-il, incrédule. Il al’air si gentil. Il m’a encore tendu la main ce matin.

– Je t’assure qu’il sait tout. En ce moment, il doit sedire que nous sommes comme ça, l’un dans l’autre, à nousaimer ! J’ai des preuves. »

Elle se tut, le serra plus étroitement, d’une étreinte où lebonheur de la possession s’aiguisait de rancune. Puis, après unerêverie frémissante :

« Oh ! je le hais, je le hais ! »

Jacques fut surpris. Lui, n’en voulait aucunement à Roubaud. Ille trouvait très accommodant.

« Tiens ! pourquoi donc ? demanda-t-il. Il nenous gêne guère. »

Elle ne répondit point, elle répéta :

« Je le hais… Maintenant, rien qu’à le sentir à côté demoi, c’est un supplice. Ah ! si je pouvais, comme je mesauverais, comme je resterais avec toi ! »

À son tour, touché de cet élan d’ardente tendresse, il la ramenadavantage, l’eut contre sa chair, de ses pieds à son épaule, toutesienne. Mais, de nouveau, blottie de la sorte, sans presquedétacher les lèvres collées à son cou, elle ditdoucement :

« C’est que tu ne sais pas, chéri… »

C’était l’aveu qui revenait, fatal, inévitable. Et, cette fois,il en eut la nette conscience, rien au monde ne le retarderait, caril montait en elle du désir éperdu d’être reprise et possédée. Onn’entendait plus un souffle dans la maison, la marchande dejournaux elle-même devait dormir profondément. Au-dehors, Parissous la neige n’avait pas un roulement de voiture, enseveli, drapéde silence ; et le dernier train du Havre, qui était parti àminuit vingt, paraissait avoir emporté la vie dernière de la gare.Le poêle ne ronflait plus, le feu achevait de se consumer enbraise, avivant encore la tache rouge du plafond, arrondie là-hautcomme un œil d’épouvante. Il faisait si chaud, qu’une brume lourde,étouffante, semblait peser sur le lit, où tous deux, pâmés,confondaient leurs membres.

« Chéri, c’est que tu ne sais pas… »

Alors, il parla lui aussi, irrésistiblement.

« Si, si, je sais.

– Non, tu te doutes peut-être, mais tu ne peux passavoir.

– Je sais qu’il a fait ça pour l’héritage. »

Elle eut un mouvement, un petit rire nerveux, involontaire.

« Ah ! oui, l’héritage ! »

Et tout bas, si bas, qu’un insecte de nuit frôlant les vitresaurait bourdonné plus haut, elle conta son enfance chez leprésident Grandmorin, voulut mentir, ne pas confesser ses rapportsavec celui-ci, puis céda à la nécessité de la franchise, trouva unsoulagement, un plaisir presque, en disant tout. Son murmure léger,dès lors, coula, intarissable.

« Imagine-toi, c’était ici, dans cette chambre, en févrierdernier, tu te rappelles, au moment de son affaire avec lesous-préfet… Nous avions déjeuné, très gentiment, comme nous venonsde souper, là, sur cette table. Naturellement, il ne savait rien,je n’étais pas allée lui conter l’histoire… Et voilà qu’à proposd’une bague, un ancien cadeau, à propos de rien, je ne sais commentil s’est fait qu’il a tout compris… Ah ! mon chéri, non, non,tu ne peux pas te figurer de quelle façon il m’atraitée ! »

Elle frémissait, il sentait ses petites mains qui s’étaientcrispées sur sa peau nue.

« D’un coup de poing, il m’a abattue par terre… Et puis, ilm’a traînée par les cheveux… Et puis, il levait son talon sur mafigure, comme s’il voulait l’écraser… Non ! vois-tu, tant queje vivrai, je me souviendrai de ça… Encore les coups, monDieu ! Mais si je te répétais toutes les questions qu’il m’afaites, enfin ce qu’il m’a forcée à lui raconter ! Tu vois, jesuis franche, puisque je t’avoue les choses, lorsque rien, n’est-cepas ? ne m’oblige à te les dire. Eh bien ! jamais jen’oserai te donner même une simple idée des sales questionsauxquelles il m’a fallu répondre, car il m’aurait assommée, c’estcertain… Sans doute, il m’aimait, il a dû avoir un gros chagrin enapprenant tout ça ; et j’accorde que j’aurais agi plushonnêtement, si je l’avais prévenu avant le mariage. Seulement, ilfaut comprendre. C’était ancien, c’était oublié. Il n’y a qu’unvrai sauvage pour se rendre ainsi fou de jalousie… Voyons, toi, monchéri, est-ce que tu vas ne plus m’aimer, parce que tu sais ça,maintenant ? »

Jacques n’avait pas bougé, inerte, réfléchissant, entre ces brasde femme qui se resserraient à son cou, à ses reins, ainsi que desnœuds de couleuvres vives. Il était très surpris, le soupçon d’unepareille histoire ne lui étant jamais venu. Comme tout secompliquait, lorsque le testament aurait suffi à expliquer si bienles choses ! Du reste, il aimait mieux ça, la certitude que leménage n’avait pas tué pour de l’argent le soulageait d’un mépris,dont il avait parfois la conscience brouillée, même sous lesbaisers de Séverine.

« Moi, ne plus t’aimer, pourquoi ?… Je me moque de tonpassé. Ce sont des affaires qui ne me regardent pas… Tu es la femmede Roubaud, tu as bien pu être celle d’un autre. »

Il y eut un silence. Tous deux s’étreignaient à s’étouffer, etil sentait sa gorge ronde, gonflée et dure, dans son flanc.

« Ah ! tu as été la maîtresse de ce vieux. Tout demême, c’est drôle. »

Mais elle se traîna le long de lui, jusqu’à sa bouche,balbutiant dans un baiser :

« Il n’y a que toi que j’aime, jamais je n’ai aimé que toi…Oh ! les autres, si tu savais ! Avec eux, vois-tu, jen’ai pas seulement appris ce que ça pouvait être ; tandis quetoi, mon chéri, tu me rends si heureuse ! »

Elle l’enflammait de ses caresses, s’offrant, le voulant, lereprenant de ses mains égarées. Et, pour ne pas céder tout desuite, lui qui brûlait comme elle, il dut la retenir, à pleinsbras.

