LA COMTESSE DE CAGLIOSTRO (aventure d’Arsène Lupin)

– C’est là… murmura-t-il, troublé jusqu’au fond de l’âme… c’est là… je touche au but…

Ses mains palpaient au fond de sa poche les deux cartouches de dynamite, et ses yeux cherchaient éperdument la pierre la plus haute dont le curé de Jumièges lui avait parlé. Était-ce celle-ci ? ou celle-là ? Quelques secondes lui suffiraient pour introduire les cartouches par les fissures que les plantes bouchaient. Trois minutes plus tard, il enfouirait les diamants et les rubis dans le sac qu’il avait détaché de son guidon. S’il en restait des miettes parmi les décombres, tant mieux pour ses ennemis !

Il avançait cependant, pas à pas, et, à mesure qu’il avançait, le même tertre prenait une apparence qui n’était point conforme à ce qu’attendait Raoul. Nulle pierre plus haute… Nul sommet qui pût jadis permettre à celle qu’on appelait la Dame de Beauté de venir s’asseoir et de guetter au tournant du fleuve l’arrivée des barques royales. Rien de saillant. Au contraire… Que s’était-il donc produit ? Quelque crue subite du fleuve, ou quelque orage avait-il récemment modifié ce que les intempéries séculaires avaient respecté ? Ou bien…

En deux bonds, Raoul franchit les dix pas qui le séparaient de la butte.

Un juron lui échappa. L’affreuse vérité s’offrait à ses regards. La partie centrale du monticule était éventrée. La borne, la borne légendaire était bien là, mais disjointe, brisée, morcelée, ses débris rejetés aux pentes d’une fosse béante où se voyaient des cailloux noircis et des mottes d’herbe brûlée qui fumaient encore. Pas une pierre précieuse. Pas une parcelle d’or et d’argent. L’ennemi avait passé…

En face de l’effroyable spectacle, Raoul ne demeura certes pas plus d’une minute. Immobile, sans une parole, il avisa distraitement, et releva machinalement tous les vestiges et toutes les preuves du travail effectué quelques heures auparavant, aperçut des empreintes de talons féminins, mais refusa d’en tirer une conclusion logique. Il s’éloigna de quelques mètres, alluma une cigarette et s’assit au revers de la digue.

Il ne voulait plus penser. La défaite, et surtout la façon dont elle lui avait été infligée, était trop pénible pour qu’il consentît à en étudier les effets et les causes. En ces cas-là, on doit s’exercer à l’indifférence et au sang-froid.

Mais les événements de la veille et de la soirée précédente, malgré tout, s’imposaient à lui. Qu’il le voulût ou non, les actes de Joséphine Balsamo se déroulaient dans son esprit. Il la voyait se raidissant contre le mal et recouvrant toute l’énergie nécessaire en un pareil moment. Se reposer, quand l’heure du destin sonnait ? Allons donc ? Est-ce qu’il s’était reposé, lui ? Et Beaumagnan, si meurtri qu’il fût, s’était-il accordé le moindre répit ? Non, une Joséphine Balsamo ne pouvait commettre une telle faute. Avant que la nuit fût tombée, elle arrivait dans cette même prairie avec ses acolytes, et, en plein jour, puis à la lueur de lanternes, elle dirigeait les travaux.

Et quand, lui, Raoul, il l’avait devinée, derrière les vitres voilées de sa cabine, elle ne se préparait pas à l’expédition suprême, mais elle en revenait, une fois de plus victorieuse, parce qu’elle ne permettait jamais aux petits hasards, aux vaines hésitations et aux scrupules superflus, de faire obstacle entre elle et l’accomplissement immédiat de ses projets.

Plus de vingt minutes, se délassant de sa fatigue au soleil qui surgissait des collines opposées, Raoul examina l’âpre réalité où sombraient ses rêves de domination ; et il fallait qu’il fût bien absorbé pour ne pas entendre le bruit d’une voiture qui s’arrêta dans le chemin, et pour ne voir les trois hommes qui en descendirent, qui soulevèrent la perche et traversèrent la prairie, qu’au moment où l’un d’eux, arrivé devant la butte, poussait un cri de détresse.

C’était Beaumagnan. Ses deux amis, d’Étigues et Bennetot, le soutenaient.

