La Caravane – Contes orientaux

Chapitre 6LE VAISSEAU MAUDIT

 

La plaisante narration de Muley obtint unsuccès de fou rire unanime. M. Mouck et ses babouchesendiablées trottèrent toute la nuit par la cervelle de nosvoyageurs, et le lendemain matin, ils riaient encore aux éclats desmésaventures et de la malicieuse vengeance du petit homme, dont lamirifique histoire fut presque l’unique objet de leursconversations de tout le jour. Après le repas du soir, cependant,Muley, le conteur de la veille, s’adressant au vieil Achmet avectout le respect dû à sa barbe blanche : « Neconsentirez-vous pas aussi, lui dit-il, à nous raconter quelquechose, histoire ou conte, légende ou souvenir ? car votre vie,ô mon père ! ajouta le jeune homme en s’inclinantprofondément, a dû être fertile en aventures de toutgenre. »

Achmet parut acquiescer à cette invitation parun léger signe de tête ; mais il demeura un moment sansrépondre et comme se demandant à lui-même ce qu’il devaitraconter.

« Chers amis, dit-il enfin, vous vousêtes montrés pour moi, pendant tout le cours de notre voyage, descompagnons attentifs et dévoués, et Sélim aussi, depuis le peu dejours que nous nous connaissons, a su gagner ma confiance : cen’est donc pas un conte inventé à plaisir que je vous redirai, maisune histoire, une histoire prodigieuse et effroyable, qui m’estarrivée dans ma jeunesse et à laquelle je ne puis songer encoresans une insurmontable horreur : c’est ma rencontre avec levaisseau maudit. »

 

Mon père possédait une petite boutique dans laville de Balsora. Ni pauvre ni riche, il était d’ailleurs de cesgens qui ne se risquent pas volontiers dans les spéculationsaventureuses, de peur d’y perdre en un jour le fruit de longuesannées de travail. Il redoutait la mer particulièrement, et jamaisil n’avait osé hasarder la moindre cargaison sur les flots. Un jourcependant, un de ses amis vint lui proposer une affaire de ce genrequi présentait de si magnifiques chances de gain, que mon père selaissa séduire et consentit à entrer pour mille besans, le plusclair de son bien, dans le nolisement d’un navire. Huit joursaprès, nous apprîmes que le navire avait été assailli par unetempête, presque au sortir du port, et qu’il avait péri corps etbiens. Le saisissement qu’éprouva mon père en recevant cettenouvelle fut si violent, qu’il en mourut subitement sans avoir puprononcer un seul mot. Pour moi, qui venais d’atteindre mesdix-huit ans, ce désastre n’abattit pas mon jeune courage. Je fisargent de tout ce que mon père avait laissé, et je résolus departir, afin d’aller chercher fortune à l’étranger. Un seul de nosvieux serviteurs, qui avait conçu pour moi un réel attachement, nevoulut pas séparer sa destinée de la mienne. Je l’emmenai donc.

Nous nous embarquâmes dans le port de Balsora,par un vent favorable, à bord d’un navire en destination de l’Inde.Depuis quinze jours déjà nous étions en mer, lorsque le capitainenous annonça une tempête prochaine. Son visage bouleversé semblaitindiquer qu’il ne connaissait pas suffisamment sa route dans cesparages pour qu’il pût sans appréhension y subir une tempête. Ilordonna de ferler toutes les voiles, et nous attendîmes ainsi lesévénements.

