La Bête Humaine

Chapitre 7

 

Ce vendredi-là, les voyageurs qui devaient, au Havre, prendrel’express de six heures quarante, eurent à leur réveil un cri desurprise : la neige tombait depuis minuit, en flocons si drus,si gros, qu’il y en avait dans les rues une couche de trentecentimètres.

Déjà, sous la halle couverte, la Lison soufflait, fumante,attelée à un train de sept wagons, trois de deuxième classe etquatre de première. Lorsque, vers cinq heures et demie, Jacques etPecqueux étaient arrivés au dépôt, pour la visite, ils avaient euun grognement d’inquiétude, devant cette neige entêtée, dontcrevait le ciel noir. Et, maintenant, à leur poste, ils attendaientle coup de sifflet, les yeux au loin, au-delà du porche béant de lamarquise, regardant la tombée muette et sans fin des flocons rayerles ténèbres d’un frisson livide.

Le mécanicien murmura :

« Le diable m’emporte si l’on voit un signal !

– Encore si l’on peut passer ! » dit lechauffeur.

Roubaud était sur le quai, avec sa lanterne, rentré à la minuteprécise pour prendre son service. Par instants, ses paupièresmeurtries se fermaient de fatigue, sans qu’il cessât sasurveillance. Jacques lui ayant demandé s’il ne savait rien del’état de la voie, il venait de s’approcher et de lui serrer lamain, en répondant qu’il n’avait pas de dépêche encore ; et,comme Séverine descendait, enveloppée d’un grand manteau, il laconduisit lui-même à un compartiment de première classe, où ill’installa. Sans doute avait-il surpris le regard de tendresseinquiète, échangé entre les deux amants ; mais il ne se souciaseulement pas de dire à sa femme qu’il était imprudent de partirpar un temps pareil, et qu’elle ferait mieux de remettre sonvoyage.

Des voyageurs arrivèrent, emmitouflés, chargés de valises, touteune bousculade dans le froid terrible du matin. La neige deschaussures ne se fondait même pas ; et les portières serefermaient aussitôt, chacun se barricadait, le quai restaitdésert, mal éclairé par les lueurs louches de quelques becs degaz ; tandis que le fanal de la machine, accroché à la base dela cheminée, flambait seul, comme un œil géant, élargissant auloin, dans l’obscurité, sa nappe d’incendie.

Mais Roubaud éleva sa lanterne, donnant le signal. Leconducteur-chef siffla, et Jacques répondit, après avoir ouvert lerégulateur et mis en avant le petit volant du changement de marche.On partait. Pendant une minute encore, le sous-chef suivittranquillement du regard le train qui s’éloignait sous latempête.

« Et attention ! dit Jacques à Pecqueux. Pas de farce,aujourd’hui ! »

Il avait bien remarqué que son compagnon semblait, lui aussi,tomber de lassitude : le résultat, sûrement, de quelque nocede la veille.

« Oh ! pas de danger, pas de danger ! »bégaya le chauffeur.

Tout de suite, dès la sortie de la halle couverte, les deuxhommes étaient entrés dans la neige. Le vent soufflait de l’est, lamachine avait ainsi le vent debout, fouettée de face par lesrafales ; et, derrière l’abri, ils n’en souffrirent pas tropd’abord, vêtus de grosses laines, les yeux protégés par deslunettes. Mais, dans la nuit, la lumière éclatante du fanal étaitcomme mangée par ces épaisseurs blafardes qui tombaient. Au lieu des’éclairer à deux ou trois cents mètres, la voie apparaissait sousune sorte de brouillard laiteux, où les choses ne surgissaient quetrès rapprochées, ainsi que du fond d’un rêve. Et, selon sacrainte, ce qui porta l’inquiétude du mécanicien à son comble, cefut de constater, dès le feu du premier poste de cantonnement,qu’il ne verrait certainement pas, à la distance réglementaire, lessignaux rouges, fermant la voie. Dès lors, il avança avec uneextrême prudence, sans pouvoir cependant ralentir la vitesse, carle vent lui opposait une résistance énorme, et tout retard seraitdevenu un danger aussi grand.

Jusqu’à la station d’Harfleur, la Lison fila d’une bonne marchecontinue. La couche de neige tombée ne préoccupait pas encoreJacques, car il y en avait au plus soixante centimètres, et lechasse-neige en déblayait aisément un mètre. Il était tout au soucide garder sa vitesse, sachant bien que la vraie qualité d’unmécanicien, après la tempérance et l’amour de sa machine,consistait à marcher d’une façon régulière, sans secousse, à laplus haute pression possible. Même, son unique défaut était là,dans un entêtement à ne pas s’arrêter, désobéissant aux signaux,croyant toujours qu’il aurait le temps de dompter la Lison :aussi, parfois, allait-il trop loin, écrasait les pétards,« les cors au pied », comme on dit, ce qui lui avait valudeux fois des mises à pied de huit jours. Mais, en ce moment, dansle grand danger où il se sentait, la pensée que Séverine était là,qu’il avait charge de cette chère existence, décuplait la force desa volonté, tendue toute là-bas, jusqu’à Paris, le long de cettedouble ligne de fer, au milieu des obstacles qu’il devaitfranchir.

Et, debout sur la plaque de tôle qui reliait la machine autender, dans les continuels cahots de la trépidation, Jacques,malgré la neige, se penchait à droite, pour mieux voir. Par lavitre de l’abri, brouillée d’eau, il ne distinguait rien ; etil restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliersd’aiguilles, pincée d’un tel froid, qu’il y sentait comme descoupures de rasoir. De temps à autre, il se retirait, pourreprendre haleine ; il ôtait ses lunettes, les essuyait ;puis, il revenait à son poste d’observation, en plein ouragan, lesyeux fixes, dans l’attente des feux rouges, si absorbé en sonvouloir, qu’à deux reprises il eut l’hallucination de brusquesétincelles sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devantlui.

Mais, tout d’un coup, dans les ténèbres, une sensation l’avertitque son chauffeur n’était plus là. Seule, une petite lanterneéclairait le niveau d’eau, pour que nulle lumière n’aveuglât lemécanicien ; et, sur le cadran du manomètre, dont l’émailsemblait garder une lueur propre, il avait vu que l’aiguille bleue,tremblante, baissait rapidement. C’était le feu qui tombait. Lechauffeur venait de s’étaler sur le coffre, vaincu par lesommeil.

« Sacré noceur ! » cria Jacques, furieux, lesecouant.

Pecqueux se releva, s’excusa, d’un grognement inintelligible. Iltenait à peine debout ; mais la force de l’habitude le remittout de suite à son feu, le marteau en main, cassant le charbon,l’étalant sur la grille avec la pelle, en une couche bienégale ; puis, il donna un coup de balai. Et, pendant que laporte du foyer était restée ouverte, un reflet de fournaise, enarrière sur le train, comme une queue flamboyante de comète, avaitincendié la neige, pleuvant au travers, en larges gouttes d’or.

Après Harfleur, commença la grande rampe de trois lieues qui vajusqu’à Saint-Romain, la plus forte de toute la ligne. Aussi lemécanicien se remit-il à la manœuvre, très attentif, s’attendant àun fort coup de collier, pour monter cette côte, déjà rude par lesbeaux temps. La main sur le volant du changement de marche, ilregardait fuir les poteaux télégraphiques, tâchant de se rendrecompte de la vitesse. Celle-ci diminuait beaucoup, la Lisons’essoufflait, tandis qu’on devinait le frottement deschasse-neige, à une résistance croissante. Du bout du pied, ilrouvrit la porte ; et le chauffeur, ensommeillé, comprit,poussa le feu encore, afin d’augmenter la pression. Maintenant, laporte rougissait, éclairait leurs jambes à tous deux d’une lueurviolette. Mais ils n’en sentaient pas l’ardente chaleur, dans lecourant d’air glacé qui les enveloppait. Sur un geste de son chef,le chauffeur venait aussi de lever la tige du cendrier, ce quiactivait le tirage. Rapidement, l’aiguille du manomètre étaitremontée à dix atmosphères, la Lison donnait toute la force dontelle était capable. Même, un instant, voyant le niveau d’eaubaisser, le mécanicien dut faire mouvoir le petit volant del’injecteur, bien que cela diminuât la pression. Elle se relevad’ailleurs, la machine ronflait, crachait, comme une bête qu’onsurmène, avec des sursauts, des coups de reins, où l’on aurait cruentendre craquer ses membres. Et il la rudoyait, en femme vieillieet moins forte, n’ayant plus pour elle la même tendressequ’autrefois.