Si la déception de Raoul avait été profonde, quel ne fut pas l’accablement de l’homme qui avait joué toute sa vie sur cette affaire du trésor mystérieux ! Livide, les yeux hagards, du sang sur le linge qui bandait sa blessure, il regardait stupidement comme le plus affreux des spectacles le terrain dévasté où la pierre miraculeuse avait été violée.

On eût dit que le monde s’effondrait devant lui et qu’il contemplait un gouffre plein d’épouvante et d’horreur.

Raoul s’avança et murmura :

– C’est elle.

Beaumagnan ne répondit pas. Pouvait-on douter que ce fût elle ? Est-ce que l’image de cette femme ne se confondait pas avec tout ce qui était ici-bas désastre, bouleversement, cataclysme, souffrance infernale ? Avait-il besoin, comme le firent ses compagnons, de se jeter à terre et de fouiller dans le chaos pour y découvrir une parcelle oubliée du trésor ? Non ! non ! après le passage de la sorcière, il n’y avait plus que poussière et que cendre ! Elle était le grand fléau qui dévaste et qui tue. Elle était l’incarnation même du Satan. Elle était le néant et la mort !

Il se dressa, toujours théâtral et romantique en ses attitudes les plus naturelles, promena autour de lui des yeux douloureux, puis, subitement, ayant fait un signe de croix, il se frappa la poitrine d’un grand coup de poignard, de ce poignard qui appartenait à Joséphine Balsamo.

Le geste fut si brusque et si inattendu que rien n’eût pu le prévenir. Avant même que ses amis et que Raoul eussent compris, Beaumagnan s’écroulait dans la fosse, parmi les débris de ce qui avait été le coffre-fort des moines. Ses amis se précipitèrent sur lui. Il respirait encore, et il balbutia :

– Un prêtre… un prêtre…

Bennetot s’éloigna en hâte. Des paysans accouraient. Il les interrogea et sauta dans la voiture.

À genoux, près de la fosse, Godefroy d’Étigues priait et se frappait la poitrine… Sans doute Beaumagnan lui avait-il révélé que Joséphine Balsamo vivait encore et connaissait tous ses crimes. Cela, et le suicide de Beaumagnan le rendait fou. La terreur creusait son visage.

Raoul se pencha sur Beaumagnan et lui dit :

– Je vous jure que je la retrouverai. Je vous jure que je lui reprendrai les richesses.

La haine et l’amour persistaient au cœur du moribond. Seules de telles paroles pouvaient prolonger son existence de quelques minutes. À l’heure de l’agonie, dans l’effondrement de tous ses rêves, il se rattachait désespérément à tout ce qui était représailles et vengeance.

Ses yeux appelaient Raoul qui s’inclina davantage et entendit le bégaiement :

– Clarisse… Clarisse d’Étigues… il faut l’épouser… Écoute… Clarisse n’est pas la fille du baron… il me l’a avoué… c’est la fille d’un autre qu’elle aimait…

Raoul prononça gravement :

– Je vous jure de l’épouser… je vous le jure…

– Godefroy… appela Beaumagnan.

Le baron continuait à prier. Raoul lui frappa l’épaule et le courba au-dessus de Beaumagnan qui bredouilla :

– Clarisse épousera d’Andrésy… je le veux…

– Oui… oui…, fit le baron, incapable de résistance.

– Jure-le.

– Je le jure.

– Sur ton salut éternel ?

– Sur mon salut éternel.

– Tu lui donneras ton argent pour qu’il nous venge… toutes les richesses que tu as volées… Tu le jures ?

– Sur mon salut éternel.

– Il connaît tous tes crimes. Il en a les preuves. Si tu n’obéis pas, il te dénoncera.

– J’obéirai.

– Sois maudit, si tu mens.

La voix de Beaumagnan s’exhalait en souffles rauques où les mots devenaient de plus en plus indistincts. Couché près de lui, Raoul les recueillait avec peine.

– Raoul, tu la poursuivras… il faut lui arracher les bijoux … C’est le démon … Écoute … J’ai découvert… au Havre… elle a un bateau … Le Ver-Luisant … Écoute … Il n’avait plus la force de parler. Cependant, Raoul entendit encore :

– Va-t’en… tout de suite… cherche-là… dès aujourd’hui…

Les yeux se fermèrent.

Le râle commençait.

Godefroy d’Étigues ne cessait de se marteler la poitrine, à genoux au creux de la fosse.

Raoul s’en alla.

