La Caravane – Contes orientaux

Chapitre 3LE FAUX PRINCE

 

Lorsque Sélim eut cessé de parler, lesmarchands le complimentèrent à l’envi l’un de l’autre, et sur sabonne idée et sur son joli conte.

« Vraiment, dit l’un d’eux en soulevantle rideau de la tente, l’après-dînée s’est écoulée sans que nousnous en soyons aperçus. Mais voici le vent du soir qui commence às’élever ; il serait bon, je crois, de reprendre notreroute. »

Les autres marchands partageant cet avis, lestentes furent repliées aussitôt, et la caravane se remit en marchedans le même ordre où nous l’avons vue déjà s’avancer à travers ledésert.

Ils voyagèrent ainsi pendant toute la nuit etune partie de la matinée, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé uncampement commode. Tandis qu’on s’occupait d’y dresser les tentes,les marchands n’avaient d’autre souci que de servir l’étranger etse disputaient à qui se montrerait envers lui l’hôte le plusempressé et le plus bienveillant L’un lui apportait des coussins,un autre des tapis, un troisième mettait ses esclaves à sadisposition ; bref, Sélim fut entouré d’autant de soins et deprévenances que s’il se fût trouvé au milieu d’amis de vieilledate.

La grande chaleur était passée déjà lorsquenos voyageurs se réveillèrent ; mais, comme ils ne devaient seremettre en route qu’au lever de la lune, et qu’ils avaient encoreainsi quelques heures de loisir, l’un des marchands, s’adressant àson voisin, lui dit d’une voix douce et insinuante :« Sélim Baruch, notre nouvel ami, nous a procuré hier uneaprès-dinée délicieuse ; ne vous sentez-vous point envied’imiter son exemple, mon cher Ali ? Vous avez beaucoup vu,beaucoup voyagé, beaucoup lu, et je suis certain que, sans chercherbien longtemps, vous retrouveriez facilement dans votre mémoirequelque histoire intéressante.

– Soit, dit le marchand interpellé, jem’exécute ; quoique, à vrai dire, je craigne fort de vousparaître un peu pâle en mes inventions après les fantasquesaventures du calife Gigogne et de son grand vizir. Mais, puisquevous avez bien voulu m’inviter à parler, je ferai tous mes effortspour vous satisfaire, mes chers amis. Écoutez donc l’histoire dutailleur-prince. »

 

Il y avait une fois un brave garçon tailleur,du nom de Labakan, qui travaillait de son métier chez un des plushabiles maîtres d’Alexandrie. On ne pouvait pas dire que Labakanfût maladroit à manier l’aiguille, ou paresseux, ou inexact :c’était au contraire un très-bon ouvrier, fort habile en couturesde toute sorte et généralement assidu à sa boutique ; mais lecaractère fantasque de ce compagnon ne permettait pas de toujourscompter sur lui. Parfois il cousait pendant des heures entièresavec une ardeur si grande, que l’aiguille s’échauffait dans sesdoigts et que le fil fumait. Mais parfois aussi – et cela parmalheur arrivait assez fréquemment – il tombait en des sortesd’extases pendant lesquelles il demeurait sans mouvement, la têtedroite, l’œil fixe ; et il y avait alors dans son visage etdans tout son air quelque chose de singulier que son maître et lesautres compagnons ne pouvaient s’expliquer, et qui leur faisaitdire seulement en haussant les épaules : « Voilà encoreLabakan avec ses airs de prince ! »

Un certain vendredi, à l’heure où les autresouvriers revenaient tranquillement à la maison pour se remettre autravail, après avoir assisté à la prière, Labakan sortit de lamosquée dans un magnifique costume qu’il s’était procuré à grandsfrais, et se promena longtemps, la démarche grave et la minehautaine, à travers les rues et les places de la ville. Lorsqu’unde ses camarades passant à ses côtés lui jetait un : « Lapaix soit avec toi ! » ou : « Comment va l’amiLabakan ? » notre garçon tailleur lui répondait par unpetit signe protecteur de la main et poursuivait sa route. Sonmaître lui ayant dit en manière de raillerie : « Tu asl’air d’un prince perdu, Labakan ! » cela parut leréjouir fort et il lui répondit vivement : « Vous l’avezaussi remarqué, n’est-ce pas ? » et d’un ton plus bas onl’entendit ajouter : « Il y a longtemps que je m’endoutais ! »

 

Depuis lors, la manie du pauvre garçontailleur ne fit qu’aller en augmentant, et s’il n’avait étéd’ailleurs un bon homme et un habile ouvrier, son maître lui eûtcertainement signifié d’avoir à déguerpir de chez lui.

Sur ces entrefaites, Sélim, le frère dusultan, passant par Alexandrie, envoya au maître tailleur un habitde gala pour y changer quelque broderie, et le maître confia cettebesogne à Labakan, qui était chargé ordinairement des ouvrages lesplus minutieux. Le soir venu, tous les ouvriers se retirèrent pourse délasser des fatigues du jour ; mais un attraitirrésistible retint Labakan dans l’atelier où se trouvait accrochél’habit du frère de l’empereur. Plongé dans ses rêveries, ilcontemplait ce vêtement avec des yeux enivrés, admirant tantôtl’éclat des broderies, tantôt les vives couleurs et les refletschatoyants du velours et de la soie. « Si je l’essayais, sedit-il, pour voir comment il me va. » Aussitôt dit, aussitôtfait, et, chose étrange ! cet habit s’ajustait aussi bien à sataille que s’il eût été fait pour lui.

Labakan se promenait de long en large,gesticulant, parlant tout haut et s’étudiant de son mieux à sedonner des airs importants.

