La Caravane – Contes orientaux

Chapitre 5LE PETIT MOUCK

 

Lorsque le conteur eut fini son récit :« Je suis heureux, mon cher Lezah, lui dit Achmet, del’incident qui nous a amenés à parler de Mebrouk, puisque cela nousa procuré l’intéressante histoire de l’enlèvement et de ladélivrance de ta sœur. Ton frère Mustapha a fait preuve d’uneconstance rare au milieu des traverses qui sont venues l’assaillir,et Mebrouk, je l’avoue, s’est conduit noblement enverslui. »

Les autres marchands firent chorus avecAchmet, et, de même que lui, se plurent à vanter l’héroïsme dubandit, grandi encore à leurs yeux par le mystère quil’enveloppait.

Sélim Baruch seul ne dit rien et se borna àserrer cordialement la main de Lezah en signe de remercîment.

Cependant la caravane allait bientôt atteindreaux limites du désert. Le sol poudreux et morne que foulaient lesvoyageurs depuis huit grands jours commençait à s’égayer çà et làde quelques îlots de gazon ; au-dessus de leurs têtess’arrondissait un ciel d’azur qu’ils ne redoutaient plus de voirs’obscurcir sous le souffle embrasé du simoun, et devant eux,fermant l’horizon, se déployait, riant et doux à l’œil, un largepan de forêt.

La caravane descendit dans une jolie vallée, àl’extrémité de laquelle s’élevait une vaste hôtellerie, et, quoiquel’habitation présentât par elle-même peu de commodités etd’agrément, nos voyageurs saluèrent cependant sa vue d’un cri dejoie général : car, alors même qu’on n’y est point attaqué parles hordes errantes, le désert est toujours rude et pénible àtraverser.

Tous les cœurs étaient donc disposés à la joieet s’épanouissaient d’aise en entrant dans le caravansérail. Lejeune Muley particulièrement se trouva en si belle humeur après lerepas, qu’il se mit à danser et à chanter en même temps d’une façontellement grotesque que le grave Achmet lui-même ne pouvaits’empêcher de rire. Mais non content d’avoir réjoui déjà sescompagnons par sa danse et son chant, Muley voulut encore lesrégaler à son tour de quelque histoire comique, et, lorsqu’il sefut un peu reposé de ses gambades, il commença ainsi :

 

Il y avait à Nicée, alors que j’étais enfant,un personnage bizarre que l’on appelait le petit Mouck. Je le voisencore là devant moi, avec son allure grotesque, et de fait,c’était bien la plus étrange physionomie qui se pût rencontrer,mais ce qui a contribué surtout, j’imagine, à fixer si nettement safigure dans mon souvenir, c’est que je fus un jour battud’importance par mon père à son sujet.

C’était déjà un vieux garçon que le petitMouck, lorsque je fis sa connaissance, et cependant il était haut àpeine de trois pieds et demi. Il offrait surtout une grandesingularité. Tandis que son corps était demeuré chétif et grêle, satête avait pris un développement énorme et s’élevait au-dessus deses épaules, qu’elle écrasait de sa masse, comme un dômegigantesque au-dessus d’une frêle colonnette ; ou plutôt, pourme servir d’une comparaison moins ambitieuse et mieux appropriée àmon héros, cette tête avait l’air d’une citrouille plantée au boutd’un bâton, et M. Mouck tout entier, corps et tête, rappelaitassez bien la figure d’un bilboquet.

Il demeurait tout seul dans sa maison etfaisait lui-même sa cuisine ; aussi ne savait-on presquejamais dans la ville s’il était mort ou vivant, car il ne sortaitqu’une fois par mois, sur le midi, et quand la chaleur tenait toutle monde renfermé. Parfois aussi, mais rarement, on le voyait lesoir aller et venir sur sa terrasse, dont la balustrade le dérobaitquasi tout entier, en sorte que, de la rue, il semblait que sagrosse tête se promenât toute seule autour du toit.

Mes camarades et moi nous étions d’assezméchants drôles, toujours en quête de quelque mauvais tour etvolontiers disposés à nous moquer des gens. C’était donc pour nousune fête nouvelle chaque fois que sortait le petit Mouck.

Au jour indiqué, nous nous rassemblions devantsa maison, et nous attendions qu’il se montrât. La porte s’ouvrait,et la grosse tête, coiffée d’un gros turban en forme de potiron,apparaissait d’abord et jetait de droite et de gauche un regardd’exploration, à la suite duquel le reste du petit corps sehasardait à franchir le seuil. Mouck se manifestait alors à nosyeux dans toute sa gloire, les épaules couvertes d’un petit manteaurâpé, les jambes perdues dans de vastes culottes et le ventre serrédans une large ceinture qui maintenait contre son flanc ungrandissime poignard. Il se mettait en route enfin, et l’airretentissait de nos cris de joie : nous lancions nos bonnetsen l’air et nous dansions comme des fous autour du petit homme. Luicependant nous saluait à droite et à gauche avec un grand sérieuxet descendait la rue à pas lents, forcé qu’il était de traîner lespieds en marchant pour ne pas perdre ses babouches, plus grandes demoitié qu’il n’eût été nécessaire. Nous le suivions alors en criantà tue-tête sur un rythme de tambour : « PetitMouck ! petit Mouck ! » et nous lui chantionsparfois une petite chanson goguenarde que nous avions composée àson intention. La voici à peu près :

Monsieur Mouck, Monsieur Moucheron,

Ron, ron,

Est sorti de sa maison.

Pour sa fête

Il est en quête

Il veut s’offrir un potiron,

Ron, ron.

Le potiron est sur sa tête :

Attrape, attrape, attrape donc

Petit, petit, petit moucheron.

Nous avions souvent déjà renouvelé cesplaisanteries, et je dois avouer à ma honte que j’étais un de ceuxqui faisaient au pauvre Mouck le plus de méchancetés. Je lui criaisqu’il perdait ses grands caleçons, je le tiraillais par sonmanteau, je criblais son turban de boulettes de papier mâché ;enfin, il n’était sorte de taquinerie à laquelle je n’eusse recourspour l’agacer. Un jour, je pris si bien mes mesures que je réussisà poser le bout de mon pied sur le derrière de ses grandesbabouches et le pauvre petit alla donner rudement du nez contreterre. Cela ne fit d’abord que nous égayer encore plus ; maisje cessai bientôt de rire, lorsque je vis le petit Mouck rebrousserchemin et se diriger vers la maison de mon père. La sévéritépaternelle m’était connue, et je ne prévoyais que trop quelleserait la fin de tout ceci. Cependant je m’étais glissé derrière laporte, et de là je vis ressortir le petit Mouck reconduit par monpère, qui le tenait respectueusement par la main et ne prit congéde lui qu’après beaucoup de salutations et d’excuses.

Tous ces salamalecs ne me présageaient rien debon, et je commençais à m’inquiéter fort des suites de mon équipée.Je demeurai donc le plus longtemps que je pus dans macachette : mais finalement, la faim, que je redoutais encoreplus que les coups, me poussa dehors, et, penaud et la tête basse,je me présentai devant mon juge.

« Tu as outragé le bon Mouck, méchantenfant, me dit-il du ton le plus sévère : approche ici, jeveux te raconter l’histoire de ce pauvre petit homme, et, j’en suisbien persuadé, quand tu connaîtras ses merveilleuses aventures, tune songeras plus à te moquer de lui. »

Je me réjouissais déjà intérieurement de latournure que prenaient les choses, quand mon père ajouta :

« Mais, afin que le souvenir s’en gravemieux dans ta mémoire, avant et après, tu recevrasl’ordinaire. »

L’ordinaire, cela signifiaitvingt-cinq coups de rotin que mon père était dans l’usage dem’appliquer lorsque j’étais en faute, en les comptantscrupuleusement ; et ce jour-là, il s’en acquitta plusrudement qu’il ne l’avait jamais fait.