« Jamais elle ne montera, la fainéante ! »dit-il, les dents serrées, lui qui ne parlait pas en route.

Pecqueux, étonné, dans sa somnolence, le regarda. Qu’avait-ildonc maintenant contre la Lison ? Est-ce qu’elle n’était pastoujours la brave machine obéissante, d’un démarrage si aisé, quec’était un plaisir de la mettre en route, et d’une si bonnevaporisation, qu’elle épargnait son dixième de charbon, de Paris auHavre ? Quand une machine avait des tiroirs comme les siens,d’un réglage parfait, coupant à miracle la vapeur, on pouvait luitolérer toutes les imperfections, comme qui dirait à une ménagèrequinteuse, ayant pour elle la conduite et l’économie. Sans doutequ’elle dépensait trop de graisse. Et puis, après ? On lagraissait, voilà tout !

Justement, Jacques répétait, exaspéré :

« Jamais elle ne montera, si on ne la graissepas. »

Et, ce qu’il n’avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit laburette, pour la graisser en marche. Enjambant la rampe, il montasur le tablier, qu’il suivit tout le long de la chaudière. Maisc’était une manœuvre des plus périlleuses : ses piedsglissaient sur l’étroite bande de fer, mouillée par la neige ;et il était aveuglé, et le vent terrible menaçait de le balayercomme une paille. La Lison, avec cet homme accroché à son flanc,continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l’immensecouche blanche, où elle s’ouvrait profondément un sillon. Elle lesecouait, l’emportait. Parvenu à la traverse d’avant, ils’accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il euttoutes les peines du monde à l’emplir, en se tenant d’une main à latringle. Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi qu’un insecterampant, pour aller graisser le cylindre de gauche. Et, quand ilrevint, exténué, il était tout pâle, ayant senti passer lamort.

« Sale rosse ! » murmura-t-il.

Saisi de cette violence inaccoutumée à l’égard de leur Lison,Pecqueux ne put s’empêcher de dire, en hasardant une fois de plusson habituelle plaisanterie :

« Fallait m’y laisser aller : ça me connaît, moi, degraisser les dames. »

Réveillé un peu, il s’était remis, lui aussi, à son poste,surveillant le côté gauche de la ligne. D’ordinaire, il avait debons yeux, meilleurs que ceux de son chef. Mais, dans cettetourmente, tout avait disparu, à peine pouvaient-ils, eux pourtantà qui chaque kilomètre de la route était si familier, reconnaîtreles lieux qu’ils traversaient : la voie sombrait sous laneige, les haies, les maisons elles-mêmes semblaient s’engloutir,ce n’était plus qu’une plaine rase et sans fin, un chaos deblancheurs vagues, où la Lison paraissait galoper à sa guise, prisede folie. Et jamais les deux hommes n’avaient senti si étroitementle lien de fraternité qui les unissait, sur cette machine enmarche, lâchée à travers tous les périls, où ils se trouvaient plusseuls, plus abandonnés du monde, que dans une chambre close, avecl’aggravante, l’écrasante responsabilité des vies humaines qu’ilstraînaient derrière eux.

Aussi Jacques, que la plaisanterie de Pecqueux avait achevéd’irriter, finit-il par en sourire, retenant la colère quil’emportait. Ce n’était, certes, pas le moment de se quereller. Laneige redoublait, le rideau s’épaississait à l’horizon. Oncontinuait de monter, lorsque le chauffeur, à son tour, crut voirétinceler un feu rouge, au loin. D’un mot, il avertit son chef.Mais déjà il ne le retrouvait plus, ses yeux avaient rêvé, comme ildisait parfois. Et le mécanicien, qui n’avait rien vu, restait lecœur battant, troublé par cette hallucination d’un autre, perdantconfiance en lui-même. Ce qu’il s’imaginait distinguer, au-delà dupullulement pâle des flocons, c’étaient d’immenses formes noires,des masses considérables, comme des morceaux géants de la nuit, quisemblaient se déplacer et venir au-devant de la machine. Étaient-cedonc des coteaux éboulés, des montagnes barrant la voie, où allaitse briser le train ? Alors, pris de peur, il tira la tringledu sifflet, il siffla longuement, désespérément ; et cettelamentation traînait, lugubre, au travers de la tempête. Puis, ilfut tout étonné d’avoir sifflé à propos, car le train traversait àgrande vitesse la gare de Saint-Romain, dont il se croyait éloignéde deux kilomètres.

Cependant, la Lison, qui avait franchi la terrible rampe, se mità rouler plus à l’aise, et Jacques put respirer un moment. DeSaint-Romain à Bolbec, la ligne monte d’une façon insensible, toutirait bien sans doute jusqu’à l’autre bout du plateau. Quand il futà Beuzeville, pendant l’arrêt de trois minutes, il n’en appela pasmoins le chef de gare qu’il aperçut sur le quai, tenant à lui direses craintes, en face de cette neige dont la couche augmentaittoujours : jamais il n’arriverait à Rouen, le mieux serait dedoubler l’attelage, en ajoutant une seconde machine, tandis qu’onse trouvait à un dépôt, où des machines à disposition étaienttoujours prêtes. Mais le chef de gare répondit qu’il n’avait pasd’ordre et qu’il ne croyait pas devoir prendre cette mesure surlui. Tout ce qu’il offrit, ce fut de donner cinq ou six pelles debois, pour déblayer les rails, en cas de besoin. Et Pecqueux pritles pelles, qu’il rangea dans un coin du tender.

Sur le plateau, en effet, la Lison continua sa marche avec unebonne vitesse, sans trop de peine. Elle se lassait pourtant. Àtoute minute, le mécanicien devait faire son geste, ouvrir la portedu foyer, pour que le chauffeur mît du charbon ; et, chaquefois, au-dessus du train morne, noir dans tout ce blanc, recouvertd’un linceul, flambait l’éblouissante queue de comète, trouant lanuit. Il était sept heures trois quarts, le jour naissait ;mais, à peine en distinguait-on la pâleur au ciel, dans l’immensetourbillon blanchâtre qui emplissait l’espace, d’un bout del’horizon à l’autre. Cette clarté louche, où rien ne se distinguaitencore, inquiétait davantage les deux hommes, qui, les yeux pleinsde larmes, malgré leurs lunettes, s’efforçaient de voir au loin.Sans lâcher le volant du changement de marche, le mécanicien nequittait plus la tringle du sifflet, sifflant d’une façon presquecontinue, par prudence, d’un sifflement de détresse qui pleurait aufond de ce désert de neige.

On traversa Bolbec, puis Yvetot, sans encombre. Mais, àMotteville, Jacques, de nouveau, interpella le sous-chef, qui neput lui donner des renseignements précis sur l’état de la voie.Aucun train n’était encore venu, une dépêche annonçait simplementque l’omnibus de Paris se trouvait bloqué à Rouen, en sûreté. Et laLison repartit, descendant de son allure alourdie et lasse lestrois lieues de pente douce qui vont à Barentin. Maintenant, lejour se levait, très pâle ; et il semblait que cette lueurlivide vînt de la neige elle-même. Elle tombait plus dense, ainsiqu’une chute d’aube brouillée et froide, noyant la terre des débrisdu ciel. Avec le jour grandissant, le vent redoublait de violence,les flocons étaient chassés comme des balles, il fallait qu’àchaque instant le chauffeur prît sa pelle, pour déblayer lecharbon, au fond du tender, entre les parois du récipient d’eau. Àdroite et à gauche, la campagne apparaissait, à ce pointméconnaissable, que les deux hommes avaient la sensation de fuirdans un rêve : les vastes champs plats, les gras pâturagesclos de haies vives, les cours plantées de pommiers, n’étaient plusqu’une mer blanche, à peine renflée de courtes vagues, uneimmensité blême et tremblante, où tout défaillait, dans cetteblancheur. Et le mécanicien, debout, la face coupée par lesrafales, la main sur le volant, commençait à souffrir terriblementdu froid.

Enfin, à l’arrêt de Barentin, le chef de gare, M. Bessière,s’approcha lui-même de la machine, pour prévenir Jacques qu’onsignalait des quantités considérables de neige, du côté de laCroix-de-Maufras.

« Je crois qu’on peut encore passer, ajouta-t-il. Mais vousaurez de la peine. »

Alors, le jeune homme s’emporta.