« Qu’est-ce donc qu’un prince ? sedisait-il en se contemplant dans une glace : un homme plusrichement habillé que les autres, voilà tout. Si le sultan revêtaitle costume d’un fellah ; si le muphti, si le cadileskierdépouillaient les ornements de leur dignité, qui pourrait dire enles voyant passer : « Celui-là est le sultan ;celui-ci, le chef de la religion, et cet autre, le grand jugemilitaire ? » À quoi reconnaît-on les émirs ? à leurturban vert. Oui, le costume est tout, et, si je pouvais avoir uncafetan comme celui-ci, nul ne me contesterait plus ma qualité deprince, et peut-être même parviendrais-je alors à retrouver mesnobles parents ! Mais pour cela, il faudrait d’abord que jequittasse Alexandrie, dont les gens trop grossiers n’ont pas supressentir mon illustre origine. »

Un moment, il passa par la tête échauffée deLabakan l’idée de faire empaler une demi-douzaine de sescompatriotes pour apprendre à vivre aux autres ; mais il serappela à temps que, tout prince qu’il était, – car il n’en doutaitpas : son maître lui-même ne l’avait-il pas reconnu en disantqu’il avait l’air d’un prince perdu ! – il n’était pas encoresuffisamment constitué en dignité pour pouvoir se permettre cettepetite satisfaction, et il revint tout simplement à son projet decourir le monde à la recherche du trône de ses pères. Illui semblait d’ailleurs que le bel habit du frère du sultan luiavait été envoyé tout exprès pour cet objet par une bonne fée, quilui indiquait ainsi ce qu’il avait à faire, et lui promettait enmême temps sa protection pour l’avenir. Tout exalté par cette belleidée, sa résolution fut prise aussitôt. Ramassant donc tout sonpetit pécule, il se glissa hors de la boutique, et, grâce à lanuit, il put gagner sans être vu les portes d’Alexandrie.

Notre nouveau prince ne laissa pas d’êtrequelque peu intimidé le lendemain par les regards curieux quis’attachaient sur sa personne. Plus il se rengorgeait et portait latête au vent, et plus on s’étonnait qu’un personnage si bien vêtuvoyageât pédestrement comme un petit compagnon. Lorsqu’onl’interrogeait là-dessus, Labakan répondait bien d’un airmystérieux qu’il avait des raisons particulières pour en agirainsi ; mais ayant remarqué que ses explications étaientaccueillies le plus souvent avec des rires moqueurs, il résolut decompléter son équipage par l’achat d’un cheval. Moyennant un prixmodique, il se procura donc une vieille rosse dont l’alluretranquille et la douceur ne pussent lui causer aucunembarras ; car, de se montrer cavalier accompli, maîtreLabakan ne pouvait avoir cette prétention, lui qui n’avait jamaischevauché jusqu’alors que sur son établi.

Un jour, comme il s’en allait au petit pas surson Murva (il avait nommé ainsi son cheval), il fut rejoint par uncavalier qui lui demanda la permission de faire route avec lui, laconversation devant leur abréger à tous deux la longueur du chemin.Le nouveau venu était d’ailleurs un jeune et joyeux garçon, beau,bien fait dans toute sa personne, l’allure décidée, l’œil noir etfier, et Labakan l’eût volontiers traité comme son égal, s’il eûtété plus richement vêtu. Cependant l’entretien s’était noué entreles deux voyageurs, et avant que la journée fût écoulée, Omar,c’était le nom du compagnon de Labakan, avait raconté toute sonhistoire à son nouvel ami. Celui-ci ne lui rendit cette politessequ’à demi, en passant sous silence, bien entendu, le fil et lesaiguilles, et en donnant seulement à entendre qu’il était d’unegrande naissance et voyageait uniquement pour son plaisir.

Maître Labakan se fût bien gardé d’entrer dansplus de détails, après l’histoire qu’il venait d’entendre, et delaquelle il résultait que celui dont le costume lui avait paru simesquin n’était pas moins qu’un fils de roi.

Voici en effet ce que lui avait ditOmar :

« Depuis ma plus tendre enfance, j’ai étéélevé et j’ai toujours vécu à la cour d’Elfi-Bey, le pacha duCaire. Je le croyais mon oncle. Dernièrement, il m’appela auprès delui, et, seul avec moi, il me déclara que je n’étais point sonneveu, mais le fils d’un puissant roi d’Arabie, lequel s’était vucontraint de m’éloigner de lui aussitôt après ma naissance, afin deconjurer une influence funeste qui devait, au dire des astrologues,menacer ma tête jusqu’à l’âge de vingt-deux ans.

« Elfi-Bey ne m’a pas dit d’ailleurs lenom de ma famille, il lui était interdit de le faire ; maisvoici les indications que j’ai reçues de lui et à l’aide desquellesje dois retrouver mon père : Le quatrième jour du mois deRamadan, dans lequel nous allons entrer, j’aurai accompli mavingt-deuxième année. Ce jour-là, je devrai me trouver au pied dela colonne El-Serujah, qui est située à quatre journéesd’Alexandrie, vers l’est. Des hommes se rencontreront en ce lieu,auxquels je présenterai ce poignard que m’a remis Elfi-Bey, et jeleur dirai en même temps :

Je suis celui que vous cherchez.

S’ils me répondent :

Loué soit le Prophète qui t’a sauvé !

j’ai ordre de les suivre. Ces hommes meconduiront auprès de mon père. »

Le garçon tailleur avait écouté toute cettehistoire avec un étonnement toujours croissant. Dans ses jours delubies, il lui était souvent arrivé de se faire le hérosd’aventures analogues ; et voilà que, tout à coup, sous sesyeux, ses rêves prenaient corps et se réalisaient… mais au profitd’un autre. Cela lui paraissait souverainement injuste de la partde la Providence ; car il en revenait toujours là : quelui manquait-il pour être un prince, un véritable prince ?D’être le fils d’un roi, voilà tout. Et n’en était-il pas digneaussi bien que son compagnon ?

Labakan considéra dès lors le prince Omar avecdes yeux jaloux. Ce qui l’irritait surtout, c’était que celui-ci,qui passait déjà pour le neveu d’un chef puissant, eût encore reçudu sort la dignité d’un fils de roi, tandis que lui, Labakan,n’avait obtenu qu’une naissance vulgaire et une carrièreobscure.

Tout le jour, le garçon tailleur remâcha cessottes idées. Elles obsédèrent son imagination la nuit entière etl’empêchèrent de fermer l’œil ; mais lorsque au matin sonregard tomba sur Omar dormant paisiblement à ses côtés, et rêvantpeut-être à son bonheur prochain, Labakan sentit une pensée odieusese glisser dans son cœur comme un reptile empoisonné.

