La Caravane – Contes orientaux

II

 

La nuit sembla bien longue à l’impatientcalife. Enfin le jour parut, et tout aussitôt, au grand étonnementde ses esclaves, Chasid s’élança de sa couche. À peine avait-il eule temps de déjeuner et de s’habiller, que le grand vizir seprésenta devant lui, comme il en avait reçu l’ordre, pourl’accompagner dans sa promenade.

Sans plus attendre, le calife glissa dans saceinture sa tabatière magique, et saisissant le bras de son vizir,après avoir ordonné à sa suite de demeurer en arrière, il commençasur-le-champ, en compagnie du fidèle Manzour, son aventureuseexpédition.

Ils se promenèrent d’abord à travers lesvastes jardins du palais, mais en vain et sans qu’ils pussentrencontrer un seul être vivant sur lequel essayer leur magie.Finalement, le grand vizir proposa de pousser plus loin,jusqu’auprès d’un étang, où il avait vu souvent, disait-il,beaucoup d’animaux de toutes sortes, et particulièrement descigognes dont l’allure grave et les clappements singuliers avaienttoujours excité son attention.

Le calife agréa avec empressement laproposition de son vizir et se dirigea aussitôt avec lui versl’endroit indiqué. À peine arrivés sur le bord de l’étang, nos deuxamis aperçurent une vieille cigogne se promenant sérieusement delong en large en chassant aux grenouilles et marmottant je ne saisquoi dans son long bec, et presque au même instant ils découvrirenten l’air, à une très-grande hauteur, un autre de ces oiseaux dontle vol paraissait tendre aussi de leur côté.

« Je parierais ma barbe, gracieuxseigneur, dit le vizir, que ces deux bêtes vont avoir tout àl’heure une belle conversation. Qu’en dites-vous ? Si nousnous changions en cigognes ?

– Soit, répondit le calife ; mais avanttout, recordons-nous un peu et fixons bien dans notre espritcomment on redevient homme.

– Rien de plus facile, fit le vizir d’un tondégagé ; nous nous inclinons trois fois vers l’Orient endisant : MUTABOR…

– Et je redeviens calife et toi vizir,poursuivit Chasid ; fort bien. Mais ne va pas rire, au nom duciel, ou sinon nous sommes perdus. »

Tandis que le calife parlait ainsi, il aperçutdistinctement planant au-dessus de leurs têtes et descendant peu àpeu vers la terre, la cigogne qui ne leur était apparue d’abord quecomme un point noir perdu dans l’espace. Incapable de résister pluslongtemps à son envie, il tira vivement la tabatière de saceinture ; il y puisa une large prise, la présenta à son vizirqui prisa pareillement, et tous deux s’écrièrent :« MUTABOR ».

Le mot magique était à peine prononcé, queleurs jambes se ratatinèrent et devinrent grêles et rouges. Dans lemême instant, les belles pantoufles jaunes du calife et celles deson compagnon firent place à d’affreux pieds de cigogne ;leurs bras se changèrent en ailes, leur cou s’élança d’une auneau-dessus de leurs épaules ; enfin, et pour compléter lamétamorphose, leur barbe s’évanouit et tout leur corps se couvritd’un moelleux duvet.

« Vous avez là un bien beau bec !monsieur le grand vizir, s’écria le calife en sortant d’un longétonnement. Par la barbe du Prophète ! je n’ai de ma vie rienvu de pareil.

– Je vous remercie très-humblement, réponditle grand vizir en pliant son long cou ; mais, si je l’osais,je pourrais affirmer de mon côté a votre hautesse qu’elle me semblepresque avoir encore meilleur air en cigogne qu’en calife.

– Flatteur ! dit le calife, lamétamorphose ne t’a pas changé.

– Non, en conscience, protesta le vizir duplus grand sérieux du monde, je n’ai dit que la pure vérité. Maisallons donc un peu, s’il vous plaît, du côté de nos camarades, etvoyons enfin si nous savons vraiment parler cigogne. »

Tandis qu’ils devisaient ainsi, la cigogneavait pris terre. Après avoir coquettement épluché ses pattes etlissé ses plumes à l’aide de son bec, elle s’avança vers lachercheuse de grenouilles, qui continuait toujours son même manège.Le calife et son vizir s’empressèrent de les rejoindre, et je vouslaisse à penser quelle fut leur stupéfaction en entendant ledialogue suivant :

« Bonjour, madame Longues-Jambes ;si matin déjà sur la prairie !

– Mille compliments, chère Joli-Bec ; jeviens de me pêcher un petit déjeuner dont je serais fort honoréeque vous voulussiez bien prendre votre part. Un quart de lézard,une cuisse de grenouille vous agréeront peut-être ?

– Je vous rends grâce, je ne suis pas enappétit. Aussi bien suis-je venue sur la prairie pour un tout autremotif : je dois danser ce soir un grand pas dans un bal quedonne mon père, et je voudrais auparavant m’exercer un peu àl’écart. »

Tout en parlant, la jeune cigogne s’était miseà sautiller, en décrivant à travers la prairie les figures les plusbaroques. Le calife et le grand vizir considéraient tout cela lesyeux écarquillés, le bec grand ouvert et sans pouvoir parvenir à seremettre de leur étonnement. Mais lorsque la jeune danseuse, enmanière de bouquet final, se tint sur une seule patte, dans unepose de sylphide, le corps incliné et battant agréablement desailes, tous deux alors n’y purent tenir. Un fou rire s’échappa deleur long bec, si puissant, si irrésistible qu’ils furent un longtemps avant de le pouvoir modérer. Le calife le premier parvint àse contenir. « Vraiment, s’écria-t-il, c’était une bonnebouffonnerie, une charge impayable. Il est fâcheux seulement queces sottes bêtes se soient effarouchées de nos rires : sanscela, bien sûr, elles allaient chanter. »

Mais alors il revint en pensée au vizir que lerire était interdit pendant la métamorphose sous peined’abêtissement indéfini ; et soudain, ce ressouvenirapaisant son hilarité, l’air tout penaud, il fit part au calife deson inquiétude.

« Peste ! fit Chasid, par la Mecqueet Médine ! ce serait une bien mauvaise plaisanterie sij’allais rester cigogne. Mais rappelle-toi donc un peu ce qu’ilfaut faire pour nous débêtifier ; je n’en ai plus,moi, la moindre idée.

– Nous devons trois fois nous incliner versl’Orient, se hâta de dire le vizir, et prononcer en même temps MU…MU… MU… diable de mot ! Essayons cependant ; cela nousreviendra peut-être. »

Aussitôt les deux cigognes de saluer le soleilet de s’incliner tant et si bien que leurs longs becs labouraientpresque le sol. Mais, ô misère ! le mot magique avait fui deleur mémoire. En vain le calife s’inclinait et seréinclinait ; en vain Manzour s’épuisait à crier MU… MU… MU…Ils avaient l’un et l’autre totalement perdu le souvenir desdernières syllabes.

Et voilà comment le malheureux Chasid et soninfortuné vizir furent changés en cigognes et demeurèrent emplumésplus longtemps qu’ils ne l’eussent voulu.

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