« Tonnerre de Dieu ! je l’ai bien dit, àBeuzeville ! Qu’est-ce que ça pouvait leur faire, de doublerl’attelage ?… Ah ! nous allons êtregentils ! »

Le conducteur-chef venait de descendre de son fourgon, et luiaussi se fâchait. Il était gelé dans sa vigie, il déclarait qu’ilétait incapable de distinguer un signal d’un poteau télégraphique.Un vrai voyage à tâtons, dans tout ce blanc !

« Enfin, vous voilà prévenus », repritM. Bessière.

Cependant, les voyageurs s’étonnaient déjà de cet arrêtprolongé, au milieu du grand silence de la station ensevelie, sansun cri d’employé, sans un battement de portière. Quelques glacesfurent baissées, des têtes apparurent : une dame très forte,avec deux jeunes filles blondes, charmantes, ses filles sans doute,toutes trois Anglaises à coup sûr ; et, plus loin, une jeunefemme brune, très jolie, qu’un monsieur âgé forçait àrentrer ; tandis que deux hommes, un jeune, un vieux,causaient d’une voiture à l’autre, le buste à moitié sorti desportières. Mais, comme Jacques jetait un coup d’œil en arrière, iln’aperçut que Séverine, penchée elle aussi, regardant de son côté,d’un air anxieux. Ah ! la chère créature, qu’elle devait êtreinquiète, et quel crève-cœur il éprouvait, à la savoir là, si prèset loin de lui, dans ce danger ! Il aurait donné tout son sangpour être à Paris déjà, et l’y déposer saine et sauve.

« Allons, partez, conclut le chef de gare. Il est inutiled’effrayer le monde. »

Lui-même avait donné le signal. Remonté dans son fourgon, leconducteur-chef siffla ; et, une fois encore, la Lisondémarra, après avoir répondu, d’un long cri de plainte.

Tout de suite, Jacques sentit que l’état de la voie changeait.Ce n’était plus la plaine, le déroulement à l’infini de l’épaistapis de neige, où la machine filait comme un paquebot, laissant unsillage. On entrait dans le pays tourmenté, les côtes et lesvallons dont la houle énorme allait jusqu’à Malaunay, bossuant lesol ; et la neige s’était amassée là d’une façon irrégulière,la voie se trouvait déblayée par places, tandis que des massesconsidérables avaient bouché certains passages. Le vent, quibalayait les remblais, comblait au contraire les tranchées. C’étaitainsi une continuelle succession d’obstacles à franchir, des boutsde voie libre que barraient de véritables remparts. Il faisaitplein jour maintenant, et la contrée dévastée, ces gorges étroites,ces pentes raides, prenaient, sous leur couche de neige, ladésolation d’un océan de glace, immobilisé dans la tourmente.

Jamais encore Jacques ne s’était senti pénétrer d’un tel froid.Sous les mille aiguilles de la neige, son visage lui semblait ensang ; et il n’avait plus conscience de ses mains, paralyséespar l’onglée, devenues si insensibles, qu’il frémit en s’apercevantqu’il perdait, entre ses doigts, la sensation du petit volant duchangement de marche. Quand il levait le coude, pour tirer latringle du sifflet, son bras pesait à son épaule comme un bras demort. Il n’aurait pu dire si ses jambes le portaient, dans lessecousses continues de la trépidation, qui lui arrachaient lesentrailles. Une immense fatigue l’avait envahi, avec ce froid, dontle gel gagnait son crâne, et sa peur était de n’être plus, de neplus savoir s’il conduisait, car il ne tournait déjà le volant qued’un geste machinal, il regardait, hébété, le manomètre descendre.Toutes les histoires connues d’hallucinations lui traversaient latête. N’était-ce pas un arbre abattu, là-bas, en travers de lavoie ? N’avait-il pas aperçu un drapeau rouge flottantau-dessus de ce buisson ? Des pétards, à chaque minute,n’éclataient-ils pas, dans le grondement des roues ? Iln’aurait pu le dire, il se répétait qu’il devrait arrêter, et iln’en trouvait pas la volonté nette. Pendant quelques minutes, cettecrise le tortura ; puis, brusquement, la vue de Pecqueux,retombé endormi sur le coffre, terrassé par cet accablement dufroid dont lui-même souffrait, le jeta dans une colère telle, qu’ilen fut comme réchauffé.

« Ah ! nom de Dieu de salop ! »

Et lui, si doux d’ordinaire aux vices de cet ivrogne, leréveilla à coups de pied, tapa jusqu’à ce qu’il fût debout.L’autre, engourdi, se contenta de grogner, en reprenant sapelle.

« Bon, bon ! on y va ! »

Quand le foyer fut chargé, la pression remonta ; et ilétait temps, la Lison venait de s’engager au fond d’une tranchée,où elle avait à fendre une épaisseur de plus d’un mètre. Elleavançait dans un effort extrême, dont elle tremblait toute. Uninstant, elle s’épuisa, il sembla qu’elle allait s’immobiliser,ainsi qu’un navire qui a touché un banc de sable. Ce qui lachargeait, c’était la neige dont une couche pesante avait peu à peucouvert la toiture des wagons. Ils filaient ainsi, noirs dans lesillage blanc, avec ce drap blanc tendu sur eux ; et elle-mêmen’avait que des bordures d’hermine, habillant ses reins sombres, oùles flocons fondaient et ruisselaient en pluie. Une fois de plus,malgré le poids, elle se dégagea, elle passa. Le long d’une largecourbe, sur un remblai, on put suivre encore le train, quis’avançait à l’aise, pareil à un ruban d’ombre, perdu au milieud’un pays des légendes, éclatant de blancheur.

Mais, plus loin, les tranchées recommençaient, et Jacques, etPecqueux, qui avaient senti toucher la Lison, se raidirent contrele froid, debout à ce poste que, même mourants, ils ne pouvaientdéserter. De nouveau, la machine perdait de sa vitesse. Elles’était engagée entre deux talus, et l’arrêt se produisitlentement, sans secousse. Il sembla qu’elle s’engluait, prise partoutes ses roues, de plus en plus serrée, hors d’haleine. Elle nebougea plus. C’était fait, la neige la tenait, impuissante.

« Ça y est, gronda Jacques. Tonnerre deDieu ! »

Quelques secondes encore, il resta à son poste, la main sur levolant, ouvrant tout, pour voir si l’obstacle ne céderait pas.Puis, entendant la Lison cracher et s’essouffler en vain, il fermale régulateur, il jura plus fort, furieux.

Le conducteur-chef s’était penché à la porte de son fourgon, etPecqueux s’étant montré, lui cria à son tour :

« Ça y est, nous sommes collés ! »

Vivement, le conducteur sauta dans la neige, dont il avaitjusqu’aux genoux. Il s’approcha, les trois hommes tinrentconseil.

« Nous ne pouvons qu’essayer de déblayer, finit par dire lemécanicien. Heureusement, nous avons des pelles. Appelez votreconducteur d’arrière, et à nous quatre nous finirons bien pardégager les roues. »

On fit signe au conducteur d’arrière, qui, lui aussi, étaitdescendu du fourgon. Il arriva à grand-peine, noyé par instants.Mais cet arrêt en pleine campagne, au milieu de cette solitudeblanche, ce bruit clair des voix discutant ce qu’il y avait àfaire, cet employé sautant le long du train, à pénibles enjambées,avaient inquiété les voyageurs. Des glaces se baissèrent. Oncriait, on questionnait, toute une confusion, vague encore etgrandissante.

« Où sommes-nous ?… Pourquoi a-t-on arrêté ?…Qu’y a-t-il donc ?… Mon Dieu ! est-ce unmalheur ? »

Le conducteur sentit la nécessité de rassurer le monde.Justement, comme il s’avançait, la dame anglaise, dont l’épaisseface rouge s’encadrait des deux charmants visages de ses filles,lui demanda avec un fort accent :

« Monsieur, ce n’est pas dangereux ?

– Non, non, madame, répondit-il. Un peu de neigesimplement. On repart tout de suite. »

Et la glace se releva, au milieu du frais gazouillis des jeunesfilles, cette musique des syllabes anglaises, si vives sur deslèvres roses. Toutes deux riaient, très amusées.

Mais, plus loin, le monsieur âgé appelait le conducteur, tandisque sa jeune femme risquait derrière lui sa jolie tête brune.

« Comment n’a-t-on pas pris des précautions ? C’estinsupportable… Je rentre de Londres, mes affaires m’appellent àParis ce matin, et je vous préviens que je rendrai la Compagnieresponsable de tout retard.

