La Caravane – Contes orientaux

I

 

Par un beau soir d’été, le calife de Bagdad,Chasid, était paresseusement étendu sur son sofa. Après avoir dormiquelque peu, car la chaleur était accablante, le calife s’étaitréveillé de très bonne humeur. Il fumait dans une longue pipe debois de rose, en buvant par intervalles quelques gouttes de caféque lui versait un esclave, et, tout en savourant lentement chaquegorgée, il caressait d’un air satisfait sa barbe qui était fortbelle. Bref, on voyait du premier coup d’œil que le calife étaitdans un état de béatitude parfaite.

Dans ces moments-là, sa hautesse était assezabordable et daignait même se montrer douce et bienveillante enversles simples mortels qui avaient affaire à elle. Aussi était-cel’heure qu’avait adoptée son grand vizir Manzour pour lui rendre savisite quotidienne. Le grand vizir vint donc au palais ce jour-làselon son habitude ; mais, ce qui était rare chez lui, ilavait l’air tout pensif.

« Eh ! d’où te vient cette mine àl’envers, grand vizir ? s’écria le calife étonné, en ôtant uninstant de ses lèvres le bouquin d’ambre de sa pipe.

– Seigneur, répondit le vizir en croisant sesbras sur sa poitrine et en s’inclinant profondément, j’ignore simon visage trahit malgré moi les secrètes pensées de mon âme, maisje viens de voir en entrant ici un juif qui étale de si bellesmarchandises, que je me dépitais intérieurement, je vousl’avouerai, de n’avoir pas plus d’argent superflu. »

Le calife, qui cherchait depuis longtemps uneoccasion d’être agréable à son grand vizir, pour lequel il avaitune véritable affection, fit signe à l’un de ses esclaves noirsd’aller chercher le marchand.

Celui-ci fut rendu presque aussitôt quemandé.

C’était un petit homme, brun de visage, le nezmince et crochu, la lèvre narquoise et retroussée à droite et àgauche par deux dents jaunâtres et hideuses, les seules qui luirestassent dans la bouche. Ses petits yeux verts, pareils à ceuxd’un aspic, lançaient des flammes sous ses sourcils roux. Dès qu’ilparut devant le calife, il frappa le pavé de son front et s’avançacomme en rampant, les traits contractés, sous prétexte de sourire,par la plus épouvantable grimace qui jamais se soit imprimée sur unvisage humain. Il portait devant lui, soutenu par une largecourroie qui s’appuyait sur ses épaules voûtées, un coffre de boisde sandal dans lequel étaient entassées toutes sortes demarchandises précieuses, que sa main noire et velue faisaitmiroiter aux yeux des chalands avec l’astuce commerciale d’un vraifils de Juda.

C’étaient des perles d’Ophir ajustées enpendants d’oreilles, des bagues d’or vert rehaussées de brillantsque l’œil pouvait à peine regarder, tant elles jetaient defeux ; puis encore des pistolets richement damasquinés, descoupes d’onix, des peignes d’ivoire incrustés d’or, et mille autresbijoux non moins rares et non moins enviables. Après avoir passé letout en revue, le calife acheta pour Manzour et pour lui demagnifiques pistolets, et de plus pour la femme du vizir, un peigned’argent ciselé, niellé et rehaussé d’une couronne de perles finesqui en faisaient la chose du monde la plus riche et la plus belle àla fois. Comme le marchand allait fermer son coffre, le calife, quine pouvait en détacher ses yeux, découvrit un petit tiroir, le seulqui n’eût pas été ouvert, et demanda s’il n’y avait pas encore làquelques joyaux. Le colporteur ouvrit le compartiment que luidésignait le calife et en tira une espèce de tabatière contenantune poudre noirâtre, que recouvrait un papier chargé de caractèressinguliers, dont ni Chasid ni Manzour ne purent déchiffrer un seulmot.