Lorsque le vingt-cinquième coup eut résonnésur mes épaules endolories, mon père m’ordonna d’être attentif etcommença en ces termes l’histoire du petit Mouck :

« Le père du petit Mouck, dont le vrainom était Mouckrah, était un savant distingué, et, quoique peufavorisé de la fortune, il jouissait d’une grande considération àNicée. Il vivait du reste presque aussi solitairement que le fait àprésent son fils. Malheureusement il n’aimait pas cet enfant :sa taille de nain lui faisait honte. Le petit Mouck avait déjà prisses seize ans qu’il s’amusait encore de babioles comme un toutjeune enfant ; et son père, homme des plus sérieux, luireprochait sans cesse sa sottise et sa puérilité, sans qu’il jugeâtà propos cependant de rien faire pour l’éducation du pauvre enfant,dont l’intelligence lui semblait non moins en retard que lataille.

« Un jour le vieux Mouckrah se laissachoir et se cassa la jambe. La fièvre le prit, il traîna quelquetemps, puis mourut, laissant derrière lui le petit Mouck, pauvreet, qui pis est, ignorant, c’est-à-dire complètement incapable desubvenir par lui-même à ses besoins.

« Toujours plongé pendant sa vie dans sesabstractions scientifiques, Mouckrah ne s’était jamais préoccupéque fort médiocrement du soin de sa fortune, et, sans qu’il s’endoutât, il était à peu près ruiné au moment de sa mort. Des parentsau cœur sec, qui jadis avaient obligé le vieux Mouckrah à grosintérêts, se présentèrent alors et évincèrent le petit Mouck de lamaison paternelle, mais non toutefois sans lui donner unconseil.

« Va ! mon garçon, lui dirent-ils,cours le monde, remue-toi et tu finiras par trouverfortune. »

« Mouck n’avait reçu aucune instructionet sa naïveté dépassait toutes bornes ; mais il était douéd’une perspicacité naturelle qui lui fit comprendre aussitôt quedes supplications seraient inutiles : sous le cousin ilflairait le créancier.

« Soit ! dit-il, je pars ; maisdu moins laissez-moi emporter les habits de mon père. »

« La défroque du défunt était peusomptueuse, on s’empressa de l’octroyer à son fils, en lui faisantsonner haut la magnificence du cadeau.

« Le vieux Mouckrah était grand etfort ; ses vêtements s’ajustèrent donc assez mal à la tailleexiguë de son fils ; mais le petit eut bien vite trouvé unexpédient. Ayant coupé tout ce qui excédait sa longueur, il endossales habits paternels, sans paraître se douter du reste qu’il eût dûs’occuper aussi d’en faire réduire l’ampleur. De là vient lebizarre accoutrement qu’il porte encore aujourd’hui et qu’il paraîtavoir fait vœu de porter toujours, car jamais on ne l’a vu vêtuautrement.

« Révérence faite à ses bons parents, lepetit Mouck planta dans sa ceinture, comme un porte-respect, levieux sabre de son père, et, le bâton en main, il se mit enroute.

« Il marcha joyeusement toute la premièremoitié du jour ; car, puisqu’il était parti pour chercher lafortune, il lui paraissait indubitable qu’il dût la rencontrer.Ainsi raisonnait le naïf Mouck, auquel la rude expérience de la vien’avait encore eu le temps d’enlever aucune illusion. Voyait-ilscintiller au soleil, dans la poussière du chemin, quelqueverroterie grossière, il la ramassait précieusement, croyant tenirun beau diamant ; apercevait-il dans le lointain des coupolesétincelantes d’une mosquée, ou la mer unie comme une glace etfermant l’horizon d’un cercle d’argent, il bondissait joyeux, secroyant aux portes de quelque pays enchanté. Mais hélas ! àmesure qu’il avançait, ces images décevantes perdaient tout leurprestige, et le pauvre Mouck reconnut bientôt à la lassitude quialourdissait ses petites jambes, et surtout aux murmures de sonestomac, qu’il n’était point encore entré dans le paradis qu’ilrêvait.

« Il allait ainsi depuis deux jours,lassé, affamé, attristé, n’ayant pour nourriture que quelquessauvageons amers, pour oreiller que la terre dure et froide, et ilcommençait à s’assombrir et à douter de sa fortune future, quand unmatin, du haut d’une éminence, il aperçut les murs d’une grandeville. Le croissant brillait clair et gai au-dessus des coupolesd’étain, et il semblait au petit Mouck que les drapeaux bariolésqui flottaient au vent lui faisaient signe d’entrer. Il demeura uninstant immobile et comme perdu dans ses réflexions. « Oui, sedit-il enfin à lui-même : c’est ici que le petit Mouck doittrouver la fortune ! » Et malgré sa fatigue il fit unbond joyeux en répétant à voix haute : « Oui, oui, ici ounulle part ! »

« Il rassembla donc ses forces et sedirigea vers la ville ; mais, quoiqu’elle lui parût toutproche, il ne put cependant l’atteindre que vers midi, car sespetites jambes lui refusaient presque entièrement leur service.Enfin il toucha au but. Il arrangea alors les plis de son manteau,rattacha son turban, élargit encore sa ceinture sur son petitventre, et donnant à son long poignard une inclinaison plusmartiale, il entra bravement dans la ville.

« Il avait déjà longé plusieurs rues,traversé plusieurs places, battu plusieurs carrefours, sansqu’aucune porte se fût ouverte pour lui. Nulle part on ne lui avaitdit, comme il s’y était attendu : « Petit Mouck, es-tulas ? Petit Mouck, as-tu faim ? Viens ici, petit Mouck,et mange, et bois, et laisse reposer tes petites jambes. »

« Il était arrêté devant une grande etbelle maison, qu’il considérait avec la mélancolie qu’inspirenaturellement un estomac creux, lorsqu’à l’une des fenêtres unevieille femme parut qui se mit à chanter l’étrange chanson quevoici :

Petits !

Petits !

Petits !

Venez à la fête,

La bouillie est prête,

Venez mes amis !

Fine

Cuisine,

Chez la voisine,

Se fait par vous.

La table est mise,

La chère exquise :

Accourez tous !

« Mouck était fort intrigué de savoir àqui s’adressait cet appel gastronomique, qui lui avait fait dresserles oreilles dès les premiers mots, quand soudain la portes’ouvrit, et d’innombrables bandes de chiens et de chatsaccoururent de tous côtés et entrèrent dans la maison.

« À cette vue l’étonnement de Mouckredoubla et s’accrut jusqu’à la stupéfaction. Il demeura quelquesinstants en grande perplexité, hésitant s’il se rendrait, luiaussi, à l’invitation banale de la vieille, dont la physionomiehagarde et le bizarre accoutrement n’étaient pas sans lui inspirerquelque vague terreur. Enfin, son appétit croissant toujours, ilprit courage et franchit le seuil de la maison. Devant luitrottinaient une paire de jeunes chats ; Mouck résolut de lessuivre, conjecturant avec sagacité qu’ils le mèneraient tout droità la cuisine.

« Arrivé au haut de l’escalier, il futarrêté par la vieille de la fenêtre, qui lui demanda d’un tonbourru ce qu’il désirait.