Le soir, un journal de Paris publiait en dernière heure :

M. Beaumagnan, avocat bien connu dans les cercles militants royalistes, et dont on avait déjà, par erreur, annoncé la mort en Espagne, s’est tué ce matin au village normand de Mesnil-sous-jumièges, sur les bords de la Seine.

Les raisons de ce suicide sont absolument mystérieuses. Deux de ses amis, MM. Godefroy d’Étigues et Oscar de Bennetot, qui l’accompagnaient, racontent que cette nuit ils couchaient au château de Tancarville où ils étaient invités pour quelques jours, lorsque M. Beaumagnan les réveilla. Il était blessé et dans un état d’agitation extrême. Il exigea de ses amis qu’on attelât et qu’on se rendît aussitôt à Jumièges, et de là au Mesnil-sous-Jumièges. Pourquoi ? Pourquoi cette expédition dans une prairie isolée ? Pourquoi ce suicide ? Autant de questions auxquelles il leur est impossible de rien comprendre.

Le surlendemain, les journaux du Havre inséraient une série de nouvelles que cet article résume assez fidèlement :

L’autre nuit, le prince Lavorneff, venu au Havre pour mettre à l’essai un yacht de plaisance qu’il avait récemment acheté, a été le témoin d’un drame terrifiant. Il revenait vers les côtes françaises, lorsque des flammes s’élevèrent, et qu’une explosion se fit entendre à un demi-mille de distance tout au plus. Notons en passant que cette explosion fut entendue de plusieurs endroits de la côte.

Aussitôt le prince Lavorneff dirigea son yacht vers le lieu du sinistre, où il finit par découvrir quelques épaves qui surnageaient. L’une d’elles portait un matelot que l’on put recueillir. Mais on eut à peine le temps de l’interroger et d’apprendre de lui que le bateau s’appelait Le Ver-Luisant et appartenait à la comtesse de Cagliostro. Tout de suite il plongea de nouveau, en criant : « C’est elle… c’est elle. »

De fait, à la lueur des lanternes, on aperçut une autre épave à laquelle se cramponnait une femme dont la tête flottait sur l’eau.

L’homme réussit à la rejoindre et à la soulever, mais elle s’accrocha si désespérément à lui qu’elle paralysa ses mouvements et qu’on les vit disparaître. Toutes les recherches furent inutiles.

De retour au Havre, le prince Lavorneff a fait sa déposition que confirmèrent les quatre hommes de son équipage…

Et le journal ajoutait :

Les derniers renseignements portent à croire que la comtesse de Cagliostro était une aventurière bien connue sous le nom de la Pellegrini, et qui portait aussi à l’occasion le nom de Balsamo. Traquée par la police qui a failli deux ou trois fois la capturer dans des localités du pays de Caux où elle opérait en ces derniers temps, elle aura résolu de passer à l’étranger, et c’est ainsi qu’elle aura péri avec tous ses complices dans le naufrage de son yacht, Le Ver-Luisant.

Nous mentionnerons, en outre, sous toutes réserves, un bruit d’après lequel il y aurait corrélation étroite entre certaines aventures de la comtesse de Cagliostro et le drame mystérieux du Mesnil-sous-Jumièges. On parle de trésor déterré et volé, de conspiration, de documents séculaires.

Mais ici nous entrons dans le domaine de la fable. Arrêtons-nous et laissons la justice éclaircir cette affaire.

L’après-midi du jour où ces lignes paraissaient, c’est-à-dire exactement soixante heures après le drame du Mesnil-sous-Jumièges, Raoul entrait dans le bureau du baron Godefroy, à la Haie d’Étigues, dans ce même bureau où, quatre mois auparavant, une nuit, il avait pénétré. Que de chemin parcouru depuis et de combien d’années l’adolescent qu’il était alors avait vieilli !

Devant un guéridon, les deux cousins fumaient et buvaient de grands verres de cognac.

Sans préambule, Raoul expliqua :

– Je viens réclamer la main de Mlle d’Étigues et je suppose…

Il n’était guère en tenue pour une demande en mariage. Pas de chapeau ni de casquette. Sur le dos, une vieille vareuse de matelot. Aux jambes un pantalon trop court qui laissait voir ses pieds nus dans des espadrilles sans rubans.

Mais la tenue de Raoul pas plus que l’objet de sa démarche n’intéressaient Godefroy d’Étigues. Les yeux caves, le visage encore plus tourmenté, il allongea vers Raoul un paquet de journaux en gémissant :

– Vous avez lu ? La Cagliostro ?