La nuit était venue claire et froide, et déjàle capitaine croyait s’être mépris sur les signes avant-coureurs dela tempête, quand tout à coup un navire, que nous n’avions pasaperçu jusque-là, glissa si près du nôtre qu’il semblait presque letoucher. Un immense cri de terreur retentit sur notre pont. Lecapitaine, qui était à mes côtés, devint plus pâle qu’un linceul.« Mon navire est perdu, s’écria-t-il, la Mort fait voile avecnous. » Avant que j’eusse pu l’interroger sur le sens de cetteexclamation, les matelots se précipitèrent autour de lui en criantet se lamentant. « L’avez-vous vu ? l’avez-vous vu ?répétaient-ils avec angoisse. Malheureux que nous sommes !c’est fait de nous ! »

Après avoir essayé de se calmer par la lecturede quelques versets du Coran, le capitaine alla lui-même se mettreà la barre afin de diriger notre marche. Vains efforts ! Latempête nous gagnait à vue d’œil, et, avant qu’une heure se fûtécoulée, notre vaisseau se coucha sur le flanc avec un craquementhorrible. Cependant nous nous étions jetés dans les chaloupes, etnous nous efforcions, non de nous diriger, c’était impossible, maisde nous soutenir au moins sur les flots en fureur. La tempêtedurait toujours, et cette effroyable nuit semblait ne devoir jamaisfinir. Nous appelions le jour ardemment, ignorant quel nouveaudésastre il devait encore nous apporter ! En effet, auxpremières lueurs de l’aube, le vent enveloppa notre barque dans untourbillon et la renversa. Depuis lors, je ne revis plus aucun deceux qui s’étaient trouvés sur le vaisseau. L’orage m’avaitabasourdi, et quand je revins à moi, après un long évanouissement,je fus tout étonné de me trouver dans les bras de mon vieuxserviteur, qui s’était cramponné à la barque chavirée et m’avaittiré après lui.

La mer s’était calmée enfin, et, debout surnotre chaloupe aux trois quarts brisée, nous interrogions avidementl’horizon sans bornes, quand tout à coup, dans un lointainvaporeux, un navire nous apparut, vers lequel, par bonheur, labrise nous poussait. Lorsque nous nous en fûmes un peu rapprochés,je reconnus ce même vaisseau qui nous avait serrés de si prèspendant la nuit, et dont la vue avait jeté le capitaine dans un sigrand effroi. Je me sentis frissonner à mon tour. L’exclamation ducapitaine, qui s’était si épouvantablement confirmée, l’apparencedéserte du navire, les cris que nous poussions et auxquels nullevoix ne répondait, tout cela m’épouvantait étrangement ! etcependant c’était notre unique moyen de salut, et nous bénissionsle Prophète de nous l’avoir si miraculeusement offert.

À force de manœuvrer des pieds et des mains enguise d’avirons, nous finîmes par aborder le vaisseaumystérieux ; mais nous eûmes beau alors héler et crier detoute la force de nos poumons, rien ne bougea au-dessus de nostêtes, pas une voix ne nous répondit. Un long cordage pendait lelong des flancs du navire ; je m’en saisis, et en un moment jefus sur le pont.

Quel spectacle m’y attendait !Aujourd’hui encore, après tant d’années, je ne puis me le rappelersans frémir d’horreur.

Le pont était rouge de sang. Vingt ou trentecadavres, en costume turc, étaient étendus pêle-mêle sur leplancher. Au pied du grand mât se dressait un homme richementhabillé et le sabre à la main ; mais son visage était livideet décomposé. Lui aussi était mort !… Une longue cheville defer, qui lui traversait le crâne, le clouait au mât et lemaintenait debout.

La terreur enchaînait mes pas. De même quedans un cauchemar, j’osais à peine respirer. Enfin mon compagnon merejoignit, et son saisissement fut égal au mien, à la vue de cescadavres amoncelés. Nous nous hasardâmes cependant, après avoirinvoqué le Prophète, à pousser plus avant ; mais, à chaque pasque nous faisions, nous découvrions des choses de plus en plushorribles. Autour de nous, d’ailleurs, toujours même silence etmême calme lugubre, pas un souffle, pas un bruit : rien nebougeait ici ni là, rien ne vivait que nous et l’Océan, dont lesein se gonflait et s’abaissait à intervalles égaux comme unepoitrine humaine. Nous étions arrivés ainsi à l’entrée d’unescalier conduisant aux chambres du navire. Là nous fîmes halte etnous nous regardâmes l’un l’autre, comme pour nous demander s’ilfallait pousser plus avant.

