La Caravane – Contes orientaux

Chapitre 7LES AVENTURES DE SAÏD

&|160;

«&|160;Brrr&|160;! fit Muley, lorsque Achmeteut cessé de parler, quoique tout ait fini par s’arranger au mieux,je suis encore tout frissonnant du supplice de ce malheureuxcapitaine, avec son grand diable de clou dans le front. Je ne veuxpas aller dormir là-dessus, j’en rêverais sûrement&|160;! Aussibien, mon cher Abdul, poursuivit-il en se tournant vers lecinquième marchand, il faut acquitter votre dette ce soir même, sivous ne voulez pas nous faire banqueroute. C’est demain que nousnous séparons tous, vous le savez. Allons&|160;! ami, nous vousécoutons&|160;! et quelque chose de vif et de gai, si c’estpossible, afin d’effacer de notre esprit les sinistres images duvaisseau maudit.

– J’y ferai de mon mieux, dit Abdul enlaissant retomber sur ses genoux le long tuyau de son narguileh,et, si votre attention n’est pas trop fatiguée, peut-êtreprendrez-vous quelque intérêt au récit des épreuves, des combats etdes prouesses de mon compatriote Saïd, dont le nom et l’histoire,après tant d’années, sont encore si populaires àBagdad&|160;!&|160;»

&|160;

Du temps d’Haroun-al-Raschid, le fameux califede Bagdad, il y avait à Balsora un brave homme du nom de Benezar,que l’on citait à l’envi comme un modèle de bonheur et de sagesse.Il avait juste assez de bien pour vivre à son aise et paisiblementsans se livrer à aucun métier ni négoce, et lorsque étant déjà surl’âge, il lui naquit un fils, il ne pensa pas devoir pour celamodifier son train de vie habituel. «&|160;Pourquoi me mettrais-jeà trafiquer ou à spéculer dans ma vieillesse&|160;? dit-il à sesvoisins&|160;: pour laisser à mon fils Saïd mille tomans de plus,si mes entreprises tournent bien, ou mille de moins, peut-être, sicela va mal&|160;? À quoi bon tenter le sort&|160;? Où deux serassasient, un troisième peut se nourrir, dit le proverbe. Que monfils devienne seulement un bon et brave garçon, c’est l’essentiel,et, quant à la fortune, il en aura toujours assez.&|160;» Ainsi ditBenezar de Balsora, et il conforma sa conduite à ses paroles. Maiss’il ne crut devoir donner à son fils ni métier ni professiond’aucune sorte, il ne négligea pas cependant d’étudierattentivement avec lui le livre de la sagesse par excellence, ledivin Coran&|160;! Et comme, à son sens, rien ne décorait plus unjeune homme, à part l’instruction et le respect pour la vieillesse,qu’un bras puissant et un cœur hardi, il fit en même temps exercerSaïd au rude métier des armes. Celui-ci, grâce à cette mâleéducation, acquit bientôt parmi la jeunesse de Balsora la renomméed’un vaillant champion&|160;; et, de fait, il n’était surpassé paraucun des garçons de son âge, ni même par de plus âgés, dans l’artde la natation, de l’équitation ou de l’escrime.

Lorsqu’il eut atteint ses dix-huit ans, sonpère jugea à propos de l’envoyer à la Mecque, afin qu’il accomplîtses devoirs religieux au tombeau du Prophète, ainsi qu’il estordonné par la coutume et par la loi.

Saïd avait terminé ses préparatifs, et ilétait sur le point de se mettre en route, quand son père le mandaune dernière fois et lui dit&|160;: «&|160;J’ai accordé à taconduite passée, mon enfant, les éloges qu’elle mérite&|160;; jet’ai donné pour l’avenir les conseils que m’a suggérés monexpérience, et je t’ai remis l’argent nécessaire à tonvoyage&|160;; cependant il me reste encore une communication à tefaire, non plus en mon nom, cette fois, mais au nom vénéré de tamère, morte, hélas&|160;! depuis douze ans déjà, et que tes yeuxont bien peu connue.&|160;» Benezar essuya une larme que cesouvenir avait fait monter de son cœur à ses yeux et poursuivit ences termes&|160;: «&|160;Je ne partage aucunement, pour ce qui meregarde, les idées du peuple au sujet de la magie, et je ne croispoint du tout, par exemple, comme le font tant de gens, qu’ilexiste des génies, des fées, des enchanteurs, des magiciens, –qu’on les appelle comme on voudra, – dont les conjurations puissentexercer une influence quelconque sur la vie et la destinée deshommes. Ta mère, au contraire, croyait à toutes ces choses aussifermement qu’au Coran, et, dans un moment d’abandon, après m’avoirfait jurer de ne révéler ce secret qu’au fils qui naîtrait d’elle,elle m’a confié qu’elle-même entretenait depuis son enfance desrelations avec une fée. Jugeant inutile d’essayer de la désabuser,je me contentai de sourire de sa naïve croyance&|160;; etcependant, je dois reconnaître, mon cher enfant, que ta naissance aété accompagnée de certains phénomènes qui m’ont moi-mêmeétonné.

«&|160;Il avait plu et tonné tout le jour, etle ciel était si noir que l’on ne pouvait lire sans lumière. Versquatre heures de l’après-midi on vint m’annoncer qu’il m’était néun fils. Je courus aussitôt à l’appartement de ta mère&|160;; maisses femmes me barrèrent le passage en me disant que personne nepouvait entrer en ce moment, leur maîtresse les ayant renvoyéestoutes en leur ordonnant de la laisser seule et de ne laisserpénétrer qui que ce fût auprès d’elle. Sans tenir compte de leursdires, je heurtai à diverses reprises, j’appelai, je me nommai,mais le tout en vain&|160;: la porte demeura close.

«&|160;Dans le temps que je me morfondaisainsi dans le vestibule, au milieu des filles de service, le ciels’éclaircit soudain avec une rapidité dont je n’avais jamais vud’exemple&|160;; mais ce qui me frappa surtout, c’est que, tandisqu’un ciel du plus pur azur s’arrondissait ainsi qu’un pavillonau-dessus de notre chère ville de Balsora, tout autour continuaientde rouler, avec des grondements sourds, des nuages aux flancssombres, d’où s’échappaient incessamment d’éblouissants éclairs.J’étais encore absorbé par la contemplation de ce spectacle étrangequand la porte de ta mère s’ouvrit. Avide de voir et de bénir monpremier-né, je me précipitai aussitôt dans sa chambre&|160;; mais,au moment où j’en franchissais le seuil, je fus frappé d’une siforte odeur de roses, que j’en demeurai pendant quelques secondescomme étourdi. Sans paraître le moins du monde incommodée au milieude cette atmosphère enivrante, ta mère s’empressa alors de tesoulever dans ses bras et de te déposer dans les miens, en mefaisant remarquer un petit sifflet d’argent que tu portais pendu aucou par une longue chaîne d’or aussi fine qu’un fil de soie.

«&|160;La bonne fée dont je t’ai parlé un jourest venue ici, me dit ta mère, et c’est elle qui a fait ce cadeau àton petit garçon.

«&|160;– Est-ce donc aussi la fée, luirépondis-je en riant, qui a éclairci le ciel si soudainement etrépandu ici cette odeur de roses&|160;? Mais, puisqu’elle est sipuissante, elle eût bien pu, ce me semble, ajoutai-je par manièrede raillerie, gratifier notre Saïd de quelque chose de mieux que cepetit sifflet.&|160;»

«&|160;Ta mère me ferma la bouche avec sa mainen me conjurant de ne pas plaisanter là-dessus. Taisez-vous, medit-elle&|160;; les fées sont très-susceptibles, elles s’irritentfacilement et peuvent, en un clin d’œil, changer leurs faveurs endisgrâces.&|160;»

«&|160;Je n’insistai pas, de peur de lacontrarier, et même il ne fut plus question entre nous de cettesingulière aventure, que six ans après, alors que la pauvre Zemira,quoique jeune encore, sentit que sa fin était proche. Elle meconfia à ce moment le petit sifflet d’argent, et me chargea de tele remettre un jour, lorsque tu aurais atteint tes vingt ans, carelle ne voulait pas que je te quittasse avant cet âge. Peu aprèselle mourut. Et maintenant, mon enfant, voici le cadeau qui t’a étéfait, poursuivit Benezar en tirant le joyau d’une petite cassette.De quelque part qu’il vienne, je te le remets ainsi qu’il a étérecommandé&|160;; et, si je m’en dessaisis avant le terme marqué,c’est que tu vas te mettre en route, et qu’avant ton retour, – jeme fais vieux, mon enfant&|160;! – il pourrait arriver que je fussemoi-même réuni à mes ancêtres. Je ne vois d’ailleurs aucune raisonsérieuse pour que tu demeures encore ici deux années comme ledésirait la sollicitude de ta mère&|160;: tu es un bon et prudentjeune homme, tu manies les armes avec autant de vigueur que pas ungarçon de vingt-cinq ans&|160;; je puis donc l’émanciper dès àprésent tout aussi bien que si tu avais atteint déjà ta vingtièmeannée. Va donc, mon enfant, que ma bénédiction t’accompagne&|160;!et, dans le bonheur ou dans l’infortune, – dont puisse le ciel tepréserver&|160;! – pense quelquefois à ton vieux père.&|160;»

Telles furent les paroles de Benezar deBalsora en congédiant son fils&|160;; et celui-ci, après avoirbaisé les cheveux blancs du vieillard, s’éloigna vivement ému. Ilavait passé autour de son cou la chaîne d’or de la fée, et glissédans sa ceinture le petit sifflet d’argent. Son cheval était prêt,il sauta légèrement sur son dos et se dirigea vers le lieu désignépour le rassemblement de la caravane. Au bout de peu de temps, prèsde quatre-vingts chameaux et plus de cent cavaliers étaient réunis.Le signal du départ fut donné, et, moins d’une heure après, Saïdavait laissé derrière lui les portes de Balsora, qu’il ne devaitplus revoir qu’après de longues années.

Le charme et la nouveauté d’un pareil voyage,les incidents de la route et les mille objets inconnus qui, pour lapremière fois, s’offraient aux regards de notre héros, absorbèrentson attention tout entière pendant les premiers jours. Mais,lorsqu’on approcha du désert, que la contrée devint toujours plusnue et l’horizon plus vaste, Saïd, se repliant sur lui-même,commença à réfléchir sur maintes choses, et entre autres surl’étrange confidence que son père lui avait faite en partant.

Il tira le petit sifflet de sa ceinture,l’examina curieusement de tous les côtés, et finalement le porta àsa bouche pour l’essayer&|160;; mais aucun son n’en sortit&|160;:Saïd eut beau enfler ses joues et souffler de toutes ses forces, lesifflet demeura muet.

«&|160;Voilà, se dit-il tout bas, un joyauassez inutile&|160;;&|160;» et, le replaçant dans sa ceinture, ilse mit à songer à autre chose.

Cependant les paroles mystérieuses de sa mèreobsédaient toujours son esprit.

Maintes fois, en effet, durant son enfance,Saïd avait entendu raconter des histoires de fées oud’enchanteurs&|160;; mais n’ayant jamais appris que tel ou tel deses voisins de Balsora eût été en rapport avec un de ces êtressurnaturels, et ayant toujours, au contraire, remarqué que lesrécits de ce genre se rapportaient à des pays lointains ou a destemps reculés, notre héros en avait conclu naturellement que letemps de semblables apparitions était passé et que les fées avaientcessé de visiter les hommes et de prendre part à leurs aventures.Mais, aujourd’hui, après l’étrange récit que lui avait fait sonpère que devait-il penser&|160;? À force de repasser dans sa têtetoutes les circonstances mystérieuses qui avaient entouré sanaissance, en s’efforçant de leur trouver une explicationnaturelle, Saïd s’absorba dans une rêverie si profonde qu’ildemeura quasi tout un jour sur son cheval comme un homme endormi,sans se mêler aux entretiens de ses compagnons et sans entendremême leurs chansons ni leurs rires.

Saïd était un très-beau jeune homme. Son œilétait vif et hardi, sa bouche pleine de grâce, et quoiqu’il eûtdix-huit ans à peine, il possédait cependant déjà dans toute sapersonne une certaine dignité que l’on rencontre rarement à cetâge. Sa bonne mine, encore rehaussée par son costume de guerre, etla manière élégante et ferme à la fois avec laquelle il manœuvraitson cheval, attirèrent donc naturellement sur lui l’attention deplusieurs de ses compagnons.

Un homme déjà avancé en âge, qui chevauchait àses côtés et qui paraissait se complaire particulièrement dans sasociété, essaya, par quelques questions, de mettre son esprit àl’épreuve. Saïd, profondément imbu du respect qu’on doit aux têtesblanches, répondit discrètement, mais avec esprit et convenance, àson interlocuteur. Celui-ci en éprouva une grande joie et ne fitque se montrer plus désireux encore de se lier avec son jeunecompagnon. Ils s’entretinrent donc avec abandon sur toutes sortesde sujets&|160;; mais Saïd n’ayant été occupé tout le jour que d’unseul objet, il arriva, comme il est ordinaire, que la conversationreprit peu à peu la pente où l’entraînait son esprit et finit partomber sur le mystérieux pouvoir des fées. Le jeune homme fut amenéainsi à demander en termes positifs à son compagnon s’il croyaitqu’il y eût des fées, des génies, enfin de bons et de mauvaisesprits, et que les hommes fussent persécutés ou protégés pareux.