– Oui, je sais…, dit Raoul.

Il exécrait cet homme, et il ne put s’empêcher de lui dire :

– Tant mieux pour vous, hein ? La mort définitive de Joséphine Balsamo, c’est une chose qui doit vous délivrer d’un rude poids !

– Mais la suite ?… les conséquences ? balbutia le baron.

– Quelles conséquences ?

– La justice ? Elle essaiera de débrouiller l’affaire. Déjà, à propos du suicide de Beaumagnan, on parla de la Cagliostro. Si la justice renoue tous les fils de l’affaire, elle ira plus loin, jusqu’au bout.

– Oui, plaisanta Raoul, jusqu’à la veuve Rousselin, jusqu’à l’assassinat du sieur Jaubert, c’est-à-dire jusqu’à vous et jusqu’au cousin Bennetot.

Les deux hommes frissonnèrent. Raoul les apaisa :

– Soyez tranquilles, tous les deux. La justice n’éclaircira pas toutes ces sombres histoires, pour cette bonne raison qu’elle tâchera, au contraire, de les enterrer. Beaumagnan était protégé par des puissances qui n’aiment ni le scandale ni le grand jour. L’affaire sera étouffée. Ce qui m’inquiète beaucoup plus, ce n’est pas l’œuvre de la justice…

– Quoi ? fit le baron.

– C’est la vengeance de Joséphine Balsamo.

– Puisqu’elle est morte…

– Même morte, elle est à redouter. Et c’est pourquoi je suis venu. Il y a, au fond du verger, un petit pavillon de garde inhabité. Je m’y installe… jusqu’au mariage. Avertissez Clarisse de ma présence et dites-lui de ne recevoir personne… pas même moi. Elle voudra bien cependant accepter ce cadeau de fiançailles que je vous prie de lui offrir de ma part.

Et Raoul tendit au baron stupéfait un énorme saphir, d’une pureté incomparable et taillé comme on taillait jadis les pierres précieuses…

Chapitre 14 – « L’infernale créature »

– Qu’on jette l’ancre, chuchota Joséphine Balsamo, et qu’on amène la barque par ici.

Il traînait sur la mer une brume lourde qui, s’ajoutant à l’obscurité de la nuit, empêchait qu’on discernât même les lumières d’Étretat. Le phare d’Antifer ne trouait d’aucune lueur le nuage impénétrable où le yacht du prince Lavorneff naviguait à tâtons.

– Qu’est-ce qui te prouve qu’on est en vue des côtes ? objecta Léonard.

– Mon désir qu’on y soit, prononça la Cagliostro.

Il s’irrita.

– C’est de la folie, cette expédition, de la pure folie ! Comment ! Voilà quinze jours que nous avons réussi et que, grâce à toi, je le reconnais, nous avons remporté la victoire la plus extraordinaire. Toute la masse des pierres précieuses est enfermée dans un coffre, à Londres. Tout danger a disparu. Cagliostro, Pellegrini, Balsamo, marquise de Belmonte, tout cela est au fond de l’eau par suite de ce naufrage du Ver-Luisant que tu as eu l’idée admirable d’organiser, et auquel tu as présidé avec tant d’énergie. Vingt témoins ont vu de la côte l’explosion. Pour tout le monde, tu es morte, cent fois morte, et moi aussi, et tous tes complices. Si l’on arrivait à mettre debout l’histoire du trésor des moines on arriverait par là même à constater qu’il a coulé au fond de l’eau avec Le Ver-Luisant, à un endroit impossible à définir, à déterminer exactement, et que les pierres se sont répandues dans la mer. Et de ce naufrage et de cette mort, crois bien que la justice est enchantée, et qu’elle n’y regardera pas de trop près, tellement on la presse, en haut lieu, d’étouffer l’affaire Beaumagnan-Cagliostro.

« Donc, tout va bien. Tu es maîtresse des événements et victorieuse de tous tes ennemis. Et c’est le moment où la prudence la plus élémentaire nous ordonne de quitter la France et de filer aussi loin que possible de l’Europe, c’est ce moment-là que tu choisis pour revenir au lieu même qui t’a porté malheur, et pour affronter le seul adversaire qui te reste. Et quel adversaire, Josine ! Une sorte de génie si exceptionnel que, sans lui, tu n’aurais jamais découvert le trésor. Avoue que c’est de la folie. »

Elle murmura :

– L’amour est une folie.