– Monsieur, ne put que répéter l’employé, on va repartirdans trois minutes. »

Le froid était terrible, la neige entrait, et les têtesdisparurent, les glaces se relevèrent. Mais, au fond des voiturescloses, une agitation persistait, une anxiété, dont on sentait lesourd bourdonnement. Seules, deux glaces restaient baissées ;et, accoudés, à trois compartiments de distance, deux voyageurscausaient, un Américain d’une quarantaine d’années, un jeune hommehabitant Le Havre, très intéressés l’un et l’autre par le travailde déblaiement.

« En Amérique, monsieur, tout le monde descend et prend despelles.

– Oh ! ce n’est rien, j’ai été déjà bloqué deux fois,l’année dernière. Mes occupations m’appellent toutes les semaines àParis.

– Et moi toutes les trois semaines environ, monsieur.

– Comment, de New York ?

– Oui, monsieur, de New York. »

Jacques menait le travail. Ayant aperçu Séverine à une portièredu premier wagon, où elle se mettait toujours pour être plus prèsde lui, il l’avait suppliée du regard ; et, comprenant, elles’était retirée, pour ne pas rester à ce vent glacial qui luibrûlait la figure. Lui, dès lors, songeant à elle, avait travailléde grand cœur. Mais il remarquait que la cause de l’arrêt,l’empâtement dans la neige, ne provenait pas des roues :celles-ci coupaient les couches les plus épaisses ; c’était lecendrier, placé entre elles, qui faisait obstacle, roulant laneige, la durcissant en paquets énormes. Et une idée lui vint.

« Il faut dévisser le cendrier. »

D’abord, le conducteur-chef s’y opposa. Le mécanicien était sousses ordres, il ne voulait pas l’autoriser à toucher à la machine.Puis, il se laissa convaincre.

« Vous en prenez la responsabilité, c’estbon ! »

Seulement, ce fut une dure besogne. Allongés sous la machine, ledos dans la neige qui fondait, Jacques et Pecqueux durenttravailler pendant près d’une demi-heure. Heureusement que, dans lecoffre à outils, ils avaient des tournevis de rechange. Enfin, aurisque de se brûler et de s’écraser vingt fois, ils parvinrent àdétacher le cendrier. Mais ils ne l’avaient pas encore, ils’agissait de le sortir de là-dessous. D’un poids énorme, ils’embarrassait dans les roues et les cylindres. Pourtant, à quatre,ils le tirèrent, le traînèrent en dehors de la voie, jusqu’autalus.

« Maintenant, achevons de déblayer », dit leconducteur.

Depuis près d’une heure, le train était en détresse, etl’angoisse des voyageurs avait grandi. À chaque minute, une glacese baissait, une voix demandait pourquoi l’on ne partait pas.C’était la panique, des cris, des larmes, dans une crise montanted’affolement.

« Non, non, c’est assez déblayé, déclara Jacques. Montez,je me charge du reste. »

Il était de nouveau à son poste, avec Pecqueux, et lorsque lesdeux conducteurs eurent regagné leurs fourgons, il tourna lui-mêmele robinet du purgeur. Le jet de vapeur brûlante, assourdi, achevade fondre les paquets qui adhéraient encore aux rails. Puis, lamain au volant, il fit machine arrière. Lentement, il reculad’environ trois cents mètres, pour prendre du champ. Et, ayantpoussé au feu, dépassant même la pression permise, il revint contrele mur qui barrait la voie, il y jeta la Lison, de toute sa masse,de tout le poids du train qu’elle traînait. Elle eut un han !terrible de bûcheron qui enfonce la cognée, sa forte charpente defer et de fonte en craqua. Mais elle ne put passer encore, elles’était arrêtée, fumante, toute vibrante du choc. Alors, à deuxautres reprises, il dut recommencer la manœuvre, recula, fonça surla neige, pour l’emporter ; et, chaque fois, la Lison,raidissant les reins, buta du poitrail, avec son souffle enragé degéante. Enfin, elle parut reprendre haleine, elle banda ses musclesde métal en un suprême effort, et elle passa, et lourdement letrain la suivit, entre les deux murs de la neige éventrée. Elleétait libre.

« Bonne bête tout de même ! » grognaPecqueux.

Jacques, aveuglé, ôta ses lunettes, les essuya. Son cœur battaità grands coups, il ne sentait plus le froid. Mais, brusquement, lapensée lui vint d’une tranchée profonde, qui se trouvait à troiscents mètres environ de la Croix-de-Maufras : elle s’ouvraitdans la direction du vent, la neige devait s’y être accumulée enquantité considérable ; et, tout de suite, il eut la certitudeque c’était là l’écueil marqué où il naufragerait. Il se pencha. Auloin, après une dernière courbe, la tranchée lui apparut, en lignedroite, ainsi qu’une longue fosse, comblée de neige. Il faisaitplein jour, la blancheur était sans bornes et éclatante, sous latombée continue des flocons.

Cependant, la Lison filait à une vitesse moyenne, n’ayant plusrencontré d’obstacle. On avait, par précaution, laissé allumés lesfeux d’avant et d’arrière ; et le fanal blanc, à la base de lacheminée, luisait dans le jour, comme un œil vivant de cyclope.Elle roulait, elle approchait de la tranchée, avec cet œillargement ouvert. Alors, il sembla qu’elle se mît à souffler d’unpetit souffle court, ainsi qu’un cheval qui a peur. De profondstressaillements la secouaient, elle se cabrait, ne continuait samarche que sous la main volontaire du mécanicien. D’un geste,celui-ci avait ouvert la porte du foyer, pour que le chauffeuractivât le feu. Et, maintenant, ce n’était plus une queue d’astreincendiant la nuit, c’était un panache de fumée noire, épaisse, quisalissait le grand frisson pâle du ciel.

La Lison avançait. Enfin, il lui fallut entrer dans la tranchée.À droite et à gauche, les talus étaient noyés, et l’on nedistinguait plus rien de la voie, au fond. C’était comme un creuxde torrent, où la neige dormait, à pleins bords. Elle s’y engagea,roula pendant une cinquantaine de mètres, d’une haleine éperdue, deplus en plus lente. La neige qu’elle repoussait, faisait une barredevant elle, bouillonnait et montait, en un flot révolté quimenaçait de l’engloutir. Un instant, elle parut débordée, vaincue.Mais, d’un dernier coup de reins, elle se délivra, avança de trentemètres encore. C’était la fin, la secousse de l’agonie : despaquets de neige retombaient, recouvraient les roues, toutes lespièces du mécanisme étaient envahies, liées une à une par deschaînes de glace. Et la Lison s’arrêta définitivement, expirante,dans le grand froid. Son souffle s’éteignit, elle était immobile,et morte.

« Là, nous y sommes, dit Jacques. Je m’yattendais. »

Tout de suite, il voulut faire machine arrière, pour tenter denouveau la manœuvre. Mais, cette fois, la Lison ne bougea pas. Ellerefusait de reculer comme d’avancer, elle était bloquée de toutesparts, collée au sol, inerte, sourde. Derrière elle, le train, luiaussi, semblait mort, enfoncé dans l’épaisse couche jusqu’auxportières. La neige ne cessait pas, tombait plus drue, par longuesrafales. Et c’était un enlisement, où machine et voitures allaientdisparaître, déjà recouvertes à moitié, sous le silence frissonnantde cette solitude blanche. Plus rien ne bougeait, la neige filaitson linceul.

« Eh bien ! ça recommence ? demanda leconducteur-chef, en se penchant en dehors du fourgon.

– Foutus ! » cria simplement Pecqueux.

Cette fois, en effet, la position devenait critique. Leconducteur d’arrière courut poser les pétards qui devaient protégerle train, en queue ; tandis que le mécanicien sifflaitéperdument, à coups pressés, le sifflet haletant et lugubre de ladétresse. Mais la neige assourdissait l’air, le son se perdait, nedevait pas même arriver à Barentin. Que faire ? Ils n’étaientque quatre, jamais ils ne déblayeraient de pareils amas. Il auraitfallu toute une équipe. La nécessité s’imposait de courir chercherdu secours. Et le pis était que la panique se déclarait de nouveauparmi les voyageurs.