Le vieillard passa sa main dans sa longuebarbe, hocha la tête et dit&|160;: «&|160;Pour ce qui est de moi,je n’ai jamais vu ni nains, ni géants, ni sylphes, ni gnomes, nifées, ni enchanteurs, et cependant je dois avouer qu’il y a nombred’histoires que l’on ne peut révoquer en doute et dans lesquelleson est bien forcé de reconnaître l’intervention de puissancessurhumaines.&|160;» Et là-dessus le vieillard se mit à redire à sonjeune ami tant et tant d’aventures merveilleuses, que Saïd, enproie à une sorte de vertige, et s’efforçant toujours des’expliquer sa propre histoire, finit par conclure que tout ce quis’était passé à sa naissance, cet orage si subitement dissipé etces odeurs balsamiques répandues dans la chambre de sa mère,présageaient sans doute qu’il était placé lui-même sous laprotection d’une bonne fée, laquelle ne lui avait donné le petitsifflet qu’afin qu’il pût l’appeler en cas de besoin.

Toute la nuit Saïd rêva châteaux forts, palaisenchantés, chevaux volants, dragons, djins, etc., et vécut enfin enplein monde de féerie.

Hélas&|160;! il devait éprouver dès lelendemain, le pauvre garçon, combien étaient vains les rêves qu’ilavait caressés dans la veille et dans le sommeil&|160;! La caravaneavait cheminé paisiblement la plus grande partie du jour, Saïdcontinuant de se tenir aux côtés du vieillard, son ami, lorsqueapparut à l’extrême limite du désert une sorte d’ombre épaisse etmal définie. Selon les uns c’était un monticule de sable, selond’autres un simple nuage&|160;; d’après d’autres encore, celaressemblait plutôt à une nouvelle caravane&|160;; mais levieillard, qui avait fait déjà plusieurs traversées dans le désert,cria à haute voix que l’on se mit sur ses gardes, car cet objetinconnu n’était rien moins, selon lui, qu’une troupe d’Arabespillards qui s’avançait sur eux. Les hommes s’élancèrent aussitôtsur leurs armes, les femmes et les bagages furent groupés aucentre, et tout fut préparé pour faire tête à l’attaque. La massesuspecte continuait de se dérouler lentement sur la plaine etressemblait en ce moment à une immense troupe de cigogneslorsqu’elles émigrent vers les lointaines contrées. Peu à peucependant sa marche s’accéléra, et à peine commençait-on àdiscerner nettement les cavaliers et leurs longues lances, que labande tout entière se précipita sur la caravane avec la rapidité dusimoun, et l’enveloppa comme un tourbillon.

Les voyageurs se défendirent bravement, maisles assaillants étaient plus de quatre cents. Après avoir faitpleuvoir sur la caravane une grêle de traits qui causèrent déjàbeaucoup de ravages dans ses rangs, ils s’apprêtèrent à la chargerà la lance. Dans cet instant critique, notre héros, qui n’avait pascessé de combattre au premier rang et de se signaler parmi les plusbraves, Saïd se rappela tout à coup son petit sifflet&|160;; il lesaisit, l’emboucha, souffla dedans de toutes ses forces, et lelaissa retomber tristement&|160;: il n’avait pas donné le plusléger son. Furieux de cette déception cruelle, et voulant du moinsvendre chèrement sa vie, le vaillant jeune homme banda son arc avecviolence, et, visant un des voleurs qui se faisait remarquer entretous par la magnificence de ses vêtements, il le perça d’outre enoutre. Le blessé vacilla un instant sur sa selle comme un hommeivre et tomba lourdement de cheval.

«&|160;Par Allah&|160;! qu’avez-vous fait,jeune homme&|160;? s’écria le vieillard&|160;; nous sommes perdus àcette heure.&|160;» L’événement ne tarda pas à justifier cetteparole&|160;; car à peine les voleurs eurent-ils vu tomber lavictime de Saïd qu’ils poussèrent un effroyable cri et se ruèrentsur la caravane avec une telle rage, que le peu d’hommes quiavaient réussi à tenir bon jusque-là furent terrassés en un clind’œil. Saïd, pour sa part, se vit enveloppé par cinq ou sixArabes&|160;; mais il maniait sa lance avec une rapidité et unevigueur telles qu’il faisait tête à tous. Déjà il avait fait mordrela poussière à deux de ses assaillants, quand une secousse violentele renversa lui-même sur la croupe de son cheval&|160;: l’un desvoleurs avait réussi à lui lancer sur la tête une sorte de filetavec un nœud coulant que tous les efforts de notre malheureux hérosne purent parvenir à rompre. Plus il s’agitait au contraire, etplus la corde se nouait et se serrait fortement autour de son cou.Et voilà comment, en dépit de sa vaillance et de sa résistancedésespérée, Saïd tomba vivant aux mains de ses ennemis.

La caravane tout entière était hors de combat,les uns tués, les autres prisonniers&|160;; et les Arabes, quin’appartenaient pas à une seule tribu, procédèrent sur-le-champ aupartage des captifs et du reste du butin. Cela fait, une partie desvoleurs prit la direction du sud, tandis que les autres remontèrentvers le levant. Saïd marchait entouré de quatre cavaliers armésjusqu’aux dents et qui dardaient sur lui des regards pleins derage, en même temps qu’ils lui adressaient les plus violentesinjures. Cela lui donna à penser que l’homme qu’il avait tué étaitsans doute un personnage distingué, peut-être même un prince&|160;;mais les questions qu’il hasarda à ce sujet ne firent qu’exciterdans la bande un redoublement de fureur, sans qu’on daignât luirépondre un seul mot.

Après trois jours d’une marche fatigante,pendant laquelle on ne s’arrêta que juste le temps nécessaire pourlaisser souffler les chevaux, on aperçut enfin dans le lointain desarbres et des tentes. C’était le principal noyau de la tribu.Lorsque la troupe n’en fut plus qu’à peu de distance, une foule defemmes et d’enfants se précipita à sa rencontre&|160;; mais à peineles survenants eurent-ils échangé quelques mots avec les voleursqu’un cri terrible sortit de toutes les poitrines&|160;: tous lesregards se tournèrent vers Saïd, mille bras furent levés contrelui, et des imprécations sortirent de toutes les bouches&|160;:«&|160;C’est celui-là, s’écriait-on, c’est ce misérable chien qui afrappé le grand Almanzor, le brave des braves&|160;! Il faut qu’ilmeure et que sa chair soit donnée en pâture aux chacals dudésert.&|160;»

La troupe avançait toujours au milieu de cescris de mort. Lorsqu’on fut parvenu à une sorte de place ménagée aumilieu du camp, on fit halte. Les prisonniers furent liés deux àdeux et répartis dans les tentes en même temps que le butin.Cependant Saïd, garrotté aussi, mais seul, fut entraîné dans unetente plus grande que les autres, où se tenait un vieillardrichement vêtu et dont la mine fière et grave dénotait le hautrang. Les hommes qui conduisaient Saïd pénétrèrent dans la tentesilencieux et la tête basse&|160;: «&|160;Les lamentations desfemmes me font pressentir un malheur, dit le vieillard enparcourant d’un regard anxieux les rangs des soldats&|160;; oui,votre attitude me le confirme, mon fils…

– Ton fils n’est plus, dirent les soldatsd’une voix gémissante&|160;; mais voici son meurtrier. Commande,Sélim&|160;! de quelle mort doit-il périr&|160;? Faut-il le percerde nos flèches, ou le chasser à coups de lances, comme une bêtefauve&|160;? Veux-tu qu’il soit pendu, ou que nous le fassionsécarteler par nos chevaux&|160;?

– Qui es-tu, misérable&|160;?&|160;» demandaSélim en jetant un regard assombri sur le prisonnier dont la mortse préparait, mais qui gardait néanmoins une contenance ferme etdigne.

Saïd satisfit à sa demande.

«&|160;Meurtrier de mon fils&|160;! tu l’astué, j’en suis sûr, comme un vil assassin. Tu n’aurais pas osé lecombattre en face&|160;: c’est par derrière, en trahison, que talance l’a percé.

– Non, seigneur, répondit Saïd&|160;; je l’aifrappé en face, en loyal combat, à l’attaque de notre caravane, etalors que j’avais déjà vu huit des nôtres tomber sous sescoups.

– Dis-tu vrai&|160;? demanda Sélim.

– Il dit vrai, répondit un des soldats.

– Alors, poursuivit Sélim, commandant par uneffort d’héroïsme à sa juste douleur, alors il n’a fait que ce quenous voulions lui faire à lui-même. Il a combattu et frappé unennemi qui voulait lui ravir la liberté et la vie. Que ses lienslui soient ôtés sur l’heure&|160;!&|160;»

Les soldats regardaient leur maître avec unétonnement stupide, et se montraient peu empressés d’obéir.«&|160;Ainsi, dit l’un d’eux, le meurtrier de ton fils, l’assassindu brave Almanzor échappera au supplice&|160;! Nous eussions mieuxfait de l’égorger sur le lieu même du combat, en présence ducadavre de sa victime.

– Non, je ne veux pas qu’il meure&|160;!s’écria Sélim&|160;; et même je prétends le garder dans ma propretente&|160;: Je le réclame pour la juste part de butin qui m’estdue&|160;: il sera mon serviteur.&|160;»

Saïd, trop ému pour remercier le magnanimevieillard, ne put que s’agenouiller devant lui et presser son frontsur la main de son sauveur en signe de reconnaissance et desoumission. Cependant les soldats avaient quitté la tente enmurmurant, et, lorsqu’ils eurent appris aux femmes et aux enfantsrassemblés au dehors la résolution du vieux Sélim, toute la hordefit entendre des hurlements lugubres et s’écria qu’elle vengeraitde ses mains la mort d’Almanzor dans le sang de son meurtrier,puisque son propre père renonçait à appliquer lui-même la peine dutalion.

Le restant des prisonniers avait été partagéentre les différentes familles de la tribu. Quelques-uns furentaffranchis moyennant rançon, les autres furent chargés de soignerles troupeaux, de cultiver les terres, etc., et parmi ceux-là plusd’un qui, auparavant, n’avait pas moins de dix esclaves pour leservir, dut se résigner alors à accomplir lui-même les travaux lesplus vils.

Il n’en alla point ainsi de Saïd. Fut-ce sabonne mine, sa contenance héroïque, ou bien quelque charme secretde la fée sa protectrice, qui prévint le vieillard en safaveur&|160;? on l’ignore&|160;; mais il vivait dans la tente deSélim bien plus comme un fils que comme un esclave. Cependant lahaine que lui avait vouée la horde ne s’était pas apaisée. S’ilerrait seul à travers le camp, des imprécations et des menaces luiarrivaient de toutes parts, et plusieurs fois même il entenditsiffler à son oreille des traits qui lui étaient manifestementdestinés. Il eut beau se plaindre à diverses reprises à Sélim deces attaques dirigées contre sa vie, les recherches ordonnées afind’en découvrir les auteurs demeurèrent toujoursinfructueuses&|160;: la horde tout entière s’était liguée contre lefavori du vieillard. Celui-ci parla donc un jour ainsi àSaïd&|160;: «&|160;J’avais compté que tu pourrais peut-êtreremplacer auprès de moi le fils que ta main m’a ravi&|160;; je doisrenoncer à cet espoir&|160;: tous ici sont animés contre toi d’uneégale haine, et je sens, hélas&|160;! que la protection du vieuxSélim est impuissante à te couvrir. J’ai donc résolu de te renvoyerdans ton pays sous la conduite de quelques hommes fidèles qui teguideront à travers le désert.

– Mais, s’écria Saïd, en est-il un seul ici,hors toi, noble Sélim, à qui je me puisse fier&|160;? une fois loinde tes yeux, ne m’égorgeront-ils pas dans la traversée dudésert&|160;!

– Ta vie sera sous la sauvegarde de leurserment, répondit Sélim avec le plus grand calme, et tu peux êtresans crainte, la parole d’un Arabe est sacrée.&|160;»

Au bout de quelques jours, une nouvelleembûche dont Saïd faillit être victime vint rappelerdouloureusement au vieillard la promesse qu’il avait faite à sonfils d’adoption, et il se mit aussitôt en devoir de l’exécuter.Après avoir donné à notre héros des armes, des habits, un cheval,il choisit cinq des plus vaillants hommes de la tribu pour escorterSaïd, et leur ayant fait jurer par les plus formidables serments derespecter la vie du jeune homme, il prit congé de lui enpleurant.

Les cinq Arabes chevauchaient sombres etsilencieux aux côtés de Saïd en s’avançant à travers le désert. Ilne pouvait échapper au perspicace jeune homme qu’ils neremplissaient leur mission qu’à contre-cœur, et ce qui augmentaitencore son souci, c’est que deux d’entre eux avaient figuré dans lecombat où Almanzor avait péri. Le troisième jour de marche, ilremarqua que les visages de ses guides s’assombrissaient de plus enplus, et il les entendit échanger quelques mots à demi-voix. Iltendit l’oreille en s’efforçant de saisir leurs discours. Lesvoleurs s’entretenaient dans un dialecte particulier connuseulement de cette horde, et dont il n’était fait usage aussi quelorsqu’il s’agissait d’entreprises dont le secret le plusimpénétrable pût seul garantir le succès&|160;; mais, dans le tempsque le vieux Sélim avait formé le projet de garder le jeune hommeauprès de lui, il avait consacré, maintes heures nocturnes à luienseigner cette langue mystérieuse, et ce que Saïd entendit alorsn’était pas fait pour calmer les craintes qu’il avait conçues.

«&|160;Voici l’endroit, dit l’un des hommes,où nous avons attaqué la caravane. C’est ici que le plus vaillantdes guerriers tomba sous la main d’un enfant.

– Le vent a balayé la trace des pas de soncheval, dit un autre&|160;; mais moi, j’ai gardé dans mon cœur lesouvenir du héros.