« Ô maître ! dit enfin mon fidèleserviteur, il s’est passé ici quelque chose d’effroyable, etpeut-être les meurtriers occupent-ils encore le navire ; mais,quoi qu’il doive nous arriver, descendons, je ne saurais supporterplus longtemps cet horrible spectacle. »

En bas comme en haut régnait un silence demort que troublait seul le bruit de nos pas. Nous arrivâmes à laporte de la cabine. J’y appliquai mon oreille et j’écoutai. Aucunbruit ne s’étant fait entendre, je poussai la porte. La chambreoffrait l’image du plus complet désordre. Des habits, des armes,des objets de toute sorte y gisaient pêle-mêle ; rien n’étaità sa place. L’équipage, ou du moins le capitaine et ses officiers,devaient avoir fait dans ce lieu quelque orgie récente suivie sansdoute d’une rixe acharnée, car des taches de sang et de vinmaculaient encore le plancher. Nous poursuivîmes notre inspectionde chambre en chambre et d’étage en étage, et partout noustrouvâmes une riche cargaison de soie, de perles, de poudre d’or etd’autres marchandises rares et précieuses. Cette découvertem’arracha pour un instant à mes sinistres préoccupations. Personneque nous ne se trouvant sur le navire, je me croyais autorisé àm’approprier le tout, et déjà je voyais ma fortune faite ;mais Ibrahim, de sens plus rassis, me fit observer que ma joieétait au moins prématurée et qu’il fallait avant tout songer àgagner la terre.

Après que nous nous fûmes un peu réconfortésavec des mets et des liqueurs que nous trouvâmes en abondance dansla cabine, nous nous décidâmes enfin à remonter sur le pont ;mais l’épouvante revint encore s’emparer de nous comme la premièrefois à l’aspect des cadavres.

« Délivrons-nous-en en les jetantpar-dessus le bord, » dis-je à Ibrahim. Mais jugez, si vous lepouvez, de notre terreur, quand nous nous aperçûmes que nous nepouvions déranger de sa place aucun de ces morts : ilstenaient au vaisseau par des liens enchantés ! Le capitainenon plus ne voulut pas se laisser détacher de son mât, et nous nepûmes même pas arracher son cimeterre de sa main roide etglacée.

Lorsque la nuit commença à tomber, j’engageaile vieil Ibrahim à dormir un peu pour réparer ses forces, voulantmoi-même veiller sur le pont et guetter s’il ne nous arriverait pasquelque secours.

La lune venait de se lever, et, d’après laposition des étoiles, je calculais qu’il devait être environ onzeheures, lorsqu’un besoin de sommeil si irrésistible s’empara demoi, qu’involontairement je me laissai tomber derrière un tonneauqui se trouvait sur le pont. Je ne dormais qu’à moitiécependant ; car j’entendais très-distinctement la mer battrecontre les flancs du vaisseau et le vent gémir et siffler dans lesvoiles et les cordages. Tout à coup, je crus distinguer à mes côtésdes voix et des pas d’hommes. Je voulus me relever pour m’assurerdu fait, mais une puissance invincible tenait mes membresenchaînés, et il me fut impossible même d’entr’ouvrir les yeux.Cependant les voix devenaient toujours plus distinctes, et il mesemblait qu’un nombreux équipage s’agitait sur le pont. Parinstants, le sifflet du commandement retentissait à mes oreilles,et je percevais très-nettement alors le bruit de la manœuvre. Maispeu à peu le sentiment m’abandonna et, malgré mes efforts pourrésister à l’engourdissement qui me gagnait, je tombai dans unlourd sommeil, pendant lequel je crus entendre encore, mais uninstant seulement, et d’une manière tout à fait confuse, les crisdes matelots et comme un cliquetis d’armes.

Lorsque je me réveillai, le soleil était déjàhaut sur l’horizon et me brûlait le visage. Sur le pont lescadavres gisaient immobiles ; immobile était le capitainecloué à son mât. Décidément, le vacarme que j’avais cru entendrependant la nuit s’était passé dans ma tête. J’avais rêvé. Je melevai pour aller chercher mon vieux serviteur.

Il était assis dans la cabine et paraissaitplongé dans une méditation profonde.

« Ô maître ! s’écria-t-il lorsquej’entrai, j’aimerais mieux être enseveli au plus profond de la merque de passer encore une nuit dans ce damné vaisseau.

– Que t’est-il arrivé ? lui demandai-je,avec anxiété.

– Après que j’eus dormi quelques heures,reprit Ibrahim, je me réveillai, et il me sembla que j’entendaiscourir bruyamment au-dessus de ma tête. Je pensai d’abord que cepouvait être vous ; mais en écoutant mieux, je reconnusqu’ils devaient être au moins une trentaine là-haut, àfaire leur vacarme. Enfin, des pas lourds retentirent surl’escalier… On venait de ce côté… Cette porte s’ouvrit… Et je visalors ce même homme qui est cloué au mât ; je le vis s’asseoirici, à cette table, et chanter et boire et fumer ; et celuiqui est revêtu d’un habit écarlate, et qui gît non loin de lui surle pont, était assis en face de lui. Après avoir bu et fuméensemble, ils parurent se prendre de querelle et s’élancèrent horsde la cabine comme pour aller se battre sur le pont. Pour moi,saisi d’horreur, mes forces m’avaient abandonné. Je m’étaisévanoui. »

Ainsi parla mon vieux serviteur ; et vousdevez penser dans quel trouble me jeta ce récit. Ce n’était doncpas une illusion ; je n’avais pas rêvé : c’étaient bienles morts que, moi aussi, j’avais entendu crier et courir et sebattre autour de moi. L’idée de naviguer en pareille compagnie mecausait une indicible horreur ; et je ne sais à quelleextrémité fatale j’allais me résoudre, lorsque mon vieil Ibrahim,qui s’était replongé dans ses réflexions, s’écria tout àcoup : « Je les tiens, à présent ! » Il venaitde se rappeler une petite formule que son grand-père, homme delongue expérience et très-versé dans les choses occultes, lui avaitapprise autrefois, et qui pouvait, disait-il, protéger contre lesesprits et les fantômes. « Il faut seulement, ajouta Ibrahim,que nous puissions lutter dans la prochaine nuit contre le sommeilsurnaturel qui nous surprend, et nous y parviendrons en priant avecferveur. » Les paroles du vieillard me raffermirent unpeu ; mais ce ne fut pas néanmoins sans un grand sentiment deterreur que nous vîmes s’approcher la nuit.

Il y avait à côté de la cabine une petitechambrette dans laquelle nous convînmes de nous retirer. Ibrahimécrivit le nom du Prophète sur les quatre murailles, et nousattendîmes ainsi les épouvantements de la nuit.

Il pouvait être onze heures environ lorsque jeme sentis gagner par une violente envie de dormir. Mon compagnoncommença alors à réciter quelques versets du Coran ; jel’imitai, et nous réussîmes par ce moyen à nous tenir éveillés. Aubout de peu d’instants, cela parut s’animer au-dessus denous : les cordages crièrent et l’on distingua nettement surle pont des pas et des voix. Quelques minutes pleines d’angoissess’écoulèrent. Soudain un bruit plus rapproché se fit entendre. Ondescendit l’escalier de la cabine. À ce moment, le vieillard se mità réciter la formule qu’il tenait de son grand-père pour conjurerles esprits :

Sylphes,

Descendez des hauteurs de l’Éther !

Montez des abîmes de la mer,

Ondines !

Lémures,

Glissez-vous hors de vos noirs tombeaux !

Sortez de vos flammes,

Gnomes et salamandres !

Allah est votre seigneur et maître :

Tous les esprits lui sont soumis !

Je dois l’avouer, je n’avais qu’une médiocreconfiance dans l’efficacité de cette évocation, et je sentis toutmon être frémir quand la porte s’ouvrit.

Revêtu d’un costume magnifique et se dressantde toute la hauteur de sa taille, l’homme, du grand mât venaitd’entrer. Le clou lui traversait toujours le crâne, mais il avaitremis son glaive au fourreau. Derrière lui marchait un autrepersonnage un peu moins richement habillé ; et celui-là aussije le reconnus pour l’avoir vu étendu sur le pont.

Le capitaine, – car c’était lui, on ne pouvaits’y tromper, – avait un visage pâle qu’encadrait une longue barbenoire. Une ardeur sauvage brillait dans ses yeux. Je pus le voirtrès-distinctement lorsqu’il passa devant nous avec soncompagnon ; mais ni l’un ni l’autre ne parurent prendre gardeà la porte qui nous abritait. Tous deux s’assirent à la table quioccupait le milieu de la cabine, et s’entretinrent avec de grandséclats de voix dans une langue inconnue. Ils paraissaient s’animeret s’échauffer toujours de plus en plus, lorsqu’enfin le capitainelança sur la table un coup de poing si violent que la chambre entrembla. L’autre bondit avec un rire sauvage et fit signe aucapitaine de le suivre. Celui-ci se leva, tira son sabre dufourreau, et tous deux s’élancèrent hors de la cabine.

Lorsqu’ils furent sortis, nous respirâmes pluslibrement ; mais nos angoisses n’étaient pas encore terminées.Le tumulte allait toujours grandissant sur le pont. On entendaitcourir çà et là à pas précipités, et crier et rire et hurler. Puisun cliquetis d’armes retentit, un grand cri fut poussé, et tout àcoup il se fit un profond silence.

Lorsqu’après plusieurs heures nous osâmesremonter sur le pont, nous y retrouvâmes toutes choses dans l’étatoù nous les avions laissées : pas un des cadavres n’étaitchangé de place ; tous étaient roides et glacés et dans lesmêmes attitudes.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs jours sur cevaisseau maudit, chaque nuit ramenant les mêmes scènes d’horreur.Cependant nous nous dirigions toujours vers l’est, où, d’après mescalculs, devait se trouver une terre ; mais, si pendant lejour nous réussissions à faire plusieurs milles en avant, ilsemblait que pendant la nuit nous en fissions autant en arrière,car nous nous retrouvions toujours dans les mêmes parages au leverdu soleil. À force de nous creuser la tête pour découvrir la raisonde ce phénomène, nous pensâmes que sans doute les morts,orientaient chaque nuit le navire dans le sens opposé à ladirection que nous voulions suivre, et nous faisaient perdre ainsile chemin parcouru.

Afin de parer à ce nouveau danger, quimenaçait de nous retenir éternellement captifs au milieu del’Océan, nous résolûmes de ferler toutes les voiles avant que lanuit fût venue, et de les mettre à l’abri des atteintes des morts àl’aide du même moyen dont nous avions usé déjà pour la porte de lacabine. Nous écrivîmes donc le nom du Prophète sur un parchemin,ainsi que la formule du grand-père, et nous attachâmes le tout surchacune des voiles. Cela fait, nous attendîmes avec anxiété dansnotre cachette ce qu’il en adviendrait. Le vacarme parut être cettefois plus violent encore qu’à l’ordinaire ; mais au matin nousnous aperçûmes avec bonheur que les voiles n’avaient pas étédéroulées. Nous ne les tendîmes plus dès lors que pendant le jour,et, grâce à cet heureux stratagème, nous avançâmes enfin, lentementil est vrai, mais régulièrement.

Le matin du sixième jour nous découvrîmes laterre, et par un mouvement spontané nous tombâmes à genoux, monvieil Ibrahim et moi, et nous bénîmes le Seigneur pour notredélivrance miraculeuse. Nous allions donc rentrer dans le monde desvivants !

L’espoir d’échapper bientôt à notre tombeauflottant triplant nos forces, nous parvînmes à mouiller une ancrequi toucha le fond presque aussitôt, et mettant à la mer une petitechaloupe qui se trouvait sur le pont, nous fîmes force de ramesvers le rivage.

Après avoir pris dans un caravansérail quelquerepos dont nous avions grand besoin, afin de nous remettre de tantde fatigues et d’émotions, je m’enquis d’un homme sage etjudicieux, en donnant à entendre à l’hôte que j’avais à consultersur des choses touchant à la magie. Il me comprit et me conduisitdans une rue écartée, vers une maison de peu d’apparence, àlaquelle il frappa en me disant que je n’avais qu’à demander lesage Muley.

« Vraisemblablement, me dit le sage Muleyaprès avoir entendu mon histoire, c’est par suite de quelque crimeque les gens de ce vaisseau sont retenus par enchantement sur lamer. Le charme cesserait, je pense, si on les transportait àterre ; mais on n’en pourrait venir à bout qu’en enlevant aveceux les planches sur lesquelles ils sont couchés. »

Je promis à Muley de le bien récompenser s’ilvoulait m’aider dans cette opération. Il y consentit, et nous nousmîmes en route, suivis de cinq esclaves munis de scies et dehaches. Chemin faisant, le vieux magicien ne pouvait assez louer labonne inspiration que nous avions eue d’enrouler autour des voilesdes versets du Coran : « Sans cette heureuse idée,répétait-il sans cesse, vous n’auriez jamais pu aborder aucuneterre. »

Il était de bonne heure encore lorsque nousarrivâmes au navire. Nous nous mîmes tous à l’œuvre, et au bout depeu de temps quatre des morts étaient déjà descendus dans notrebarque. Deux esclaves les conduisirent à terre aussitôt pour les yensevelir ; mais lorsqu’ils revinrent, ils nous racontèrentque les morts leur avaient épargné la peine de l’inhumation :à peine avaient-ils touché le rivage qu’ils étaient tombés enpoussière. Nous continuâmes notre œuvre, et avant le soir tous lesmorts furent transportés à terre. Il n’en restait plus qu’un seul àbord, celui qui était cloué au mât ; mais nous cherchâmesvainement à arracher du bois le clou qui lui traversait lecrâne : aucun effort, aucun outil ne put le déplacer d’uneligne. Je ne savais plus à quel moyen avoir recours, à moins decouper le mât, lorsque Muley s’avisa d’un expédient. S’étant faitapporter par un esclave un vase rempli de terre, il prononça dessusquelques paroles mystérieuses et le versa sur la tête du mort.Aussitôt les yeux du cadavre roulèrent dans leur orbite ; ilfit une profonde aspiration, et, dans le même moment, la plaie deson front commençant à saigner, le clou se détacha de lui-même etle blessé tomba dans les bras d’un esclave.

« Qui m’a conduit ici ? »dit-il d’une voix affaiblie. Et Muley m’ayant désigné dudoigt : Ah ! soyez béni, jeune étranger, poursuivit-ilavec effort, vous m’avez arraché à un bien long martyre. Depuiscinquante années mon corps était errant sur ces flots dans l’étatoù vous l’avez trouvé, et chaque nuit mon esprit était condamné àrevenir l’animer d’une horrible vie. Mais à présent la terre atouché mon front et je puis, réconcilié désormais, retourner versmon père. »

Je le priai de nous dire comment il étaittombé dans cette déplorable condition, et il reprit :