Une portière s’ouvrit, la jolie dame brune sauta, affolée,croyant à un accident. Son mari, le négociant âgé, qui la suivit,criait :

« J’écrirai au ministre, c’est uneindignité ! »

Des pleurs de femmes, des voix furieuses d’hommes sortaient desvoitures, dont les glaces se baissaient violemment. Et il n’y avaitque les deux petites Anglaises qui s’égayaient, l’air tranquille,souriantes. Comme le conducteur-chef tâchait de rassurer tout lemonde, la cadette lui demanda, en français, avec un légerzézaiement britannique :

« Alors, monsieur, c’est ici qu’ons’arrête ? »

Plusieurs hommes étaient descendus, malgré l’épaisse couche oùl’on enfonçait jusqu’au ventre. L’Américain se retrouva ainsi avecle jeune homme du Havre, tous deux s’étant avancés vers la machine,pour voir. Ils hochèrent la tête.

« Nous en avons pour quatre ou cinq heures, avant qu’on ladébarbouille de là-dedans.

– Au moins, et encore faudrait-il une vingtained’ouvriers. »

Jacques venait de décider le conducteur-chef à envoyer leconducteur d’arrière à Barentin, pour demander du secours. Ni lui,ni Pecqueux, ne pouvaient quitter la machine.

L’employé s’éloigna, on le perdit bientôt de vue, au bout de latranchée. Il avait quatre kilomètres à faire, il ne serait pas deretour avant deux heures peut-être. Et Jacques, désespéré, lâcha uninstant son poste, courut à la première voiture, où il apercevaitSéverine, qui avait baissé la glace.

« N’ayez pas peur, dit-il rapidement. Vous ne craignezrien. »

Elle répondit de même, sans le tutoyer, de crainte d’êtreentendue :

« Je n’ai pas peur. Seulement, j’ai été bien inquiète, àcause de vous. »

Et cela était d’une douceur telle, qu’ils furent consolés etqu’ils se sourirent. Mais, comme Jacques se retournait, il eut unesurprise, à voir, le long du talus, Flore, puis Misard, suivi dedeux autres hommes, qu’il ne reconnut pas d’abord. Eux avaiententendu le sifflet de détresse, et Misard, qui n’était pas deservice, accourait, avec les deux camarades, auxquels il offraitjustement le vin blanc, le carrier Cabuche que la neige faisaitchômer, et l’aiguilleur Ozil, venu de Malaunay par le tunnel, pourfaire sa cour à Flore, qu’il poursuivait toujours, malgré lemauvais accueil. Elle, curieusement, en grande fille vagabonde,brave et forte comme un garçon, les accompagnait. Et, pour elle,pour son père, c’était un événement considérable, uneextraordinaire aventure, ce train s’arrêtant ainsi à leur porte.Depuis cinq années qu’ils habitaient là, à chaque heure de jour etde nuit, par les beaux temps, par les orages, que de trains ilsavaient vus passer, dans le coup de vent de leur vitesse !Tous semblaient emportés par ce vent qui les apportait, jamais unseul n’avait même ralenti sa marche, ils les regardaient fuir, seperdre, disparaître, avant d’avoir rien pu savoir d’eux. Le mondeentier défilait, la foule humaine charriée à toute vapeur, sansqu’ils en connussent autre chose que des visages entrevus dans unéclair, des visages qu’ils ne devaient jamais revoir, parfois desvisages qui leur devenaient familiers, à force de les retrouver àjours fixes, et qui pour eux restaient sans noms. Et voilà que,dans la neige, un train débarquait à leur porte : l’ordrenaturel était perverti, ils dévisageaient ce monde inconnu qu’unaccident jetait sur la voie, ils le contemplaient avec des yeuxronds de sauvages, accourus sur une côte où des Européensnaufrageraient. Ces portières ouvertes montrant des femmesenveloppées de fourrures, ces hommes descendus en paletots épais,tout ce luxe confortable, échoué parmi cette mer de glace, lesimmobilisaient d’étonnement.

Mais Flore avait reconnu Séverine. Elle, qui guettait chaquefois le train de Jacques, s’était aperçue, depuis quelquessemaines, de la présence de cette femme, dans l’express du vendredimatin ; d’autant plus que celle-ci, lorsqu’elle approchait dupassage à niveau, mettait la tête à la portière, pour donner uncoup d’œil à sa propriété de la Croix-de-Maufras. Les yeux de Florenoircirent, en la voyant causer à demi-voix, avec lemécanicien.

« Ah ! madame Roubaud ! s’écria Misard, quivenait aussi de la reconnaître, et qui prit immédiatement son airobséquieux. En voilà une mauvaise chance !… Mais vous n’allezpas rester là, il faut descendre chez nous. »

Jacques, après avoir serré la main du garde-barrière, appuya sonoffre.

« Il a raison… On en a peut-être pour des heures, vousauriez le temps de mourir de froid. »

Séverine refusait, bien couverte, disait-elle. Puis, les troiscents mètres dans la neige l’effrayaient un peu. Alors,s’approchant, Flore, qui la regardait de ses grands yeux fixes, ditenfin :

« Venez, madame, je vous porterai. »

Et, avant que celle-ci eût accepté, elle l’avait saisie dans sesbras vigoureux de garçon, elle la soulevait ainsi qu’un petitenfant. Ensuite, elle la déposa de l’autre côté de la voie, à uneplace déjà foulée, où les pieds n’enfonçaient plus. Des voyageurss’étaient mis à rire, émerveillés. Quelle gaillarde ! Si l’onen avait eu une douzaine comme ça, le déblaiement n’aurait pasdemandé deux heures.

Cependant, la proposition de Misard, cette maison degarde-barrière, où l’on pouvait se réfugier, trouver du feu,peut-être du pain et du vin, courait d’une voiture à une autre. Lapanique s’était calmée, lorsqu’on avait compris qu’on ne couraitaucun danger immédiat ; seulement, la situation n’en restaitpas moins lamentable : les bouillottes se refroidissaient, ilétait neuf heures, on allait souffrir de la faim et de la soif,pour peu que les secours se fissent attendre. Et cela pouvaits’éterniser, qui savait si l’on ne coucherait pas là ? Deuxcamps se formèrent : ceux qui, de désespoir, ne voulaient pasquitter les wagons, et qui s’y installaient comme pour y mourir,enveloppés dans leurs couvertures, allongés rageusement sur lesbanquettes ; et ceux qui préféraient risquer la course àtravers la neige, espérant trouver mieux là-bas, désireux surtoutd’échapper au cauchemar de ce train échoué, mort de froid. Tout ungroupe se forma, le négociant âgé et sa jeune femme, la dameanglaise avec ses deux filles, le jeune homme du Havre,l’Américain, une douzaine d’autres, prêts à se mettre enmarche.

Jacques, à voix basse, avait décidé Séverine, en jurant d’allerlui donner des nouvelles, s’il pouvait s’échapper. Et, comme Floreles regardait toujours de ses yeux sombres, il lui parla doucement,en vieil ami :

« Eh bien ! c’est entendu, tu vas conduire ces dameset ces messieurs… Moi, je garde Misard, avec les autres. Nousallons nous y mettre, nous ferons ce que nous pourrons, enattendant. »

Tout de suite, en effet, Cabuche, Ozil, Misard avaient pris despelles, pour se joindre à Pecqueux et au conducteur-chef, quiattaquaient déjà la neige. La petite équipe s’efforçait de dégagerla machine, fouillant sous les roues, rejetant les pelletées contrele talus. Personne n’ouvrait plus la bouche, on n’entendait que cetenragement silencieux, dans le morne étouffement de la campagneblanche. Et, lorsque la petite troupe des voyageurs s’éloigna, elleeut un dernier regard vers le train, qui restait seul, ne montrantplus qu’une mince ligne noire, sous l’épaisse couche quil’écrasait. On avait refermé les portières, relevé les glaces. Laneige tombait toujours, l’ensevelissait lentement, sûrement, avecune obstination muette.