– Et pour notre éternelle honte, s’écriasourdement un troisième, celui qui l’a frappé vit encore, et il estlibre&|160;! Vit-on jamais un père ne pas venger la mort de sonfils unique&|160;? Mais Sélim devient vieux et tombe enenfance&|160;!

– Où le père fait défaut, dit un quatrième,c’est le devoir de l’ami de venger son ami. C’est ici, à cetteplace même, que le meurtrier doit périr. Ainsi le veulent le droitet la coutume des ancêtres.

– Mais nous avons juré entre les mains duvieux, reprit le premier&|160;; nous ne pouvons le tuer, notreserment nous lie.

– C’est vrai&|160;! dirent les autres&|160;;nous avons juré. Le meurtrier nous échappe.

– Pas encore&|160;! dit l’un des voleurs, leplus farouche de tous&|160;; le vieux Sélim est prudent et rusé,mais pas autant qu’il se l’imagine, cependant. Lui avons-nous juréde conduire ce garçon ici ou là&|160;! non. Nous nous sommesengagés à respecter sa vie, c’est tout. Qu’il soit donc épargné parnos armes&|160;; mais le soleil du désert et les dents aiguës deschacals se chargeront de notre vengeance. Nous n’avons qu’àl’abandonner ici étroitement garrotté.&|160;»

Ainsi dit le voleur&|160;; mais déjà depuisquelques minutes Saïd se tenait prêt à tout événement. Au moment oùces derniers mots furent prononcés, il jeta brusquement son chevalde côté, et le faisant bondir sous l’éperon, il vola sur la plainecomme un oiseau. Les cinq brigands eurent un instant destupéfaction en s’apercevant que le jeune homme les avaitcompris&|160;; mais leur hésitation dura peu. Rompus aux chasses dece genre, ils se partagèrent aussitôt en deux groupes ets’élancèrent à la poursuite du fugitif. Connaissant mieuxd’ailleurs que le malheureux Saïd les difficultés qu’offre ledésert et la manière de les éviter, deux d’entre eux l’eurentbientôt dépassé et lui barrèrent la route&|160;; Saïd voulutessayer encore de se jeter de côté, mais deux autres cavaliersétaient là lui faisant face, et le cinquième était sur son dos. Leserment qu’ils avaient fait de ne point tuer le jeune homme ne leurpermettant pas de se servir de leurs armes contre lui, les brigandseurent encore recours cette fois à leur terrible lacet pourrenverser Saïd de son cheval&|160;; et tous ensemble, seprécipitant sur lui comme des furieux, ils le frappèrent à coupsredoublés avec le bois de leurs lances, et, lui ayant lié fortementles pieds et les mains, ils le jetèrent ainsi qu’une masse inertesur le sable embrasé.

Saïd invoqua tour à tour leur pitié, leurserment, tous les sentiments enfin qu’il crut capables de fairevibrer leur âme&|160;; il leur promit une énorme rançon, sa fortuneentière&|160;!… Mais à toutes ses prières, à ses promesses, à sescris lamentables, les vengeurs d’Almanzor ne répondirent que pardes rires, féroces, et, remontant à cheval sans plus attendre, ilspartirent au galop. Pendant quelques instants encore, le malheureuxabandonné entendit retentir sourdement les pas de leurs montures,qui bientôt se perdirent dans l’éloignement&|160;; et le désertretomba dans son morne silence.

Alors le pauvre Saïd se crut tout à faitperdu. Il pensa à son père, au chagrin du vieillard en ne voyantpas revenir son fils&|160;!… puis, faisant un retour sur lui-même,il s’attendrit sur sa misérable destinée&|160;: si jeune etmourir&|160;! car, il n’en pouvait plus douter à cette heure, ilétait condamné à périr d’inanition sur le sable en feu du désert,ou – martyre plus horrible encore&|160;! – à se voir déchirer toutvivant par la dent d’un chacal immonde.

Le soleil montait toujours et dardait sesimplacables rayons sur le front de l’infortuné. Avec des peinesinouïes il parvint à se retourner en se roulant sur le sable. Dansce mouvement, le petit sifflet qu’il portait toujours suspendu àson cou tomba de ses vêtements. C’était une lueur d’espoir, et lemalheureux garrotté s’épuisa en efforts surhumains pour enapprocher sa bouche. Il réussit enfin à l’effleurer de ses lèvres,à le saisir, à l’emplir de son souffle… mais, hélas&|160;! mêmedans cette effroyable situation, le sifflet ne rendit aucun son, letalisman demeura sans vertu&|160;! Désespéré, n’en pouvant plus,l’âme et le corps brisés, Saïd laissa rouler sa tête en arrière,et, ses idées s’égarant peu à peu sous les ardeurs toujourscroissantes du soleil, il finit par tomber dans un profondévanouissement ou, pour mieux dire, dans un anéantissementabsolu.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi, au boutdesquelles Saïd fut réveillé par un grand bruit qui se faisait àses côtés. Dans le même moment il se sentit violemment secouerl’épaule et poussa un cri d’effroi, car il s’imaginait déjà êtreentouré d’une troupe de chacals s’apprêtant à le dévorer. Mais desvoix humaines retentissant à son oreille lui eurent bientôt faitreconnaître qu’il n’avait point affaire aux griffes d’une bêtesauvage, mais aux mains d’un homme qui s’occupait de lui avecsollicitude et défaisait ses liens tout en causant avec deux outrois autres individus. «&|160;Il respire encore, se disaient-ilsentre eux, mais sa tête paraît égarée&|160;; il nous prend pour desennemis.&|160;»

Enfin Saïd ouvrit les yeux tout grands etaperçut devant lui la figure d’un gros homme court, à facerougeaude, avec de petits yeux rusés et une longue barbe. Cepersonnage lui parla amicalement, l’aida à se dresser sur ses piedset lui offrit à boire et à manger, ce dont le pauvre Saïd avaitgrand besoin. Tandis qu’il reprenait peu à peu ses forces, sonsauveur se mit à lui raconter compendieusement qu’il était unmarchand de Bagdad, qu’on l’appelait Kaloum-Bek, et qu’il faisaitle commerce des châles, des voiles et autres fins tissus à l’usagedes femmes. Il ajouta qu’il traversait le désert, revenant vers sapatrie, lorsqu’il avait trouvé Saïd étendu sur le sable, évanoui, àdemi mort&|160;: ce spectacle avait éveillé sa pitié&|160;; ils’était arrêté et avait tout mis en œuvre pour ranimer le moribond,que ses soins avaient fini par rappeler à la vie.

Quand le marchand eut fini sa narration, Saïdle remercia avec effusion en l’assurant de son éternellereconnaissance&|160;; car il était évident pour lui que sansl’intervention fortuite de ce digne homme, il n’aurait pas tardé àexpirer misérablement. Kaloum-Bek s’excusa beaucoup de ne pouvoirle remettre dans sa route&|160;; mais il était lui-même pressé parle temps, on l’attendait à Bagdad, ses affaires réclamaient saprésence, etc., etc., etc. Bref, il invita au contraire le jeunehomme à l’accompagner. Bien que cela dût l’éloigner beaucoup du butde son voyage, Saïd n’avait guère d’autre parti à prendre qued’accepter cette offre, et il s’y résigna d’autant plus volontiersque le marchand lui donna l’assurance qu’il ne manquerait pas detrouver à Bagdad une occasion prochaine de regagner Balsora.

Chemin faisant, Kaloum-Bek, qui était fortbavard, ne fit qu’entretenir son compagnon de voyage du magnifiqueHaroun-al-Raschid, le commandeur des croyants. Il lui vanta sonamour de la justice, sa sagacité, la manière simple et vraimentadmirable avec laquelle il vidait les procès les plusembrouillés&|160;; et, entre autres exemples à l’appui, il luiraconta l’histoire du Cordier, celle du Pot et desolives, histoires que connaît aujourd’hui chaque enfant etdont Saïd s’émerveilla fort. «&|160;Notre calife, poursuivit lemarchand, est un homme prodigieux&|160;! Vous imaginez-vous qu’ilpasse la nuit à dormir comme le commun des hommes&|160;?Détrompez-vous&|160;: deux ou trois heures de sommeil vers lematin, c’est tout ce qu’il lui faut. Je sais ce qu’il en est,voyez-vous&|160;! Messour, son premier chambellan, est mon cousin.Au lieu donc de se coucher comme tout le monde, le calife sepromène la plus grande partie de la nuit à travers les rues deBagdad, et rarement il se passe une semaine sans qu’il rencontrequelque aventure&|160;; car, ainsi que vous l’avez pu voir dansl’histoire du Pot aux olives, qui est aussi vraie que laparole du Prophète, il ne fait pas sa ronde à cheval, en brillantcostume, entouré de gardes et de porte-flambeaux, ce qu’il pourraitbien faire certes, si cela lui plaisait&|160;; mais point&|160;:c’est sous l’habit d’un marchand, d’un soldat, d’un batelier, d’unmufti qu’il erre çà et là et s’assure par lui-même que tout marchebien et régulièrement. De là vient qu’il n’y a pas de ville aumonde où l’on soit aussi poli qu’à Bagdad envers les gens inconnusqu’on rencontre la nuit. En effet, tel individu, qui a la mine d’unmisérable Arabe du désert, pourrait fort bien être le calife enpersonne, et quelque méprise malencontreuse vous attirerait à coupsûr une rude bastonnade.&|160;»

Ainsi dit le marchand, et, bien que Saïd fûttourmenté d’un ardent désir de revoir son père, il se réjouitcependant de l’occasion qui s’offrait à lui de visiter la citéfameuse sur laquelle régnait le célèbre Haroun-al-Raschid. Aprèsdix jours de route, nos voyageurs atteignirent Bagdad, et, malgréles descriptions qui lui en avaient été faites, Saïd ne puts’empêcher de s’étonner et de s’écrier sur la magnificence de cetteville, qui était précisément alors au plus haut point de sasplendeur. Le marchand invita gracieusement le jeune homme à ne paschercher d’autre demeure que la sienne. «&|160;J’accepte, s’écriaSaïd, et vous mettez le comble ainsi, mon cher Kaloum, auxobligations que je vous ai&|160;; car, tout en m’avançant au milieude cette succession de merveilles, je viens de me rappeler tout àcoup le dénûment dans lequel m’ont laissé les brigands, et je medisais qu’excepté l’air et l’eau du Tigre et les degrés d’unemosquée pour oreiller, cette ville – si riche qu’elle soit – nem’offrirait d’ailleurs rien gratuitement. Vous êtes une secondefois mon sauveur, mon cher Kaloum&|160;!&|160;» Le marchand grimaçaune espèce de sourire modeste, comme s’il ne voulait pas être louéd’une action aussi simple, et il entraîna le jeune homme vers samaison.

Le lendemain de son arrivée, notre hérosvenait de s’habiller pour aller se promener dans Bagdad, et, commetout jeune homme, il se réjouissait déjà par avance des regards quene manquerait pas d’attirer sur lui son brillant costume decavalier, lorsque son hôte entra dans sa chambre. Après avoirexaminé Saïd des pieds à la tête, il lui dit avec un petitricanement ironique&|160;: «&|160;Tout cet accoutrement estcertainement fort beau, jeune homme&|160;! mais à quoi diablesongez-vous&|160;? Vous êtes, à ce qu’il me paraît, une tête légèreet qui se soucie peu du lendemain. Avez-vous donc assez d’argentpour vivre d’une manière conforme à l’habit que vousportez&|160;?

– Très-cher seigneur, dit le jeune hommeconfus, et rougissant Je n’ai point d’argent en ce moment, il estvrai&|160;; les brigands qui m’ont abandonné dans le désertm’avaient dépouillé auparavant de tout ce que je possédais, ainsique je vous l’ai dit&|160;; mais si, comme je suis autorisé à lecroire par la manière dont vous m’avez traité jusqu’ici, si,dis-je, vous voulez bien m’avancer une petite somme, de quoiseulement regagner ma patrie, vous pouvez être sûr que mon pèrevous indemnisera largement de vos déboursés et des frais de toutenature que j’aurai pu vous occasionner.

– Ton père&|160;! ton père&|160;! s’écria lemarchand en changeant subitement de ton et en éclatant de rireinsolemment, vraiment&|160;! mon garçon, je crois que le soleil t’abrûlé le cerveau, comme on dit. T’imagines-tu donc que je me soislaissé prendre à toutes les histoires que tu m’as racontées dans ledésert&|160;? Allons donc&|160;! dès le premier moment, sache-lebien, j’ai découvert tes mensonges effrontés, et ton impudence m’aindigné.

«&|160;D’abord, je connais tous les richesmarchands de Balsora, j’ai fait des affaires avec tous, et j’auraiscertainement entendu parler de ce nom de Benezar, si ton père avaitseulement six mille tomans de revenu. Il est donc avéré pour moi,ou que tu n’es pas de Balsora, ou que ton père est un pauvre diableau fils duquel je ne voudrais pas prêter un aspros. Premiermensonge&|160;!