– Alors, renonce.

– Je ne peux pas, je ne peux pas. Je l’aime.

Elle avait appuyé ses coudes sur le bastingage et, la tête entre ses mains, elle chuchotait avec désespoir :

– J’aime… c’est la première fois… Les autres hommes, ça ne compte pas… Tandis que Raoul… Ah ! je ne veux pas parler de lui… C’est par lui que j’ai connu la seule joie de ma vie … mais aussi ma plus grande peine … Avant lui, j’ignorais le bonheur … mais aussi la douleur… et puis … et puis le bonheur est fini… et il n’y a plus que ma souffrance… Elle est horrible, Léonard… L’idée qu’il va se marier… qu’une autre vivra de sa vie… et qu’un enfant va naître de leur amour… non, c’est au-dessus de mes forces. Tout plutôt que cela ! … J’aime mieux tout risquer, Léonard. J’aime mieux mourir.

Il dit à voix basse :

– Ma pauvre Josine…

Ils se turent assez longtemps, elle, toujours courbée et défaillante.

Puis, comme la barque approchait, elle se redressa et, tout à coup impérieuse et dure :

– Mais je ne risque rien, Léonard… pas plus de mourir que d’échouer.

– Enfin quoi ! Que veux-tu faire ?

– L’enlever.

– Oh ! oh ! tu espères…

– Tout est prêt. Les moindres détails sont réglés.

– Comment ?

– Par l’intermédiaire de Dominique.

– Dominique ?

– Oui, dès le premier jour, avant même que Raoul arrivât à la Haie d’Étigues, Dominique s’y faisait engager comme palefrenier.

– Mais Raoul le connaît…

– Raoul l’a peut-être aperçu une fois ou deux, mais tu sais à quel point Dominique est habile pour se grimer. Il est absolument impossible qu’on le distingue parmi tout le personnel du château et des écuries. Donc, Dominique m’a tenue au courant jour par jour et s’est conformé à mes instructions. Je sais les heures où Raoul se lève et se couche, comment il vit, et tout ce qu’il fait. Je sais qu’il n’a pas encore revu Clarisse, mais qu’on est en train de réunir les papiers nécessaires au mariage.

– Se défie-t-il ?

– De moi, non. Dominique a entendu les bribes d’une conversation que Raoul a eue avec Godefroy d’Étigues le jour où il s’est présenté au château. Ma mort ne faisait pas de doute pour eux. Mais Raoul n’en voulait pas moins que l’on prît contre moi, morte, toutes les précautions possibles. Donc, il observe, il guette, il monte la garde autour du château, il interroge les paysans.

– Et Dominique te laisse quand même venir ?

– Oui, mais durant une heure seulement. Un coup de main hardi, rapide, la nuit, et aussitôt la fuite.

– Et c’est ce soir ?

– Ce soir de dix à onze. Raoul occupe un pavillon de garde, isolé, non loin de la vieille tour où Beaumagnan m’avait fait conduire. Ce pavillon, à cheval sur le mur d’enceinte, n’a du côté de la campagne qu’une fenêtre au rez-de-chaussée, et pas de porte. Pour y pénétrer, si les volets sont clos, il faut franchir le grand portail du verger et rejoindre la façade intérieure. Les deux clefs seront, ce soir, sous une grosse pierre, près du portail. Raoul étant couché, on le roulera dans son matelas et dans ses couvertures qui sont larges, et on l’emportera jusqu’ici. À l’instant même, départ.

– C’est tout ?

Joséphine Balsamo hésita, puis répondit nettement :

– C’est tout.

– Mais Dominique ?

– Il partira avec nous.

– Tu ne lui as pas donné d’ordre spécial ?

– À quel propos ?

– À propos de Clarisse ? Tu la hais, cette petite. Alors, je crains bien que tu n’aies chargé Dominique de quelque besogne…

Josine hésita de nouveau avant de répondre :

– Cela ne te regarde pas.

– Cependant…

La barque glissait au flanc du bateau. Josine déclara, d’un ton de plaisanterie :

– Écoute, Léonard, depuis que je t’ai créé prince Lavorneff et doté d’un yacht splendidement aménagé, tu deviens tout à fait indiscret. Ne sortons pas de nos conventions, veux-tu ? Moi, je commande, et, toi, tu obéis. Tout au plus as-tu droit à quelques explications. Je te les ai données. Fais comme si elles te suffisaient.