« Il y a cinquante ans, j’étais unpuissant seigneur et j’habitais Alger. J’avais assez de fortunepour ne faire aucun commerce ; mais, poussé par la soif dulucre et pensant d’ailleurs pouvoir me livrer plus aisément ainsi àmes penchants déréglés, j’équipai un navire avec lequel je me mis àfaire la course. Je menais ce train de vie depuis quelque tempsdéjà, lorsque je pris un jour à mon bord, à Zante, un pauvrederviche qui revenait de la Mecque. Mes compagnons et moi nousétions de rudes gens, et nous avions fort peu de souci de lasainteté du bonhomme. Plus d’une fois même il fut, de notre part,l’objet d’indécentes moqueries qu’il supportait toujours avecdouceur, se contentant de nous en reprendre doucement. Mais un jouroù j’avais bu outre mesure, et que dans son saint zèle il mereprochait les dérèglements de ma conduite, la colère me saisit, jel’abattis à mes pieds et lui plantai mon poignard dans la gorge. Enexpirant il nous maudit tous et nous condamna, moi et mon équipage,à ne pouvoir ni vivre ni mourir, jusqu’à ce que notre tête eût étécouverte de terre. Nous lançâmes le malheureux derviche à la mer ennous raillant de ses menaces ; mais la nuit n’était pas encoreachevée, qu’elles avaient déjà reçu leur épouvantableaccomplissement. Une partie de l’équipage, entraînée par monlieutenant, se révolta contre moi, et nous nous battîmes avec unerage inouïe, jusqu’à ce que tous ceux qui s’étaient rangés de monparti fussent couchés à mes pieds. Pour moi, je fus cloué au grandmât par ces forcenés, qui ne tardèrent pas à succomber eux-mêmesaux graves blessures qu’ils avaient reçues ; et bientôt monnavire ne fut plus qu’un immense tombeau !

« Mes yeux se fermèrent, ma respirations’arrêta ; je crus mourir, mais hélas ! ce n’était qu’unesorte d’engourdissement passager qui m’avait saisi. La nuitsuivante, à la même heure où nous avions lancé le derviche à lamer, je me réveillai et tous mes compagnons avec moi : la vienous était rendue pour quelques heures, mais sans que nous pussionsrien faire ni rien dire que ce que nous avions dit et fait pendantcette lugubre nuit.

« Ce supplice horrible a duré cinquanteannées !…

« C’était avec une joie sauvage que nousnous lancions, toutes voiles dehors, dans la tempête, espérantqu’enfin les éléments seraient plus forts que l’anathème duderviche, et que nous pourrions nous briser sur quelque écueil.Malheureux que nous étions ! la mort ne voulait pas denous !… Mais à présent, je suis délivré ! je sens ma vies’écouler peu à peu avec mon sang… Merci encore une fois, ô monsauveur inconnu !… Si des trésors… te peuvent récompenser…prends mon vaisseau… je te le donne… comme un faible témoignage… dema reconnaissance… Adieu ! »

Ainsi dit le capitaine, et laissant tomber satête sur sa poitrine, il expira.

Après que j’eus échangé, avec un grandbénéfice, les marchandises que j’avais à bord, j’enrôlai desmatelots, je récompensai richement le sage Muley, et je mis à lavoile pour retourner dans ma patrie.

Mes compatriotes furent grandement étonnés dema fortune rapide et se livrèrent à mon sujet aux suppositions lesplus étranges, sans arriver à la vérité. Il fallait à tout lemoins, disaient-ils, que j’eusse retrouvé la fameuse vallée dediamants du célèbre voyageur Sindbad. Je les laissai dans leurcroyance, et depuis lors, à peine les jeunes gens de Balsoraont-ils atteint leur dix-huitième année, qu’on les envoie courir lemonde pour tâcher d’y trouver une fortune semblable à la mienne.Mais le monde est vaste, la mer est profonde, les trésors sontrares ; aussi dis-je toujours à mes jeunes compatriotespartant pour les lointains voyages, le cœur plein de désirs, latête pleine d’illusions : « Enfants, s’il vous arrive defaire quelque heureuse trouvaille, profitez-en et remerciez leSeigneur : mais le trésor le plus précieux, sachez-le bien,c’est le courage et la persévérance. Avec celui-là on acquiert tousles autres. »

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