«&|160;Et puis cette attaque dans ledésert&|160;! Depuis que le sage Haroun-al-Raschid a purgé lesroutes du commerce des bandes qui les infestaient, quand est-ilarrivé que des voleurs aient osé piller une caravane, et plusencore, en emmener les hommes en esclavage&|160;? Mais, enadmettant même que ton récit soit vrai, le fait devrait êtreconnu&|160;; et sur toute ma route, et ici même à Bagdad, oùaffluent des voyageurs de toutes les contrées du monde, jamais, augrand jamais, on n’a entendu parler de rien de semblable. Voilà tondeuxième mensonge, jeune impudent&|160;!&|160;»

Pâle de colère et de honte, Saïd voulaitcouper la parole au méchant petit homme. Mais celui-ci criait plusfort que lui. «&|160;Et ton troisième mensonge, effrontéhâbleur&|160;! poursuivit-il, c’est ton séjour au camp de Sélim.Certes, le nom de Sélim est bien connu de quiconque a jamaisconversé avec un Arabe du désert, mais Sélim est réputé pour leplus terrible et le plus impitoyable bandit qui soit&|160;! et tuoses bien nous raconter que tu as tué son fils et qu’il n’a tiré detoi aucune vengeance, quand il aurait dû, tel qu’on le connaît, tefaire mettre en morceaux&|160;! Ton audace dans le mensonge va plusloin encore, et jusqu’à vouloir nous faire croire aux inventionsles plus absurdes. Sélim t’aurait défendu contre la fureur de sahorde, il t’aurait recueilli dans sa propre tente, enfin ilt’aurait renvoyé sans rançon au lieu de te faire pendre à l’arbrele plus voisin, lui qui souvent a fait périr ainsi des voyageurscontre lesquels il n’avait aucun sujet de haine, et seulement pourvoir quelle grimace ils feraient pendant l’opération&|160;!Oh&|160;! tu l’avoueras, tu es un abominable menteur&|160;!

– Non&|160;! s’écria le jeune homme suffoquantd’émotion contenue, non, je n’ai pas menti&|160;! Tout ce que jevous ai dit est vrai, tout&|160;; j’en jure par mon âme&|160;!

– Par ton âme&|160;? en vérité&|160;! cria lemarchand&|160;; par ton âme fourbe et mensongère&|160;! Voilà unebelle garantie&|160;!

– Je ne puis, il est vrai, vous donner depreuves positives, évidentes, de la vérité de mes paroles, repritSaïd en s’efforçant de réprimer son indignation&|160;; mais nem’avez-vous pas trouvé garrotté et mourant au milieu dudésert&|160;?

– Cela ne prouve rien, répondit le marchand.Tu es habillé en somme comme un riche voleur, et j’incline à penserque tu n’es pas autre chose. Peut-être, que sais-je, moi&|160;?as-tu attaqué inconsidérément quelque voyageur plus fort que toi,lequel t’aura vaincu et lié comme je t’ai vu.&|160;»

En présence de cet entêtement stupide etgrossier, Saïd jugea inutile d’insister plus longtemps. «&|160;Vousm’avez sauvé la vie, dit-il, et, malgré vos soupçons injurieux, jeveux vous en remercier encore. Mais enfin, où voulez-vous en venirà cette heure&|160;? Si vous refusez de me venir en aide, il mefaudra donc mendier&|160;? Certes, je ne tendrai jamais la main àaucun de mes égaux, j’irai droit au calife et je lui dirai…

– Vraiment&|160;! dit le marchand d’un tonnarquois, tu ne veux l’adresser à personne autre qu’à notregracieux souverain&|160;? Voilà ce qui s’appelle mendier d’unefaçon peu commune&|160;! Hé&|160;! hé&|160;! réfléchis cependant,mon jeune aventurier, que le chemin qui conduit chez le califepasse par chez mon cousin Messour, et qu’il me suffit d’un mot pouravertir le premier chambellan de l’art prodigieux avec lequel tusais mentir. Mais, tiens, parlons sérieusement, j’ai pitié de tajeunesse, Saïd&|160;; tu peux te corriger, devenir meilleur&|160;;il est possible encore, ce me semble, de faire quelque chose detoi. Je veux t’arracher à ta vie vagabonde, et, pour cela, j’ail’intention de te placer dans ma boutique du bazar. Tu m’y servirasen qualité de commis pendant un an. Ce temps passé, s’il ne teplaît pas de demeurer chez moi, je te paye tes gages et te laissealler où tu voudras, à Alep, à Médine, à Stamboul, à Balsora, chezles mécréants même, si cela te convient, je ne m’y oppose pas. Jete donne jusqu’à midi pour réfléchir à ma proposition.Acceptes-tu&|160;? c’est bien&|160;; refuses-tu&|160;? je supputealors au plus juste les frais que tu m’as occasionnés, je me payetant bien que mal avec ce beau costume dont tu parais si vain, etje te jette nu dans la rue. Tu pourras alors, mon garçon, allermendier à ta guise chez le calife ou chez le mufti, et tu medonneras des nouvelles de la réception qu’on t’y aurafaite.&|160;»

Cela dit, l’odieux boutiquier sortit de lachambre et laissa le jeune homme à ses réflexions. Saïd le regardas’éloigner d’un œil plein de mépris. La bassesse de ce misérable,qui ne l’avait secouru, hébergé et attiré dans sa maison, où il letenait en son pouvoir, que dans un ignoble intérêt de lucre et pouren faire son esclave, lui inspirait plus de dégoût encore que decolère. Il essaya s’il ne pourrait pas s’enfuir&|160;; mais lesfenêtres de sa chambre étaient grillées et les portes soigneusementcloses. Finalement, après de longs débats intérieurs, il résolutd’accepter, pour le moment du moins, la proposition dumarchand&|160;; il comprit que, dans sa situation, c’était encorele meilleur parti qu’il eût à prendre. Comment d’ailleurs, dépourvude toute ressource aurait-il pu regagner Balsora&|160;? Mais il sepromit bien à part lui d’invoquer aussitôt que possible laprotection du calife. Le surlendemain, Kaloum-Bek installa sonnouveau commis dans son magasin du bazar. Il lui montra ses châles,ses voiles, ses riches étoffes de soie, et lui indiqua l’officeparticulier qu’il aurait à remplir. Vêtu comme un garçon deboutique et non plus comme un élégant cavalier, un châle d’unemain, de l’autre un voile brodé d’or, Saïd devait se tenir sur laporte du magasin, appeler les passants, faire chatoyer sesmarchandises à leurs yeux, leur en crier le prix et les inviter àentrer et à acheter. En confiant cet emploi au jeune homme, le rusémarchand entendait fort bien ses intérêts. Kaloum-Bek, ainsi quenous l’avons dit déjà, était un petit vieillard fort laid, et,lorsqu’il se tenait lui-même devant sa boutique, déployant etvantant sa marchandise, il n’était pas rare qu’un voisin ou unpromeneur lui jetât au nez en passant quelque mot de raillerie.Tantôt c’étaient des enfants dont il excitait la verve moqueuse,tantôt des femmes dont il entendait les rires étouffés sous leurslongs voiles et qui s’éloignaient en disant&|160;: «&|160;Fi&|160;!l’épouvantail&|160;!&|160;» Chacun, au contraire, arrêtaitvolontiers les yeux sur le jeune et beau Saïd, qui savait, enoutre, appeler avec convenance l’attention des passants et leurprésenter avec une adresse pleine de séduction ses élégantstissus.

Lorsque Kaloum-Bek se fut aperçu que saboutique du bazar recevait tous les jours un plus grand nombre dechalands depuis que Saïd la dirigeait, il se montra plus amicalenvers le jeune homme&|160;; il le nourrit mieux qu’auparavant, etil eut soin en outre de lui fournir toujours des habits convenableset même élégants. Mais ces témoignages d’un attachement intéresséne pouvaient adoucir le chagrin de notre héros, et ses jours et sesnuits se passaient à rêver aux moyens qu’il pourrait employer pourregagner sa patrie.

Un jour que la vente avait été très-active etque les garçons de boutique, chargés de porter les marchandises audomicile des acheteurs, étaient tous en course, une femme d’uncertain âge entra dans le magasin et fit encore quelques emplettes.Tout en payant maître Kaloum-Bek&|160;; elle lui demanda s’iln’avait pas là un garçon pour l’accompagner et porter sesmarchandises chez elle. «&|160;Dans une demi-heure, je vous lesenverrai, répondit Kaloum-Bek&|160;; il m’est impossible de voussatisfaire auparavant, à moins que vous ne consentiez à prendre àvos frais un commissionnaire étranger.

– Non, vraiment&|160;! maître Kaloum-Bek,s’écria la dame, et, pour un marchand en réputation, vous n’êtesqu’un ladre et votre boutique est fort mal tenue. Non, vous dis-je,je ne veux pas prendre un commissionnaire de place. Votre devoir,d’après les usages et les règles du commerce, vous oblige à mefaire porter mon paquet chez moi, et j’exige qu’il en soitainsi.

– Mais veuillez attendre seulement une petitedemi-heure, très-noble dame, dit le marchand d’un air piteux, en setortillant avec l’embarras le plus comique&|160;; tous mes garçonssont en course pour l’instant.

– Voilà vraiment une piètre boutique, danslaquelle il ne reste seulement pas un valet, dit l’impatienteacheteuse. Mais que fait là ce grand fainéant&|160;? ajouta-t-elleen se tournant du côté de Saïd&|160;; allons&|160;! viens, jeunedrôle. Prends mon paquet et suis-moi.

– Halte-là&|160;! halte-là&|160;! s’écriaKaloum-Bek ahuri&|160;; celui-là est mon enseigne vivante, monannonceur, mon aimant&|160;! il ne doit pas quitter le seuil de maporte.

– Qu’est-ce à dire&|160;? répliqua la dameavec dédain, tout en jetant son paquet sur les bras de Saïd et sansse soucier des cris du petit vieux. Voilà un beau marchand, envérité&|160;! et de belles marchandises, qui ne se recommandent passuffisamment par elles-mêmes, et qui ont besoin d’un grand dadaisde cette espèce pour les faire valoir&|160;! Allons, en route,jeune homme&|160;! tu ne perdras pas ton temps d’ailleurs, et je tepromets une bonne récompense.

– Cours-y donc&|160;! au nom d’Ariman et detous les diables&|160;! murmurait en même temps Kaloum-Bek àl’oreille de son commis. Vole et reviens aussi vite quepossible&|160;; la vieille fée ameuterait contre moi tout le bazar,si je refusais plus longtemps de la satisfaire.&|160;»

Saïd suivit l’exigeante vieille, qui marchaità travers les rues et se glissait dans la foule d’une allurebeaucoup plus légère qu’on n’aurait dû l’attendre de son âge. Elles’arrêta enfin devant une magnifique maison située dans un quartierretiré&|160;; elle frappa un coup, aussitôt les portes s’ouvrirentà deux battants et laissèrent voir un riche escalier de marbre quela vieille dame gravit lestement en faisant signe à Saïd de prendrele même chemin. Ils arrivèrent ainsi dans une salle vaste et haute,et décorée avec un luxe et une élégance jusque-là inconnus à Saïd.La vieille dame se laissa tomber comme épuisée de fatigue sur unmoelleux divan qui occupait tout le fond de la salle&|160;; ellefit signe au jeune homme de déposer son paquet, et, après l’avoirgratifié d’une petite pièce d’argent, elle lui ordonna des’éloigner.

Il était déjà à la porte, lorsqu’une voixdouce et harmonieuse cria&|160;: «&|160;Saïd&|160;!&|160;» Étonnéd’entendre prononcer son nom dans un endroit où il ne se savaitconnu de personne, le jeune commis se retourna soudain. Une damemerveilleusement belle, entourée d’une foule d’esclaves et dejeunes filles, était assise sur le divan à la place de la vieilleacheteuse du bazar. Saïd, stupéfait d’étonnement, muetd’admiration, ne put que croiser ses bras sur sa poitrine, ets’incliner profondément devant cette ravissante apparition.

«&|160;Saïd, mon cher enfant, dit la dame ouplutôt l’enchanteresse, je déplore beaucoup les tristes accidentsqui t’ont conduit à Bagdad, et cependant c’était la seule villemarquée par le sort pour le rachat de ta destinée, s’il arrivaitque tu quittasses ta ville natale avant tes vingt ans accomplis.Saïd, as-tu encore ton petit sifflet&|160;?

– Si je l’ai&|160;? certes&|160;! s’écriajoyeusement le jeune homme en tirant de son sein la chaîne d’or quisoutenait le joyau. Mais… vous-même… noble dame, et sa voixtremblait d’émotion, ne seriez-vous pas la bonne fée qui m’a faitce cadeau le jour de ma naissance&|160;?

– Oui, j’étais l’amie de ta mère, répondit lafée, et je veux également être la tienne aussi longtemps que turesteras toi-même un bon et noble cœur. Ah&|160;! que ton père(mais ces gens raisonnables n’en font pas d’autres&|160;!), que tonpère n’a-t-il écouté les naïfs conseils de sa femme&|160;! tuaurais évité bien des traverses.

– Eh bien&|160;! c’est qu’il en devait êtreainsi, répliqua gaiement Saïd, sans plus se plaindre dupassé&|160;; mais, très-gracieuse fée, daignez atteler un bon ventde nord-est à votre char de nuages, prenez-moi à vos côtés, et dansdeux minutes nous serons à Balsora auprès de mon bon vieux père.J’attendrai là patiemment, je vous le promets, que les six mois quirestent encore à courir jusqu’à ma vingtième année soiententièrement écoulés.&|160;»

La fée sourit légèrement. «&|160;C’est fortbien parlé, mon pauvre Saïd, dit-elle avec un soupir&|160;; maishélas&|160;! cela n’est pas possible. Je ne puis, à présent que tuas quitté ta patrie, faire pour toi aucun prodige. Tant que tuseras au pouvoir de Kaloum-Bek, je ne pourrai te délivrer&|160;; ilest lui-même sous la protection d’une fée puissante, ta plusterrible ennemie.

– Quoi&|160;! je n’ai pas seulement une bonnefée, demanda Saïd, mais une mauvaise aussi&|160;? Eh bien&|160;!que m’importe, après tout&|160;! Puisque je vous ai retrouvée, ô manoble protectrice, je ne redoute plus la maligne influence del’autre, et, si vous ne pouvez encore m’arracher de ses griffes, ilvous est permis, du moins je l’espère, de m’aider de vos conseils.Ferais-je pas bien, dites-moi, d’aller trouver le calife, de luiraconter mon aventure et d’implorer son secours&|160;? C’est unhomme sage et juste, et il me défendra contre les méchancetés deKaloum-Bek.