« Non, non, attends, tout à l’heure… Et, alors, cevieux ? »

Très bas, dans une secousse de tout son être, elleavoua :

« Oui, nous l’avons tué. »

Le frisson du désir se perdait dans cet autre frisson de mort,revenu en elle. C’était, comme au fond de toute volupté, une agoniequi recommençait. Un instant, elle resta suffoquée par unesensation ralentie de vertige. Puis, le nez de nouveau dans le coude son amant, du même léger souffle :

« Il m’a fait écrire au président de partir par l’express,en même temps que nous, et de ne se montrer qu’à Rouen… Moi, jetremblais dans mon coin, éperdue en songeant au malheur où nousallions. Et il y avait, en face de moi, une femme en noir qui nedisait rien et qui me faisait grand’peur. Je ne la voyais même pas,je m’imaginais qu’elle lisait clairement dans nos crânes, qu’ellesavait très bien ce que nous voulions faire… C’est ainsi que sesont passées les deux heures, de Paris à Rouen. Je n’ai pas dit unmot, je n’ai pas remué, fermant les yeux, pour faire croire que jedormais. À mon côté, je le sentais, immobile lui aussi, et ce quim’épouvantait, c’était de connaître les choses terribles qu’ilroulait dans sa tête, sans pouvoir deviner exactement ce qu’ilavait résolu de faire… Ah ! quel voyage, avec ce flottourbillonnant de pensées, au milieu des coups de sifflet, descahots et du grondement des roues ! »

Jacques, qui avait sa bouche dans l’épaisse toison odorante desa chevelure, la baisait, à intervalles réguliers, de longs baisersinconscients.

« Mais, puisque vous n’étiez pas dans le même compartiment,comment avez-vous fait pour le tuer ?

– Attends, tu vas comprendre… C’était le plan de mon mari.Il est vrai que, s’il a réussi, c’est bien le hasard qui l’a voulu…À Rouen, il y avait dix minutes d’arrêt. Nous sommes descendus, ilm’a forcée de marcher jusqu’au coupé du président, d’un air de gensqui se dégourdissent les jambes. Et là, il a affecté la surprise,en le voyant à la portière, comme s’il eût ignoré qu’il fût dans letrain. Sur le quai, on se bousculait, un flot de monde prenaitd’assaut les secondes classes, à cause d’une fête qui avait lieu auHavre, le lendemain. Lorsqu’on a commencé à refermer les portières,c’est le président lui-même qui nous a demandé de monter avec lui.Moi, j’ai balbutié, j’ai parlé de notre valise ; mais il serécriait, il disait qu’on ne nous la volerait certainement pas, quenous pourrions retourner dans notre compartiment, à Barentin,puisqu’il descendait là. Un instant, mon mari, inquiet, parutvouloir courir la chercher. À cette minute, le conducteur sifflait,et il se décida, me poussa dans le coupé, monta, referma laportière et la glace. Comment ne nous a-t-on pas vus ? c’estce que je ne puis m’expliquer encore. Beaucoup de gens couraient,les employés perdaient la tête, enfin il ne s’est pas trouvé untémoin ayant vu clair. Et le train, lentement, quitta lagare. »

Elle se tut quelques secondes, revivant la scène. Sans qu’elleen eût conscience, dans l’abandon de ses membres, un tic agitait sacuisse gauche, la frottait d’un mouvement rythmique contre un genoudu jeune homme.

« Ah ! le premier moment, dans ce coupé, lorsque j’aisenti le sol fuir ! J’étais comme étourdie, je n’ai penséd’abord qu’à notre valise : de quelle façon la ravoir ?et n’allait-elle pas nous vendre, si nous la laissionslà-bas ? Tout cela me paraissait stupide, impossible, unmeurtre de cauchemar imaginé par un enfant, qu’il faudrait être foupour mettre à exécution. Dès le lendemain, nous serions arrêtés,convaincus. Aussi essayai-je de me rassurer, en me disant que monmari reculerait, que cela ne serait pas, ne pouvait pas être. Maisnon, rien qu’à le voir causer avec le président, je comprenais quesa résolution restait immuable et farouche. Pourtant, il était trèscalme, il parlait même avec gaieté, de son air habituel ; etce devait être dans son clair regard seul, fixé par moments surmoi, que je lisais l’obstination de sa volonté. Il le tuerait, à unkilomètre encore, à deux peut-être, au point juste qu’il avaitfixé, et que j’ignorais : cela était certain, cela éclataitjusque dans les coups d’œil tranquilles dont il enveloppaitl’autre, celui qui, tout à l’heure, ne serait plus. Je ne disaisrien, j’avais un grand tremblement intérieur que je m’efforçais decacher, en affectant de sourire, dès qu’on me regardait. Pourquoi,alors, n’ai-je pas même songé à empêcher tout ça ? Ce n’estque plus tard, lorsque j’ai voulu comprendre, que je me suisétonnée de ne m’être pas mise à crier par la portière, ou de ne pasavoir tiré le bouton d’alarme. En ce moment-là, j’étais commeparalysée, je me sentais radicalement impuissante. Sans doute monmari me semblait dans son droit ; et, puisque je te dis tout,chéri, il faut bien que je confesse aussi cela : j’étaismalgré moi, de tout mon être, avec lui contre l’autre, parce queles deux m’avaient eue, n’est-ce pas ? et que lui était jeune,tandis que l’autre, oh ! les caresses de l’autre… Enfin,est-ce qu’on sait ? On fait des choses qu’on ne croiraitjamais pouvoir faire. Quand je pense que je n’oserais pas saignerun poulet ! Ah ! cette sensation de nuit de tempête,ah ! ce noir épouvantable qui hurlait au fond demoi ! »

Et cette créature frêle, si mince entre ses bras, Jacques latrouvait maintenant impénétrable, sans fond, de cette profondeurnoire dont elle parlait. Il avait beau la nouer à lui plusétroitement, il n’entrait pas en elle. Une fièvre le prenait, à cerécit de meurtre, bégayé dans leur étreinte.

« Dis-moi, l’as-tu donc aidé à tuer le vieux ?