Flore avait voulu reprendre Séverine dans ses bras. Maiscelle-ci s’y était refusée, tenant à marcher comme les autres. Lestrois cents mètres furent très pénibles à franchir : dans latranchée surtout, on enfonçait jusqu’aux hanches ; et, à deuxreprises, il fallut opérer le sauvetage de la grosse dame anglaise,submergée à demi. Ses filles riaient toujours, enchantées. La jeunefemme du vieux monsieur, ayant glissé, dut accepter la main dujeune homme du Havre ; tandis que son mari déblatérait contrela France, avec l’Américain. Lorsqu’on fut sorti de la tranchée, lamarche devint plus commode ; mais on suivait un remblai, lapetite troupe s’avança sur une ligne, battue par le vent, enévitant soigneusement les bords, vagues et dangereux sous la neige.Enfin, l’on arriva, et Flore installa les voyageurs dans lacuisine, où elle ne put même leur donner un siège à chacun, car ilsétaient bien une vingtaine encombrant la pièce, assez vasteheureusement. Tout ce qu’elle inventa, ce fut d’aller chercher desplanches et d’établir deux bancs, à l’aide des chaises qu’elleavait. Elle jeta ensuite une bourrée dans l’âtre, puis elle eut ungeste, comme pour dire qu’on ne devait point lui en demanderdavantage. Elle n’avait pas prononcé une parole, elle demeuradebout, à regarder ce monde de ses larges yeux verdâtres, avec sonair farouche et hardi de grande sauvagesse blonde. Deux visagesseulement lui étaient connus, pour les avoir souvent remarqués auxportières, depuis des mois : celui de l’Américain et celui dujeune homme du Havre ; et elle les examinait, ainsi qu’onétudie l’insecte bourdonnant, posé enfin, qu’on ne pouvait suivredans son vol. Ils lui semblaient singuliers, elle ne se les étaitpas précisément imaginés ainsi, sans rien savoir d’eux d’ailleurs,au-delà de leurs traits. Quant aux autres gens, ils luiparaissaient être d’une race différente, des habitants d’une terreinconnue, tombés du ciel, apportant chez elle, au fond de sacuisine, des vêtements, des mœurs, des idées, qu’elle n’auraitjamais cru y voir. La dame anglaise confiait à la jeune femme dunégociant qu’elle allait rejoindre aux Indes son fils aîné, hautfonctionnaire ; et celle-ci plaisantait de sa mauvaise chance,pour la première fois qu’elle avait eu le caprice d’accompagner àLondres son mari, qui s’y rendait deux fois l’an. Tous selamentaient, à l’idée d’être bloqués dans ce désert : ilfaudrait manger, il faudrait se coucher, comment ferait-on, monDieu ! Et Flore, qui les écoutait immobile, ayant rencontré leregard de Séverine, assise sur une chaise, devant le feu, lui fitun signe, pour la faire passer dans la chambre, à côté.

« Maman, annonça-t-elle en y entrant, c’estMme Roubaud… Tu n’as rien à luidire ? »

Phasie était couchée, la face jaunie, les jambes envahies parl’enflure, si malade, qu’elle ne quittait plus le lit depuis quinzejours ; et, dans la chambre pauvre, où un poêle de fonteentretenait une chaleur étouffante, elle passait les heures àrouler l’idée fixe de son entêtement, n’ayant d’autre distractionque la secousse des trains, à toute vitesse.

« Ah ! madame Roubaud, murmura-t-elle, bon,bon ! »

Flore lui conta l’accident, lui parla de ce monde qu’elle avaitamené et qui était là. Mais tout cela ne la touchait plus.

« Bon, bon ! » répétait-elle, de la même voixlasse.

Pourtant, elle se souvint, elle leva un instant la tête, pourdire :

« Si madame veut aller voir sa maison, tu sais que lesclefs sont accrochées près de l’armoire. »

Mais Séverine refusait. Un frisson l’avait prise, à la pensée derentrer à la Croix-de-Maufras, par cette neige, sous ce jourlivide. Non, non, elle n’avait rien à y voir, elle préférait resterlà, à attendre, chaudement.

« Asseyez-vous donc, madame, reprit Flore. Il fait encoremeilleur ici qu’à côté. Et puis, nous ne trouverons jamais assez depain pour tous ces gens ; tandis que, si vous avez faim, il yen aura toujours un morceau pour vous. »

Elle avait avancé une chaise, elle continuait à se montrerprévenante, en faisant un visible effort pour corriger sa rudesseordinaire. Mais ses yeux ne quittaient pas la jeune femme, comme sielle voulait lire en elle, se faire une certitude sur une questionqu’elle se posait depuis quelque temps ; et, sous sonempressement, il y avait ce besoin de l’approcher, de la dévisager,de la toucher, afin de savoir.

Séverine remercia, s’installa près du poêle, préférant, eneffet, être seule avec la malade, dans cette chambre, où elleespérait que Jacques trouverait le moyen de la rejoindre. Deuxheures se passèrent, elle cédait à la grosse chaleur, ets’endormait, après avoir causé du pays, lorsque Flore, appelée àchaque instant dans la cuisine, rouvrit la porte, en disant, de savoix dure :

« Entre, puisqu’elle est par ici ! »

C’était Jacques, qui s’échappait, pour apporter de bonnesnouvelles. L’homme, envoyé à Barentin, venait de ramener toute uneéquipe, une trentaine de soldats que l’administration avait dirigéssur les points menacés, en prévision des accidents ; et tousétaient à l’œuvre, avec des pioches et des pelles. Seulement, ceserait long, on ne repartirait peut-être pas avant la nuit.

« Enfin, vous n’êtes pas trop mal, prenez patience,ajouta-t-il. N’est-ce pas, tante Phasie, vous n’allez pas laisserMme Roubaud mourir de faim ? »

Phasie, à la vue de son grand garçon, comme elle le nommait,s’était péniblement mise sur son séant, et elle le regardait, ellel’écoutait parler, ranimée, heureuse. Quand il se fut approché deson lit :

« Bien sûr, bien sûr ! déclara-t-elle. Ah ! mongrand garçon, te voilà ! c’est toi qui t’es fait prendre parla neige !… Et cette bête qui ne me prévientpas ! »

Elle se tourna vers sa fille, elle l’apostropha :

« Sois polie au moins, va retrouver ces messieurs et cesdames, occupe-toi d’eux pour qu’ils ne disent pas àl’administration que nous sommes des sauvages. »

Flore était restée plantée entre Jacques et Séverine. Uninstant, elle parut hésiter, se demandant si elle n’allait pass’entêter là, malgré sa mère. Mais elle ne verrait rien, laprésence de celle-ci empêcherait les deux autres de setrahir ; et elle sortit, sans une parole, en les enveloppantd’un long regard.

« Comment ! tante Phasie, reprit Jacques d’un airchagrin, vous voilà tout à fait au lit, c’est doncsérieux ? »

Elle l’attira, le força même à s’asseoir sur le bord du matelas,et sans plus se soucier de la jeune femme, qui s’était écartée pardiscrétion, elle se soulagea, à voix très basse.

« Oh ! oui, sérieux ! c’est miracle si tu meretrouves en vie… Je n’ai pas voulu t’écrire, parce que ceschoses-là, ça ne s’écrit pas… J’ai failli y passer ; mais,maintenant, ça va déjà mieux, et je crois bien que j’enréchapperai, cette fois-ci encore. »

Il l’examinait, effrayé des progrès du mal, ne retrouvant plusrien en elle de la belle et saine créature d’autrefois.

« Alors, toujours vos crampes et vos vertiges, ma pauvretante Phasie. »

Mais elle lui serrait la main à la briser, elle continua, enbaissant la voix davantage :

« Imagine-toi que je l’ai surpris… Tu sais que j’en donnaisma langue aux chiens, de ne pas savoir dans quoi il pouvait bien meflanquer sa drogue. Je ne buvais, je ne mangeais rien de ce qu’iltouchait, et tout de même, chaque soir, j’avais le ventre en feu…Eh bien ! il me la collait dans le sel, sa drogue ! Unsoir, je l’ai vu… Moi qui en mettais sur tout, des quantités, pourpurifier ! »

Jacques, depuis que la possession de Séverine semblait l’avoirguéri, songeait parfois à cette histoire d’empoisonnement, lent etobstiné, comme on songe à un cauchemar, avec des doutes. Il serratendrement à son tour les mains de la malade, il voulut lacalmer.

« Voyons, est-ce possible, tout ça ?… Pour dire deschoses pareilles, il faut être vraiment bien sûr… Et puis, çatraîne trop ! Allez, c’est plutôt une maladie à laquelle lesmédecins ne comprennent rien.

– Une maladie, reprit-elle en ricanant, une maladie qu’ilm’a fichue dans la peau, oui !… Pour les médecins, tu asraison : il en est venu deux qui n’ont rien compris, et qui nesont pas seulement tombés d’accord. Je ne veux pas qu’un seul deces oiseaux remette les pieds ici… Entends-tu, il me collait çadans le sel. Puisque je te jure que je l’ai vu ! C’est pourmes mille francs, les mille francs que papa m’a laissés. Il se ditque, lorsqu’il m’aura détruite, il les trouvera bien. Ça, je l’endéfie : ils sont dans un endroit où personne ne lesdécouvrira, jamais, jamais !… Je puis m’en aller, je suistranquille, personne ne les aura jamais, mes millefrancs !