– Oui, il est vrai, Haroun est un sage, maisil est homme, dit la fée en soupirant&|160;: il se fie à sonchambellan Messour comme à lui-même, et il a raison, car il asouvent éprouvé Messour et l’a toujours trouvé fidèle.Malheureusement le chambellan, à son tour, accorde à son amiKaloum-Bek une confiance semblable, et en cela il a tort&|160;; carle marchand est un très vilain homme, quoiqu’il soit le parent deMessour. Kaloum-Bek est un homme pétri d’astuce. Aussitôt de retourici, prévoyant ce qui pourrait arriver, il a bâti sur toi je nesais quelle fable qu’il a débitée à son cousin&|160;; celui-ci l’aredite au calife, qui veut être informé sur l’heure de tout ce quise passe dans la ville, et tu peux facilement t’imaginer que leportrait qu’on a fait de toi dans cette circonstance n’est rienmoins que flatté. En sorte, mon pauvre Saïd, que, lors même que tupourrais obtenir l’entrée du palais d’Haroun, tu y serais fort malreçu, car le prince et son ministre sont prévenus contre toi et necroiraient pas un mot de ta trop véridique histoire.

– Mais c’est abominable, dit Saïdattristé&|160;; me voilà donc forcé d’être encore six grands moisle garde-boutique de cet odieux Kaloum-Bek&|160;! Ne pourriez-vousdu moins, bonne fée, me concéder une grâce&|160;? J’ai été élevé aumétier des armes, et le plus grand plaisir que je connaisse, c’estun beau tournoi dans lequel on s’escrime vigoureusement avec deslances, des javelines et des épées émoussées. Les jeunes gens lesplus distingués de cette ville se livrent chaque semaine à desjoutes de ce genre&|160;; mais il faut un riche costume, et surtoutil faut n’être pas de condition servile, pour pouvoir entrer dansla lice. Un garçon de bazar en serait ignominieusement chassé. Sidonc vous daigniez faire seulement, ô ma belle protectrice, que jepusse trouver ici chaque semaine un cheval, des habits, des armes,et que mon visage ne pût être reconnu…

– Bien cela, interrompit la fée. Ton désir estd’un noble jeune homme. Le père de ta mère était le plus braveguerrier de toute la Syrie, et son esprit paraît revivre en toi.Remarque donc bien cette maison&|160;; chaque semaine tu trouverasici un cheval et deux valets équipés, des habits convenables, desarmes, et enfin une eau dont il suffira de quelques gouttes sur tonvisage pour te rendre méconnaissable à tous les yeux. Etmaintenant, Saïd, mon gentil protégé, adieu&|160;! Soispatient&|160;; que la prudence et la vertu t’accompagnenttoujours&|160;! Et surtout, quelque épreuve qu’il te reste encore àsupporter, ne désespère jamais&|160;: si grandes que puissent êtreles misères humaines, la bonté d’Allah est plus grandeencore.&|160;»

Le jeune homme prit congé de la fée avec degrandes protestations de dévouement et de respect, et, après avoirexaminé soigneusement la maison et la rue, il reprit le chemin dubazar.

Il y arriva juste à temps pour tirer sonpatron d’une situation passablement critique. Un rassemblementtumultueux s’était formé devant la boutique du marchand, quiparaissait avoir un débat très-vif avec deux individus. Une banded’enfants effrontés, attirée par le bruit, gambadait autour dubonhomme en poussant des huées, en lui faisant des grimaces, et lesplus hardis venaient jusque dans ses jambes le tirailler par sesvêtements, ce dont les passants paraissaient s’égayer fort. Voicice qui avait amené cette scène grotesque&|160;:

Pendant l’absence de Saïd, Kaloum avait prisla place de son jeune commis sur le seuil de sa boutique. Maispersonne ne s’arrêtait et ne faisait attention aux agaceries duvieux singe. Sur ces entrefaites, deux hommes entrèrent dans lebazar et le parcoururent plusieurs fois dans tous les sens, enpromenant leurs yeux de tous côtés comme s’ils cherchaient quelquechose. Leurs regards vinrent à tomber sur Kaloum-Bek. Celui-ci, quiles observait depuis leur entrée et qui avait remarqué leurembarras, voulut essayer de le mettre à profit. Il leur cria doncde sa voix la plus insinuante&|160;: «&|160;Par ici&|160;! mesbeaux seigneurs, par ici&|160;! que cherchez-vous&|160;? Voustrouverez chez moi tout ce que vous pouvez désirer&|160;: beauxchâles, beaux voiles, beaux tapis, beaux…

– Bonhomme, dit l’un des deux interpellés eninterrompant Kaloum, il est inutile de t’enrouer à crier. Tesmarchandises peuvent être toutes fort belles, ainsi que tul’annonces, mais nos femmes sont d’humeur bizarre et capricieuse,et il est de mode aujourd’hui à Bagdad de ne se fournir de voilesqu’auprès du beau Saïd. C’est lui que nous cherchons depuis uneheure sans pouvoir parvenir à le trouver. Indique-nous-le donc situ le peux&|160;; nous ferons des acquisitions chez toi un autrejour.

– Allah&|160;! Allah&|160;! Allah&|160;!s’écria joyeusement Kaloum-Bek, le Prophète vous a précisémentconduits devant sa porte. Vous cherchez le beau jeune commis pourlui acheter des voiles&|160;? Entrez donc, mes seigneurs, c’est icisa boutique.&|160;»

Sur ce propos, l’un des deux hommes éclata derire au nez de Kaloum-Bek&|160;; mais l’autre, s’imaginant qu’ilosait se railler d’eux, ne voulut pas demeurer en reste avec lui,et se mit à l’accabler d’injures. Hors de lui de dépit, Kaloumappela ses voisins et les adjura de témoigner qu’il n’y avait pasdans tout le bazar une autre boutique que la sienne connue sous lenom du Magasin du beau Marchand&|160;; mais les voisins,qui lui en voulaient et le jalousaient à cause de sa vogue récente,prétendirent ne rien savoir de cela, et les deux hommes, s’avançantalors sur le vieux hâbleur, comme ils l’appelaient, s’apprêtèrent àlui infliger une correction manuelle qui lui apprît à adressermieux une autre fois ses inconvenantes plaisanteries. Kaloum,empêtré dans ses châles et ses voiles, qu’il redoutait surtout devoir déchirer dans la bagarre, ne pouvait se défendrequ’imparfaitement. Dans l’espoir d’attirer du secours, il se mit àpousser des hurlements lamentables qui eurent bientôt amassé devantsa boutique une foule énorme, mais parmi laquelle il ne trouva pasun défenseur. Le personnage étant connu de la moitié de la villepour un ladre fieffé et un maître fripon, tous les assistants seréjouissaient au contraire de le voir malmener. Déjà l’un des deuxhommes l’avait empoigné par la barbe, lorsque, saisi lui-même parun bras vigoureux, il fut enlevé de terre et renversé avec tant deviolence, que son turban roula sur le sol tandis que ses pantouflesvolaient au loin.

La foule, qui vraisemblablement eût applaudile coup s’il se fût agi de Kaloum-Bek, fit entendre des murmures demécontentement. Le compagnon du terrassé promena autour de lui desregards furieux, cherchant qui avait osé porter la main sur sonami&|160;; mais en se trouvant face à face avec un grand garçonbien découplé, à l’œil de feu, à la mine hardie, il jugea prudentde ne pas envenimer les choses par trop de susceptibilité, ettendant la main à son ami pour l’aider à se relever, ilss’éloignèrent tous deux du plus vite qu’ils purent, et sans acheterni châles ni voiles du beau commis qui venait de se faire connaîtreà eux d’une façon si désagréable.

«&|160;Ô la perle des commis&|160;! Soleil dubazar&|160;! s’exclamait Kaloum en entraînant le jeune homme dansson arrière-boutique. Par Allah&|160;! voilà ce que j’appellearriver à temps et mettre à propos la main à la pâte. Dix minutesplus tard, et de ma vie je n’aurais eu besoin de barbier pour mepeigner et me parfumer la barbe&|160;! Comment pourrai-je terécompenser&|160;?&|160;»

Cependant le cœur et la main de Saïd n’avaientfait qu’obéir dans cette circonstance à un mouvement de compassioninvolontaire. Ce premier sentiment passé, il se repentait presqued’avoir épargné au vieux drôle une bonne correction. Une douzainede poils de barbe de moins, pensait-il, l’eussent rendu pour douzejours doux et traitable. Néanmoins il chercha à mettre à profit lesfavorables dispositions du marchand et il lui demanda, pourrécompense du service qu’il lui avait rendu, de lui accorder toutesles semaines une soirée de liberté. Kaloum y consentit. Il savaitbien que le jeune homme était trop sensé pour essayer de s’enfuirsans argent et sans ressources d’aucune sorte.

Saïd avait obtenu ce qu’il voulait. Lemercredi suivant, qui était le jour où les jeunes gens des famillesnobles se réunissaient sur une des places publiques de la villepour se livrer à leurs exercices guerriers, il prévint son patronqu’il désirait disposer librement de sa soirée, et se dirigea entoute hâte vers le logis de sa protectrice. À peine eut-il touchéle marteau de la porte, qu’aussitôt elle s’ouvrit toute grande. Lesdomestiques paraissaient attendre son arrivée&|160;; car, sansqu’il eût besoin d’exprimer un désir, ils l’invitèrent à monter lebel escalier de marbre et l’introduisirent dans une chambremagnifique. Là, ils lui présentèrent d’abord dans une aiguièred’argent l’eau à laver qui devait le rendre méconnaissable. Saïd enbaigna légèrement son visage et, s’étant regardé ensuite dans unmiroir de métal poli, il put à peine se reconnaître lui-même&|160;:son teint s’était fortement bruni, une belle barbe noire encadraitson visage, et il paraissait au moins dix années plus que sonâge.

Cela fait, les esclaves le conduisirent dansune seconde chambre où l’attendait un costume complet et d’unerichesse extrême. Outre un turban du plus fin tissu, surmonté d’uneaigrette de plumes rares que rattachait une agrafe dediamants&|160;; outre un ample cafetan de soie rouge, brodé etpassementé d’or, Saïd trouva là une cotte de mailles si artistementtravaillée, que, bien qu’elle se prêtât à tous les mouvements ducorps, elle était en même temps assez solide pour que ni lance niépée ne pût l’entamer. Un glaive de Damas, plongé dans un élégantfourreau de velours, complétait l’équipement guerrier de notrehéros. Sa toilette achevée, il se dirigeait vers la porte,lorsqu’un esclave noir lui remit un fin mouchoir de soie de la partde la maîtresse du logis. Elle lui faisait dire en même temps qu’illui suffirait de s’essuyer légèrement le visage avec ce tissumagique pour voir disparaître aussitôt sa couleur brune et sabarbe.

Trois chevaux superbement harnachés piaffaientdans la cour de la maison. Saïd s’élança sur le plus beau et leplus fougueux des trois, ses écuyers montèrent les deux autres, ettous ensemble prirent le chemin du tournoi. La réunion étaitcomposée des plus nobles et des plus vaillants jeunes hommes deBagdad&|160;; et parmi eux ne dédaignaient pas de se ranger, pourcourir ou rompre des lances, les frères mêmes du calife. LorsqueSaïd se présenta à la barrière, le fils du grand vizir galopa à sarencontre avec quelques-uns de ses amis et, après avoir saluécourtoisement le jeune homme, il l’invita à se mêler à leurs jeux,en le priant de vouloir bien faire connaître son nom et sa patrie.Saïd, ne jugeant pas à propos de rompre dès ce moment sonincognito, répondit simplement qu’il se nommait Almanzor et venaitdu Caire&|160;; qu’il était en voyage pour se rendre à la Mecque,mais qu’on lui avait tant vanté la vaillance et l’habileté auxarmes des jeunes gens de Bagdad, qu’il n’avait pas hésité,très-amoureux lui-même de semblables exercices, à se détourner desa route pour venir prendre part à leurs jeux, s’ils voulaient bieny consentir.

L’aisance et la bonne grâce de Saïd-Almanzorle firent aussitôt bienvenir des jeunes gens. Sans lui demander deplus amples explications, ils lui présentèrent une lance etl’invitèrent à choisir son camp, la société tout entière separtageant en deux bandes qui devaient jouter l’une contre l’autred’abord par masses, et ensuite seul à seul.

Mais, si l’extérieur séduisant de Saïd avaitdès le début fixé l’attention sur lui, ce fut bien autre choseencore lorsqu’il eut pu faire montre de sa merveilleuse adresse.Son cheval était plus rapide qu’un oiseau, et son épée brillaitdans sa main ainsi qu’un éclair&|160;; il maniait sa lance comme ileût fait d’une plume, et, malgré les réactions de son coursier, sesflèches volaient au but aussi sûrement que si ses pieds eussent étéfermement posés sur le sol. Après avoir accompli quelques passesbrillantes mêlé à ses compagnons, Saïd parut seul dans la lice etcombattit, c’est-à-dire vainquit successivement les plus renomméschampions du camp opposé, ce qui lui valut l’honneur insigne d’êtreproclamé d’une commune voix le maître des joutes.

Le lendemain, on ne parlait dans tout Bagdadque du jeune et bel étranger. Tous ceux qui l’avaient vu, sansexcepter même ceux qu’il avait vaincus, ne tarissaient pas sur sesnobles manières, son élégance, sa bravoure, etc. Ce fut pendanthuit jours l’unique objet des conversations des oisifs, et plusd’une fois l’oreille charmée de Saïd put recueillir son propreéloge jusque dans la boutique de Kaloum-Bek. On ne regrettaitqu’une seule chose, c’est que personne ne connût la demeure dunoble Almanzor&|160;; mais ce mystère, dont paraissait s’envelopperle jeune cavalier, ne faisait qu’ajouter encore à l’attraitqu’inspirait sa personne en irritant la curiosité.