« Je t’ai entendu inviter tout le monde àta table, répondit Mouck, et, comme je suis horriblement affamédepuis trois jours que je marche, j’ai suivi ceux que j’ai vusentrer chez toi. »

« La vieille ricana en branlant la tête.« Mais, petit drôle, dit-elle, n’as-tu pas vu quels sont ceuxque j’invitais ? Chiens et chats, voilà mes amis. Foin deshommes !

« – J’ai faim, j’ai bien faim !répéta Mouck ; et puis, madame, je suis si petit, si petit,que je ne mangerai guère plus qu’un chat. »

« La vieille se laissa attendrir par cediscours naïf, et consentit à attabler Mouck avec une paire dematous qui roulaient de gros yeux et semblaient le regarder commeun intrus, ce dont notre ami se souciait peu en ce moment, toutoccupé qu’il était à nettoyer son écuelle.

« Petit Mouck, lui dit la vieillelorsqu’il fut bien repu, veux-tu rester à mon service ? peu depeine et bonne nourriture, cela te va-t-il ! »

« Mouck, qui avait pris goût à labouillie, accueillit avec joie cette proposition, et s’engagea surl’heure au service de Mme Ahavzi ; ainsi se nommait lavieille.

« La charge qui lui fut confiée étaitlégère en effet, mais des plus étranges.

« Outre les animaux du voisinage, pourlesquels Mme Ahavzi tenait table ouverte à certains jours,elle possédait en propre deux chats et quatre chattes qu’elleentourait d’un soin tout particulier ; Mouck fut attaché auservice spécial de ces animaux. Chaque matin il devait laver leurfourrure, la peigner et l’oindre d’essences précieuses. Si lamaîtresse sortait, le petit Mouck devait veiller sur les chats,présider à leurs repas, et, le soir, les coucher mollement sur descoussins de soie et les envelopper dans des couvertures develours.

« Il y avait bien encore dans la maisonquelques petits chiens confiés à la garde de Mouck ; mais pourceux-là, il n’y avait pas besoin de tant de façons que pour leschats, qui étaient comme les enfants de Mme Ahavzi. Du reste,Mouck menait une vie quasi aussi solitaire que chez son père ;car, à l’exception de sa maîtresse, il ne voyait tout le jour quedes chiens et des chats.

« Ce genre de vie ne laissa pas que del’accommoder assez bien pendant quelque temps. Il mangeait à boucheque veux-tu, travaillait peu, et la vieille paraissaittrès-contente de lui. Mais cet état de quiétude ne tarda pas às’altérer ; les chats devinrent difficiles à conduire etattirèrent au pauvre Mouck toutes sortes de désagréments. Lorsquela vieille était sortie, ils bondissaient à travers la chambrecomme des possédés, jouant, s’agaçant, se poursuivant l’un l’autre,et bousculant dans leurs ébats tout ce qui se trouvait sur leurpassage. Il leur arriva de briser ainsi plusieurs vases de grandprix. Entendaient-ils les pas de leur maîtresse dans l’escalier,ils couraient alors se blottir sous leurs coussins en sepourléchant d’un air si calme que Mme Ahavzi n’hésitait pas àregarder Mouck comme l’unique cause du désordre qui régnait dansson appartement. Le petit avait beau protester de son innocence etraconter la vérité, la vieille accordait plus de confiance auxmines papelardes de ses chats qu’aux paroles de leur serviteur, etelle en vint un jour jusqu’à le menacer de le châtier rudement,s’il ne veillait pas mieux sur ses pensionnaires.

« Fatigué et attristé de ces gronderiescontinuelles, qu’il n’était pas en son pouvoir d’éviter, Mouckrésolut d’abandonner le service de Mme Ahavzi. Mais, comme ilavait appris par son premier voyage combien il fait dur vivre sansargent, il chercha avant tout par quel moyen il pourrait obtenirles gages que sa maîtresse lui avait promis, mais dont il n’avaitjamais pu se faire payer.

« Il y avait dans la maison une chambremystérieuse que Mme Ahavzi tenait toujours soigneusementclose, et dans laquelle Mouck l’avait entendue parfois faire ungrand tapage. En songeant à ses gages, il lui vint en pensée quec’était probablement là que la vieille serrait ses trésors, et ilne rêva plus qu’aux moyens d’y pénétrer.

« Un matin que Mme Ahavzi étaitsortie, un des petits chiens, qu’elle traitait toujours assez mal,et dont Mouck, au contraire, s’était concilié la faveur par toutessortes de bons offices, le tirailla par ses larges culottes, commepour l’inviter à le suivre. Mouck, qui jouait volontiers avec cetanimal et comprenait fort bien son muet langage, se laissa faire etarriva ainsi jusqu’à la chambre à coucher de la vieille. Le chienfit le tour de la pièce, flairant et grattant, et s’arrêta enfindevant un panneau de cèdre contre lequel il se dressa en aboyant eten regardant Mouck. Celui-ci frappa sur le panneau, qui sonna creuxdans toute sa hauteur. Ce devait être une porte ; mais commentl’ouvrir ? Il n’existait aucune trace de serrure. Le chienaboyait toujours sourdement et semblait excité par la vue d’uneespèce de figure de dragon dessinée au milieu du panneau à l’aidede clous de cuivre. Mouck promenait sa main sur cette figure, dontil examinait curieusement les contours, lorsque soudain l’un desclous céda sous la pression involontaire de son doigt, et lepanneau tournant sur lui-même découvrit aux yeux émerveillés deMouck la chambre dont il convoitait depuis si longtempsl’entrée.

« L’aspect en était étrange etsaisissant. C’était un vrai capharnaüm, dans lequel gisaientconfondus mille objets divers : costumes de tous les temps etde tous les pays, matras, cornues, ballons, oiseaux empaillés,serpents s’enroulant autour des colonnes ou rampant sur le sol,squelettes d’hommes et d’animaux, miroirs cabalistiques, cages,boussoles, télescopes, et que sais-je encore ? tout l’attirailenfin de la sorcellerie !

« Mouck était ébahi. Il allait d’un objetà l’autre, examinait tout avec une curiosité d’enfant et, comme unenfant, touchant à tout.

« Un magnifique vase de cristal de Bohêmeattira surtout son attention. Il le tournait et le retournait entous sens, sans pouvoir se lasser d’en admirer le travail, quandsoudain un bruit se fit entendre. Mouck tressaillit, et le vase,lui glissant des mains, se brisa en mille pièces sur le parquet enéclatant comme une bombe d’artifice.

« Ce n’était qu’une fausse alerte, maisle malheur qu’elle avait occasionné n’était que trop réel. Aprèsune pareille équipée, il ne restait plus au pauvre petit qu’àdécamper au plus vite, s’il ne voulait se faire assommer par lavieille.

« Sa résolution fut prise aussitôt. Maisn’oubliant pas l’objet qui l’avait amené, il se mit à fureter detous côtés, espérant trouver, à défaut d’argent, quelque vêtementou quelque ustensile dont il pût tirer profit. Dans cetterecherche, ses yeux tombèrent sur une vieille paire de babouchesd’une forme et d’un dessin des plus surannés, mais dont ladimension le séduisit. Elles avaient apparemment été destinées,dans le principe, à chausser quelque géant, et l’on eût pu sanspeine y loger deux pieds comme celui de Mouck. Ce fut précisémentce qui lui plut. Avec de telles chaussures, il aurait l’air d’unhomme, enfin, et l’on ne serait plus tenté, pensait-il, de letraiter comme un enfant !

« Un joli petit bambou, surmonté, enguise de pomme, d’une tête de lion ciselée, lui sembla également unmeuble fort inutile pour Mme Ahavzi, tandis qu’il s’enservirait lui-même fort bien dans son voyage. Il s’en empara donc,et, sans pousser plus loin ses recherches, il sortit de la chambreet de la maison et courut sans regarder derrière lui jusqu’auxportes de la ville. Arrivé là, il ne se crut pas encore en sûreté,et continua de courir jusqu’à ce qu’enfin la respiration fut prèsde lui manquer.

« De sa vie, le petit Mouck n’avaitfourni une course aussi longue et aussi rapide ; et cependant,malgré la fatigue qui l’accablait, il se sentait toujours sollicitéà courir, et il lui semblait qu’une force surnaturelle l’entraînaiten quelque sorte malgré lui. Mouck avait l’esprit subtil, ainsi quenous l’avons remarqué déjà ; il conjectura donc qu’il étaitsous l’influence de quelque charme qui devait tenir à seschaussures nouvelles, et il se mit à leur crier comme lorsqu’onarrête un cheval lancé au galop : « Ho ! ho !halte ! ho ! la ! la ! doucement !doucement ! »

« Les babouches s’arrêtèrent aussitôt, etMouck tomba épuisé sur la terre, où il s’endormit de lassitude.

« Tandis qu’il sommeillait lourdement, lepetit chien de Mme Ahavzi lui apparut en songe et lui jappa cequi suit :

« Cher Mouck, tu ne connais encorequ’imparfaitement l’usage de tes belles babouches. Sache donc quesi, les ayant mises à tes pieds, tu tournes trois fois sur letalon, tu t’envoleras par les airs et te rendras ainsi en quelqueendroit qu’il t’aura plu de choisir. Sache encore que ta petitecanne recèle la vraie baguette de Jacob, et que par son moyen tupeux découvrir les trésors enfouis dans la terre ; car, là oùil y a de l’or, elle doit frapper trois fois le sol, et deux foispour indiquer de l’argent. »

« Ainsi rêva le petit Mouck, et il ne futpas plutôt réveillé qu’il voulut vérifier la puissance de sesbabouches, en attendant qu’il trouvât l’occasion d’essayer celle desa canne. S’étant donc rechaussé vivement, il leva un pied en l’airet commença à tourner sur l’autre en s’appuyant sur le talon.

« Quiconque a tenté d’accomplir ce tourd’adresse trois fois de suite dans des chaussures trop larges nedoit pas s’étonner si le petit Mouck, que sa lourde tête entraînaittantôt à droite et tantôt à gauche, n’y réussit pas du premiercoup.

« Il tomba plusieurs fois lourdement surle nez. Cependant il ne se laissa pas décourager et recommença tantet si bien l’épreuve qu’à la fin il en sortit triomphant. Comme unetoupie vigoureusement lancée, il tourna sur lui-même trois tourspleins, en souhaitant d’être transporté dans la grande ville laplus proche, et ses babouches l’enlevèrent aussitôt dans les airs.Elles couraient au-dessus des nuages comme si elles avaient eu desailes, et, avant que le petit Mouck eût eu le temps de sereconnaître, il se trouva rendu au beau milieu d’une grande placesur laquelle s’élevait un palais magnifique qu’il apprit bientôtêtre le palais du roi.

« Mouck était en possession de deuxtalismans précieux ; mais, en attendant qu’il pût lesutiliser, il fallait vivre, et il n’avait pas la moindre piécettedans sa ceinture pour se procurer à manger. Une baguette indiquantles trésors cachés, c’était fort bon ; mais encore fallait-iltraverser un endroit où des trésors fussent enfouis pour que lacanne entrât en danse, et cela ne se rencontre pas tous les jours.Des babouches volantes, c’était superbe aussi ; mais courirsans but ne remplit pas le ventre. En ce moment, un messager du roirentrait au palais, tout poudreux, efflanqué, n’en pouvantplus : « Eh mais ! se dit Mouck, voilà monaffaire ! ces gens-là sont bien payés, bien nourris ; jeveux m’enrôler parmi eux et les surpasser tous, grâce à mesbabouches ! » Et poussant droit au palais, il se fitconduire devant l’intendant général de la domesticité royale,auquel il offrit ses services comme coureur.

« L’intendant partit d’un grand éclat derire en abaissant ses yeux sur l’avorton qui lui misait cetteproposition saugrenue :

« Toi, coureur ? lui dit-il.

« – Oui, moi ! Mouck, fils deMouckrah, surnommé le petit Mouck, et qui prétends dépasser à lacourse le plus alerte des coureurs de Sa Majesté. »

« L’aplomb du nain imposa à l’intendant.Il ne croyait pas un mot de ce que lui disait Mouck : la belleapparence qu’un pareil nabot pût lutter de vitesse avec descoureurs fendus comme des compas et dont chaque enjambée eût valudix des siennes ! Mais il s’imagina que le petit bonhommeétait quelque bouffon dont pourrait s’amuser Sa Majesté.

« Soit ! lui dit-il, je t’engage.Descends aux cuisines et fais-toi servir à manger ; mais enmême temps, prépare-toi à fournir une course d’essai sous les yeuxde Sa Majesté, Va ! et, si tu tiens à tes oreilles, songe à tetirer d’affaire convenablement. »

« Mouck ne se fit pas répéter deux foisl’invitation, et il descendit les escaliers quatre à quatre,conduit par un esclave qui recommanda au chef de l’office de luidonner tout ce qu’il voudrait.

« Une heure après, Mouck, bien repu,était amené sur une grande pelouse qui s’étendait au-dessous desfenêtres du château, et sur laquelle devait avoir lieu la lutte quelui avait annoncée l’intendant.

« On était en ce moment, à la cour, engrande disette de divertissements : Chinchilla, le singefavori du roi, était mort d’indigestion ; son beau kakotoës,surnommé l’arc-en-ciel, était dans sa mue et plus déplumé qu’unvieux coq qu’on va mettre à la broche ; restaient, il estvrai, les poissons rouges, mais au bout de quelque temps leurcontemplation avait fini par paraître bien monotone à Sa Majesté.On accueillit donc avec empressement la proposition que fitl’intendant d’offrir à Leurs Altesses le spectacle d’une coursedans laquelle un nain devrait dépasser, du moins le promettait-il,le plus agile coureur de Sa Majesté.

« Lorsque Mouck parut sur la prairie,toute la cour était déjà aux fenêtres, et ce fut une explosiond’hilarité universelle lorsqu’on vit s’avancer, en se dandinantcomme un poussah, ce petit corps surmonté d’une grosse tête quis’inclinait à droite et à gauche pour saluer l’assemblée. Maisnotre ami ne se laissa pas décontenancer par les rieurs, et secampant fièrement sur la hanche aux côtés de son adversaire, plusmaigre et plus efflanqué qu’un lévrier, il attendit sans sourcillerle signal convenu.

« La princesse Amarza agita son éventail,et, de même que deux traits décochés vers le même but, les deuxcoureurs s’élancèrent sur la plaine.

« Tout d’abord l’adversaire de Mouck pritune avance notable ; mais celui-ci, emporté par ses babouchesendiablées, l’atteignit bientôt, le dépassa et toucha le butlongtemps avant l’autre, qui n’y arriva qu’essoufflé, tandis queMouck respirait avec autant de calme que s’il eût fait la course aupetit pas.