« S’il arrivait par un hasard quelconqueque le prince vînt à périr, qui l’empêcherait, lui, Labakan, de semettre à sa place, de prendre son nom et de se présenter comme lefils du roi ?… »

Omar dormait toujours. Le poignard qu’Elfi-Beylui avait donné et qui devait servir à le faire reconnaître de sonpère sortait à demi de sa ceinture. C’était une armemagnifique ; sa poignée toute constellée de rubis en faisaitun véritable joyau. Labakan s’approcha de plus près pour l’admirer…il y porta la main, le tira du fourreau et lut sur la lame cesmots, qui lui semblèrent encore une sorte d’oracle :

An cha Allah !

S’il plait à Dieu !

« Oui, répéta-t-il tout bas enconsidérant le prince avec des yeux égarés, oui, s’il plaît à Dieu,celui-ci ne se réveillera pas, et je serai, moi, le princeOmar ! » Sa main crispée serrait convulsivement lapoignée de l’arme, il allait frapper… quand, à l’idée du sang, descris de sa victime, d’une lutte peut-être, il sentit son cœurdéfaillir.

Mais, si la pensée du meurtre révoltait latimide nature du garçon tailleur, il n’en était pas de même decelle du vol ; et peu s’en fallut qu’en cette occurrence il neconsidérât le prince Omar comme son obligé de ce qu’il voulait bienlui laisser la vie en se contentant de lui prendre son nom.« Au fait, s’était-il dit, de cette façon j’atteindrai toutaussi bien mon but, et, si l’autre vient réclamer… il arrivera troptard, et ce sera lui qui passera pour l’imposteur. »

Là-dessus maître Labakan, plongeant lepoignard dans sa ceinture, s’était hissé de son mieux sur la rapidemonture du prince, et lorsque Omar s’éveilla son perfide compagnonavait déjà sur lui une avance de plusieurs milles.

C’était le premier du mois de Ramadan que cecise passait, et par conséquent il restait encore trois jours àLabakan pour se rendre au lieu indiqué, ce qui était bien plus quesuffisant pour la distance qu’il avait à parcourir ; mais,talonné par la peur de se voir rattraper par le vrai prince, il nelaissa pas cependant de se hâter le plus possible.

Vers la fin du deuxième jour, Labakan aperçutà l’horizon la colonne El-Serujah. Elle s’élevait au sommet d’unepetite éminence, au milieu d’une vaste plaine, et pouvait ainsiêtre vue deux ou trois heures avant qu’on y arrivât. Le cœur deLabakan battit fortement à cet aspect. Il lui restait encore deuxjours pour réfléchir au rôle qu’il avait à jouer et pour s’ypréparer ; mais sa mauvaise conscience le tourmentait en luiremettant sans cesse sous les yeux le châtiment auquel ils’exposait si sa fourbe était découverte : il risquait eneffet, dans ce cas, de se faire empaler bel et bien, et à tout lemoins d’être essorillé et bâtonné comme un vil larron.

À cette idée, Labakan sentait des frissons luicouler dans le dos ; mais l’envie démesurée qu’il avait defaire le prince l’emporta finalement sur sa peur, et il résolut depousser l’aventure jusqu’au bout.

Tout en se livrant à ses réflexions, ils’était glissé, en tirant son cheval après lui, dans un petit boisde palmiers, afin d’attendre dans cette retraite l’heure marquéepar le destin.

Cette heure sonna enfin ; et lorsque, lematin du quatrième jour, Labakan promena ses regards sur la plaine,ses yeux éblouis contemplèrent avec ravissement un groupe de tentesmagnifiques dressées au pied du monticule qui supportait lacolonne.

Sans perdre de temps, Labakan répara ledésordre apporté dans sa toilette par les accidents du voyage, –car, pour un homme qui attachait au costume une importance sihaute, ce détail n’était pas à négliger, – et, malgré les rumeurssourdes qu’essayait encore de faire entendre sa conscience, ils’élança sur son cheval, ramassa toute sa bravoure et toute sascience hippique pour marcher d’un galop régulier, et poussa droitau monticule.

Au pied de la colonne un vieillard étaitassis. Des esclaves, des gardes, des officiers en riche costumel’entouraient respectueusement et, de même que leur maître,paraissaient attendre avec anxiété l’arrivée de quelqu’un. Tous selevèrent en apercevant Labakan. Celui-ci, cependant, dissimulantson trouble et son agitation dans une inclination profonde, seprosterna aux pieds du vieillard, auquel il présenta le kandjard’Elfi-Bey, en murmurant d’une voix tremblante d’émotion :« Je suis celui que vous cherchez.

– Loué soit le Prophète qui t’asauvé ! répondit le vieillard avec des pleurs dejoie ; viens dans mes bras ; viens ! que je baiseton front et que je te bénisse, mon très cher fils Omar. »

Ces paroles solennelles remuèrent bien quelquepeu l’âme du garçon tailleur ; mais il s’était trop avancépour reculer, et il se précipita en sanglotant dans les bras duvieux prince.

Il ne lui fut pas donné du reste de goûterlongtemps sans inquiétude les délices de son nouvel état. Comme ilse dégageait des bras du vieillard, il vit un cavalier accourirdans la plaine en se dirigeant vers la colline aussi vite quepouvait le lui permettre l’allure trébuchante de sa monture.Labakan n’eut pas besoin d’un second coup d’œil pour reconnaîtreson cheval Murva et le vrai prince Omar ; mais le détestableesprit du mensonge s’était insinué en lui et le poussa, quoi qu’ilpût arriver, à soutenir audacieusement le rôle qu’il avaitusurpé.

« Arrêtez ! s’écria le prince enatteignant épuisé le sommet de la colline ; arrêtez et ne vouslaissez pas abuser par un infâme imposteur. C’est moi, moi seul,qui suis Omar ! »

À cette péripétie inattendue, un profondétonnement se peignit sur le visage des assistants, tandis que lesregards du vieillard, errant de l’un à l’autre avec une anxiététoujours croissante, semblaient solliciter une indispensableexplication.

Trop ému pour pouvoir parler, le prince Omar,appuyant ses deux mains sur son cœur, s’efforçait d’en comprimerles battements. Labakan profita de ce moment de répit, et d’unfront d’airain et d’une voix hypocritement calme, il dit :« Gracieux seigneur et père, ne t’en laisse point imposer parcet homme-là : c’est, autant que je sache, un pauvre diable degarçon tailleur, une espèce de fou qui a la manie de se croireprince et qui mérite d’ailleurs bien moins notre colère que notrepitié. »

 

Ces paroles impudentes exaltèrent la colère duprince jusqu’à la fureur : écumant de rage, il voulait seprécipiter sur Labakan ; mais des gardes s’élancèrent entreeux, et, sur l’ordre du vieillard, Omar fut étroitementgarrotté.