Au prochain tournoi, notre héros trouva dansla maison de la fée un costume et une armure plus magnifiquesencore que le premier jour. Cette fois, la moitié de Bagdad sepressait aux abords de la lice, et le calife lui-même voulut voirla joute de l’un des balcons de son palais. Comme tout le monde, iladmira l’adresse de Saïd, et, quand les jeux furent terminés, ildaigna passer de sa royale main au cou du jeune vainqueur unelourde chaîne d’or, en témoignage de sa vive satisfaction.

Depuis plus de quatre mois Saïd émerveillaitBagdad de ses prouesses, lorsqu’un soir, comme il regagnait sonlogis après les joutes, il entendit des voix dont l’accent lefrappa. Devant lui quatre hommes marchaient à pas lents, enparaissant se consulter l’un l’autre. Saïd continua d’avancer ettout à coup il reconnut, non sans un certain saisissement, que ceshommes s’entretenaient dans le dialecte mystérieux de la horde deSélim. Il pensa sur-le-champ, connaissant leurs habitudes, qu’ilsn’étaient entrés dans la ville que pour y commettre quelque vol, etson premier mouvement fut de s’éloigner en toute hâte de pareilsbandits&|160;; mais en songeant qu’il lui serait peut-être possibled’entraver leurs mauvais desseins, il changea d’idée et se glissaau contraire encore plus près d’eux dans l’espoir d’éventer leurcomplot.

«&|160;Rue du Bazar, dit l’un deux, paraissantrépéter une indication à ses acolytes&|160;; cette nuit, avec levizir.

– Bon&|160;! dit un autre, le vizir nem’effraye pas&|160;! le bonhomme me fait l’effet d’un médiocrebatailleur&|160;; mais le calife, c’est une autre affaire&|160;: ilest jeune, lui, et doit être bien armé&|160;; sans compter qu’il asans doute autour de lui, ou du moins à très-courte portée, dix oudouze gardes du corps&|160;?

– Pour cela non, repartit un troisième&|160;;toutes les fois qu’on l’a rencontré et reconnu la nuit, il étaittoujours seul avec le grand vizir ou son premier chambellan. Il n’ya donc aucune crainte à avoir, et nous pouvons facilement cettenuit nous emparer de sa personne, mais bien entendu sans lui faireaucun mal.

– Certes, reprit le premier, sa mort pourraitnous coûter trop cher&|160;! il vaut bien mieux d’ailleurs le tenirà merci, nous en tirerons la rançon que nous voudrons. Voici doncle plan que je proposerais, moi, pour arriver à nos fins sansdanger&|160;: occuper le calife en face par une attaque feinte, et,pendant ce temps, le coiffer par derrière d’un bon filet qui nousle livre sans défense. Je ne parle pas de son compagnon&|160;; levieux singe a fait pendre assez des nôtres pour que nous puissionsbien à notre tour nous passer la fantaisie d’étrangler unvizir.

– Oui, c’est cela, dirent les trois autres enriant aux éclats de cette brutale saillie&|160;: de sa vie, levieux Sélim n’aura accompli une aussi belle expédition. Ehbien&|160;! c’est dit, à onze heures, rue du Bazar,&|160;»ajoutèrent-ils à mi-voix. Et se séparant aussitôt, ilss’éloignèrent dans diverses directions.

Épouvanté de ce qu’il venait d’entendre, Saïdne songea tout d’abord qu’à une seule chose&|160;: courir au palaisdu calife et l’avertir du danger qui le menaçait. Mais, tout enmarchant, les paroles de la fée lui revinrent en mémoire&|160;: ilse rappela ce qu’elle lui avait dit des mauvais renseignementsqu’on avait transmis au calife sur son compte&|160;; il réfléchitqu’on allait se moquer de sa déclaration peut-être, ou bien encoreaffecter d’y voir uniquement la tentative audacieuse d’unaventurier pour s’insinuer auprès d’Haroun. Et si, pour le punird’en savoir plus long que la police, on allait l’arrêter, leretenir en prison&|160;!… Saïd suspendit sa course et, tout bienpesé, il jugea que ce qu’il avait de mieux à faire était de se fierà sa bonne épée pour délivrer personnellement le calife des mainsdes voleurs.

Au lieu donc de regagner la maison deKaloum-Bek, notre héros s’assit sur les marches d’une mosquée etattendit là que la nuit fût tout à fait close. Il se dirigea alorsvers la rue du Bazar, et ayant avisé, environ vers son milieu, uneencoignure assez profonde formée par la saillie d’une maison, ils’y cacha du mieux qu’il put. Au bout d’une heure à peu près, sonœil, tendu vers l’entrée de la rue, aperçut deux ombres quis’avançaient de son côté d’une allure prudente et circonspecte.Saïd croyait déjà que c’était le calife et son grand vizir, quandl’un des promeneurs nocturnes ayant frappé légèrement dans sesmains, deux autres accoururent aussitôt à pas de loup d’une petiterue qui longeait le bazar. Les quatre hommes, les quatre voleurs,car c’était eux à n’en pas douter, chuchotèrent un moment et seséparèrent. Trois d’entre eux vinrent se poster non loin de Saïd,tandis que le quatrième, faisant le guet, se promenait de long enlarge, de manière à pouvoir signaler du plus loin à ses compagnonsl’approche des personnages qu’ils attendaient.

À peine une demi-heure s’était-elle écouléeque des pas retentirent dans la direction du bazar. Le guetteurpoussa un cri convenu, et soudain les trois brigands s’élancèrentde leur cachette. Mais aussitôt, tirant son glaive de fin acier deDamas, Saïd se précipita sur les voleurs avec la rapidité de lafoudre en criant d’une voix formidable&|160;: «&|160;À mort&|160;!à mort&|160;! les ennemis du grand Haroun&|160;!&|160;» Et dupremier choc il en étendit un à ses pieds. Deux autres étaientoccupés à contenir et à désarmer le calife, qu’ils avaient réussi àcoiffer de leur terrible filet&|160;; Saïd fondit sur eux sans leurlaisser le temps de se reconnaître, et prit si bien ses mesures qued’un seul et même coup il réussit à trancher la corde du filet etle poignet de l’un des brigands. Au cri que poussa le mutilé ens’affaissant sur ses genoux, celui de ses compagnons qui luttaitcontre le vizir s’empressa d’accourir de son côté pour le secourirou le venger&|160;; mais le calife, qui grâce à Saïd était parvenuà se dépêtrer enfin de la corde qui l’étranglait, le brave Harounput alors se mêler à la lutte, et tirant vivement son poignard, ille planta jusqu’à la garde dans la gorge de ce nouvel assaillant.Le quatrième voleur s’était enfui&|160;; la place étaitlibre&|160;: le combat tout entier n’avait pas duré plus d’uneminute.

«&|160;Par Allah&|160;! l’aventure estétrange&|160;! s’écria le calife en s’avançant vers notre héros, etcette audacieuse attaque et ton intervention si soudaine et siheureuse m’étonnent également. Mais comment sais-tu qui je suis, etcomment as-tu appris les criminels projets de cesmisérables&|160;?

– Commandeur des croyants, répondit Saïd, jesuivais ce soir la rue El Malek&|160;; ces hommes étaient devantmoi et s’entretenaient dans une langue étrangère que j’ai eul’occasion d’apprendre autrefois&|160;: ils complotaient de tefaire prisonnier et de tuer ton grand vizir. Le temps me manquaitpour te faire parvenir un avis. Me trouver moi-même à l’endroit oùils devaient t’attendre, c’est tout ce que je pouvais. J’y suisvenu, et, avec l’aide de Dieu, j’ai réussi à déjouer les embûchesdes méchants.

– Merci&|160;! noble jeune homme, ditHaroun&|160;; mais le lieu est peu propice aux longs discours.Prends cet anneau et viens demain me le rapporter au palais&|160;;nous causerons alors plus à loisir de cette aventure et detoi-même, et nous verrons ce que nous pourrons faire pour toi.Allons&|160;! vizir, partons&|160;! la place n’est pas sûre, et ledrôle qui s’est échappé pourrait bien ramener contre nous unetroupe nouvelle. C’en est assez pour cette nuit&|160;; demain nouséclaircirons tout cela&|160;!&|160;»

Ainsi dit Haroun. Mais, avant de s’éloigneravec son maître, le grand vizir s’approcha à son tour de Saïd, etdéposant dans ses mains une lourde bourse&|160;: «&|160;Prendstoujours cela en attendant mieux, lui dit-il&|160;; demain nousnous reverrons, je l’espère&|160;; mais aujourd’hui est à nous,demain est à Dieu&|160;!&|160;»

Ivre de joie, Saïd ne fit qu’un saut jusqu’àla maison de son patron. Il y fut reçu avec un déluge d’injures parl’avide marchand, qui croyait déjà que son commis s’était enfui, etqui supputait, tout en maugréant, les sommes que son départ allaitlui faire perdre.

Cependant le jeune homme, qui avait jeté unregard dans la bourse et l’avait trouvée richement garnie, laissaitKaloum-Bek épancher sa bile tout à son aise, sûr qu’il étaitdésormais de pouvoir reprendre le chemin de Balsora quand il levoudrait. Le marchand s’arrêta enfin de lassitude. Alors, et sansdaigner lui donner la moindre explication au sujet de sa longueabsence, Saïd se contenta de déclarer nettement et brièvement auvieux dogue qu’il eût à chercher un autre commis, que pour lui ilétait las de ses insolences et de ses grossièretés, et qu’ilprétendait s’en aller sur l’heure. «&|160;Tu peux d’ailleurs,ajouta-t-il en jetant au boutiquier un regard de souverain mépris,tu peux garder les gages que tu m’avais promis&|160;; je te tiensquitte de tout payement&|160;: adieu&|160;!&|160;»

Il dit et gagna la porte aussitôt, sans queKaloum-Bek, muet d’étonnement, songeât à s’y opposer.

Mais le lendemain, le marchand, qui avaitréfléchi toute la nuit sur sa mésaventure, fit battre la ville danstous les sens par ses garçons de magasin afin de découvrir lefugitif. Longtemps leurs recherches furent vaines. À la fincependant, l’un des coureurs revint et dit qu’il avait vu Saïdsortir d’une mosquée et entrer dans un caravansérail&|160;:«&|160;seulement, ajouta-t-il, il est complètement changé et portemaintenant un riche costume de cavalier.&|160;»

En entendant cela, Kaloum-Bek se répandit enimprécations et s’écria&|160;: «&|160;Il faut qu’il m’ait volé, lemisérable, pour être ainsi vêtu&|160;!&|160;» Et sans perdre detemps, il courut à la direction de la police. Comme il était connulà pour un parent de Messour, le premier chambellan, il ne lui futpas difficile d’obtenir quelques agents avec un ordre pour arrêterSaïd. Celui-ci était assis devant un caravansérail et causaittranquillement, avec un marchand qu’il venait de rencontrer, desoccasions que l’on pouvait avoir pour se rendre à Balsora, lorsquesoudain il se vit enveloppé par une bande d’argousins qui, en dépitde ses cris et de sa résistance, lui lièrent les mains derrière ledos, et se bornèrent à répondre à ses questions, qu’ils agissaienten vertu de la loi et d’après la plainte de son légitime seigneuret maître Kaloum-Bek. Sur ces entrefaites, le petit monstre arriva,et, tout en raillant et persiflant Saïd sur son évasion manquée, ilfouillait dans ses poches, dont il retira tout d’un coup, à lastupéfaction de tous les assistants et à la sienne propre, unelongue bourse de soie toute gonflée d’or.

«&|160;Voyez&|160;! s’écria-t-il d’un air detriomphe, voyez ce qu’il m’a soustrait, le maîtrefilou&|160;!&|160;» Là-dessus les gens que cette scène avaitamassés se détournèrent avec horreur du jeune homme, en se disantl’un à l’autre&|160;: «&|160;Qui aurait pu croire cela, avec sonair candide&|160;? – Voyez donc, c’est le beau commis dubazar&|160;! – Si jeune et si corrompu&|160;! – Quel petitserpent&|160;!&|160;» Et tous ensemble de hurler&|160;: «&|160;Chezle cadi&|160;! chez le cadi&|160;! qu’il reçoive labastonnade&|160;!&|160;»

Le cadi accueillit rudement le voleur supposé.Saïd voulait s’expliquer, mais il lui fut enjoint de se taire et delaisser d’abord interroger le plaignant.

Le juge, se tournant alors vers le marchand,lui représenta la bourse et lui demanda s’il la reconnaissait poursienne et si l’or qu’elle contenait lui avait été dérobé.

Kaloum-Bek le jura.

«&|160;C’est faux&|160;! s’écria Saïd.

– Il ne suffît pas de nier, dit le juge d’unton brusque&|160;: tous les voleurs en font autant. Peux-tu prouverque cet or t’appartenait légitimement&|160;?

– Je l’en défie bien&|160;! dit Kaloum,prévenant la réponse du jeune homme&|160;: il ne possédait rienquand je l’ai trouvé dans le désert&|160;; depuis quatre mois qu’ilest à mon service, je ne lui ai rien donné. Comment doncl’aurait-il acquis&|160;?

– On m’en a fait don, répliqua Saïd.

– En guise de pourboire peut-être&|160;? ditironiquement Kaloum. La bonne folie&|160;! et comme cela estvraisemblable&|160;! Tu mentais mieux jadis. Et moi, je le jureencore, et mon serment vaut mieux que le tien, misérableaventurier&|160;! cet or m’a été dérobé, et c’est en abusant de laconfiance que je te témoignais que tu as réussi à tromper mavigilance et à détourner peu à peu de ma caisse cette sommeénorme.