– Mais, tante Phasie, moi, à votre place, j’enverraischercher les gendarmes, si j’étais si certain que ça. »

Elle eut un geste de répugnance.

« Oh ! non, pas les gendarmes… Ça ne regarde que nous,cette affaire ; c’est entre lui et moi. Je sais qu’il veut memanger, et moi je ne veux pas qu’il me mange, naturellement. Alors,n’est-ce pas ? je n’ai qu’à me défendre, à ne pas être aussibête que je l’ai été, avec son sel… Hein ? qui lecroirait ? un avorton pareil, un bout d’homme qu’on mettraitdans sa poche, ça finirait par venir à bout d’une grosse femmecomme moi, si on le laissait faire, avec ses dents derat ! »

Un petit frisson l’avait prise. Elle respira péniblement, avantd’achever.

« N’importe, ce ne sera pas pour ce coup-ci. Je vais mieux,je serai sur mes pattes avant quinze jours… Et, cette fois, ilfaudra qu’il soit bien malin pour me repincer. Ah ! oui, jesuis curieuse de voir ça. S’il trouve le moyen de me redonner de sadrogue, c’est que, décidément, il est le plus fort, et alors, tantpis ! je claquerai… Qu’on ne s’en mêle pas ! »

Jacques pensait que la maladie lui hantait le cerveau de cesimaginations noires ; et, pour la distraire, il tâchait deplaisanter, lorsqu’elle se mit à trembler sous la couverture.

« Le voici, souffla-t-elle. Je le sens, quand ilapproche. »

En effet, quelques secondes après, Misard entra. Elle étaitdevenue livide, en proie à cette terreur involontaire des colossesdevant l’insecte qui les ronge ; car, dans son obstination àse défendre seule, elle avait de lui une épouvante croissante,qu’elle n’avouait pas. Misard, d’ailleurs, qui, dès la porte, lesavait enveloppés, elle et le mécanicien, d’un vif regard, ne parutmême pas ensuite les avoir vus, côte à côte ; et, les yeuxternes, la bouche mince, avec son air doux d’homme chétif, il seconfondait déjà en prévenances devant Séverine.

« J’ai pensé que madame voudrait peut-être profiter del’occasion pour donner un coup d’œil à sa propriété. Alors, je mesuis échappé un instant… Si madame désire que jel’accompagne. »

Et, comme la jeune femme refusait de nouveau, il continua d’unevoix dolente :

« Madame a peut-être été étonnée, à cause des fruits… Ilsétaient tous véreux, et ça ne valait vraiment pas l’emballage… Avecça, il est venu un coup de vent qui a fait bien du mal… Ah !c’est triste que madame ne puisse pas vendre ! Il s’estprésenté un monsieur qui a demandé des réparations… Enfin, je suisà la disposition de madame, et madame peut compter que je laremplace ici comme un autre elle-même. »

Puis, il voulut absolument lui servir du pain et des poires, despoires de son jardin à lui, et qui, celles-là, n’étaient pasvéreuses. Elle accepta.

En traversant la cuisine, Misard avait annoncé aux voyageurs quele travail de déblaiement marchait, mais qu’il y en avait encorepour quatre ou cinq heures. Midi était sonné, et ce fut unenouvelle lamentation, car il commençait à faire grand-faim. Flore,justement, déclarait qu’elle n’aurait pas de pain pour tout lemonde. Elle avait bien du vin, elle était remontée de la cave avecdix litres, qu’elle venait d’aligner sur la table. Seulement, lesverres manquaient aussi : il fallait boire par groupe, la dameanglaise avec ses deux filles, le vieux monsieur avec sa jeunefemme. Celle-ci, d’ailleurs, trouvait dans le jeune homme du Havreun serviteur zélé, inventif, qui veillait sur son bien-être. Ildisparut, revint avec des pommes et un pain, découvert au fond dubûcher. Flore se fâchait, disait que c’était du pain pour sa mèremalade. Mais, déjà, il le coupait, le distribuait aux dames, encommençant par la jeune femme, qui lui souriait, flattée. Son marine décolérait pas, ne s’occupait même plus d’elle, en traind’exalter avec l’Américain les mœurs commerciales de New York.Jamais les jeunes Anglaises n’avaient croqué des pommes de si boncœur. Leur mère, très lasse, sommeillait à demi. Il y avait, parterre, devant l’âtre, deux dames assises, vaincues par l’attente.Des hommes, qui étaient sortis fumer devant la maison, pour tuer unquart d’heure, rentraient gelés, frissonnants. Peu à peu, lemalaise grandissait, la faim mal satisfaite, la fatigue doublée parla gêne et l’impatience. Cela tournait au campement de naufragés, àla désolation d’une bande de civilisés jetée par un coup de merdans une île déserte.

Et, comme les allées et venues de Misard laissaient la porteouverte, tante Phasie, de son lit de malade, regardait. C’étaitdonc là ce monde, qu’elle aussi voyait passer dans un coup defoudre, depuis un an bientôt qu’elle se traînait de son matelas àsa chaise. Elle ne pouvait même plus que rarement aller sur lequai, elle vivait ses jours et ses nuits, seule, clouée là, lesyeux sur la fenêtre, sans autre compagnie que ces trains quifilaient si vite. Toujours elle s’était plainte de ce pays deloups, où l’on n’avait jamais une visite ; et voilà qu’unevraie troupe débarquait de l’inconnu. Dire que, là-dedans, parmices gens pressés de courir à leurs affaires, pas un ne se doutaitde la chose, de cette saleté qu’on lui avait mise dans sonsel ! Elle l’avait sur le cœur, cette invention-là, elle sedemandait s’il était Dieu permis d’avoir tant de coquineriesournoise, sans que personne s’en aperçût. Enfin, il passaitpourtant assez de foule devant chez eux, des milliers et desmilliers de gens ; mais tout ça galopait, pas un qui se seraitimaginé que, dans cette petite maison basse, on tuait à son aise,sans faire de bruit. Et tante Phasie les regardait les uns aprèsles autres, ces gens tombés de la lune, en réfléchissant que,lorsqu’on est si occupé, il n’était pas étonnant de marcher dansdes choses malpropres et de n’en rien savoir.

« Est-ce que vous retournez là-bas ? demanda Misard àJacques.

– Oui, oui, répondit ce dernier, je vous suis. »

Misard s’en alla, en refermant la porte. Et Phasie, retenant lejeune homme par la main, lui dit encore à l’oreille :

« Si je claque, tu verras sa tête, lorsqu’il ne trouverapas le magot… C’est ça qui m’amuse, quand j’y songe. Je m’en iraicontente tout de même.

– Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout lemonde ? Vous ne le laisserez donc pas à votre fille ?

– À Flore ! pour qu’il lui prenne ! Ah bien,non !… Pas même à toi, mon grand garçon, parce que tu es tropbête aussi : il en aurait quelque chose… À personne, à laterre où j’irai le rejoindre ! »

Elle s’épuisait, et Jacques la recoucha, la calma, enl’embrassant, en lui promettant de venir la revoir bientôt. Puis,comme elle semblait s’assoupir, il passa derrière Séverine,toujours assise près du poêle ; il leva un doigt, souriant,pour lui recommander d’être prudente ; et, d’un joli mouvementsilencieux, elle renversa la tête, offrant ses lèvres, et lui sepencha, colla sa bouche à la sienne, en un baiser profond etdiscret. Leurs yeux s’étaient fermés, ils buvaient leur souffle.Mais, quand ils les rouvrirent, éperdus, Flore, qui avait ouvert laporte, était là, debout devant eux, les regardant.

« Madame n’a plus besoin de pain ? »demanda-t-elle d’une voix rauque.

Séverine, confuse, très ennuyée, balbutia de vaguesparoles :

« Non, non, merci. »

Un instant, Jacques fixa sur Flore des yeux de flamme. Ilhésitait, ses lèvres tremblaient, comme s’il voulait parler ;puis, avec un grand geste furieux qui la menaçait, il préférapartir. Derrière lui, la porte battit rudement.