« Les spectateurs demeurèrent pendantquelques instants stupéfaits d’étonnement et d’admiration ;mais, lorsque le roi eut daigné applaudir, toute la cour en fitautant en s’écriant : « Vive le petit Mouck ! lepetit Mouck est le roi des coureurs ! »

« À partir de ce moment, le petit Mouckfut attaché à la personne du roi en qualité de coureur ordinaire etextraordinaire, et chaque jour il entrait plus avant dans lesbonnes grâces de son maître par la rapidité, l’intelligence et lafidélité qu’il apportait dans toutes les commissions qui luiétaient confiées. La faveur dont il jouissait ne tarda pas, dureste, ainsi qu’il est ordinaire, à susciter contre lui la jalousiedes autres serviteurs ; qui ne manquaient jamais une occasionde témoigner au pauvre Mouck tout leur mauvais vouloir.

« Cet état de choses l’attristait. Denature aimante, et disposé lui-même à sympathiser avec tout lemonde, il ne pouvait supporter non-seulement la haine des autres,mais même leur froideur. « Si je pouvais, se disait-il, rendrequelque service à mes compagnons, peut-être celachangerait-il. » Il se rappela alors son petit bâton, que lebonheur de sa nouvelle position lui avait fait complètementoublier. « Je ne tiens pas pour moi à trouver des trésors,pensait-il ; les libéralités du roi me suffisent. Mais, si jevenais à rencontrer quelque aubaine, je la partagerais entre mescompagnons, et cela les disposerait sans doute favorablement à monégard. » Depuis lors il ne sortit plus, soit en message, soiten promenade, sans être muni de sa petite canne, espérant qu’unjour le hasard le conduirait en quelque endroit ou des trésorsseraient enfouis.

« Un soir qu’il errait solitaire dans lapartie la plus reculée des jardins du roi, il sentit sa cannebondir trois fois dans sa main. Plein de joie, il tira aussitôt sonpoignard, afin d’entailler, de manière à reconnaître la place, lesarbres qui entouraient ce lieu, et il regagna le palais.

« La nuit venue, il se munit d’une bêcheet d’une lanterne sourde et retourna à la recherche de son trésor,qui lui donna d’ailleurs plus de mal qu’il ne s’y étaitattendu ; car ce n’est pas le tout que de trouver une mine,encore faut-il savoir et pouvoir l’exploiter. Or, les bras de Mouckétaient faibles, sa bêche grossière et pesante, et il dut piocherplus de trois grandes heures pour creuser deux pieds à peine. Enfinil heurta quelque chose de dur qui rendit sous sa bêche un sonmétallique. Il fouilla alors avec plus d’ardeur, pour dégagercomplètement l’objet dont il n’apercevait que l’un des côtés.C’était une urne immense, et, lorsqu’il eut réussi à en descellerle couvercle, il la trouva pleine jusqu’aux bords de monnaies d’orde toute espèce, mais dont la plupart portaient la date du dernierrègne.

« L’urne était d’un poids trop lourd etsurtout de trop grande dimension pour que Mouck songeât àl’emporter. Il se contenta donc d’emplir ses culottes et saceinture d’autant d’or qu’elles en purent contenir ; il enfourra encore une bonne partie dans son manteau, et, lesté ainsi,il regagna sa chambre, non sans avoir pris soin de recouvrir degazon, de mousse et de branches d’arbre le trou qu’il avaitcreusé.

« Lorsque, le petit Mouck se vit enpossession d’une si grosse somme, il crut que les choses allaientchanger de face pour lui et qu’il allait acquérir du même coupautant de camarades et de chauds partisans qu’il comptait d’ennemisla veille. Bon petit Mouck ! les illusions qu’il se fit alorsprouvent bien qu’il n’avait aucune expérience de la vie. Autrement,eût-il pu s’imaginer qu’avec de l’or on se crée de vraiesamitiés ? Hélas ! qu’il eût bien mieux fait de graisserses babouches, et, les poches pleines d’or, de s’éclipser au plusvite !

« On le jalousait sourdement auparavant,à cause de l’affection que lui témoignait le roi. On le détesta, onle vilipenda, on le maudit, on le calomnia dès que ses mains,toujours ouvertes, laissèrent couler l’or sans compter sur tout sonentourage.

« Le cuisinier en chef, Ayoli,disait : « C’est un faux monnayeur.

« – Il a dépouillé quelqu’un, »répondait Achmet, l’intendant des esclaves.

« Mais Archaz, le trésorier, son ennemile plus âpre, qui lui-même pratiquait de temps en temps dessaignées occultes à la cassette de son maître, le traître Archazajoutait : « Certainement, il a volé le roi. »

« Vraies ou fausses, de pareillesaccusations manquent rarement de perdre l’homme sur qui ellestombent ; et, s’il échappe au dernier supplice, ce n’est quepour expier plus durement peut-être, par son abaissement, la faveurdont il a joui.

« La bande des envieux s’étant doncconcertée, le chef du gobelet, Korchuz, se présenta un jour, tristeet abattu, devant le roi, qui parut d’abord n’y pas prendregarde ; mais Korchuz, affecta tant de désolation dans sonmaintien et poussa de tels soupirs, que le roi impatienté finit parlui demander ce qu’il avait à geindre ainsi.

« Hélas ! répondit le fourbe, je medésole d’avoir perdu les bonnes grâces de mon maître.

« – Que radotes-tu là, amiKorchuz ! » interrompit le roi ; « depuis quandle soleil de mes grâces a-t-il cessé de luire surtoi ? »

« Le chef du gobelet se prosterna et,dans une harangue des plus entortillées, où l’expression de sondévouement revenait à chaque phrase, il trouva le moyen de glisserque Mouck faisait un tel gaspillage d’argent depuis quelque temps,qu’il fallait que le roi eût mis sa cassette à sa disposition, àmoins pourtant, ajouta-t-il benoîtement, que le malheureux nain nefît de la fausse monnaie ou ne volât le trésor ; mais, en toutétat de cause, il leur avait paru, à eux, fidèles serviteurs duroi, qu’ils ne pouvaient se dispenser de l’avertir de ce qui sepassait.

« Les distributions d’or du petit Mouckparurent en effet fort suspectes au roi, et il ordonna desurveiller secrètement les démarches du nain, afin de le prendre,s’il était possible, la main dans le sac. Quant au trésorier, quiaimait fort à pêcher en eau trouble, il était dans la justificationde voir la tournure que prenait cette affaire, et il espérait bienarriver ainsi à apurer ses comptes, qui n’étaient pas des plusclairs.

« Le soir de ce funeste jour, Moucks’aperçut en retournant ses poches que ses prodigalités les avaientmises à sec, et, comme il n’avait eu vent de rien de ce qui s’étaitpassé à son sujet, il résolut de retourner cette même nuit faireune visite à son trésor. Il était à cent lieues de soupçonner qu’onl’épiât, et que les gens apostés pour le perdre fussent ceux-làmême auxquels il se proposait de partager les fruits de satrouvaille !

« Au moment où, le trou étant déblayé, ilvenait de soulever le couvercle du vase et d’y plonger son bras,une main de fer saisit la sienne en criant : Ah ! je t’yprends ! voilà donc où tu serres tes épargnes ! »C’était Archiz, suivi d’Ayoli, d’Achmet, de Korchuz, de toute lameute enfin. Le petit Mouck abasourdi ne trouvait pas la force dedire un mot. Il fut aussitôt étroitement garrotté et conduit devantle roi.

« Sa Majesté, que l’interruption de sonsommeil avait mise déjà de très-mauvaise humeur, reçut son pauvrecoureur particulier avec beaucoup d’irritation, et commanda qu’onlui fit son procès sans désemparer. Le vase encore à demi pleind’or ayant été placé devant le roi, ainsi que la bêche et le petitmanteau du malheureux Mouck, afin de servir de pièces deconviction, le trésorier prit la parole et dit qu’il avait surprisMouck au moment même où il venait d’enfouir ce vase tout remplid’or dans un endroit écarté du jardin.

« Mais pas du tout ! mais pas dutout ! » s’écria alors le petit Mouck dans le sentimentde son innocence, et s’imaginant qu’il suffisait d’un seul mot pourla faire briller aux yeux de tous : « bien loin d’avoirenfui cet or, je l’ai déterré au contraire, après l’avoir trouvépar hasard. »

Des murmures d’incrédulité et des ricanementsironiques accueillirent l’explication du nain et portèrent aucomble la colère du roi, qui éclata d’une voix terrible :« Comment, misérable ! prétends-tu tromper ton roi d’unefaçon si grossière après l’avoir honteusement volé ?D’ailleurs, que tu l’aies enfoui ou non, cet or, il net’appartenait pas et tu n’avais pas le droit d’en disposer. Maisvoici qui va te confondre : trésorier Archaz, n’as-tu pasremarqué depuis quelque temps que des sommes énormes étaientdétournées de notre cassette, et n’as-tu pas alors dirigé tessoupçons sur quelqu’un ?

« – Oui ! oui ! oui ! sehâta de répondre Archaz ; et cet or provient bien de lacassette royale, et ce jeune drôle est bien le voleur. »

« Après cette impudente déclaration dutrésorier, le roi, se trouvant suffisamment édifié, fit signed’emmener le malheureux Mouck et ordonna de dresser une grandepotence au haut de laquelle le pauvre petit devrait être hissé dèsle lendemain.

« Mouck n’avait pas voulu tout d’abordrévéler au roi le secret du bâton, de peur qu’on ne le dépouillâtde son précieux talisman ; mais, lorsqu’il eut entenduprononcer sa condamnation et qu’il se fut bien rendu compte del’impossibilité ou le mettaient ses liens de s’envoler à l’aide deses babouches, il se décida à sacrifier la moitié de sa fortunepour sauver l’autre moitié en même temps que sa vie. Ayant doncsollicité du roi un entretien particulier, il se jeta tout enlarmes aux pieds de Sa Majesté et lui dit :

« Grand roi, les apparences m’accablent,il est vrai ; mais, si tu daignes m’entendre un moment, tusauras bientôt quels sont ceux qui te trahissent et si le petitMouck est parmi eux. Donne-moi seulement ta parole royale de melaisser la vie sauve, et, par la barbe du Prophète ! je tejure de t’apprendre un secret qui te fera plus riche que ne lefurent jamais Haroun-al-Raschid, le superbe calife, et le fameuxvoyageur Sindbad. »

« Le roi, dont les finances étaient desplus délabrées, dressa l’oreille à cette proposition et s’engagea,foi de monarque ! à gracier le petit Mouck, s’il pouvait eneffet lui livrer un si beau secret.

« Mouck présenta alors sa petite canne àson maître, et lui en ayant expliqué tout le mystère, ilajouta :

« Et maintenant, ô roi, permets à tonfidèle et malheureux esclave de t’adresser une simpledemande : l’expérience que j’ai faite ici de la vie des coursm’en a dégoûté à jamais ; souffre donc que je me retire d’unmonde qui ne convient point à mes mœurs et dans lequel le hasardseul des circonstances m’avait poussé. »

« Mais, tandis que notre ami formulait sarequête, le roi songeait à part lui que le petit Mouck, quidécouvrait des trésors avec un bâton, devait avoir encore plus d’unbon tour dans sa gibecière. Il pensait notamment que la vélocité dunain, dont les jambes avaient à peine la longueur d’une palme, nepouvait tenir qu’à quelque engin de sorcellerie, et cette idée nefut pas plutôt entrée dans sa tête qu’il résolut d’extorquer cenouveau secret au pauvre Mouck par quelque moyen que ce fût. Saparole royale le gênait bien un peu ; mais un expédientingénieux, que lui avait enseigné jadis un savant mufti pour setirer de semblables cas, lui revint en mémoire, et, d’un airpaterne, se tournant vers son coureur, il lui dit :

« Je t’ai promis la vie sauve, ami Mouck,et je jure encore qu’il ne sera pas touché à un cheveu de tatête ; mais le crime dont tu t’es rendu coupable ent’appropriant un trésor trouvé sur nos terres est trop grand pourqu’il me soit possible de t’accorder une grâce absolue ; lajustice en murmurerait et l’exemple pourrait être dangereux. Tuvivras donc ; seulement tu passeras en prison le reste de tesjours… »

« Et après un silence pendant lequel leroi put étudier à loisir l’expression de terreur qui s’étaitrépandue sur le visage du nain, il ajouta d’un tondoucereux :

« À moins pourtant que tu ne consentes àm’avouer de quel moyen tu te sers pour courir aussi rapidement,auquel cas je te ferais mettre immédiatement en liberté. »

« Le petit Mouck n’avait passé qu’uneseule nuit dans les cachots du palais, mais c’en était assez pourqu’il n’eût pas envie d’y retourner, et surtout avec la perspectived’y pourrir éternellement ; il s’exécuta donc et convint quetout son art était dans ses babouches. Cependant il eut le bonesprit de retenir la moitié de son secret, et de ne pas apprendreau roi la manière de s’envoler en tournant trois fois sur letalon.

« Fort bien ! » dit le roiaprès avoir chaussé les babouches, dont il voulut incontinentessayer la puissance. « Fort bien ! vous êtes libre,monsieur Mouck, vous êtes libre de quitter mes États immédiatement,sans mot dire à personne et sans regarder derrière vous. Une heurede retard, un mot d’indiscrétion à qui que ce soit, et je vous faisécorcher vif. Allez ! »

« Et ce beau jugement rendu, lesbabouches et le petit bâton furent précieusement enfermés soustriple serrure par le roi lui-même, tout enchanté du succès de safourbe et jouissant par avance des plaisirs qu’il allait seprocurer à l’aide de ses deux talismans.

« Pendant ce temps, Mouck gagnait lafrontière, le ventre creux et tirant le pied. Il était redevenuaussi pauvre qu’à son départ de la maison paternelle ; maisalors du moins il pouvait rejeter sur la fortune contraire samisérable condition, tandis qu’à présent il n’en devait accuser quesa niaiserie, sa sottise, sa stupidité ! Ainsi pensait toutbas le pauvre Mouck, et des regrets lui montaient au cœur ensongeant au beau rôle qu’il eût pu jouer à la cour avec un peu plusd’adresse et de savoir-faire. Par bonheur, le royaume duquel ilétait chassé n’était pas des plus vastes, et au bout de huit heuresde marche il en atteignit les confins, encore bien qu’habitué ausecours de ses babouches merveilleuses, il eût été forcé des’arrêter plusieurs fois pour reprendre haleine.

« Mouck avait été toujours tout droitjusque-là. Mais, dès qu’il eut franchi la frontière et qu’il ne futplus talonné par la peur d’être poursuivi et rattrapé, il se jetahors de la grande route et s’enfonça dans un bois qui bordait lechemin, avec l’intention de se fixer désormais dans ce lieu et d’yvivre solitaire, tant ses dernières aventures lui avaient inspiréla haine et l’horreur des hommes !

« En errant à travers les arbres, ilrencontra une jolie clairière. Un frais ruisseau, coulant sansbruit sur un lit de cresson, traversait cet endroit que bordaientde tous côtés des figuiers au tronc noueux, au large feuillage, etdont les fruits abondants, pleins, colorés, semblaient inviter lamain du voyageur à les cueillir. Ces figues étaient si bellesqu’elles eussent fait venir l’eau à la bouche d’un homme bienrepu ; à plus forte raison devaient-elles éveiller lasensualité du pauvre Mouck, dont l’estomac criait la faim depuis lamatinée.

« En un clin d’œil il en eut englouti unedouzaine. Elles étaient délicieuses, et Mouck ne se souvenait pasd’avoir jamais mangé de meilleurs fruits.

« Lorsqu’il fut à demi rassasié, iléprouva le besoin de se rafraîchir, et se coucha à plat ventre aubord du ruisseau afin d’y boire ; mais aussitôt il se rejetaen arrière par un violent soubresaut, épouvanté, l’œil hagard etcomme s’il eût vu au fond de l’eau quelque hideux reptile.

« Il demeura un instant commepétrifié ; puis le courage lui revint avec la réflexion :« Eh ! non, » se dit-il, « c’est impossible, jesuis le jouet de quelque hallucination. » Et se rapprochant duruisseau, il allongea lentement au-dessus de l’eau sa tête énorme,qui lui apparut alors, bien distinctement, ornée de deux immensesoreilles d’âne, tandis que son nez se projetait en avant de sa facesemblable au grouin d’un tapir.

« Mes yeux me trompent, » s’écriaMouck éperdu, et il saisit sa tête à deux mains : ses oreillesavaient plus d’une demi-aune, et son nez s’allongeant toujours lefaisait horriblement loucher. « C’est bien fait !s’écria-t-il enfin avec amertume, c’est bien fait ! je me suiscomporté comme un âne stupide, je mérite d’avoir les oreillesd’âne ! » Et, brisé par la fatigue de la route non moinsque par le désespoir de sa hideuse métamorphose, il se laissatomber sur le gazon, où il finit par s’endormir d’épuisement et delassitude.

« Au bout d’une heure environ il seréveilla, sollicité par les murmures de son estomac, et se mit àchercher aux environs s’il ne trouverait pas quelque chose de plussubstantiel que des figues à se mettre sous la dent. Mais il eutbeau tourner, retourner, aller, venir, battre le bois de long enlarge, il lui fut impossible de découvrir autre chose que desfigues et toujours des figues. Il est vrai qu’elles étaientd’espèces différentes, les unes vertes, les autres jaunes,celles-ci rougeâtres, celles-là violettes. Faute de mieux, Mouckdut se contenter de cette variété dans son ordinaire, et, comme ilavait goûté déjà les violettes, il en cueillit une belle douzainede vertes, qu’il trouva d’ailleurs non moins savoureuses que lespremières.

« Il se dirigeait vers le ruisseau pourarroser d’une lampée d’eau fraîche son frugal repas, quand soudainil s’arrêta, retenu par l’idée de se retrouver encore face à faceavec son ignoble portraiture. Il voulut essayer du moins de fourrersous la calotte de son turban les oreilles monstrueuses quidécoraient son chef et s’élevaient à droite et à gauche de sagrosse tête, pareilles à deux minarets flanquant le dôme d’unemosquée ; mais ses mains eurent beau explorer tout le pourtourde sa coiffure, elles n’y trouvèrent plus trace d’oreilles.Tremblant de joie, il courut au ruisseau et constata avec uneindicible satisfaction que sa tête avait repris son aspectordinaire.

« Mais le petit Mouck n’était point deces esprits légers qui voient s’accomplir un phénomène sous leursyeux et profitent de ses conséquences ou les subissent sanschercher à s’en rendre compte.

« Examen fait des circonstances quiavaient précédé et suivi sa métamorphose, il fut convaincu qu’elledevait tenir aux figues qu’il avait mangées, les unes provoquant ledéveloppement horrifique de nez et d’oreilles dont il avait étévictime et les autres étant comme l’antidote des premières.

« Continuant à méditer sur cetteaventure, Mouck, reconnut que son bon génie lui mettait encore unefois dans la main le moyen de faire fortune ou de rattraper à toutle moins ce qu’il avait laissé échapper.

« Il cueillit donc des figues violetteset des vertes autant qu’il en put tenir dans son manteau, dont ilfit une sorte de bissac qu’il jeta sur son épaule ; et, chargéde la sorte, il reprit le chemin du pays qu’il venait de quitter. Àla première ville qu’il rencontra, il revêtit un déguisement afinde n’être point inquiété dans sa marche, et poursuivit sa routesans s’arrêter jusqu’à la capitale où résidait le roi.

« On était précisément en un temps del’année où les fruits mûrs sont encore rares ; et Mouck, quiconnaissait les habitudes du palais, ne doutait pas que ses figuesn’attirassent la vue des pourvoyeurs de Sa Majesté, très-friande deprimeurs de toute sorte. En effet, il venait à peine de s’installersur la grande place, au milieu des autres marchands, qu’il vitarriver du plus loin le chef des cuisines et le majordome quifaisaient leur ronde accoutumée. Ils avaient passé déjà devant laplupart des étalages sans que rien eût paru les satisfaire, lorsqueleurs regards tombèrent enfin sur la corbeille de figues du petitMouck.

« À la bonne heure ! s’écria lemajordome, voici qui est digne de la table du roi. Combien veux-tude toute ta corbeille ? » demanda-t-il au fauxmarchand.

« Celui-ci demanda un prix modéré qui luifut accordé sans débat, et le majordome ayant remis la corbeilleaux mains d’un esclave pour la porter au palais, il poussa plusloin afin de continuer son inspection.

« Cependant Mouck, son marché conclu,avait jugé à propos de s’esquiver afin d’aller se préparer aunouveau rôle qu’il avait encore à jouer pour mener à bien ledénoûment de cette aventure.

« Le soir du même jour, il y avait grandgala au palais : on fêtait le vingtième anniversaire del’avènement du roi au trône. Le maître d’hôtel s’était surpassé etSa Majesté avait daigné à plusieurs reprises lui en témoigner sasatisfaction, lorsque apparurent au milieu d’un dessert choisi, lessuperbes figues de Mouck, s’élevant en pyramide dans une richecorbeille en filigrane d’or.

« Ce fut un cri d’admiration universelleà cette vue, et le roi, qui avait épuisé déjà toutes ses formuleslaudatives à propos des mets servis précédemment, détacha de sonpropre bonnet son grand ordre de la Fourchette, et vouluten décorer lui-même son maître d’hôtel, qui reçut à genoux cetteprécieuse distinction.

« Sa Majesté ordonna ensuite galammentque l’on présentât la corbeille à la reine ainsi qu’aux princessesses filles, et s’étant servi lui-même, il abandonna le reste auxautres convives, parmi lesquels se trouvaient tous les princes desa famille, mêlés aux grands fonctionnaires de l’État.

« L’un de ces derniers, le grand mufti,qui se piquait d’éloquence, avait réservé pour ce moment lediscours qu’il était dans l’habitude d’adresser au roi à cetteépoque, discours toujours le même et que le roi écoutait toujoursavec le même sérieux ; mais ce jour-là, à peine le grand muftieut-il déroulé son papier et prononcé le « Grand roi »sacramentel du début, qu’il entendit des rires étouffés éclatertout autour de lui.

« L’orateur ne laissa pas d’abord qued’être passablement interloqué par cet étrange accueil fait à sarhétorique officielle ; mais, après qu’à son tour il eutpromené ses regards sur ses voisins, il se mit à pouffer comme eux,et ce ne fut plus alors dans toute la salle qu’un formidable éclatde rire.