– J’étais dans un coin, continua-t-elle sans répondre. Monmari me séparait du président, qui occupait l’autre coin. Ilscausaient ensemble des élections prochaines… Par moments, je voyaismon mari se pencher, jeter un coup d’œil au-dehors, pour s’assureroù nous étions, comme pris d’impatience… Chaque fois, je suivaisson regard, je me rendais compte aussi du chemin parcouru. La nuitétait pâle, les masses noires des arbres défilaient furieusement.Et toujours ce grondement des roues que jamais je n’ai entendupareil, un affreux tumulte de voix enragées et gémissantes, desplaintes lugubres de bêtes hurlant à la mort ! À toutevitesse, le train courait… Brusquement, il y a eu des clartés, unécho répercuté du train entre les bâtiments d’une gare. Nous étionsà Maromme, déjà à deux lieues et demie de Rouen. Encore Malaunay,et puis Barentin. Où donc la chose allait-elle se faire ?Faudrait-il attendre la dernière minute ? Je n’avais plusconscience du temps ni des distances, je m’abandonnais, ainsi quela pierre qui tombe, à cette chute assourdissante au travers desténèbres, lorsque, en traversant Malaunay, tout d’un coup jecompris : la chose se ferait dans le tunnel, à un kilomètre delà… Je me tournai vers mon mari, nos yeux se rencontrèrent :oui, dans le tunnel, encore deux minutes… Le train courait,l’embranchement de Dieppe fut dépassé, j’aperçus l’aiguilleur à sonposte. Il y a là des coteaux, où j’ai cru voir distinctement deshommes, les bras levés, qui nous chargeaient d’injures. Puis, lamachine siffla longuement : c’était l’entrée du tunnel… Et,lorsque le train s’y engouffra, oh ! quel retentissement souscette voûte basse ! tu sais, ces bruits de fer remué, pareilsà des volées de marteau sur l’enclume, et que moi, à cette seconded’affolement, je transformais en roulements de tonnerre. »

Elle grelottait, elle s’interrompit pour dire d’une voixchangée, presque rieuse :

« Est-ce bête, hein ? chéri, d’en avoir encore froiddans les os. J’ai pourtant bien chaud, là, avec toi, et je suis sicontente !… Et puis, tu sais, il n’y a plus rien du tout àcraindre : l’affaire est classée, sans compter que les grosbonnets du gouvernement ont encore moins envie que nous de tirer çaau clair… Oh ! j’ai compris, je suis tranquille. »

Puis, elle ajouta, en riant tout à fait :

« Par exemple, toi, tu peux te vanter de nous avoir faitune jolie peur !… Et dis-moi donc, ça m’a toujoursintriguée : au juste, qu’avais-tu vu ?

– Mais ce que j’ai dit chez le juge, rien de plus : unhomme qui en égorgeait un autre… Vous étiez si drôles avec moi, quej’avais fini par me douter. Un instant, j’avais même reconnu tonmari… Ce n’est que plus tard, pourtant, que j’ai été absolumentcertain… »

Elle l’interrompit gaiement.

« Oui, dans le square, le jour où je t’ai dit non, tu terappelles ? la première fois que nous nous sommes trouvésseuls à Paris… Est-ce singulier ! je te disais que ce n’étaitpas nous, et je savais parfaitement que tu entendais le contraire.N’est-ce pas, c’était comme si je t’avais tout raconté ?…Oh ! chéri, j’y ai songé souvent, et je crois bien, vois-tu,que c’est depuis ce jour-là que je t’aime. »

Ils eurent un élan, une pression où ils semblèrent se fondre. Etelle reprit :

« Sous le tunnel, le train courait… Il est très long, letunnel. On reste là-dessous trois minutes. J’ai bien cru que nous yavions roulé une heure… Le président ne causait plus, à cause dubruit assourdissant de ferraille remuée. Et mon mari, à ce derniermoment, devait avoir une défaillance, car il ne bougeait toujourspas. Je voyais seulement, sous la clarté dansante de la lampe, sesoreilles devenir violettes… Allait-il donc attendre d’être denouveau en rase campagne ? La chose était désormais pour moisi fatale, si inévitable, que je n’avais qu’un désir : ne plussouffrir à ce point de l’attente, être débarrassée. Pourquoi doncne le tuait-il pas, puisqu’il le fallait ? J’aurais pris lecouteau pour en finir, tant j’étais exaspérée de peur et desouffrance… Il me regarda. J’avais sans doute ça sur la figure. Et,tout d’un coup, il se rua, saisit aux épaules le président, quis’était tourné du côté de la portière. Celui-ci, effaré, se dégagead’une secousse instinctive, allongea le bras vers le boutond’alarme, juste au-dessus de sa tête. Il le toucha, fut repris parl’autre et abattu sur la banquette, d’une telle poussée, qu’il s’ytrouva comme plié en deux. Sa bouche ouverte de stupeur etd’épouvante lâchait des cris confus, étouffés dans levacarme ; tandis que j’entendais distinctement mon marirépéter le mot : « Cochon ! cochon !cochon ! » d’une voix sifflante, qui s’enrageait. Mais lebruit tomba, le train sortait du tunnel, la campagne pâle reparut,avec les arbres noirs qui défilaient… Moi, j’étais restée dans moncoin, raidie, collée contre le drap du dossier, le plus loinpossible. Combien la lutte dura-t-elle ? quelques secondes àpeine. Et il me semblait qu’elle n’en finissait plus, que tous lesvoyageurs maintenant écoutaient les cris, que les arbres nousvoyaient. Mon mari, qui tenait son couteau ouvert, ne pouvaitfrapper, repoussé à coups de pied, trébuchant sur le planchermouvant de la voiture. Il faillit tomber sur les genoux, et letrain courait, nous emportait à toute vitesse, pendant que lamachine sifflait, à l’approche du passage à niveau de laCroix-de-Maufras… C’est alors que, sans que j’aie pu ensuite mesouvenir comment cela s’est fait, je me suis jetée sur les jambesde l’homme qui se débattait. Oui, je me suis laissée tomber ainsiqu’un paquet, lui écrasant les jambes de tout mon poids, pour qu’ilne les remuât plus. Et je n’ai rien vu, mais j’ai tout senti :le choc du couteau dans la gorge, la longue secousse du corps, lamort qui est venue en trois hoquets, avec un déroulement d’horlogequ’on a cassée… Oh ! ce frisson d’agonie dont j’ai encorel’écho dans les membres ! »

Jacques, avide, voulut l’interrompre pour la questionner. Mais,à présent, elle avait hâte de finir.