Un moment, en se voyant soumis à cet indignetraitement, le malheureux jeune homme crut que réellement il allaitdevenir fou. Ses yeux injectés ne voyaient plus qu’à travers unnuage rougeâtre, ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient àse rompre ; il allait expirer, si, par l’excès même de ladouleur, une réaction ne s’était opérée, qui détendit subitementses nerfs en rouvrant en lui la source des larmes.

Omar demeura dans une sorte de prostrationpendant un assez long temps ; mais le vieux prince étant venuà passer à ses côtés, il ne put s’empêcher de lui crier ensanglotant : « Oui, oui ! mon cœur me dit que vousêtes mon père ! Oh ! je vous en conjure, par le souvenirde ma mère ! entendez-moi.

– Qu’Allah nous protège ! dit levieillard en s’éloignant, voilà encore ce malheureux quiextravague. Comment donc d’aussi folles pensées peuvent-ellesentrer dans la tête d’un homme ? »

Et, prenant le bras de Labakan, il descenditle coteau, en s’appuyant sur celui qu’il croyait son fils. Tousdeux montèrent ensuite sur de magnifiques chevaux richementcaparaçonnés, tandis que le malheureux prince était lié sur un deschameaux de l’escorte et mis dans l’impossibilité de faire aucunmouvement.

Le vieux prince dont l’amour paternel venaitd’être ainsi trompé était Saaud, sultan des Méchabites. Après unevie déjà longue passée sans enfants, ses ardentes prières avaientété enfin exaucées : un fils lui était né ; mais lesastrologues, consultés sur les destinées du jeune prince, avaienttiré cet horoscope : Que, jusqu’à sa vingt-deuxième année, leprince Omar serait en danger d’être supplanté par unrival ! » C’était alors que le vieux Saaud, espérantdétourner ainsi les funestes conséquences de l’oracle, s’étaitrésigné à confier son fils à son fidèle ami Elfi-Bey, afin qu’il legardât auprès de lui et l’élevât dans l’ignorance de son véritablerang, jusqu’à sa vingt-deuxième année. Cette date passée, lesconjonctions astrales redevenaient favorables au jeune prince etlui promettaient un règne long et prospère.

Tandis que le sultan racontait toute cettehistoire à son prétendu fils, en chevauchant à ses côtés, Labakans’habituait de plus en plus à son rôle de prince, et, quoique sabouffissure fût toujours à peu près la même, il sut déployer un sibel aplomb en rentrant dans ses États, qu’aucun de ses sujets nefut tenté de le prendre pour un prince de contre-bande.

Ce n’étaient de toutes parts, dans les villeset les villages qu’ils traversaient, qu’arcs de triomphes,illuminations, fantasias ; le sol était jonché de fleurs et derameaux verts ; des tapisseries magnifiques décoraient ledevant des maisons, et tout un peuple en délire remerciait à hautevoix Allah et le Prophète du retour d’un si beau prince.

Cet appareil grandiose, cet enthousiasmepopulaire égaré chatouillaient d’ineffables délicesl’incommensurable vanité du tailleur, en brisant le cœur dumalheureux Omar, contraint d’assister, perdu dans la tourbe desdomestiques, au triomphe menteur de son indigne rival. Nul nes’inquiétait du triste prince au milieu de la joie universelle dontil était le véritable objet cependant ! Le nom d’Omar étaitdans toutes les bouches, et celui qui portait ce nom légitimementne voyait aucun regard se détourner sur lui ! Tout au plus, deloin en loin, quelque bonne âme, ou plutôt quelque curieuxdésœuvré, demandait qui l’on conduisait ainsi garrotté ; etcette réponse tombait alors plus douloureuse que du plomb fondudans l’oreille du prince :

« C’est un pauvre garçon tailleur qui aperdu l’esprit ! »

Au bout de huit jours de marche, l’expéditionatteignit la capitale des États du sultan, où tout était préparépour la réception des nobles voyageurs avec un faste plus grandencore que dans les autres villes.

La sultane Validé, femme d’un âge vénérable,attendait son époux et son fils au milieu de toute sa cour, dans laplus belle salle du palais. C’était le soir, et des milliers delampes, enfermées dans des globes de cristal et suspendues dans lesjardins, dans les escaliers, dans les galeries, faisaient de lanuit le jour, et, par leur éclat multicolore, donnaient à tout lepalais un aspect féerique.

De même que son époux, la sultane n’avait pasrevu son fils depuis le jour de sa naissance ; mais son imagelui était apparue si souvent en rêve, et les traits toujours lesmêmes sous lesquels il s’offrait à elle s’étaient imprimés sifortement dans son esprit, qu’elle eût voulu reconnaître entremille l’enfant de ses entrailles.

Lors donc que Saaud, tenant Labakan parlamain, s’approcha du trône de la sultane et lui dit :

« Voici que je te ramène l’enfant aprèslequel ton cœur a si longtemps soupiré ! »

La sultane, l’interrompant soudain avec ungeste de violente répulsion :

« Celui-là, mon fils ?s’écria-t-elle ; non ! non ! ce ne sont pas là lestraits que le Prophète m’a révélés. »

Saaud s’apprêtait à reprocher à la sultane safolle superstition, quand les portes de la salle s’ouvrirent avecfracas et livrèrent passage au prince Omar, qui se précipita aumilieu de l’assemblée, malgré les efforts de ses gardiens, qu’ilentraînait après lui. Épuisé par la lutte qu’il venait de soutenir,il tomba au pied du trône : « Que je meure ici !gémit-il d’une voix éteinte ; ordonne mon supplice, pèrecruel ! je ne saurais supporter plus longtemps cetteignominie.