« Du reste, si l’accès fut violent, ildura peu. Chacun des convives, en voyant les oreilles de sesvoisins, éprouva le besoin de s’assurer de l’état des siennes, ettous s’aperçurent bientôt qu’ils n’avaient rien à s’envier les unsaux autres à l’endroit de ce cartilage. Quant aux oreilles du roi,elles s’étaient si majestueusement allongées que le grand muftilui-même ne semblait à côté de lui qu’un ânon, encore bien qu’il enportât plus d’un bon pied par-dessus son bonnet.

 

« Grande fut la désolation de la cour ense voyant accoutrée de la sorte. On manda aussitôt le ban etl’arrière-ban des médecins ; et tous ensemble et chacunséparément furent consultés sur ce cas extraordinaire, qu’ils nepurent guérir en aucune façon, mais sur lequel ils glosèrentd’ailleurs fort savamment.

« Un chirurgien ingénieux se présentaalors, qui proposa tout simplement de couper tout ce qui excédaitla longueur ordinaire, et s’offrit de refaire des nez et desoreilles présentables au goût des personnes qui voudraient bienl’honorer de leur confiance. Mais tous trouvèrent le remède pireque le mal, hors la princesse Amarza, qui ne pouvait se consoler dela perte de son petit nez rosé et de ses oreilles mignonnes sifinement ourlées. Mais hélas ! ce fut en vain quelle affrontal’horrible opération, la pauvre enfant ! L’acier s’était àpeine éloigné de son visage délicat qu’oreilles et nez avaientrepoussé de plus belle.

« Sur ces entrefaites on vint annoncer auroi qu’un vieux derviche demandait à lui parler et qu’il se faisaitfort de remédier à l’affreux accident dont se désolait la cour.

« Qu’on l’amène sur l’heure, » ditle roi.

« Un vieux petit homme tout ratatiné parl’âge, enveloppé dans une large robe noire, coiffé d’un turbanpyramidal, et dont la longue barbe blanche descendait jusqu’auxpieds, fut introduit par les esclaves avec force salamalecs.

« Le mal qui t’a frappé, toi et lestiens, » dit-il au roi, « n’est point un mal naturel etque puissent atteindre les remèdes ordinaires de la médecine. Cedoit être la punition de quelque grand crime commis par toi jadis,et pour lequel tu auras négligé de faire les expiations voulues.Avec la grâce d’Allah, je puis te guérir cependant, je puis vousguérir tous ; et pour t’en donner une preuve,vois ! »

« Tout en parlant, le derviche s’étaitapproché de la princesse Amarza, qui se tenait toute honteuse en uncoin et s’efforçait de dissimuler sa laideur en plongeant sonvisage dans ses deux petites mains. « Tenez, mon enfant,mangez ceci, » lui dit-il en lui présentant dans une petiteboîte de jonc une espèce de confiture sèche et de couleurverdâtre.

« La princesse eût avalé des couleuvresvivantes, s’il l’eût fallu, pour reconquérir sa beauté ! Ellene se fit donc pas prier pour goûter à la drogue du derviche, etsoudain un cri d’admiration s’éleva dans toute la salle : laprincesse était redevenue plus jolie que jamais, ce dont elles’assura aussitôt elle-même avec un empressement charmant, en seprécipitant devant une glace dont le témoignage lui rendit enfintoute sa bonne humeur.

« Cependant le derviche, se retournantvers le roi qui contemplait sa fille d’un œil enivré :

« Que me donneras-tu, lui dit-il, si, parla puissance de mon art, je fais pour toi, pour vous tous, ce quej’ai fait pour la princesse Amarza ?

« – Parle, bon derviche, dis-moi ce quetu veux et je promets de te l’accorder. »

« Le derviche se taisait, comme hésitantà formuler une demande ou doutant peut-être de la paroleroyale.

« Tiens ! lui dit le roi,viens ! » Et l’entraînant vers son trésor, il étala sousses yeux toutes les richesses qui y étaient entassées, en lesuppliant de choisir ce qui lui plairait, ou même de prendre toutsi bon lui semblait, pourvu qu’il lui rendît un visage humain.

« Dès l’entrée, le derviche, ou plutôtMouck, car c’était lui, vous l’avez déjà reconnu sans doute, avaitaperçu dans un coin ses chères babouches et sa petite canne, ettout en feignant d’examiner attentivement les merveilleux objetsqui décoraient la salle, il s’avançait petit à petit dans cettedirection.

« Lorsqu’il ne fut plus qu’à trois pasdes babouches, il sauta dedans d’un seul bond, saisit sa petitecanne d’une main, de l’autre arracha sa fausse barbe et se montraaux yeux étonnés du roi sous les traits bien connus de l’exiléMouck.

« Roi perfide !, s’écria-t-il,monarque imbécile ! qui payes d’ingratitude les fidèlesservices de tes vrais amis, tandis que tu te laisses sottementtromper par des coquins audacieux, la difformité qui t’a atteintest la juste punition de ta fourberie et de ta sottise. Tu garderastes oreilles d’âne ; tu les garderas éternellement, afinqu’elles te rappellent sans cesse l’indigne traitement que tu asfait subir au pauvre Mouck.

« – Coquin ! » dit le roi,sortant de son ébahissement, tu périras sous le bâton ; »et de tous ses poumons il appela ses serviteurs à son aide.

« Mais Mouck tourna rapidement trois foissur lui-même en souhaitant d’être transporté à cent lieues de là,et s’élançant par la fenêtre ainsi qu’un oiseau, il était hors devue avant qu’aucun esclave fût arrivé.

« Après avoir couru le monde quelquetemps et gagné par le moyen de ses deux talismans une très-grandeaisance, le petit Mouck revint se fixer à Nicée, où il n’a pascessé de vivre depuis lors, mais toujours solitaire ; car il agardé, non de la haine, son âme douce en est incapable, mais unprofond mépris et presque du dégoût pour les hommes, par suite ducommerce qu’il a eu avec eux. Il a du reste acquis dans ses voyagesune expérience et une sagesse rares ; et, malgré son extérieurétrange, le petit Mouck, – retiens bien ceci, me dit mon père enfinissant – le bon petit Mouck a droit, par ses malheurs et sesvertus, aux respects et à l’admiration de tous bien plus qu’à leursmoqueries. »

Tout le temps qu’avait duré ce récit, jen’avais pas cessé d’y apporter la plus grande attention, et,lorsqu’il fut achevé, je protestai avec effusion des regrets que jeressentais de ma conduite indigne envers le petit homme. Mon pèreme félicita beaucoup de ce retour à des sentiments meilleurs etm’engagea à y persévérer ; mais, comme il ne revenait jamaissur ce qu’il avait une fois résolu, il reprit en même temps sonrotin et m’administra scrupuleusement la seconde moitié de lacorrection qu’il m’avait promise.

Je m’empressai de raconter à mes petitscamarades les merveilleuses aventures du petit Mouck : et sabonté d’enfant, non moins que les puissances occultes dont ildisposait, nous inspirèrent pour lui une telle vénération, quejamais depuis lors aucun de nous ne s’avisa de lui faire la moindreniche. Tout au contraire, nous l’entourâmes aussi longtemps qu’ilvécut des plus grandes marques de considération, et, s’il venait àpasser devant nous dans ses jours de sortie, nous nous inclinionsdevant ses grandes babouches avec autant de respect que nousl’eussions pu faire devant le cadi lui-même ou le mufti de lagrande mosquée.

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