« Non, attends… Comme je me relevais, nous passions à toutevapeur devant la Croix-de-Maufras. J’ai aperçu distinctement lafaçade close de la maison, puis le poste du garde-barrière. Encorequatre kilomètres, cinq minutes au plus, avant d’être à Barentin…Le corps était plié sur la banquette, le sang coulait en mareépaisse. Et mon mari, debout, hébété, balancé par les cahots dutrain, regardait, en essuyant le couteau avec son mouchoir. Cela aduré une minute, sans que ni l’un ni l’autre nous fissions rienpour notre salut… Si nous gardions ce corps avec nous, si nousrestions là, on allait tout découvrir peut-être, à l’arrêt deBarentin… Mais il avait remis le couteau dans sa poche, il semblaits’éveiller. Je l’ai vu qui fouillait le corps, prenait la montre,l’argent, tout ce qu’il trouvait ; et, ayant ouvert laportière, il s’efforça de le pousser sur la voie, sans le saisir àpleins bras, de peur du sang. « Aide-moi donc ! pousseavec moi. » Je n’essayai même pas, je ne sentais plus mesmembres. « Nom de Dieu ! veux-tu bien pousser avecmoi ! » La tête, sortie la première, pendait jusqu’aumarchepied, tandis que le tronc, roulé en boule, refusait depasser. Et le train courait… Enfin, sous une poussée plus forte, lecadavre bascula, disparut dans le grondement des roues.« Ah ! le cochon, c’est donc fini ! » Puis, ilramassa la couverture, la jeta aussi. Il n’y avait plus que nousdeux, debout, avec la mare de sang sur la banquette, où nousn’osions pas nous asseoir… La portière battait toujours, grandeouverte, et je ne compris pas d’abord, anéantie, affolée, lorsqueje vis mon mari descendre, disparaître à son tour. Il revint.« Allons, vite, suis-moi, si tu ne veux pas qu’on nous coupele cou ! » Je ne bougeais pas, il s’impatientait.« Viens donc, nom de Dieu ! notre compartiment est vide,nous y retournons. » Vide, notre compartiment, il y était doncallé ? La femme en noir, celle qui ne parlait pas, qu’on nevoyait pas, était-il bien certain qu’elle ne fût pas restée dans uncoin ?… « Veux-tu venir, ou je te fous sur la voie commel’autre ! » Il était remonté, il me poussait, brutal,fou. Et je me trouvai dehors, sur le marchepied, les deux mainscramponnées à la tringle de cuivre. Lui, descendu derrière moi,avait refermé soigneusement la portière. « Va donc, vadonc ! » Mais je n’osais pas, emportée dans le vertige dela course, flagellée par le vent qui soufflait en tempête. Mescheveux se dénouèrent, je croyais que mes doigts raidis allaientlaisser échapper la tringle. « Va donc, nom deDieu ! » Il me poussait toujours, je dus marcher, lâchantune main après l’autre, me collant contre les voitures, au milieudu tourbillon de mes jupes, dont le claquement me liait les jambes.Déjà, au loin, après une courbe, on apercevait les lumières de lastation de Barentin. La machine se mit à siffler. « Va donc,nom de Dieu ! » Oh ! ce bruit d’enfer, cettetrépidation violente dans laquelle je marchais ! Il mesemblait qu’un orage m’avait prise, me roulait comme une paille,pour aller, là-bas, m’écraser contre un mur. Derrière mon dos, lacampagne fuyait, les arbres me suivaient d’un galop enragé,tournant sur eux-mêmes, tordus, jetant chacun une plainte brève, aupassage. À l’extrémité du wagon, lorsqu’il me fallut enjamber pouratteindre le marchepied du wagon suivant et saisir l’autre tringle,je m’arrêtai, à bout de courage. Jamais je n’aurais la force.« Va donc, nom de Dieu ! » Il était sur moi, il mepoussait, et je fermai les yeux, et je ne sais comment je continuaià avancer, par la seule force de l’instinct, ainsi qu’une bête quia planté ses griffes et qui ne veut pas tomber. Comment aussi nenous a-t-on pas vus ? Nous avons passé devant trois voitures,dont une, de deuxième classe, était absolument bondée. Je mesouviens des têtes rangées à la file, sous la clarté de lalampe ; je crois que je les reconnaîtrais, si je lesrencontrais un jour : celle d’un gros homme avec des favorisrouges, celles surtout de deux jeunes filles, qui se sont penchéesen riant. « Va donc, nom de Dieu ! va donc, nom deDieu ! » Et je ne sais plus, les lumières de Barentin serapprochaient, la machine sifflait, ma dernière sensation a étéd’être traînée, charriée, enlevée par les cheveux. Mon mari a dûm’empoigner, ouvrir la portière par-dessus mes épaules, me jeter aufond du compartiment. Haletante, j’étais à demi évanouie dans uncoin, lorsque nous nous sommes arrêtés ; et je l’ai entendu,sans faire un mouvement, qui échangeait quelques mots avec le chefde gare de Barentin. Puis, le train reparti, il est tombé sur labanquette, épuisé lui-même. Jusqu’au Havre, nous n’avons pasrouvert la bouche… Oh ! je le hais, je le hais, vois-tu, pourtoutes ces abominations qu’il m’a fait souffrir ! et toi, jet’aime, mon chéri, toi qui me donnes tant debonheur ! »

Chez Séverine, après la montée ardente de ce long récit, ce criétait comme l’épanouissement même de son besoin de joie, dansl’exécration de ses souvenirs. Mais Jacques, qu’elle avaitbouleversé et qui brûlait comme elle, la retint encore.

« Non, non, attends… Et tu étais aplatie sur ses jambes, ettu l’as senti mourir ? »

En lui, l’inconnu se réveillait, une onde farouche montait desentrailles, envahissait la tête d’une vision rouge. Il était reprisde la curiosité du meurtre.