Un trouble extrême suivit cette scèneinattendue. De toutes parts on s’était jeté sur le malheureuxprince, déjà ses gardiens l’avaient ressaisi et voulaient legarrotter de nouveau, lorsque la sultane, en proie à l’émotion laplus vive, s’élança de son trône en ordonnant aux gardes des’éloigner. Ceux-ci obéissaient ; mais le sultan, enflammé decolère, leur cria d’une voix impérieuse : « Emparez-vousde ce maniaque. Moi seul, que tout le monde l’entende ! moiseul ai le droit de commander ici ! » Et se tournant versles cheicks et les beys qui entouraient le trône, il ajouta enposant sa main sur l’épaule de Labakan : « Les songesd’une femme peuvent-ils entrer en balance contre des témoignagescertains, infaillibles ? Celui-ci, je vous le répète, celui-ciest bien mon fils, car il m’a rapporté, selon qu’il était convenu,le poignard d’Elfi-Bey.

– Il me l’a volé ! rugit le jeune prince.J’ai rencontré ce fourbe sur ma route, je me suis laissé entraînerà lui raconter toute mon histoire, et le traître m’a supplanté.Hélas ! c’est ma naïve confiance qui m’aperdu ! »

Ces cris désespérés n’ébranlèrent pas lesultan. Les idées entraient difficilement dans sa tête ; mais,une fois qu’elles s’y étaient implantées, il était presqueimpossible de les en déloger. Il ordonna donc que le malheureuxOmar fût entraîné de vive force hors de la salle, tandis quelui-même se rendait avec Labakan dans l’intérieur de sesappartements.

Cette aventure avait profondément ému lasultane. Quoique des preuves certaines lui manquassent, un secretpressentiment l’avertissait qu’un intrigant s’était emparé du cœurde son époux. Mais comment démasquer ce fourbe ? Commentarriver à la découverte de la vérité ? Comment parvenirsurtout à ramener le sultan de son erreur ?

La sultane manda auprès d’elle tous les gensqui avaient accompagné son époux à la colonne d’El-Serujah, afin dese faire raconter en détail tous les incidents de la rencontre, etensuite elle tint conseil avec ses plus fidèles esclaves. Plusieursmoyens furent successivement proposés et rejetés ; enfin unevieille et prudente Circassienne, nommée Melechsalah, prit laparole : « Si j’ai bien entendu, très-honorée maîtresse,le porteur du poignard prétendrait que celui que tu tiens pour tonfils est un pauvre garçon tailleur en démence, du nom deLabakan.

– Oui, c’est bien cela, répondit lasultane ; mais où veux-tu en venir ?

– Qu’en pensez-vous, maîtresse ?poursuivit Melechsalah ; si par un trait d’audace inouïe, cetimposteur, en même temps qu’il se substituait au prince Omar, avaitaffublé votre fils de son propre nom ?… Je ne sais ce qu’ilfaut en croire ; mais, s’il en était ainsi, il y aurait unmoyen peut-être de découvrir la fraude et de forcer le faussaire àse déceler lui-même. » Melechsalah se pencha vers l’oreille desa maîtresse, et lui dit tout bas quelques paroles qu’elle partitgoûter, car elle se leva aussitôt pour se rendre auprès dusultan.

C’était une femme adroite et fine que lasultane : elle n’ignorait pas l’entêtement de son époux, maiselle connaissait bien aussi ses côtés faibles et savait enprofiter. « Monseigneur, lui dit-elle, pardonnez à un premiermouvement dont je n’ai pu me rendre maîtresse. Pendant ces longuesannées d’attente ma pensée a volé bien souvent près de mon fils. Lebonheur de le voir m’étant refusé, j’essayais de tromper monimpatience maternelle en me le représentant tel que j’aurais vouluqu’il fût. Eh bien ! monseigneur, que vous dirai-je ?Celui que vous avez ramené n’a pas répondu tout d’abord à l’imageque je m’étais faite ; j’ai craint… ne vous irritez pas,monseigneur ; c’est fini, je me rends, je vous crois et jesuis prête à reconnaître devant tous pour mon fils le jeune hommequi vous a représenté le poignard d’Elfi-Bey.

– À la bonne heure donc ! dit le sultanradouci.

– Mais à une condition, se hâta d’ajouter lasultane ; et, prenant son ton le plus câlin : Jevoudrais… dit-elle ; c’est une folie, un enfantillage, uncaprice, mais j’y tiens, que vous importe après tout ? Jevoudrais…, promettez que vous me l’accorderez.

– Soit ; mais quoi donc ? dit lesultan impatienté.

– Vous jurez d’accepter macondition ?

– Je le jure : parlez.

– Je voudrais que le prince Omar et… etl’autre me donnassent auparavant une preuve de leur habileté. Je nedemande pas qu’ils montent à cheval, qu’ils fassent de la fantasiaou qu’ils accomplissent quelque prouesse guerrière, non ; cesjoutes sont dangereuses parfois et peuvent avoir des suitesfunestes. Je les veux soumettre, moi, à une épreuve d’un autregenre. Je veux qu’ils me fabriquent chacun un cafetan, afin de voircelui qui, pour me plaire, aura le mieux travaillé. »

Le sultan se prit à rire en haussant lesépaules. « Voilà, ma foi, quelque chose de bien judicieux,s’écria-t-il. Et mon fils devrait rivaliser avec cet idiot detailleur à qui fera le mieux un cafetan ? Non certes, cela nesera pas.

– Monseigneur, vous avez juré !

– J’ai juré, j’ai juré, grommela le sultan,sans doute ; mais je vous avoue que je ne m’attendais pas àune pareille extravagance.

– Vous avez juré, monseigneur. »

Le sultan était esclave de sa parole ; ildut s’exécuter, mais non sans protester à part soi que, quel quefût le résultat de l’épreuve, cela ne modifierait en rien sesrésolutions.

Le sultan se rendit lui-même auprès de celuiqu’il appelait son fils, et le pria de se prêter à la fantaisie desa mère, qui souhaitait, pour une fois, avoir un cafetan fabriquéde sa main, et promettait à ce prix de lui accorder ses bonnesgrâces.

À cette nouvelle, le cœur bondit de joie aunaïf Labakan. « Que je puisse me faire bien venir de lasultane mère, pensait-il, et alors il ne me manquera plusrien. »

Cependant deux chambres avaient été préparées,l’une pour le prince, l’autre pour le tailleur, et l’on avaitseulement donné à chacun une pièce de soie de grandeur suffisante,des ciseaux, des aiguilles et du fil.

Le sultan était très désireux de savoir cequ’aurait pu faire son fils en manière de cafetan ; mais lecœur battait bien fort aussi à la sultane : son stratagèmeréussirait-il ?