« Cette boîte me vient, dit lecolporteur, d’un marchand qui l’avait trouvée sur son chemin enallant à la Mecque. J’ignore ce que c’est ; mais elle estd’ailleurs tout à votre service, si vous la désirez ; pourmoi, je ne sais qu’en faire. »

Le calife, quoique fort ignorant, entassaitvolontiers dans les armoires de sa bibliothèque toutes sortes decuriosités et de vieux parchemins. Il acheta la tabatière et lemanuscrit, et renvoya le marchand, qui sortit à reculons, ens’inclinant non moins profondément qu’à son entrée.

Chasid contemplait tout joyeux sonacquisition, mais non sans songer pourtant qu’il eût bien voulusavoir ce que signifiait l’écrit qu’il tournait et retournaitmachinalement entre ses mains.

« Ne connais-tu personne qui me puisselire cela ? dit-il enfin à son vizir.

– Très-gracieux seigneur, répondit celui-ci,je sais auprès de la grande mosquée un homme qu’on appelle Sélim leSavant. Il comprend, dit-on, toutes les langues. Ordonnez qu’onl’aille quérir ; peut-être pourra-t-il expliquer cescaractères mystérieux. »

Deux esclaves furent envoyés sur-le-champ à larecherche de Sélim le Savant, avec mission de le ramener surl’heure.

« Sélim, lui dit le calife aussitôt qu’ilentra, on te dit fort versé dans la connaissance des langues.Examine un peu cet écrit et vois si tu peux le lire. Je te donneraiun habit de fête tout neuf si tu parviens à m’en expliquer le sens.Sinon il te sera appliqué douze soufflets et vingt-cinq coups debâton sous la plante des pieds, pour avoir usurpé le glorieux nomde Savant. »

Sélim s’inclina et répondit : « Queta volonté soit faite, maître. » Puis il se mit à considérerattentivement l’écrit qui lui était soumis. Tout à coup ils’écria : « C’est du latin, seigneur, ou que je soispendu !

– Eh ! latin ou grec, dis-nous donc vitece qu’il y a là dedans, » dit le calife impatienté.

Sélim se hâta de traduire, et voici ce qu’illut :

« Qui que tu sois, qui trouveras cetobjet, remercie Allah de la faveur qu’il daigne t’accorder. Celuiqui respire une pincée de la poudre qui est renfermée dans cetteboite et dit en même temps : « MUTABOR » celui-làpeut se métamorphoser à son gré en tel animal qu’il lui plaît, etcomprendre aussi les idées qu’échangent les animaux dans leurlangage. S’il veut ensuite revenir à la forme humaine, qu’ils’incline trois fois vers l’Orient en prononçant le même mot, et lecharme est rompu. Garde-toi seulement, à toi qui tenterasl’épreuve, garde-toi de rire tandis que tu seras métamorphosé.Autrement le mot magique s’enfuirait irrévocablement de tonsouvenir, et tu serais condamné à rester à jamais dans la familledes bêtes. »

À mesure que Sélim le Savant avançait dans latraduction du papier cabalistique, le calife sentait se développeren lui une joie qu’il avait peine à contenir. Après avoir faitjurer au savant de ne révéler à personne le secret dont il étaitpossesseur, il se hâta de le renvoyer, mais non sans l’avoir faitrevêtir auparavant d’une magnifique robe de soie, laquelle n’ajoutapas peu à la considération dont Sélim le Savant jouissait déjà dansBagdad.

À peine fut-il sorti que le calife,s’abandonnant à sa joie : « Voilà ce que j’appelle unfameux marché ! s’écria-t-il. Quel plaisir, mon cher Manzour,de se pouvoir changer en bête ! Dès demain matin, tu viens metrouver ; nous allons ensemble dans la campagne, nous prisonsdans ma précieuse tabatière, et nous comprenons alors tout ce quise dit et se chante, se chuchote et se murmure dans l’air et dansl’eau, dans la forêt et dans la plaine. »

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