« Et alors, le couteau, tu as senti le couteauentrer ?

– Oui, un coup sourd.

– Ah ! un coup sourd… Pas un déchirement, tu essûre ?

– Non, non, rien qu’un choc.

– Et, ensuite, il a eu une secousse, hein ?

– Oui, trois secousses, oh ! d’un bout à l’autre deson corps, si longues, que je les ai suivies jusque dans sespieds.

– Des secousses qui le raidissaient, n’est-cepas ?

– Oui, la première très forte, les deux autres plusfaibles.

– Et il est mort, et à toi qu’est-ce que ça t’a fait, de lesentir mourir comme ça, d’un coup de couteau ?

– À moi, oh ! je ne sais pas.

– Tu ne sais pas, pourquoi mens-tu ? Dis-moi, dis-moice que ça t’a fait, bien franchement… De la peine ?

– Non, non, pas de la peine !

– Du plaisir ?

– Du plaisir, ah ! non, pas du plaisir !

– Quoi donc, mon amour ? Je t’en prie, dis-moi tout…Si tu savais… Dis-moi ce qu’on éprouve.

– Mon Dieu ! est-ce qu’on peut dire ça ?… C’estaffreux, ça vous emporte, oh ! si loin, si loin ! J’aiplus vécu dans cette minute-là que dans toute ma viepassée. »

Les dents serrées, n’ayant plus qu’un bégaiement, Jacques cettefois l’avait prise ; et Séverine aussi le prenait. Ils sepossédèrent, retrouvant l’amour au fond de la mort, dans la mêmevolupté douloureuse des bêtes qui s’éventrent pendant le rut. Leursouffle rauque, seul, s’entendit. Au plafond, le reflet saignantavait disparu ; et, le poêle éteint, la chambre commençait àse glacer, dans le grand froid du dehors. Pas une voix ne montaitde Paris ouaté de neige. Un instant, des ronflements étaient venusde chez la marchande de journaux, à côté. Puis, tout s’était abîméau gouffre noir de la maison endormie.

Jacques, qui avait gardé Séverine dans ses bras, la sentit toutde suite qui cédait à un sommeil invincible, comme foudroyée. Levoyage, l’attente prolongée chez les Misard, cette nuit de fièvre,l’accablaient. Elle bégaya un bonsoir enfantin, elle dormait déjà,d’un souffle égal. Le coucou venait de sonner trois heures.

Et, pendant près d’une heure encore, Jacques la garda sur sonbras gauche, qui, peu à peu, s’engourdissait. Lui, ne pouvaitfermer les yeux, qu’une main invisible, obstinément, semblaitrouvrir dans les ténèbres. Maintenant, il ne distinguait plus riende la chambre, noyée de nuit, où tout avait sombré, le poêle, lesmeubles, les murs ; et il fallait qu’il se tournât, pourretrouver les deux carrés pâles des fenêtres, immobiles, d’unelégèreté de rêve. Malgré sa fatigue écrasante, une activitécérébrale prodigieuse le tenait vibrant, dévidant sans cesse lemême écheveau d’idées. Chaque fois que, par un effort de volonté,il croyait glisser au sommeil, la même hantise recommençait, lesmêmes images défilaient, éveillant les mêmes sensations. Et ce quise déroulait ainsi, avec une régularité mécanique, pendant que sesyeux fixes et grands ouverts s’emplissaient d’ombre, c’était lemeurtre, détail à détail. Toujours il renaissait, identique,envahissant, affolant. Le couteau entrait dans la gorge d’un chocsourd, le corps avait trois longues secousses, la vie s’en allaiten un flot de sang tiède, un flot rouge qu’il croyait sentir luicouler sur les mains. Vingt fois, trente fois, le couteau entra, lecorps s’agita. Cela devenait énorme, l’étouffait, débordait,faisait éclater la nuit. Oh ! donner un coup de couteaupareil, contenter ce lointain désir, savoir ce qu’on éprouve,goûter cette minute où l’on vit davantage que dans toute uneexistence !

Comme son étouffement augmentait, Jacques pensa que le poids deSéverine sur son bras l’empêchait seul de dormir. Doucement, il sedégagea, la posa près de lui, sans l’éveiller. D’abord soulagé, ilrespira plus à l’aise, croyant que le sommeil allait venir enfin.Mais, malgré son effort, les invisibles doigts rouvrirent sespaupières ; et, dans le noir, le meurtre reparut en traitssanglants, le couteau entra, le corps s’agita. Une pluie rougerayait les ténèbres, la plaie de la gorge, démesurée, bâillaitcomme une entaille faite à la hache. Alors, il ne lutta plus, restasur le dos, en proie à cette vision obstinée. Il entendait en luile labeur décuplé du cerveau, un grondement de toute la machine.Cela venait de très loin, de sa jeunesse. Pourtant, il s’était cruguéri, car ce désir était mort depuis des mois, avec la possessionde cette femme ; et voilà que jamais il ne l’avait ressenti siintense, sous l’évocation de ce meurtre, que, tout à l’heure,serrée contre sa chair, liée à ses membres, elle lui chuchotait. Ils’était écarté, il évitait qu’elle ne le touchât, brûlé par lemoindre contact de sa peau. Une chaleur insupportable montait lelong de son échine, comme si le matelas, sous ses reins, se fûtchangé en brasier. Des picotements, des pointes de feu luitrouaient la nuque. Un moment, il essaya de sortir ses mains de lacouverture ; mais tout de suite elles se glaçaient, luidonnaient un frisson. La peur le prit de ses mains, et il lesrentra, les joignit d’abord sur son ventre, finit par les glisser,par les écraser sous ses fesses, les emprisonnant là, comme s’ileût redouté quelque abomination de leur part, un acte qu’il nevoudrait pas et qu’il commettrait quand même.