Flore était restée debout, avec sa haute taille de viergeguerrière, coiffée de son lourd casque de cheveux blonds. Sonangoisse, chaque vendredi, à voir cette dame dans le train qu’ilconduisait, ne l’avait donc pas trompée. La certitude qu’ellecherchait depuis qu’elle les tenait là, ensemble, elle l’avaitenfin, absolue. Jamais l’homme qu’elle aimait, ne l’aimerait :c’était cette femme mince, cette rien du tout, qu’il avait choisie.Et son regret de s’être refusée, la nuit où il avait tentébrutalement de la prendre, s’irritait encore, si douloureux,qu’elle en aurait sangloté ; car, dans son raisonnementsimple, ce serait elle qu’il embrasserait maintenant, si elles’était donnée à lui avant l’autre. Où le trouver seul, à cetteheure, pour se jeter à son cou, en criant : « Prends-moi,j’ai été bête, parce que je ne savais pas ! » Mais, dansson impuissance, une rage montait en elle contre la créature frêlequi était là, gênée, balbutiante. D’une étreinte de ses durs brasde lutteuse, elle pouvait l’étouffer, ainsi qu’un petit oiseau.Pourquoi donc n’osait-elle pas ? Elle jurait de se vengerpourtant, sachant des choses sur cette rivale, qui l’auraient faitmettre en prison, elle qu’on laissait libre, comme toutes lesgueuses vendues à des vieux, puissants et riches. Et, torturée dejalousie, gonflée de colère, elle se mit à enlever le reste du painet des poires, avec ses grands gestes de belle fille sauvage.

« Puisque madame n’en veut plus, je vais donner ça auxautres. »

Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. Le temps traînait,démesuré, dans un écrasement de lassitude et d’irritationgrandissantes. Voici la nuit qui revenait, livide sur la vastecampagne blanche ; et, de dix minutes en dix minutes, leshommes qui sortaient pour regarder de loin où en était le travail,rentraient dire que la machine ne semblait toujours pas dégagée.Les deux petites Anglaises elles-mêmes en arrivaient à pleurerd’énervement. Dans un coin, la jolie femme brune s’était endormiecontre l’épaule du jeune homme du Havre, ce que le vieux mari nevoyait même pas, au milieu de l’abandon général, emportant lesconvenances. La pièce se refroidissait, on grelottait sans mêmesonger à remettre du bois au feu, si bien que l’Américain s’enalla, trouvant qu’il serait mieux allongé sur la banquette d’unevoiture. C’était maintenant l’idée, le regret de tous : onaurait dû rester là-bas, on ne se serait pas au moins dévoré, dansl’ignorance de ce qui se passait. Il fallut retenir la dameanglaise, qui parlait, elle aussi, de regagner son compartiment etde s’y coucher. Quand on eut planté une chandelle sur un coin de latable, pour éclairer le monde, au fond de cette cuisine noire, ledécouragement fut immense, tout sombra dans un morne désespoir.

Là-bas, cependant, le déblaiement s’achevait ; et, tandisque l’équipe de soldats, qui avait dégagé la machine, balayait lavoie devant elle, le mécanicien et le chauffeur venaient deremonter à leur poste.

Jacques, en voyant que la neige cessait enfin, reprenaitconfiance. L’aiguilleur Ozil lui avait affirmé qu’au-delà dutunnel, du côté de Malaunay, les quantités tombées étaient bienmoins considérables. De nouveau, il le questionna :

« Vous êtes venu à pied par le tunnel, vous avez pu yentrer et en sortir librement ?

– Quand je vous le dis ! Vous passerez, j’enréponds. »

Cabuche, qui avait travaillé avec une ardeur de bon géant, sereculait déjà, de son air timide et farouche, que ses derniersdémêlés avec la justice n’avaient fait qu’accroître ; et ilfallut que Jacques l’appelât.

« Dites donc, camarade, passez-nous les pelles qui sont ànous, là, contre le talus. En cas de besoin, nous lesretrouverions. »

Et, lorsque le carrier lui eut rendu ce dernier service, il luidonna une vigoureuse poignée de main, pour lui montrer qu’ill’estimait malgré tout, l’ayant vu au travail.

« Vous êtes un brave homme, vous ! »

Cette marque d’amitié émut Cabuche d’une extraordinairefaçon.

« Merci », dit-il simplement, en étranglant deslarmes.

Misard, qui s’était remis avec lui, après l’avoir chargé devantle juge d’instruction, approuva de la tête, les lèvres pincées d’unmince sourire. Depuis longtemps, il ne travaillait plus, les mainsdans les poches, enveloppant le train d’un regard jaune, ayantl’air d’attendre, pour voir, sous les roues, s’il ne ramasseraitpas des objets perdus.

Enfin, le conducteur-chef venait de décider avec Jacques qu’onpouvait essayer de repartir, lorsque Pecqueux, redescendu sur lavoie, appela le mécanicien.

« Voyez donc. Il y a un cylindre qui a reçu unetape. »

Jacques s’approcha, se baissa à son tour. Déjà, il avaitconstaté, en examinant avec soin la Lison, qu’elle était blesséelà. En déblayant, on s’était aperçu que des traverses de chêne,laissées le long du talus par des cantonniers, avaient glissé,barrant les rails, sous l’action de la neige et du vent ; etmême l’arrêt, en partie, devait provenir de cet obstacle, car lamachine avait buté contre les traverses. On voyait l’éraflure surla boîte du cylindre, dans lequel le piston paraissait légèrementfaussé. Mais c’était tout le mal apparent ; ce qui avaitrassuré le mécanicien d’abord. Peut-être existait-il de gravesdésordres intérieurs, rien n’est plus délicat que le mécanismecompliqué des tiroirs, où bat le cœur, l’âme vivante. Il remonta,siffla, ouvrit le régulateur, pour tâter les articulations de laLison. Elle fut longue à s’ébranler, comme une personne meurtriepar une chute, qui ne retrouve plus ses membres. Enfin, avec unsouffle pénible, elle démarra, fit quelques tours de roue, étourdieencore, pesante. Ça irait, elle pourrait marcher, ferait le voyage.Seulement, il hocha la tête, car lui qui la connaissait à fond,venait de la sentir singulière sous sa main, changée, vieillie,touchée quelque part d’un coup mortel. C’était dans cette neigequ’elle devait avoir pris ça, un coup au cœur, un froid de mort,ainsi que ces femmes jeunes, solidement bâties, qui s’en vont de lapoitrine, pour être rentrées un soir de bal, sous une pluieglacée.

De nouveau, Jacques siffla, après que Pecqueux eut ouvert lepurgeur. Les deux conducteurs étaient à leur poste. Misard, Ozil etCabuche montèrent sur le marchepied du fourgon de tête. Et,doucement, le train sortit de la tranchée, entre les soldats armésde leurs pelles, qui s’étaient rangés à droite et à gauche, le longdu talus. Puis, il s’arrêta devant la maison du garde-barrière,pour prendre les voyageurs.

Flore était là, dehors. Ozil et Cabuche la rejoignirent, setinrent près d’elle ; tandis que Misard s’empressaitmaintenant, saluait les dames et les messieurs qui sortaient dechez lui, ramassait des pièces blanches. Enfin, c’était donc ladélivrance ! Mais on avait trop attendu, tout ce mondegrelottait de froid, de faim et d’épuisement. La dame anglaiseemporta ses deux filles à moitié endormies, le jeune homme du Havremonta dans le même compartiment que la jolie femme brune, trèslanguissante, en se mettant à la disposition du mari. Et l’on eûtdit, dans le gâchis de la neige piétinée, l’embarquement d’unetroupe en déroute, se bousculant, s’abandonnant, ayant perdujusqu’à l’instinct de la propreté. Un instant, à la fenêtre de lachambre, derrière les vitres, apparut tante Phasie, que lacuriosité avait jetée bas de son matelas, et qui s’était traînée,pour voir. Ses grands yeux caves de malade regardaient cette fouleinconnue, ces passants du monde en marche, qu’elle ne reverraitjamais, apportés par la tempête et remportés par elle.

Mais Séverine était sortie la dernière. Elle tourna la tête,elle sourit à Jacques, qui se penchait pour la suivre jusqu’à savoiture. Et Flore, qui les attendait, blêmit encore, à cet échangetranquille de leur tendresse. D’un mouvement brusque, elle serapprocha d’Ozil, qu’elle avait repoussé jusque-là, comme si,maintenant, dans sa haine, elle sentait le besoin d’un homme.

Le conducteur-chef donna le signal, la Lison répondit, d’unsifflement plaintif, et Jacques, cette fois, démarra pour ne pluss’arrêter qu’à Rouen. Il était six heures, la nuit achevait detomber du ciel noir sur la campagne blanche ; mais un refletpâle, d’une mélancolie affreuse, demeurait au ras de la terre,éclairant la désolation de ce pays ravagé. Et, là, dans cette lueurlouche, la maison de la Croix-de-Maufras se dressait de biais, plusdélabrée et toute noire au milieu de la neige, avec sonécriteau : « À vendre », cloué sur sa façadeclose.

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