On avait accordé quarante-huit heures aux deuxreclus pour accomplir leur tâche. Le troisième jour, Labakan sortitd’un air de triomphe, et déployant son cafetan aux regards étonnésdu sultan : « Vois, cher père, dit-il, voyez, ma noblemère, si ce cafetan n’est pas un chef-d’œuvre ? je gageraisque le plus habile tailleur de la cour n’est pas capable d’en faireun pareil. »

La sultane sourit, et se tournant versOmar : « Et toi, qu’apportes-tu ? luidit-elle. »

Le jeune prince lança au loin la soie et lesciseaux, et d’un accent indigné : « On m’a appris,s’écria-t-il, à dompter un cheval, à manier un sabre, et ma flècheva droit au but qu’a marqué ma pensée ; mais que mes doigts sedéshonorent à tenir une aiguille, non, jamais ! cela seraitindigne vraiment d’un élève d’Elfi-Bey, le vaillant souverain duCaire.

– Oh ! toi, tu es bien le fils de monépoux et maître, s’écria la sultane enivrée ; viens, viens queje t’embrasse ; toi, je puis te nommer mon fils !Pardonnez-moi, monseigneur, dit-elle en se tournant vers le sultan,pardonnez-moi la ruse que j’ai employée ; mais ne voyez-vouspas bien maintenant lequel est le prince, lequel est letailleur ? »

Le sultan ne répondait rien. Le dépit et lacolère se disputaient son âme ; mais sa dignité de maître etd’époux lui ordonnait de commander à ses sentiments. « Cettepreuve est insuffisante, dit-il enfin. Mais si j’ai été abusé… – ettout en parlant il regardait fixement Labakan, qui faisait en cemoment une assez sotte figure, – si j’ai été abusé, il me reste,qu’Allah en soit béni ! un moyen sûr de le savoir et depénétrer ce mystère. Qu’on m’amène mon cheval le plus rapide. Je netarderai pas à revenir ; mais, en attendant, que personne nes’éloigne de ce palais. »

Non loin de la ville il existait une antiqueforêt, au fond de laquelle la tradition plaçait la demeure d’unebonne fée nommée Goulgouli, qui, à ce qu’on rapportait, avait déjàplus d’une fois assisté les sultans de ses conseils à l’heure dubesoin.

C’était vers Goulgouli que se rendait le vieuxSaaud.

Lorsqu’il fut arrivé au centre d’une vasteclairière tout entourée de cèdres géants, et qui passaitgénéralement pour la retraite de la fée, le sultan mit pied àterre, et d’une voix forte il dit :

« S’il est vrai que jadis tu aies assistémes ancêtres de tes bons conseils à l’heure de la nécessité, nerefuse pas, ô Goulgouli, d’accueillir la prière de leur descendant,et daigne me venir en aide aujourd’hui ! »

Le sultan avait à peine achevé de prononcerces mots, que l’un des cèdres s’entrouvrit et livra passage à unetoute mignonne figure de femme, voilée de longues draperiesblanches.

« Je sais pourquoi tu viens à moi, sultanSaaud, dit la fée d’une voix fraîche et cristalline comme un timbred’harmonica. Tes intentions sont droites et pures ; aussi teprêterai-je volontiers mon appui. Prends ces deux petitescassettes, et que chacun des deux jeunes gens qui prétendent àl’honneur de ton nom fasse choix librement de l’une d’elles. Leprince Omar, je le sais, et bientôt la preuve en sera sous tesyeux, trouvera dans celle qu’il aura désignée la confirmation deson haut rang, tandis que le contenu de la seconde décèleral’imposteur. Va ! et que le Prophète daigne faire descendresur ton front blanchi la rosée de ses consolations ! »Ainsi parla la fée voilée, et, après avoir, remis entre les mainsdu sultan deux coffrets d’ivoire enrichis d’or et de pierreries,elle s’évanouit dans l’air ainsi qu’une vapeur.

Le sultan demeuré seul se sentit pris d’un vifmouvement de curiosité à l’endroit des coffrets ; mais, bienqu’on n’y aperçût aucune trace de serrure, il ne put venir à boutcependant d’en soulever les couvercles. Entièrement semblables degrandeur et d’aspect, les coffrets ne se distinguaient d’ailleursl’un de l’autre que par les inscriptions différentes qu’ilsportaient, et qui étaient formées de diamants incrustés. On lisaitsur l’un : HONNEUR ET GLOIRE ; sur l’autre : BONHEURET RICHESSE.

Aussitôt que la sultane eut entendu de labouche de son époux le récit de sa visite à Goulgouli et lapromesse de la bonne fée, son cœur tressaillit de joie. Confiantedans la protectrice des sultans, elle ne doutait pas que celui verslequel un secret instinct l’attirait ne pût enfin fournir la preuvede sa royale extraction ; et des ordres furent donnés en toutehâte pour que l’épreuve eût lieu sur-le-champ, en présence de toutela cour et d’une manière solennelle.

Les deux coffrets ayant été déposés sur unetable de porphyre, devant le trône du sultan, les émirs et lespachas vinrent se ranger autour de leur souverain. Lorsqu’ilseurent tous pris place, Labakan fut introduit.

Le drôle avait eu le temps de se remettre deson trouble, et, puisqu’il n’avait pas été chassé déjàignominieusement, il se disait que la partie n’était pas encoreperdue. Il s’avança donc d’un pas hautain à travers la salle,s’inclina devant le trône et dit : « Que m’ordonne monseigneur et père ? »

Après que le sultan lui eut expliqué ce qu’ilavait à faire, Labakan se dirigea vers la table et se mit àconsidérer les deux cassettes. Il hésita longtemps, ne sachant àlaquelle s’arrêter. « Très-honoré père, s’écria-t-il enfin, iln’est pas à mes yeux de bonheur plus grand que celuid’être ton fils, et celui-là possède toute richesse quijouit de ton amour. À moi donc la cassette qui porte : BONHEURET RICHESSE.

– Nous saurons tout à l’heure si tu as bienchoisi, dit le sultan ; et se tournant vers un esclave, ilajouta : « Que l’autre soit amené ! »

Omar s’avança lentement : son visageétait abattu, son regard attristé ; tout son être paraissaitbrisé par les émotions violentes qu’il avait eu à supporter depuisquelques jours, et son aspect excita l’intérêt de tous lesassistants. Il se prosterna devant le trône du sultan et luidemanda de lui faire connaître sa volonté.

La nature et le but de l’épreuve à laquelle ilétait soumis lui ayant été révélés, Omar se releva et marcha versla table qu’on lui indiquait.

Il lut attentivement les deux inscriptions,parut se recueillir un moment, et d’une voix douce et ferme ildit :

« Élevé sur les marches d’un trône,j’avais cru jusqu’ici à l’excellence de la fortune, à la permanencede ses dons. Hélas ! ces derniers jours m’ont appris combienest fragile le bonheur, combien passagère la richesse ! Maisce que je sais aussi, poursuivit-il en relevant la tête et l’œilflamboyant, c’est que la poitrine du brave recèle un bienimpérissable, l’honneur, et que l’étoile brillante de lagloire ne s’éteint pas avec celle de la félicité. Oui,dussé-je y perdre un trône, le sort en est jeté : HONNEUR ETGLOIRE, je vous choisis. »

Déjà sa main s’étendait vers la cassette dontla noble devise avait séduit son âme ; mais Saaud l’arrêtad’un geste et commanda en même temps à Labakan de se rapprocher dela table et d’attendre ses ordres.

Tandis que les deux rivaux se tenaient ainsicôte à côte, l’un dissimulant avec peine le malaise de saconscience sous une audace affectée, l’autre attendant l’arrêt dusort avec une assurance modeste, le sultan s’était fait apporter unbassin d’argent tout rempli d’une eau limpide puisée à la fontainesacrée de la Mecque, que les croyants nomment Zemzem. Ilfit les ablutions consacrées, tourna son visage vers l’Orient et seprosterna trois fois en disant : « Dieu, mon père !toi qui conserves depuis des siècles notre race pure et sansmélange, ne permets pas qu’un être indigne puisse souiller le sangdes Abassides ; et que par ton secours mon fils, mon vraifils, me soit révélé dans cette épreuve suprême ! »

Sur un signe du sultan, les deux jeunes gensportèrent la main sur les coffrets qu’ils avaient choisis, et lescouvercles qu’aucun effort n’avait pu soulever jusque-làs’ouvrirent soudain d’eux-mêmes.

Dans le coffret d’Omar reposait, sur uncoussin de velours nacarat, une petite couronne et un sceptre d’oren miniature.

Au fond de celui de Labakan, une longueaiguille de tailleur était couchée à côté d’un petit peloton defil.

À cette vue, les yeux du sultan furent enfindessillés et son intelligence reconnut ce que le cœur maternelavait pressenti du premier coup. Mais pour qu’il fût confirmé mieuxencore que la main du Destin, et non l’aveugle hasard, avaitdéterminé le choix des coffrets, à peine le sultan eut-il touché lapetite couronne qu’elle grandit, grandit toujours, jusqu’à cequ’elle eût atteint enfin la dimension d’une couronne véritable. Levieux Saaud la plaça alors de ses mains tremblantes sur la tête deson fils Omar, qui s’était agenouillé devant lui, et le relevant,il le baisa au front et le fit asseoir à ses côtés.

Se tournant ensuite vers Labakan, qui nesavait quelle contenance garder et tremblait dans sa peau dansl’attente du châtiment qu’il avait mérité : « Quant àtoi, chien maudit, s’écria le sultan, tu périras sous lebâton !

– Grâce pour lui ! mon père, dit leprince Omar ; ne me refuse pas la première prière que jet’adresse, et que la joie de mon retour ne soit pas attristée pardes supplices.

– Sois donc épargné, misérable, puisque ainsile veut mon fils, reprit le sultan ; mais que le soleil levantne te retrouve pas dans mes États, si tu ne veux servir de pâtureaux corbeaux. »

Confus, anéanti comme il l’était, le pauvregarçon tailleur était incapable d’articuler une parole. Il tomba laface contre terre devant le prince, et, le visage inondé de larmes,il ne put que faire entendre quelques remercîments inintelligibles.Pendant ce temps, les émirs, les pachas, les grands du royaumes’étaient levés et se pressaient autour du prince Omar, auquel ilssouhaitaient toute sorte de prospérités. Au milieu de cesmanifestations de l’enthousiasme des courtisans, qui la veilles’adressaient à lui, Labakan, auquel on ne prenait pas plus garde àprésent qu’au dernier des esclaves, se glissa inaperçu hors de lasalle, et, la menace du vieux Saaud retentissant encore dans sonoreille, il reprit en toute hâte le chemin d’Alexandrie.

S’il eût su la réception qui l’attendait danscette ville, il eût couru moins fort sans doute ; mais ilétait écrit qu’il devait recevoir encore cette leçon, afin d’êtredégoûté à tout jamais des grandeurs et radicalement guéri de seslubies princières.

Lors donc que Labakan se présenta chez sonancien maître, celui-ci, ne le reconnaissant pas d’abord, lui fitun grand salut en lui demandant ce qu’il y avait pour sonservice ; mais quand le drôle se fut approché et que le maîtreeut dévisagé son voleur d’habits, il appela ses compagnons et sesapprentis, et tous ensemble tombèrent sur Labakan comme desfurieux, et l’accablèrent de coups et d’injures. Ils luireprochaient son vol, ils raillaient ses prétentions extravagantes,ils le menaçaient du cadi ; et en même temps le pauvre diablese sentait pincé, piqué, mordu, déchiré, martyrisé de cent côtés àla fois par les pointes acérées des aiguilles et des ciseaux. Ilréussit enfin à s’échapper des mains de ses compagnons, son habiten lambeaux, la figure meurtrie, à moitié mort ; mais leshuées le poursuivirent encore à travers les rues, jusqu’à ce qu’ileût trouvé un caravansérail où reposer sa tête.