– Il suffît, dit le juge, la cause estentendue. Reprends ta bourse, Kaloum.&|160;» Et se tournant versSaïd, il ajouta&|160;: «&|160;Aux termes d’une loi récente de SaHautesse, tout vol commis dans l’intérieur du bazar et s’élevant àcent pièces d’or emporte la peine du bannissement perpétuel dansune île déserte. Tu partiras demain, mon jeune drôle, avec unevingtaine d’honnêtes gens de ton espèce, pour le lieu de ton exil.En attendant, en prison&|160;!&|160;»

Et tout fier du beau jugement qu’il venait deprononcer tout d’une haleine et sans ânonner, le cadi descendit deson tribunal et s’éloigna sans daigner écouter les cris et lessupplications de Saïd, qui demandait instamment qu’on le conduisitdevant le calife, Sa Hautesse pouvant seule entendre, disait-il,les explications qu’il avait à donner. Mais l’unique réponsequ’obtinrent ses prières, ce fut un haussement d’épaules du juge,accompagné d’un ricanement de Kaloum-Bek, et le malheureux jeunehomme resta livré aux mains des stupides chiaoux, quil’entraînèrent à coups de bâton vers la felouque qui devaitl’emporter le lendemain.

Dans un étroit espace, et si bas qu’on nepouvait s’y tenir debout, vingt hommes étaient entassés déjà,étendus pêle-mêle sur une paille fétide, ainsi qu’un ignoblebétail. L’entrée de notre héros, qu’ils croyaient un des leurs, futsaluée par eux de hourras frénétiques entremêlés d’injures etd’imprécations grossières contre le juge et le calife&|160;; maisen y apercevant la noble physionomie du jeune homme et les pleurssilencieux qui baignaient son visage, désolé, ils reconnurent quecelui-là n’était pas de leur bande, et dès lors ils lui tournèrentle dos avec une pitié méprisante.

Tel était le lieu, tels étaient les hôtes aumilieu desquels Saïd venait d’être plongé. Du reste, ainsi quel’avait annoncé le juge, la felouque démarra le lendemain etcommença de suivre le courant du Tigre pour de là gagner le golfePersique et la mer des Indes.

Une fois par jour seulement on descendait dansla cale un baquet de riz gâté et une cruche remplie d’une eausaumâtre&|160;; c’était toute la nourriture des prisonniers, et, sidégoûtante qu’elle fût, Saïd dut se résigner à en prendre sa partpour ne pas mourir de faim.

Il y avait plus d’une semaine déjà qu’ilsnaviguaient ainsi, lorsqu’un matin les malheureux captifs sesentirent plus rudement secoués qu’à l’ordinaire dans leur geôleflottante. Les vagues battaient avec fureur les flancs du vaisseau,et l’on entendait courir çà et là sur le pont d’une façondésordonnée. Soudain une secousse terrible se fit sentir et futsuivie aussitôt d’un sinistre craquement&|160;: le navire avaittouché.

«&|160;Malédiction&|160;! l’eau nous envahit,s’écria dans le même moment l’un des prisonniers&|160;; et tousensemble frappèrent à coups redoublés aux écoutilles, afin de lesfaire ouvrir&|160;; mais aucune voix ne leur répondit, rien nebougea au-dessus d’eux.

Ils essayèrent alors, à l’aide de leursvêtements, de calfater la voie d’eau qui s’était ouverte dans lesparois du vaisseau&|160;; mais la brèche était trop large, leursmoyens trop restreints pour qu’ils pussent y parvenir&|160;; et lamer continuait de monter à vue d’œil dans l’étroit espace qui lestenait enfermés. Quelques minutes encore et ils périssaient tous,lorsqu’enfin, par un suprême effort, ils réussirent à faire sauterla porte de leur tombeau.

Ils s’élancèrent tumultueusement au haut del’escalier&|160;; mais, en arrivant sur le pont, ils le trouvèrentcomplètement désert&|160;: tout l’équipage s’était sauvé dans lesembarcations. À cet aspect, un immense cri de rage s’échappa de lapoitrine des déportés, comme un rugissement de bêtes fauves, ettroublés jusqu’à la démence par l’idée de la mort, ces êtresdégradés ne songèrent plus alors qu’à chercher dans l’orgie l’oublide leur situation. Éperdus, ivres, n’ayant plus conscience de cequi se passait autour d’eux, ils riaient, chantaient, dansaient ouse roulaient sur le pont, au milieu des barriques défoncées et desbouteilles vides, lorsque la tempête, redoublant d’effort, arrachaenfin le navire de l’écueil sur lequel il s’était échoué, l’enlevacomme une plume légère sur la crête d’une vague, et presque au mêmemoment le rejeta en débris à l’abîme.

Saïd, cependant, plus sage que ses compagnons,et sachant contempler la mort sans forfanterie et sans lâcheterreur, avait réussi à se cramponner au grand mât au moment où lenavire s’en alla en mille pièces. Les vagues, toujours courroucées,le faisaient rouler ça et là, au hasard, et par instants lesubmergeaient entièrement&|160;; mais, grâce à son habileté dans lanatation et surtout à son indomptable énergie, notre hérosfinissait toujours par revenir à la surface. Il nageait ainsidepuis une demi-heure, toujours en danger de mort, lorsqu’enappuyant sa main sur sa poitrine oppressée de fatigue, il sentitrouler sous ses doigts son petit sifflet d’argent.

Bien souvent déjà et bien cruellement lepauvre Saïd avait été déçu par son prétendu talisman. Il seressouvint cependant de la parole de la fée&|160;: Ne désespèrejamais&|160;! et demandant à ses poumons épuisés tout lesouffle qu’ils pouvaient contenir, il porta le sifflet à seslèvres… Un son clair et perçant retentit, dominant le bruit de latempête, et soudain, ô miracle&|160;! les flots s’apaisèrent, et lamer, tout à l’heure troublée jusqu’au fond de ses abîmes, fut en unclin d’œil unie comme une glace.

À peine Saïd avait-il eu le temps de reprendrehaleine et de jeter autour de lui un regard d’exploration, qu’illui sembla que le mât sur lequel il était assis se dilatait ets’agitait sous lui d’une étrange façon, et il ne put se défendred’un certain effroi en reconnaissant qu’il n’était plus à chevalsur un morceau de bois inerte, mais sur un énorme poisson del’espèce des dauphins. Il ne tarda pas à se remettre cependant, et,quand il vit que son aquatique coursier nageait rapidement, il estvrai, mais régulièrement, sans secousses et toujours à fleur d’eau,il n’hésita plus à attribuer cette merveilleuse transformation àl’appel de son sifflet et à l’influence de la bonne fée, à laquelleil adressa alors à travers les airs mille remercîmentsenflammés.

Le dauphin filait sur la plaine humide avecune telle rapidité qu’avant la fin du jour Saïd aperçut la terre etreconnut l’embouchure d’un large fleuve dans lequel le dauphinpénétra aussitôt. Mais, à ce moment, notre héros commença àressentir des tiraillements d’estomac qui lui rappelèrent qu’iln’avait pas mangé depuis vingt-quatre heures. «&|160;Si j’essayaisencore la puissance de mon talisman&|160;!&|160;» pensa-t-il&|160;;et tirant un son aigu de son sifflet, il souhaita d’avoir surl’heure un bon repas. À l’instant même, le dauphin s’arrêta, et, dufond de l’eau, portée sur la queue d’un poisson arrondie en volute,surgit une table chargée des mets les plus exquis. Pas n’est besoinde dire qu’elle était aussi peu mouillée que si depuis huit jourselle eût été exposée au soleil. Notre héros s’en donna à cœurjoie&|160;; nous savons à quel ordinaire insuffisant et misérableil avait été soumis pendant sa captivité&|160;: il avait besoin dereprendre des forces. Lorsqu’il fut suffisamment rassasié, ilremercia encore la bonne fée, comme il avait fait précédemment, nedoutant pas que ses paroles ne lui parvinssent, puisque son oreillesubtile savait entendre de si loin son sifflet&|160;; la tablereplongea, et, sans qu’il fût besoin de nouveau souhait de la partde Saïd, le dauphin se remit en route.

Le jour commençait à baisser, quand, sur larive droite du fleuve, un château d’une architecture à la foisélégante et grandiose apparut aux regards du jeune homme. Iln’avait pas eu le temps d’exprimer le désir de s’y arrêter, qu’ils’aperçut que son poisson se dirigeait précisément de ce côté.

Sur la terrasse de la maison on apercevaitdeux hommes en riche costume&|160;; des esclaves nombreux sepressaient sur le rivage, et tous, maîtres et serviteurs, suivaientd’un œil curieux les mouvements de notre héros et battaient desmains d’admiration. Le dauphin s’arrêta au pied d’un escalier demarbre blanc qui, de la rivière, où venaient baigner ses derniersdegrés, conduisait au château par une allée plantée d’arbres rares.Une demi-douzaine d’esclaves s’élancèrent au-devant de Saïd afin del’aider à prendre terre, et l’invitèrent de la part de leur maîtreà se rendre au château. Le jeune homme les suivit et trouva sur laterrasse du palais deux hommes de haute mine qui le reçurent avecaffabilité et courtoisie.

«&|160;Qui donc es-tu&|160;? merveilleuxétranger, lui demanda le plus jeune des deux&|160;; comment tenomme-t-on, toi qui sais apprivoiser et conduire les monstres desmers comme le meilleur écuyer son cheval de bataille&|160;? Es-tuun enchanteur ou un homme comme nous&|160;? parle.

– Seigneur, répondit Saïd, je ne suis qu’unsimple mortel, mais dont la destinée a traversé d’étranges crisesdans ces derniers temps, et si vous pouvez y prendre quelqueintérêt, je vous en ferai le récit volontiers.

– Parle&|160;! nous sommes avides det’entendre.&|160;»

Saïd se mit alors à raconter à ses hôtes toutel’histoire de sa vie, et cette prodigieuse succession decatastrophes qui étaient venues fondre sur lui depuis le moment oùil avait quitté la maison de son père jusqu’au naufrage auquel ilavait échappé le matin même d’une manière si miraculeuse. Tandisqu’il parlait, il put remarquer plusieurs fois sur le visage de sesauditeurs des signes de profond étonnement. L’épisode del’embuscade nocturne dressée par les brigands contre le calife, etdont l’adresse et la bravoure de Saïd avaient réussi à le tirer,cet épisode en particulier parut émouvoir beaucoup les deux hommeset leur arracha des cris d’admiration&|160;; mais, lorsque le jeunehomme eut achevé son récit, celui qui l’avait interrogé déjà et quiparaissait le maître de la maison, reprenant la parole à son tour,lui dit vivement&|160;: «&|160;Quelque étranges que soient tesaventures, Saïd, je les crois vraies du premier mot audernier&|160;; il y a dans ton regard et dans tout ton air unaccent de franchise qui ne saurait tromper. Mais enfin, s’il serencontrait des incrédules qui te demandassent des preuvesmatérielles, ne pourrais-tu leur en fournir quelqu’une&|160;? Tunous disais tout à l’heure que le calife t’avait remis un jour unechaîne d’or à la suite d’un tournoi, et qu’après l’attaque desbrigands il t’avait fait don d’un anneau&|160;; ne pourrais-tu dumoins représenter ces objets&|160;?

– Les voici&|160;! répondit Saïd, en tirant deson sein la chaîne et l’anneau.

– Par la barbe du Prophète&|160;? c’est biencela&|160;! c’est bien mon anneau&|160;! s’écria le plus grand desdeux hommes. Grand vizir&|160;! notre sauveur est devantnous&|160;!&|160;»

Mais Saïd, se prosternant aussitôt&|160;:«&|160;Pardonne-moi, dit-il, commandeur des croyants, d’avoir oséte parler comme je l’ai fait&|160;; j’ignorais que je fusse devantle noble Haroun-al-Raschid, le tout-puissant calife de Bagdad.

– Oui, je suis le calife et ton ami sincère etdévoué, répondit Haroun en embrassant le jeune homme. Dèsmaintenant tes tribulations sont finies&|160;: je t’emmène àBagdad, et j’entends que désormais tu n’aies pas d’autre demeureque mon propre palais.&|160;»

Saïd remercia le calife de ses bontés et luipromit de se conformer à son désir, mais seulement après qu’ilaurait été revoir son vieux père, qui devait être en grandeinquiétude à son sujet. Haroun approuva cette résolution du jeunehomme et loua hautement le sentiment qui la lui dictait. Peu après,ils montèrent tous à cheval et reprirent le chemin de Bagdad, oùils rentrèrent à la nuit tombante.

Le lendemain, Saïd se trouvait précisémentauprès du calife avec le grand vizir, lorsque Messour, le premierchambellan, entra dans la salle et dit&|160;: «&|160;Commandeur descroyants, daigneras-tu permettre à ton serviteur de solliciter unegrâce de Ta Hautesse&|160;?

– De quoi s’agit-il&|160;! demanda Haroun.

– Mon bon et cher cousin Kaloum-Bek, un desplus fameux marchands du bazar, vient de venir me trouver, repritMessour&|160;; il a une singulière contestation avec un homme deBalsora, dont le fils a été son commis. Ce garçon s’est enfui dechez mon cousin après l’avoir volé, et l’on ne sait où il est àprésent. Le père, cependant, veut que Kaloum lui rende sonfils&|160;; et comment le pourrait-il faire, puisqu’il n’est pluschez lui&|160;? Mon cousin fait donc appel au soleil de ta justice,et il invoque ta haute intervention pour le délivrer des obsessionsde l’homme de Balsora.