Chaque fois que le coucou sonnait, Jacques comptait les coups.Quatre heures, cinq heures, six heures. Il aspirait après le jour,il espérait que l’aube chasserait ce cauchemar. Aussi, maintenant,se tournait-il vers les fenêtres, guettant les vitres. Mais il n’yavait toujours là que le vague reflet de la neige. À cinq heuresmoins un quart, avec un retard de quarante minutes seulement, ilavait entendu arriver le direct du Havre, ce qui prouvait que lacirculation devait être rétablie. Et ce ne fut pas avant septheures passées, qu’il vit blanchir les vitres, une pâleur laiteuse,très lente. Enfin, la chambre s’éclaira, de cette lumière confuseoù les meubles semblaient flotter. Le poêle reparut, l’armoire, lebuffet. Il ne pouvait toujours fermer les paupières, ses yeux aucontraire s’irritaient, dans un besoin de voir. Tout de suite,avant même qu’il fît assez clair, il avait plutôt deviné qu’aperçu,sur la table, le couteau dont il s’était servi, le soir, pourcouper le gâteau. Il ne voyait plus que ce couteau, un petitcouteau à bout pointu. Le jour qui grandissait, toute la lumièreblanche des deux fenêtres n’entrait maintenant que pour se refléterdans cette mince lame. Et la terreur de ses mains les lui fitenfoncer davantage sous son corps, car il les sentait bien quis’agitaient, révoltées, plus fortes que son vouloir. Est-cequ’elles allaient cesser de lui appartenir ? Des mains qui luiviendraient d’un autre, des mains léguées par quelque ancêtre, autemps où l’homme, dans les bois, étranglait les bêtes !

Pour ne plus voir le couteau, Jacques se tourna vers Séverine.Elle dormait très calme, avec un souffle d’enfant, dans sa grossefatigue. Ses lourds cheveux noirs, dénoués, lui faisaient unoreiller sombre, coulant jusqu’aux épaules ; et, sous lementon, entre les boucles, on apercevait sa gorge, d’unedélicatesse de lait, à peine rosée. Il la regarda comme s’il ne laconnaissait point. Il l’adorait cependant, il emportait partout sonimage, dans un désir d’elle, qui, souvent, l’angoissait, mêmelorsqu’il conduisait sa machine ; à ce point, qu’un jour ils’était éveillé, comme d’un rêve, au moment où il passait unestation à toute vapeur, malgré les signaux. Mais la vue de cettegorge blanche le prenait tout entier, d’une fascination soudaine,inexorable ; et, en lui, avec une horreur consciente encore,il sentait grandir l’impérieux besoin d’aller chercher le couteau,sur la table, de revenir l’enfoncer jusqu’au manche, dans cettechair de femme. Il entendait le choc sourd de la lame qui entrait,il voyait le corps sursauter par trois fois, puis la mort leraidir, sous un flot rouge. Luttant, voulant s’arracher de cettehantise, il perdait à chaque seconde un peu de sa volonté, commesubmergé par l’idée fixe, à ce bord extrême où, vaincu, l’on cèdeaux poussées de l’instinct. Tout se brouilla, ses mains révoltées,victorieuses de son effort à les cacher, se dénouèrent,s’échappèrent. Et il comprit si bien que, désormais, il n’étaitplus leur maître, et qu’elles allaient brutalement se satisfaire,s’il continuait à regarder Séverine, qu’il mit ses dernières forcesà se jeter hors du lit, roulant par terre ainsi qu’un homme ivre.Là, il se ramassa, faillit tomber de nouveau, en s’embarrassant lespieds parmi les jupes restées sur le parquet. Il chancelait,cherchait ses vêtements d’un geste égaré, avec la pensée unique des’habiller vite, de prendre le couteau et de descendre tuer uneautre femme, dans la rue. Cette fois, son désir le torturait trop,il fallait qu’il en tuât une. Il ne trouvait plus son pantalon, letoucha à trois reprises, avant de savoir qu’il le tenait. Sessouliers à mettre lui donnèrent un mal infini. Bien qu’il fît grandjour maintenant, la chambre lui paraissait pleine de fumée rousse,une aube de brouillard glacial où tout se noyait. Il grelottait defièvre, et il était habillé enfin, il avait pris le couteau, en lecachant dans sa manche, certain d’en tuer une, la première qu’ilrencontrerait sur le trottoir, lorsqu’un froissement de linge, unsoupir prolongé qui venait du lit, l’arrêta, cloué près de latable, pâlissant.

C’était Séverine qui s’éveillait.

« Quoi donc, chéri, tu sors déjà ? »

Il ne répondait pas, il ne la regardait pas, espérant qu’elle serendormirait.

« Où vas-tu donc, chéri ?

– Rien, balbutia-t-il, une affaire de service… Dors, jevais revenir. »

Alors, elle eut des mots confus, reprise de torpeur, les yeuxdéjà refermés.

« Oh ! j’ai sommeil, j’ai sommeil… Viens m’embrasser,chéri. »

Mais il ne bougeait pas, car il savait que, s’il se retournait,avec ce couteau dans la main, s’il la revoyait seulement, si fine,si jolie, en sa nudité et son désordre, c’en était fait de lavolonté qui le raidissait là, près d’elle. Malgré lui, sa main selèverait, lui planterait le couteau dans le cou.

« Chéri, viens m’embrasser… »

Sa voix s’éteignait, elle se rendormit, très douce, avec unmurmure de caresse. Et, lui, éperdu, ouvrit la porte, s’enfuit.

Il était huit heures, lorsque Jacques se trouva sur le trottoirde la rue d’Amsterdam. La neige n’avait pas encore été balayée, onentendait à peine le piétinement des rares passants. Tout de suite,il avait aperçu une vieille femme ; mais elle tournait le coinde la rue de Londres, il ne la suivit pas. Des hommes lecoudoyèrent, il descendit vers la place du Havre, en serrant lecouteau, dont la pointe relevée disparaissait sous sa manche. Commeune fillette d’environ quatorze ans sortait d’une maison d’en face,il traversa la chaussée ; et il n’arriva que pour la voirentrer, à côté, dans une boulangerie. Son impatience était telle,qu’il n’attendit pas, cherchant plus loin, continuant à descendre.Depuis qu’il avait quitté la chambre, avec ce couteau, ce n’étaitplus lui qui agissait, mais l’autre, celui qu’il avait senti sifréquemment s’agiter au fond de son être, cet inconnu venu de trèsloin, brûlé de la soif héréditaire du meurtre. Il avait tué jadis,il voulait tuer encore. Et les choses, autour de Jacques, n’étaientplus que dans un rêve, car il les voyait à travers son idée fixe.Sa vie de chaque jour se trouvait comme abolie, il marchait ensomnambule, sans mémoire du passé, sans prévoyance de l’avenir,tout à l’obsession de son besoin. Dans son corps qui allait, sapersonnalité était absente. Deux femmes qui le frôlèrent en ledevançant, lui firent précipiter sa marche ; et il lesrattrapait, lorsqu’un homme les arrêta. Tous trois riaient,causaient. Cet homme le dérangeant, il se mit à suivre une autrefemme qui passait, chétive et noire, l’air pauvre sous un mincechâle. Elle avançait à petits pas, vers quelque besogne exécréesans doute, dure et payée chichement, car elle n’avait pas de hâte,la face désespérément triste. Lui non plus, maintenant qu’il entenait une, ne se pressait point, attendant de choisir l’endroit,pour la frapper à l’aise. Sans doute, elle s’aperçut que ce garçonla suivait, et ses yeux se tournèrent vers lui, avec un navrementindicible, étonnée qu’on pût vouloir d’elle. Déjà, elle l’avaitmené au milieu de la rue du Havre, elle se retourna deux foisencore, l’empêchant à chaque fois de lui planter dans la gorge lecouteau, qu’il sortait de sa manche. Elle avait des yeux de misère,si implorants ! Là-bas, lorsqu’elle descendrait du trottoir,il frapperait. Et, brusquement, il fit un crochet, en se mettant àla poursuite d’une autre femme, qui marchait en sens inverse. Celasans raison, sans volonté, parce qu’elle passait à cette minute, etque c’était ainsi.

Jacques, derrière elle, revint vers la gare. Celle-ci, trèsvive, marchait d’un petit pas sonore ; et elle étaitadorablement jolie, vingt ans au plus, grasse déjà, blonde, avec debeaux yeux de gaieté qui riaient à la vie. Elle ne remarqua mêmepas qu’un homme la suivait ; elle devait être pressée, carelle gravit lestement le perron de la cour du Havre, monta dans lagrande salle, qu’elle longea en courant presque, pour se précipitervers les guichets de la ligne de ceinture. Et, comme elle demandaitun billet de première classe pour Auteuil, Jacques en pritégalement un, l’accompagna à travers les salles d’attente, sur lequai, jusque dans le compartiment, où il s’installa, à côté d’elle.Le train, tout de suite, partit.

« J’ai le temps, pensait-il, je la tuerai sous untunnel. »

Mais, en face d’eux, une vieille dame, la seule personne qui fûtmontée, venait de reconnaître la jeune femme.

« Comment, c’est vous ! Où allez-vous donc, de sibonne heure ? »

L’autre éclata d’un bon rire, avec un geste de comiquedésespoir.

« Dire qu’on ne peut rien faire sans être rencontrée !J’espère que vous n’irez pas me vendre… C’est demain la fête de monmari, et dès qu’il a été sorti pour ses affaires, j’ai pris macourse, je vais à Auteuil chez un horticulteur, où il a vu uneorchidée dont il a une envie folle… Une surprise, vouscomprenez. »

La vieille dame hochait la tête, d’un air de bienveillanceattendrie.

« Et bébé va bien ?

– La petite, oh ! un vrai charme… Vous savez que jel’ai sevrée il y a huit jours. Il faut la voir manger sa soupe…Nous nous portons tous trop bien, c’est scandaleux. »

Elle riait plus haut, montrant ses dents blanches, entre le sangpur de ses lèvres. Et Jacques, qui s’était mis à sa droite, lecouteau au poing, caché derrière sa cuisse, se disait qu’il seraittrès bien pour frapper. Il n’avait qu’à lever le bras et à fairedemi-tour, pour l’avoir à sa main. Mais, sous le tunnel desBatignolles, l’idée des brides du chapeau l’arrêta.

« Il y a là, songeait-il, un nœud qui va me gêner. Je veuxêtre sûr. »

Les deux femmes continuaient à causer gaiement.

« Alors, je vois que vous êtes heureuse.

– Heureuse, ah ! si je pouvais dire ! C’est unrêve que je fais… Il y a deux ans, je n’étais rien du tout. Vousvous rappelez, on ne s’amusait guère chez ma tante ; et pas unsou de dot… Quand il venait, lui, je tremblais, tant je m’étaismise à l’aimer. Mais il était si beau, si riche… Et il est à moi,il est mon mari, et nous avons bébé à nous deux ! Je vous disque c’est trop ! »

En étudiant le nœud des brides, Jacques venait de constaterqu’il y avait dessous, attaché à un velours noir, un gros médaillond’or ; et il calculait tout.

« Je l’empoignerai au cou de la main gauche, et j’écarteraile médaillon en lui renversant la tête, pour avoir la gorgenue. »

Le train s’arrêtait, repartait à chaque minute. De courtstunnels s’étaient succédé, à Courcelles, à Neuilly. Tout à l’heure,une seconde suffirait.

« Vous êtes allée à la mer, cet été ? reprit lavieille dame.

– Oui, en Bretagne, six semaines, au fond d’un trou perdu,un paradis. Puis, nous avons passé septembre dans le Poitou, chezmon beau-père, qui possède par là de grands bois.

– Et ne devez-vous pas vous installer dans le Midi pourl’hiver ?

– Si, nous serons à Cannes vers le 15… La maison est louée.Un bout de jardin délicieux, la mer en face. Nous avons envoyélà-bas quelqu’un qui installe tout, pour nous recevoir… Ce n’estpas que nous soyons frileux, ni l’un ni l’autre ; mais celaest si bon, le soleil !… Puis, nous serons de retour en mars.L’année prochaine, nous resterons à Paris. Dans deux ans, lorsquebébé sera grande fille, nous voyagerons. Est-ce que je sais,moi ! c’est toujours fête ! »

Elle débordait d’une telle félicité, que, cédant à son besoind’expansion, elle se tourna vers Jacques, vers cet inconnu, pourlui sourire. Dans ce mouvement, le nœud des brides se déplaça, lemédaillon s’écarta, le cou apparut, vermeil, avec une fossettelégère, que l’ombre dorait.