– Elles me suffisent, dit Léonard, et je reconnais que ton affaire est fort bien combinée.

– Tant mieux. Descendons.

Elle descendit la première dans la barque et s’installa.

Léonard et quatre de leurs complices l’accompagnèrent. D’eux d’entre eux saisirent les rames, tandis qu’elle se mettait à l’arrière et donnait ses ordres, aussi bas que possible.

– Nous doublons la porte d’Amont, dit-elle au bout d’un quart d’heure, bien que ses acolytes eussent l’impression d’avancer comme des aveugles.

Elle signalait à temps les roches à fleur d’eau et redressait la direction d’après des points de repère invisibles pour les autres. Seul le grincement des galets sous la quille les avertit qu’on abordait.

Ils la prirent dans leurs bras et la portèrent jusqu’au rivage où ils tirèrent ensuite l’embarcation.

– Tu es bien certaine, souffla Léonard, que nous ne rencontrerons pas de douaniers ?

– Certes. Le dernier télégramme de Dominique est catégorique.

– Il ne vient pas au-devant de nous ?

– Non, Je lui ai écrit de rester au château, parmi les gens du baron. À onze heures, il nous rejoindra.

– Où ?

– Près du pavillon de Raoul. Assez parlé.

Tous ils s’engouffrèrent dans l’escalier du Curé et montèrent silencieusement.

Bien qu’ils fussent au nombre de six, nul bruit, depuis la première minute jusqu’à la dernière, n’eût signalé leur ascension à l’oreille la plus attentive.

En haut la brume flottait plus légère, et se déplaçait avec des intervalles et des déchirures qui permettaient de voir le scintillement de quelques étoiles. Ainsi la Cagliostro put-elle désigner le château d’Étigues dont brillaient les fenêtres de la façade. L’église de Bénouville sonna dix heures.

Josine frissonna.

– Oh ! le tintement de cette cloche ! … Je le reconnais… Dix coups comme l’autre fois… Dix coups ! Un par un, je les comptais en allant vers la mort.

– Tu t’es bien vengée, fit Léonard.

– De Beaumagnan, oui, mais des autres ?…

– Des autres aussi. Les deux cousins sont à moitié fous.

– C’est vrai, dit-elle. Mais je ne me sentirai tout à fait vengée que dans une heure. Alors, ce sera le repos.

Ils attendirent un retour du brouillard afin qu’aucune de leurs silhouettes ne se détachât sur la plaine nue qu’il leur fallait traverser. Puis Joséphine Balsamo s’engagea dans le sentier par où l’avaient menée Godefroy et ses amis, et les autres la suivirent en file indienne, sans prononcer une seule parole. Les moissons avaient été coupées. De grosses meules arrondissaient le dos çà et là.

Au voisinage du domaine, le sentier se creusait, bordé de ronces entre lesquelles ils marchèrent avec des précautions croissantes.

La haute silhouette des murs se dressa. Quelques pas encore et le pavillon de garde, qui s’y trouvait encastré, apparut sur la droite.

D’un geste, la Cagliostro barra le chemin.

– Attendez-moi.

– Je te suis ? demanda Léonard.

– Non. Je reviens vous chercher et nous entrerons ensemble par le portail du verger qui est à l’opposé sur la gauche.

Elle s’avança donc seule, en posant chacun de ses pieds si lentement que nulle pierre ne pouvait rouler sous ses bottines, nulle plante se froisser au contact de sa jupe. Le pavillon grandissait. Elle y parvint.

Elle toucha de la main les volets clos. La fermeture ne tenait pas, truquée par Dominique. Joséphine Balsamo écarta les battants de façon qu’une fissure se produisît. Un peu de clarté filtra.

Elle colla son front et vit l’intérieur d’une chambre avec une alcôve qu’un lit remplissait.

Raoul y était couché. Une lampe à toupie de cristal, surmontée d’un abat-jour de carton, couvrait d’un disque éclatant son visage, ses épaules, le livre qu’il lisait, et ses vêtements pliés sur une chaise voisine. Il avait un air extrêmement jeune, un air d’enfant qui apprend un devoir avec attention, mais qui lutte contre le sommeil. Plusieurs fois, sa tête pencha. Il se réveillait, se forçait à lire et, de nouveau, s’endormait.