Brisé, harassé, moulu, tous les membresendoloris, le malheureux Labakan demeura quarante-huit heures surson lit sans pouvoir bouger ; mais ce temps de repos forcé nefut pas du reste perdu pour lui. Il l’employa en réflexions sur sesfautes passées et sur la conduite qu’il devait tenir à l’avenir.« Le proverbe a bien raison, s’écria-t-il tout haut, quidit : À chacun son métier. Pour avoir voulu faire le prince,j’ai failli me souiller d’un crime abominable, et peu s’en estfallu ensuite que mes compagnons ne me fissent périr à coupsd’aiguilles. Allons, foin des grandeurs ! et si je puistrouver, comme je l’espère, quelque boutique où travailler etgagner modestement ma vie, je ne demande rien de plus auProphète. »

Là-dessus Labakan s’endormit. À son réveil,comme il arrive d’ordinaire après une succession d’aventuresextraordinaires et un grand ébranlement du cerveau, il ne sesouvenait plus de rien, et, en regardant à travers sa fenêtre lesminarets élancés des mosquées d’Alexandrie, qu’il lui semblaitn’avoir jamais perdus de vue, les événements des derniers jours nelui apparaissaient plus que comme un rêve étrange terminé par unhorrible cauchemar.

Soudain un objet frappa ses yeux et le rappelaà la réalité.

C’était le coffret de Goulgouli.

Labakan ne se souvenait en aucune façon del’avoir emporté dans sa fuite ; mais, tout en en considérantcurieusement le travail et la matière, il se disait tout bas qu’unpareil objet de luxe ne pouvait lui être bon à rien, et qu’ilferait bien mieux de le vendre à quelque juif qui lui en donneraitun bon prix, dont il pourrait faire un plus utile emploi.

Il se dirigea donc vers le bazar le plusproche, son coffret sous le bras et l’offrit à un honnête enfantd’Israèl qui le lui acheta vingt fois au-dessous de sa valeur. Celafaisait encore néanmoins une somme assez rondelette, et Labakanayant serré son argent dans sa ceinture, s’en allait joyeux, quandil s’entendit héler par une voix nasillarde : « Hé !jeune homme ! Hé ! holà ! » C’était sonbrocanteur qui lui tendait d’un air goguenard le petit peloton defil et l’aiguille qu’il venait de trouver dans le coffret.« Tenez, jeune homme, je n’ai que faire de cela, moi, et cen’est pas pour serrer des outils de ce genre que sont faits depareils bijoux. D’ailleurs, ajouta-t-il en toisant le pauvre diabledu haut en bas, cela pourra vous servir pour raccommoder votrecafetan, en attendant que vous en achetiez un autre.

Labakan prit machinalement les objets que luitendait le juif, et jetant un coup d’œil sur sa personne, ils’aperçut qu’en effet les mains de ses compagnons avaient apportéun notable dommage à son ajustement. Comme il cherchait uneboutique de fripier où se rhabiller d’une façon plus convenable, ilen avisa une au-dessus de laquelle pendait un écriteau indiquantqu’elle était à louer. Il entra, et tout en changeant de costume,il regardait la boutique et son aménagement et se disait que celane devait pas être bien cher. Il adressa quelques questions aumarchand, et celui-ci se montra si raisonnable dans sesprétentions, qu’en dix minutes l’affaire fut conclue, le premierterme payé d’avance, et Labakan installé, jambes croisées, sur sonétabli.

Pour première besogne, et en attendant qu’ileût occasion de travailler pour autrui, Labakan se mit à rapiéceret à repriser la veste que son ancien maître et ses compagnons luiavaient si déplorablement dévastée, et pour ce faire il employajustement l’aiguille et le fil que le brocanteur lui avait rendus.Le dommage était grand et demandait du temps pour être réparé.Avant qu’il en fût venu à bout, Labakan fut obligé de laisser làson travail pour aller quérir quelques provisions dont son estomacsentait l’impérieux besoin. Il demeura dehors une demi-heureenviron. Mais à son retour, quel merveilleux spectacle s’offrit àlui ! l’aiguille cousait toute seule sans qu’aucune main laconduisît, et elle faisait des points d’une finesse et d’uneélégance telle que Labakan lui même, si bon ouvrier qu’il fût,n’aurait pu que difficilement y atteindre. Autre prodige : lepetit peloton de fil était inusable, et l’aiguille avait beaucourir, courir toujours, la grosseur du peloton ne diminuait pas del’épaisseur d’un cheveu.

Le pauvre garçon tailleur, qui au moment del’ouverture des coffrets avait considéré d’abord avec rage etensuite avec mépris la soie et l’aiguille accusatrices, compritalors combien le plus mince présent d’une bonne fée est précieux etde valeur inestimable. Il entrevit le secours qu’il pourrait tirerde ces outils enchantés ; tombant à genoux, il remercia leProphète avec larmes, et le doux nom de Goulgouli vint se mêler surses lèvres à celui d’Allah !

Désormais tout à sa profession, dont nevenaient plus le distraire de folles bouffées de vanité, Labakan netarda pas à recueillir des commandes de toutes parts, et, grâce àces merveilleux instruments, il acquit sans grand’peine le renom duplus habile tailleur de la ville. Il n’avait qu’à couper lesvêtements et à faire les premiers points, son aiguille poursuivaitensuite la tâche commencée et courait sans interruption jusqu’à ceque l’habit fût fini. Maître Labakan compta bientôt ses pratiquespar centaines, car il travaillait vite et bien, et avec unemodération de prix extraordinaire. Il n’y avait qu’une chose quifit un peu hocher la tête aux bonnes gens d’Alexandrie lorsqu’onparlait de l’habile tailleur : c’est que maître Labakann’avait point de compagnons ni d’apprentis et travaillait toujourstoutes portes closes.

Ainsi fut accomplie la sentence de lacassette, promettant à son possesseur bonheur etrichesse. Bonheur et richesse accompagnaient en effet dansune mesure modeste les entreprises de l’heureux tailleur ; etlorsqu’il entendait parler de la gloire du jeune sultan Omar, quiétait dans toutes les bouches, lorsqu’on vantait devant lui cehéros comme l’orgueil de son peuple et l’effroi de sesennemis ; lorsqu’on rapportait les vaillantises du prince, sesexploits guerriers, les dangers qu’il avait courus dans les combatset dont sa bravoure et son génie l’avaient tiré, le timide Labakansentait, aux frissons involontaires qui lui parcouraient tout lecorps, que le métier de prince et de héros n’était pas son fait, etqu’il eût joué un triste rôle sur les champs de bataille. Il seréjouissait alors du dénoûment de son aventure ; et tout entaillant, cousant et rapetassant, il s’affermissait de plus en plusdans la croyance de tout bon musulman, à savoir que nul ne peutchanger sa destinée.

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