Les doigts de Jacques s’étaient raidis sur le manche du couteau,pendant qu’il prenait une résolution irrévocable.

« C’est là, à cette place, que je frapperai. Oui, tout àl’heure, sous le tunnel, avant Passy. »

Mais, à la station du Trocadéro, un employé monta, qui, leconnaissant, se mit à lui parler du service, d’un vol de charbondont on venait de convaincre un mécanicien et son chauffeur. Et, àpartir de ce moment, tout se brouilla, il ne put jamais, plus tard,rétablir les faits, exactement. Les rires avaient continué, unrayonnement de bonheur tel, qu’il en était comme pénétré etassoupi. Peut-être était-il allé jusqu’à Auteuil, avec les deuxfemmes ; seulement, il ne se rappelait pas qu’elles y fussentdescendues. Lui-même avait fini par se trouver au bord de la Seine,sans s’expliquer comment. Ce dont il gardait la sensation trèsnette, c’était d’avoir jeté, du haut de la berge, le couteau, restédans sa manche, à son poing. Puis, il ne savait plus, hébété,absent de son être, d’où l’autre s’en était allé aussi, avec lecouteau. Il devait avoir marché pendant des heures, par les rues etles places, au hasard de son corps. Des gens, des maisons,défilaient, très pâles. Sans doute il était entré quelque part,manger au fond d’une salle pleine de monde, car il revoyaitdistinctement des assiettes blanches. Il avait aussi l’impressionpersistante d’une affiche rouge, sur une boutique fermée. Et toutsombrait ensuite à un gouffre noir, à un néant, où il n’y avaitplus ni temps ni espace, où il gisait inerte, depuis des sièclespeut-être.

Lorsqu’il revint à lui, Jacques était dans son étroite chambrede la rue Cardinet, tombé en travers de son lit, tout habillé.L’instinct l’avait ramené là, ainsi qu’un chien fourbu qui setraîne à sa niche. D’ailleurs, il ne se souvenait ni d’avoir montél’escalier ni de s’être endormi. Il s’éveillait d’un sommeil deplomb, effaré de rentrer brusquement en possession de lui-même,comme après un évanouissement profond. Peut-être avait-il dormitrois heures, peut-être trois jours. Et, tout d’un coup, la mémoirelui revint : la nuit passée avec Séverine, l’aveu du meurtre,son départ de bête carnassière, en quête de sang. Il n’avait plusété en lui, il s’y retrouvait, avec la stupeur des choses quis’étaient faites en dehors de son vouloir. Puis, le souvenir que lajeune femme l’attendait, le mit debout, d’un saut. Il regarda samontre, vit qu’il était quatre heures déjà ; et, la tête vide,très calme comme après une forte saignée, il se hâta de retourner àl’impasse d’Amsterdam.

Jusqu’à midi, Séverine avait dormi profondément. Ensuite,réveillée, surprise de ne pas le voir là encore, elle avait ralluméle poêle ; et, vêtue enfin, mourant d’inanition, elle s’étaitdécidée, vers deux heures, à descendre manger dans un restaurant duvoisinage. Lorsque Jacques parut, elle venait de remonter, aprèsavoir fait quelques courses.

« Oh ! mon chéri, que j’étaisinquiète ! »

Et elle s’était pendue à son cou, elle le regardait de toutprès, dans les yeux.

« Qu’est-il donc arrivé ? »

Lui, épuisé, la chair froide, la rassurait tranquillement, sansun trouble.

« Mais rien, une corvée embêtante. Quand ils vous tiennent,ils ne vous lâchent plus. »

Alors, baissant la voix, elle se fit humble, câline.

« Figure-toi que je m’imaginais… Oh ! une vilaine idéequi me causait une peine !… Oui, je me disais que peut-être,après ce que je t’avais avoué, tu n’allais plus vouloir de moi… Etvoilà que je t’ai cru parti pour ne pas revenir, jamais,jamais ! »

Les larmes la gagnaient, elle éclata en sanglots, en le serrantéperdument entre ses bras.

« Ah ! mon chéri, si tu savais, comme j’ai besoinqu’on soit gentil avec moi !… Aime-moi, aime-moi bien, parceque, vois-tu, il n’y a que ton amour qui puisse me faire oublier…Maintenant que je t’ai dit tous mes malheurs, n’est-ce pas ?il ne faut pas me quitter, oh ! je t’enconjure ! »

Jacques était envahi par cet attendrissement. Une détenteinvincible l’amollissait peu à peu. Il bégaya :

« Non, non, je t’aime, n’aie pas peur. »

Et, débordé, il pleura aussi, sous la fatalité de ce malabominable qui venait de le reprendre, dont jamais il ne guérirait.C’était une honte, un désespoir sans bornes.

« Aime-moi, aime-moi bien aussi, oh ! de toute taforce, car j’en ai autant besoin que toi ! »

Elle frissonna, voulut savoir.

« Tu as des chagrins, il faut me les dire.

– Non, non, pas des chagrins, des choses qui n’existentpas, des tristesses qui me rendent horriblement malheureux, sansqu’il soit même possible d’en causer. »

Tous deux s’étreignirent, confondirent l’affreuse mélancolie deleur peine. C’était une infinie souffrance, sans oubli possible,sans pardon. Ils pleuraient, et ils sentaient sur eux les forcesaveugles de la vie, faite de lutte et de mort.

« Allons, dit Jacques, en se dégageant, il est l’heure desonger au départ… Ce soir, tu seras au Havre. »

Séverine, sombre, les regards perdus, murmura, après unsilence :

« Encore, si j’étais libre, si mon mari n’était pluslà !… Ah ! comme nous oublierions vite ! »

Il eut un geste violent, il pensa tout haut.

« Nous ne pouvons pourtant pas le tuer. »

Fixement, elle le regarda, et lui tressaillit, étonné d’avoirdit cette chose, à laquelle il n’avait jamais songé. Puisqu’ilvoulait tuer, pourquoi donc ne le tuait-il pas, cet hommegênant ? Et, comme il la quittait enfin, pour courir au dépôt,elle le reprit entre ses bras, le couvrit de baisers.

« Oh ! mon chéri, aime-moi bien. Je t’aimerai plusfort, plus fort encore… Va, nous serons heureux. »

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