À la fin, fermant son livre, il éteignit la lampe.

Ayant vu ce qu’elle voulait voir, Joséphine Balsamo quitta son poste et retourna près de ses complices. Elle leur avait déjà donné ses instructions, mais, par prudence, elle recommença et, durant dix minutes, insista :

– Surtout, pas de brutalité inutile. Tu entends, Léonard ?… Comme il n’a rien à sa portée pour se défendre, vous n’aurez pas besoin de vous servir de vos armes. Vous êtes cinq, cela suffit.

– S’il résiste ? fit Léonard.

– C’est à vous d’agir de telle manière qu’il ne puisse pas résister.

Elle connaissait si bien les lieux par les croquis que lui avait envoyés Dominique qu’elle marcha sans hésitation jusqu’à l’entrée principale du verger. Les clefs se trouvèrent à l’endroit convenu. Elle ouvrit et se dirigea vers la façade intérieure du pavillon.

La porte fut ouverte aisément. Elle entra, suivie de ses complices. Un vestibule dallé les conduisit au seuil de la chambre à coucher, dont elle poussa la porte avec une lenteur infinie.

C’était le moment décisif. Si l’attention de Raoul n’avait pas été mise en éveil, s’il dormait encore, le plan de Joséphine Balsamo se trouvait réalisé. Elle écouta. Rien ne bougeait.

Alors elle s’effaça pour livrer passage aux cinq hommes, et, d’un coup, lâcha sa meute, en lançant sur le lit, le jet d’une lampe de poche.

L’assaut fut si rapide que le dormeur ne dut se réveiller que lorsque toute résistance était vaine.

Les hommes l’avaient roulé dans ses couvertures et rabattaient sur lui les deux côtés du matelas, formant comme un long paquet de linge qu’ils ficelèrent en un tournemain. La scène ne dura certes pas une minute. Il n’y eut pas un cri. Aucun meuble n’avait été dérangé.

Une fois de plus la Cagliostro triomphait.

– Bien, dit-elle, avec un émoi qui décelait l’importance qu’elle attachait à ce triomphe… Bien… Nous le tenons… et cette fois toutes les précautions seront prises.

– Que devrons-nous faire ? demanda Léonard.

– Qu’on le porte sur le bateau.

– S’il appelle au secours ?

– Un bâillon. Mais il se taira… Allez.

Léonard s’approcha d’elle, tandis que ses acolytes chargeaient le captif.

– Tu ne viens donc pas avec nous ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Je te l’ai dit, j’attends Dominique.

Elle ralluma la lampe et enleva l’abat-jour.

– Comme tu es pâle ! lui dit Léonard à voix basse.

– Peut-être, fit-elle.

– C’est à cause de la petite, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Dominique agit en ce moment ? Qui sait ! il serait encore temps d’empêcher…

– Même s’il en était encore temps, dit-elle, ma volonté ne changerait pas. Ce qui doit être sera. D’ailleurs, c’est chose faite. Va-t’en.

– Pourquoi nous en aller avant toi ?

– Le seul péril vient de Raoul. Une fois Raoul en sûreté, dans le bateau, plus rien à craindre. File, et laisse-moi.

Elle leur ouvrit la fenêtre, qu’ils enjambèrent et par laquelle ils passèrent le prisonnier.

Elle attira les volets, puis ferma la fenêtre.

Après un instant, l’église sonna. Elle compta les onze coups. Au onzième, elle gagna l’autre façade sur le verger, et prêta l’oreille. Il y eut un léger sifflement, à quoi elle répondit en tapant du pied sur la dalle du vestibule.

Dominique accourut. Ils rentrèrent dans la chambre, et, tout de suite, avant même qu’elle eût posé la question redoutable, il murmura :

– C’est fait.

– Ah ! dit-elle faiblement, si troublée qu’elle chancela et s’assit.

Ils se turent longtemps. Dominique reprit :

– Elle n’a pas souffert.

– Elle n’a pas souffert ? répéta-t-elle.

– Non, elle dormait.

– Et tu es bien sûr ?…

– Qu’elle est morte ? Parbleu ! J’ai frappé au cœur, à trois reprises. Ensuite j’ai eu le courage de rester… pour voir… Mais ce n’était pas la peine… elle ne respirait plus… les mains devenaient toutes froides.

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