– Oui, je jugerai ce différend, dit le calife.Dans une demi-heure que ton cousin soit ici avec l’homme contrelequel il réclame.

– Par Allah&|160;! mon cher Saïd, s’écriaHaroun quand Messour se fut éloigné, les choses s’arrangentd’elles-mêmes, et voici une affaire qui ne pouvait arriver plus àpropos. Tu voulais partir pour Balsora afin d’aller embrasser tonvieux père, il est à Bagdad&|160;; je me proposais de punirKaloum-Bek, et c’est le traître lui-même qui accourt au-devant duchâtiment&|160;! Certes, il faut reconnaître dans ce concoursd’événements la direction divine. Mais, puisque le sort a bienvoulu que j’apprisse de la manière la plus inespérée comment touts’est passé, je veux rendre ici un jugement digne du grand roiSalomon. Toi, Saïd, cache-toi derrière les draperies de mon trônejusqu’à ce que je t’appelle&|160;; et toi, grand vizir, fais manderau plus vite le trop empressé et trop partial cadi&|160;: je veuxl’interroger moi-même.&|160;»

Le cœur de Saïd battit bien fort dans sapoitrine lorsqu’il vit Benezar, le visage pâle et vieilli encorepar le chagrin, entrer d’un pas chancelant dans la salle dejustice. Il se sentait une envie immodérée de courir à lui et de sejeter dans ses bras en criant&|160;: «&|160;Me voici, pauvrepère&|160;! sèche tes pleurs&|160;; ton Saïd estretrouvé.&|160;»

L’entrée de Kaloum-Bek vint donner un autretour à ses idées. Celui-ci, la mine assurée, la démarche superbe,se prélassait aux côtés de son cousin le chambellan, avec lequel ilchuchotait en ricanant et en clignotant de ses petits yeux ternes.La vue de ce misérable jeta Saïd dans une telle colère qu’il euttoutes les peines du monde à ne pas s’élancer de sa cachette pourlui sauter à la gorge et l’obliger à confesser sur l’heure sesperfidies infâmes.

Après que le calife Haroun eut pris place surson trône, le grand vizir ordonna de faire silence, et demandad’une voix haute qui se présentait comme plaignant devant sonmaître.

Le front cuirassé d’impudence, Kaloum-Beks’avança et dit&|160;: «&|160;Il y a quelques jours, je me trouvaissur le seuil de ma boutique du bazar, lorsqu’un crieur, tenant unebourse à la main, s’arrêta devant ma porte et cria&|160;:«&|160;Une bourse d’or à celui qui pourra donner des nouvelles deSaïd de Balsora&|160;!&|160;» Ce Saïd avait été précisément un demes commis&|160;; j’appelai donc le crieur&|160;: «&|160;Par ici,par ici, camarade, je puis gagner la bourse.&|160;» Cet homme… (etd’un geste dédaigneux il indiqua Benezar), cet homme, qui mefatigue présentement de ses réclamations, accompagnait le crieur.Il s’avança alors vers moi d’un air amical et me pria de lui direce que je savais de son fils. Je m’empressai de lui raconter dansquelles circonstances je l’avais trouvé au milieu du désert,comment je l’avais secouru, soigné, hébergé, et comment enfin jel’avais ramené avec moi à Bagdad. En entendant cela, il me remitsur-le-champ la bourse promise. Mais voyez, noble calife, quelleest la folie de cet homme&|160;! Lorsque, pour compléter lesrenseignements qu’il demandait, je lui dis que son fils avaittravaillé chez moi, mais qu’il s’y était mal conduit, qu’il m’avaitvolé et s’était enfui de ma maison, il refusa de me croire&|160;;il m’injuria, m’accusa d’imposture, et voilà plusieurs jours déjàqu’il me poursuit et me fatigue de ses plaintes, en me réclamant àla fois son fils et son argent. Or, je ne puis et ne dois luirendre ni l’un ni l’autre&|160;; car l’argent m’appartient pour lanouvelle que je lui ai donnée, et, quant à son méchant garnement defils, est-ce donc à moi de le retrouver&|160;?&|160;»

Benezar prit la parole à son tour. Ilreprésenta son fils comme un noble et fier jeune homme, incapablede l’action indigne dont on l’accusait, et il adjura le calife dedaigner provoquer à cet égard une enquête minutieuse auprès de tousles gens qui l’avaient connu.

«&|160;Cela sera fait s’il en estbesoin,&|160;» dit le calife. Puis, se tournant versKaloum-Bek&|160;: «&|160;N’as-tu pas dénoncé le vol comme c’étaitton devoir&|160;?

– Eh&|160;! sans doute, s’écria lemarchand&|160;; j’ai traduit mon voleur devant le cadi.

– Qu’on introduise le cadi&|160;!&|160;» ditHaroun.

À la stupéfaction de tous, celui-ci entrasur-le-champ, comme s’il eût été transporté là par quelque charme,et, sur la demande du calife, il déclara se rappeler parfaitementl’affaire dont il s’agissait.

«&|160;Tu as interrogé le jeune homme&|160;?demanda Haroun&|160;; a-t-il avoué son crime&|160;?

– Je l’ai interrogé, seigneur, mais je n’ai puobtenir de lui un aveu précis et formel&|160;: il prétendait nepouvoir s’expliquer que devant Votre Hautesse.

– Je ne me souviens pas de l’avoir vu, dit lecalife.

– Pourquoi aurais-je satisfait à sondésir&|160;? répondit le juge&|160;: s’il fallait écouter depareils drôles, c’est par bandes qu’on devrait les amener chaquejour au pied du trône de Votre Hautesse.

– Tu sais que mon oreille est ouverte à tous,objecta le calife avec sévérité&|160;; mais sans doute le crimeétait tellement avéré qu’il n’était pas besoin d’amener le jeunehomme à mon tribunal. Et toi, d’ailleurs, Kaloum, tu as produitcertainement des témoins irrécusables du vol dont tu teplaignais&|160;?

– Des témoins&|160;? répondit le marchand, nepouvant dissimuler un léger trouble&|160;; des témoins&|160;? non.Comme on dit, seigneur, vous savez, rien ne ressemble plus à unepièce d’or qu’une autre pièce d’or. Quels témoins aurais-je donc puproduire pour établir que l’or volé avait été détourné de macaisse&|160;?

– Mais alors à quoi donc as-tu reconnu que lasomme t’appartenait&|160;? demanda le calife.

– À la bourse qui la renfermait, répondit lemarchand.

– Tu l’as sur toi, cette bourse&|160;?poursuivit Haroun.

– La voici&|160;! dit Kaloum-Bek en la tendantau vizir pour la faire passer au calife.

– Mais, s’écria le vizir jouant d’étonnement,que vois-je&|160;! cette bourse est à toi, dis-tu, chienmaudit&|160;? et moi j’affirme qu’elle m’appartenait et que je l’aidonnée avec son contenu, une centaine de pièces d’or environ, à unbrave jeune homme qui m’avait secouru dans un danger pressant.

– En jurerais-tu&|160;? demanda le calife ense tournant vers son ministre.

– Certes&|160;! par ma place au paradis&|160;!répondit le vizir. Je ne saurais la méconnaître, d’ailleurs&|160;;c’est ma fille elle-même qui l’a brodée.

– Tu as donc mal jugé, cadi&|160;? ditHaroun&|160;; mais, puisqu’il n’existait ni preuves ni témoinsd’aucune sorte, qu’est-ce donc qui t’a pu faire croire que labourse appartenait au marchand&|160;?

– Il me l’a juré, dit le juge, commençant às’effrayer de la tournure que prenaient les choses.

– Ainsi, tu as fait un faux serment&|160;!s’écria le calife d’une voix de tonnerre en s’adressant aumarchand, qui se tenait devant lui tremblant et blême.

– Allah&|160;! Allah&|160;! gémit celui-ci, jene voudrais pas donner un démenti au seigneur grand vizir&|160;;assurément, sa parole est digne de foi&|160;; mais cependant…peut-être… cela s’est vu… on se trompe quelquefois. Ah&|160;!traître Saïd&|160;! je donnerais mille tomans pour qu’il fûtici&|160;! il faudrait bien qu’il confessât son crime&|160;!

– Qu’as-tu donc ordonné de ce Saïd&|160;?demanda le calife au juge&|160;; où se trouve-t-il à cetteheure&|160;?

– D’après la loi, balbutia le juge, j’ai dû lecondamner au bannissement perpétuel dans une île déserte.

– Ô Saïd, mon enfant, mon pauvreenfant&|160;!&|160;» gémit le malheureux père éclatant ensanglots.

Mais Kaloum, criant plus haut que tout lemonde, répétait avec des gestes d’un désespoir extravagant&|160;:«&|160;Oui, mille tomans, dix mille&|160;! je les donnerais pourque Saïd fût là.

– Parais donc, Saïd&|160;! s’écria le calife,et viens confondre tes accusateurs.&|160;»

À ce cri, à la vue du jeune homme, le marchandet le cadi demeurèrent pétrifiés comme s’ils se fussent trouvés enprésence d’un fantôme&|160;; roulant les yeux çà et là d’un airhagard, essayant de parler et ne faisant entendre que des sonsinarticulés, ils tombèrent à genoux enfin et frappèrent le pavé deleur front. Mais le calife, poursuivant son interrogatoire avec uneinflexible rigueur&|160;: «&|160;Kaloum&|160;! Saïd est devanttoi&|160;; t’avait-il volé&|160;?

– Non&|160;! non&|160;! grâce&|160;! hurla lemisérable.

– Cadi, tu invoquais la loi tout àl’heure&|160;: la loi ordonne d’entendre tout accusé, quel qu’ilsoit et qui que ce soit qui l’accuse&|160;; elle ordonne surtout dene condamner que des coupables. Quelle preuve avais-tu de laculpabilité de Saïd&|160;?

– Le témoignage de Kaloum-Bek seulement&|160;;je m’en étais contenté parce que c’est un homme notable.

– Eh&|160;! t’ai-je donc institué juge etplacé au-dessus de tous pour n’écouter que les gens notables&|160;?s’écria le calife dans un noble mouvement de colère. Je te bannispour dix ans dans une île déserte. Tu réfléchiras là sur l’essencede la justice et sur les obligations qu’elle impose à ceux qui sontchargés de l’exercer.

«&|160;Quant à toi, misérable&|160;! dit-il aumarchand, vil et lâche coquin, qui recueilles et secours lesmourants, non par commisération, mais pour en faire tes esclaves,tu offrais tout à l’heure de donner dix mille tomans si Saïdpouvait reparaître et porter témoignage&|160;; tu vas payer cettesomme sur-le-champ.&|160;»

Kaloum se réjouissait déjà de se tirer decette méchante affaire à si bon marché, et il était sur le point dese prosterner pour remercier le calife de son indulgence, quandcelui-ci ajouta&|160;: «&|160;En outre, et en punition de ton fauxserment pour les cent pièces d’or, il te sera appliqué, avant desortir de ce palais, cent coups de bâton sous la plante despieds.&|160;» Une épouvantable grimace contracta les traits deKaloum, «&|160;Ce n’est pas tout encore, poursuivit lecalife&|160;: je laisse le choix à Saïd de prendre ta boutique toutentière avec toi pour porte-balle, ou bien de recevoir dixsultanins d’or pour chaque jour qu’il a passé indûment dans tonmagasin.

– Laissez, laissez aller ce drôle, noblecalife, s’écria le jeune homme&|160;; je ne veux rien de ce qui luiappartient.

– Non, par Allah&|160;! repartit Haroun. Jeveux que tu sois indemnisé de tous les déboires que l’avarice de cemisérable t’a causés. Et puisque tu ne veux pas prononcer, jechoisis pour toi les dix sultanins d’or par jour&|160;; tu n’asqu’à faire le compte du temps que tu as passé dans les griffes dece vampire. C’est l’amour de l’or qui l’a poussé au mal&|160;;qu’il soit puni par la perte de son or&|160;!&|160;» Et, sur ungeste du calife, le marchand faussaire et le juge indigne furententraînés par les gardes au milieu des huées de la foule.

Haroun conduisit alors Benezar et Saïd dansune salle plus retirée de son palais, et là, il voulut raconterlui-même au vieillard l’aventure étrange dans laquelle il avaitappris à connaître la vaillance, l’adresse et le noble dévouementde Saïd. Benezar pleurait de joie en écoutant ce récit, qui futcoupé seulement çà et là par un bruit cadencé de bâtons mêlé à deshurlements nazillards. Cet intermède était dû à maître Kaloum-Bek,auquel on était précisément en train d’appliquer, dans une descours du palais, les cent coups de bâton que le fourbe avait sibien gagnés.

Invité par le calife à se fixer à Bagdad,auprès de son fils, Benezar accueillit avec joie une propositionqui répondait à son plus cher désir. Il venait d’éprouver tropcruellement pendant ces dernières années les douleurs de laséparation et de l’isolement pour consentir encore à quitter sonenfant bien-aimé, l’orgueil et la joie de ses cheveuxblancs&|160;!

Et depuis lors Saïd vécut comme un prince dansle palais qu’il tenait de la reconnaissance d’Haroun, aimé de sonsouverain, honoré de tous et comptant parmi ses plus cherscommensaux les frères mêmes du calife et le fils du grand-vizir. Sadouceur, sa noblesse, sa générosité avaient fini par désarmerl’envie, ce lierre empoisonné qui s’attache à tout ce quimonte&|160;!… Il avait su conquérir à la fois (chose rare&|160;!)l’amour et l’admiration de ses concitoyens, et ce fut longtemps unesorte de dicton proverbial à Bagdad que de souhaiter à quelqu’un lafortune et la bravoure de Saïd, le fils de Benezar.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer