LA COMTESSE DE CAGLIOSTRO (aventure d’Arsène Lupin)

Elle chuchota :

– Non … non… ce n’est pas croyable !… tu n’as pas deviné !… tu te trompes ! …

– Des gourdes aussi, tous ceux qui ont cherché depuis et qui n’ont rien trouvé. Des gens aveugles ! Des esprits bornés ! Comment ! toi, Léonard, Godefroy d’Étigues, Beaumagnan, ses amis, toute la Société de Jésus, l’archevêque de Rouen, vous aviez sous les yeux ces cinq mots, et cela n’a pas suffi ! Sapristi ! un enfant de l’école primaire résout des problèmes autrement difficiles.

Elle objecta :

– D’abord il s’agissait d’un mot et non de cinq.

– Mais il y est, le mot, sacrebleu ! Quand je t’ai dit tout à l’heure que la possession du coffret avait dû révéler ce mot indispensable à Beaumagnan et au baron, c’était pour t’effrayer et pour te faire lâcher prise ! Car ces messieurs n’y ont vu que du feu. Mais le mot indispensable, il y est ! Il est là, mêlé aux cinq mots latins ! Au lieu de pâlir comme vous l’avez tous fait sur cette vague formule, il fallait tout bêtement, la lire, assembler les cinq premières lettres, et s’occuper du mot composé par ces cinq initiales.

Elle dit à voix basse :

– Nous y avons pensé… le mot Alcor, n’est-ce pas ?

– Oui, le mot Alcor.

– Eh bien ! quoi ?

– Comment quoi ? Mais il contient tout ce mot ! Sais-tu ce qu’il signifie ?

– C’est un mot arabe qui signifie « épreuve ».

– Et dont les Arabes et dont tous les peuples se servent pour désigner quoi ?

– Une étoile.

– Quelle étoile ?

– Une étoile qui fait partie de la constellation de la Grande Ourse. Mais cela n’a pas d’importance. Quelle relation peut-il y avoir ?…

Raoul eut un sourire de pitié.

– Évidemment, n’est-ce pas ? le nom d’une étoile ne peut avoir aucun rapport avec l’emplacement d’une borne champêtre. On se tient ce raisonnement stupide, et l’effort s’arrête de ce côté. Malheureuse ! Mais c’est justement cela qui m’a frappé, moi, quand j’ai tiré le mot Alcor des cinq initiales de l’inscription latine ! Maître du mot-talisman, du mot magique, et, d’autre part, ayant remarqué que toute l’aventure tournait autour du nombre sept (sept abbayes, sept moines, sept branches au chandelier, sept pierres de couleur enchâssées dans sept bagues) aussitôt, tu entends, aussitôt, par une sorte de mouvement réflexe de mon esprit, j’ai noté que l’étoile Alcor appartenait à la constellation de la Grande Ourse. Et le problème était résolu.

– Résolu ?… Comment !

– Mais, nom d’un chien ! parce que la constellation de la Grande Ourse est justement formée par sept étoiles principales ! Sept ! toujours le nombre sept ! Commences-tu à voir la relation ? Et dois-je te rappeler que si les Arabes ont choisi, et si les astronomes, depuis, ont accepté cette désignation d’Alcor, c’est parce que cette toute petite étoile, étant à peine visible, sert comme épreuve, tu entends ? comme épreuve, pour spécifier que telle personne a bonne vue puisqu’elle peut la distinguer à l’œil nu. Alcor, c’est ce qu’il faut voir, ce qu’on cherche, la chose dissimulée, le trésor caché, la borne invisible où l’on glisse les pierres précieuses, c’est le coffre-fort.

Josine murmura, toute fiévreuse à l’approche de la grande révélation :

– Je ne comprends pas.

Raoul avait tourné sa chaise de façon à se poster entre Léonard et la fenêtre qu’il avait ouverte avec l’intention bien nette de s’enfuir à la seconde même où il le faudrait et, tout en parlant, il surveillait attentivement Léonard qui, lui, gardait sa main obstinément enfouie dans sa poche.

– Tu vas comprendre, dit-il. C’est tellement clair. De l’eau de roche. Regarde.

Il montra la carte de visite qu’il tenait entre ses doigts.

– Regarde. Elle ne me quitte pas depuis des semaines. Dès le début de nos recherches, j’avais relevé sur un atlas la position exacte des sept abbayes dont j’avais inscrit les sept noms sur cette carte. Les voilà, toutes les sept, aux sept emplacements qu’elles occupent les unes à l’égard des autres. Or il m’a suffi, tout à l’heure, dès que j’ai connu le mot, de réunir les sept points par des lignes pour aboutir à cette constatation inouïe, Josine, miraculeuse, colossale, et pourtant très naturelle, que la figure ainsi formée représente exactement la Grande Ourse. Saisis-tu bien l’étonnante réalité ? Les sept abbayes du pays de Caux, les sept abbayes primordiales où convergeaient les richesses de la France chrétienne, étaient disposées comme les sept étoiles principales de la Grande-Ourse ! Aucune erreur à ce propos. Qu’on prenne un atlas et qu’on fasse le décalque : c’est le dessin cabalistique de la Grande Ourse.

« Dès lors la vérité s’imposait aussitôt. À l’endroit même où Alcor se trouve sur la figure céleste, la borne doit fatalement se trouver sur la figure terrestre. Et puisque Alcor se trouve, dans le ciel, un peu à droite et au-dessous de l’étoile située au milieu de la queue de la Grande Ourse, la borne doit fatalement se trouver un peu à droite et au-dessous de l’abbaye qui correspond à cette étoile, c’est-à-dire un peu à droite, et au-dessous de l’abbaye de Jumièges, jadis la plus puissante et la plus riche des abbayes normandes. C’est inévitable, mathématique. La borne est là et pas ailleurs.

« Et tout de suite, comment ne pas songer : 1° que justement, un peu au sud et un peu à l’est de Jumièges, à une petite lieue de distance, il existe, au hameau de Mesnil-sous-Jumièges, tout près de la Seine, les vestiges du manoir d’Agnès Sorel, maîtresse du roi Charles VII ; 2° que l’abbaye communiquait avec le manoir par un souterrain dont on aperçoit encore l’orifice ? Conclusion : la borne légendaire se trouve près du manoir d’Agnès Sorel, à côté de la Seine, et la légende veut sans doute que la maîtresse du roi, sa reine d’amour, courût vers cette borne, dont elle ignorait le précieux contenu, pour s’y asseoir et pour regarder la barque royale glisser sur le vieux fleuve normand.

« Ad lapidem currebat olim regina.

Un grand silence unissait Raoul d’Andrésy et Joséphine Balsamo. Le voile était levé. La lumière chassait les ténèbres. Entre eux, il semblait que toute haine fût apaisée. Il y avait trêve aux conflits implacables qui les divisaient, et plus rien ne demeurait que l’étonnement de pénétrer ainsi dans les régions interdites du passé mystérieux que le temps et l’espace défendaient contre la curiosité des hommes.

Assis près de Josine, les yeux fixés à l’image qu’il avait dessinée, Raoul continua sourdement, avec une exaltation contenue :

– Oui, très imprudents, ces moines qui confiaient un tel secret à la garde d’un mot si transparent ! Mais quels poètes, ingénus et charmants ! Quelle jolie pensée d’associer à leurs biens terrestres le ciel lui-même ! Grands contemplateurs, grands astronomes comme leurs ancêtres de Chaldée, ils prenaient leurs inspirations là-haut ; le cours des astres réglait leur existence, et c’était aux constellations qu’ils demandaient précisément de veiller à leurs trésors. Qui sait même si le lieu de leurs sept abbayes ne fut pas choisi au préalable pour reproduire sur le sol normand la figure gigantesque de la Grande Ourse ?… Qui sait…

L’effusion lyrique de Raoul était évidemment fort justifiée, mais il ne put la pousser jusqu’au bout. S’il se méfiait de Léonard, il avait oublié Joséphine Balsamo. Brusquement, celle-ci lui frappa le crâne d’un coup de son casse-tête.

C’était bien la dernière chose à laquelle il s’attendait, quoique la Cagliostro fût coutumière de ces sortes d’attaques sournoises. Étourdi, il se plia en deux sur sa chaise, puis tomba à genoux, puis se coucha tout de son long.

Il bégayait, d’une voix incohérente :

– C’est vrai… parbleu ! … je n’étais plus « tabou »…

Il dit encore, avec ce ricanement de gamin qu’il tenait sans doute de son père Théophraste Lupin, il dit encore :

– La gredine ! … même pas de respect pour le génie !… Ah ! sauvage, t’as donc un caillou en guise de cœur ?… Tant pis pour toi, Joséphine, nous aurions partagé le trésor. Je le garderai tout entier.

Et il perdit connaissance.

Chapitre 13 – Le coffre-fort des moines

Simple engourdissement, pareil à celui que peut éprouver un boxeur atteint en quelque endroit sensible. Mais lorsque Raoul en sortit, il constata, sans la moindre surprise d’ailleurs, qu’il se trouvait dans la même situation que Beaumagnan, captif comme lui et, comme lui, adossé au bas du mur.

Et il n’eut guère plus de surprise à voir, devant la porte, étendue sur les deux chaises, Joséphine Balsamo, en proie à l’une de ces dépressions nerveuses que provoquaient chez elle les émotions trop violentes et trop prolongées. Le coup dont elle avait frappé Raoul avait déterminé la crise. Son complice Léonard la soignait et lui faisait respirer des sels.

Il avait dû appeler l’un de ses complices, car Raoul vit entrer l’adolescent qu’il connaissait sous le nom de Dominique, et qui gardait la berline devant la maison de Brigitte Rousselin.

– Diable ! dit le nouveau venu, en apercevant les deux captifs, il y a eu du grabuge. Beaumagnan ! D’Andrésy ! la patronne n’y va pas de main morte. Résultat, une syncope, hein ?

– Oui. Mais c’est presque fini.

– Qu’est-ce qu’on va faire ?

– La porter dans la voiture, et je la conduirai à la Nonchalante.

– Et moi ?

– Toi, tu vas veiller ces deux-là, dit Léonard en désignant les captifs.

– Bigre ! des clients peu commodes. J’aime pas ça.

Ils se mirent en devoir de soulever la Cagliostro. Mais, ouvrant les yeux, elle leur dit, d’une voix si basse qu’elle ne pouvait certes pas soupçonner que Raoul eût l’oreille assez fine pour saisir la moindre bribe de l’entretien :

– Non. Je marcherai seule. Tu resteras ici, Léonard. Il est préférable que ce soit toi qui gardes Raoul.

– Laisse-moi donc en finir avec lui ! souffla Léonard, tutoyant la Cagliostro. Il nous portera malheur, ce gamin-là.

– Je l’aime.

– Il ne t’aime plus.

– Si. Il me reviendra. Et puis, quoi qu’il en soit, je ne le lâche pas.

– Alors que décides-tu ?

– La Nonchalante doit être à Caudebec. Je vais m’y reposer jusqu’aux premières heures du jour. J’en ai besoin.

– Et le trésor ? Il faut du monde pour manœuvrer une pierre de ce calibre.

– Je ferai prévenir ce soir les frères Corbut afin qu’ils me retrouvent demain matin à Jumièges. Ensuite je m’occuperai de Raoul… à moins que… Ah ! ne m’en demande pas plus pour l’instant… Je suis brisée…

– Et Beaumagnan ?

– On le délivrera quand j’aurai le trésor.

– Tu ne crains pas que Clarisse nous dénonce ? La gendarmerie aurait beau jeu de cerner le vieux phare.

– Absurde ! Crois-tu qu’elle va mettre les gendarmes aux trousses de son père et de Raoul ?

Elle se souleva sur sa chaise et retomba aussitôt, en gémissant. Quelques minutes s’écoulèrent. Enfin, avec des efforts qui semblaient l’épuiser, elle réussit à se tenir debout, et, appuyée sur Dominique, s’approcha de Raoul.

– Il est comme étourdi, murmura-t-elle. Garde-le bien, Léonard, et l’autre aussi. Que l’un d’eux se sauve, et tout est compromis.

Elle s’en alla lentement. Léonard l’accompagna jusqu’à la vieille berline, et, un peu après, ayant cadenassé la barrière, revint avec un paquet de provisions. Puis on entendit le sabot des chevaux sur la route pierreuse.

Raoul déjà vérifiait la solidité de ses liens, tout en se disant :

– Un peu faiblarde, en effet, la patronne ! 1° raconter, si bas que ce soit, ses petites affaires devant témoins ; 2° confier des gaillards comme Beaumagnan et moi à la surveillance d’un seul homme… voilà des fautes qui prouvent un mauvais état physique.

Il est vrai que l’expérience de Léonard en pareille matière rendait malaisée toute tentative d’évasion.

– Laisse tes cordes, lui dit Léonard en entrant. Sinon, je cogne…

Le redoutable geôlier multiplia d’ailleurs les précautions qui devaient lui faciliter sa tâche. Il avait réuni les extrémités des deux cordes qui attachaient les captifs, et les avait enroulées toutes deux au dossier d’une chaise placée par lui en équilibre instable, et sur laquelle il déposa le poignard que lui avait donné Joséphine Balsamo. Que l’un des captifs bougeât et la chaise tombait.

– Tu es moins bête que tu n’en as l’air, lui dit Raoul.

Léonard grogna :

– Un seul mot et je cogne.

Il se mit à manger et à boire, et Raoul risqua :

– Bon appétit ! S’il en reste, ne m’oublie pas.

Léonard se leva, les poings tendus.

– Suffit, vieux camarade, promit Raoul. J’ai un bœuf sur la langue. C’est moins nourrissant que ta charcuterie, mais je m’en contenterai.

Des heures passèrent. L’ombre vint.

Beaumagnan semblait dormir. Léonard fumait des pipes. Raoul monologuait et se gourmandait lui-même d’avoir été si imprudent avec Josine.

– J’aurais dû me méfier d’elle… Que de progrès à faire encore ! La Cagliostro est loin de me valoir, mais quelle décision ! Quelle vision claire de la réalité, et quelle absence de scrupules ! Une seule tare, qui empêche le monstre d’être complet : son système nerveux de dégénérée. Et c’est heureux pour moi aujourd’hui puisque cela me permettra d’arriver avant elle au Mesnil-sous-Jumièges.

Car il ne mettait pas en doute la possibilité d’échapper à Léonard. Il avait remarqué que les liens de ses chevilles se relâchaient sous l’influence de certains mouvements, et, comptant bien libérer sa jambe droite, il imaginait avec satisfaction l’effet d’un bon coup de chaussure sur le menton de Léonard. Dès lors, c’était la course éperdue vers le trésor.

Les ténèbres s’accumulaient dans la salle. Léonard alluma une bougie, fuma une dernière pipe et but un dernier verre de vin. Après quoi, il fut pris d’une somnolence qui lui fit faire quelques saluts de droite et de gauche. Par précaution, il tenait la bougie dans sa main, de sorte que la brûlure de la cire qui coulait le réveillait de temps à autre. Un coup d’œil à ses prisonniers, un autre à la double corde utilisée comme sonnette d’alarme, et il se rendormait.

Raoul continuait insensiblement, et non sans résultat, son petit travail de délivrance. Il devait être environ neuf heures du soir.

« Si je puis partir à onze heures, se disait-il, vers minuit je passe à Lillebonne où je soupe ; vers trois heures du matin je débouche au lieu sacré, et, dès les premières lueurs de l’aube, je mets dans ma poche le coffre-fort des moines. Oui, dans ma poche ! pas besoin des frères Corbut ni de personne. »

Mais, à dix heures et demie, il en était au même point. Si lâches que fussent les nœuds, ils ne cédaient pas et Raoul commençait à désespérer, lorsque soudain il lui sembla entendre un bruit léger qui différait de tous ces frémissements dont se compose le grand silence nocturne, feuilles qui voltigent, oiseaux qui remuent sur les branches, caprices du vent.

Cela se renouvela deux fois, et il eut la certitude que cela entrait par la fenêtre latérale qu’il avait ouverte, et que Léonard avait repoussée avec négligence.

De fait, l’un des battants parut glisser en avant.

Raoul observa Beaumagnan. Il avait entendu et regardait aussi.

En face d’eux, Léonard s’éveilla, les doigts brûlés, reprit son petit manège de surveillance, et s’assoupit de nouveau. Là-bas le bruit, un instant suspendu, recommença, ce qui prouvait bien que chacun des mouvements du geôlier était attentivement suivi.

Quel événement se préparait donc ? La barrière étant close, il fallait qu’on eût franchi le mur que hérissaient des tessons de bouteilles, escalade qui n’était possible que pour un familier des lieux et par quelque brèche dégarnie de tessons. Qui ? un paysan ? un braconnier ? Était-ce du secours ? Un ami de Beaumagnan ? ou quelque rôdeur ?

Une tête surgit, indistincte dans les ténèbres. Le rebord de la fenêtre, peu élevé, fut franchi aisément.

Tout de suite, Raoul discerna une silhouette de femme, et, aussitôt, avant même de voir, il sut que cette femme n’était autre que Clarisse.

Quelle émotion l’envahit ! Joséphine Balsamo s’était donc trompée, en supposant que Clarisse ne pourrait réagir ! Inquiète, retenue par la crainte des dangers qui le menaçaient surmontant sa lassitude et sa peur, la jeune fille avait dû se poster aux environs du vieux phare et attendre la nuit.

Et maintenant, elle tentait l’impossible pour sauver celui qui l’avait trahie si cruellement.

Elle fit trois pas. Nouveau réveil de Léonard qui, heureusement, lui tournait le dos. Elle s’arrêta, puis reprit sa marche dès qu’il se rendormit. Ainsi parvint-elle à son côté.

Le poignard de Joséphine Balsamo se trouvait sur la chaise. Elle l’y prit. Allait-elle frapper ?

Raoul s’effraya. Le visage de la jeune fille, mieux éclairé, lui semblait contracté par une volonté farouche. Mais, leurs regards s’étant rencontrés, elle subit les ordres silencieux qu’il lui imposait, et elle ne frappa point. Raoul se pencha un peu pour que la corde qui le reliait à la chaise se détendît. Beaumagnan l’imita.

Alors, lentement, sans trembler, soulevant la corde avec une main, elle y entra le fil de la lame.

La chance voulut que l’ennemi ne se réveillât pas. Clarisse l’eût tué infailliblement. Sans le quitter des yeux, obstinée dans sa menace de mort, elle se baissa jusqu’à Raoul, et, à tâtons, chercha ses liens. Les poignets furent délivrés.

Il souffla :

– Donne-moi le couteau.

Elle obéit. Mais une main fut plus rapide que celle de Raoul. Beaumagnan qui, lui aussi de son côté, patiemment, depuis des heures, avait attaqué ses cordes, saisit l’arme au passage.

Furieux, Raoul lui empoigna le bras. Si Beaumagnan achevait de se délier avant lui et prenait la fuite, Raoul perdait tout espoir de conquérir le trésor. La lutte fut acharnée, lutte immobile, où chacun employait toute sa force en se disant qu’au moindre bruit Léonard se réveillerait.

Clarisse, qui tremblait de peur, se mit à genoux, autant pour les supplier tous deux, que pour ne pas tomber à terre.

Mais la blessure de Beaumagnan, si légère qu’elle fût, ne lui permit pas de résister aussi longtemps. Il lâcha prise.

À ce moment, Léonard remua la tête, ouvrit un œil, et regarda le tableau qui s’offrait à lui, les deux hommes à moitié dressés, rapprochés l’un de l’autre et en posture de combat, et Clarisse d’Étigues à genoux.

Cela dura quelques secondes, quelques secondes effroyables, car il n’y avait point de doute que Léonard, voyant cette scène, n’abattît ses ennemis à coups de revolver. Mais il ne la vit pas. Son regard, fixé sur eux, ne parvint pas à les voir. La paupière se referma sans que la conscience pût s’éveiller.

Alors Raoul coupa ses derniers liens. Debout, le poignard à la main, il était libre. Il chuchota, pendant que Clarisse se relevait :

– Va… Sauve-toi…

– Non, fit-elle, d’un signe de tête.

Et elle lui montra Beaumagnan, comme si elle n’eût pas consenti à laisser derrière elle, exposé à la vengeance de Léonard, cet autre captif.

Raoul insista. Elle fut inébranlable.

De guerre lasse, il tendit le couteau à son adversaire.

– Elle a raison, souffla-t-il… Soyons beau joueur. Tiens, débrouille-toi… Et désormais, chacun son jeu, hein ?

Il suivit Clarisse. L’un après l’autre, ils enjambèrent la fenêtre. Une fois dans le clos, elle lui prit la main et le conduisit jusqu’au mur, à un endroit où le faîte étant démoli, il y avait une brèche.

Aidée par lui, Clarisse passa.

Mais, quand il eut franchi le mur, il ne vit plus personne.

– Clarisse, appela-t-il, où êtes-vous donc ?

Une nuit sans étoiles pesait sur les bois. Ayant écouté, il entendit une course légère parmi les fourrés voisins. Il y pénétra, heurta des branches et des ronces qui lui barrèrent la route, et dut revenir au sentier.

« Elle me fuit, pensa-t-il. Prisonnier, elle risque tout pour me délivrer. Libre, elle ne consent plus à me voir. Ma trahison, la monstrueuse Joséphine Balsamo, l’abominable aventure, tout cela lui fait horreur. »

Mais, comme il regagnait son point de départ, quelqu’un dégringola du mur qu’il avait franchi. C’était Beaumagnan qui s’enfuyait à son tour. Et tout de suite des coups de feu jaillirent qui venaient de la même direction. Raoul n’eut que le temps de se mettre à l’abri. Léonard, perché sur la brèche, tirait dans les ténèbres.

Ainsi, à onze heures du soir environ, les trois adversaires s’élançaient en même temps vers la pierre de la Reine, située à onze lieues de distance.Quels étaient leurs moyens individuels d’y parvenir ? Tout dépendait de cela.

D’une part il y avait Beaumagnan et Léonard, tous deux pourvus de complices et à la tête d’organisations puissantes. Que Beaumagnan fût attendu par ses amis, que Léonard pût rejoindre la Cagliostro, et le butin appartenait au plus rapide. Mais Raoul était plus jeune et plus vif. S’il n’avait pas commis la bêtise de laisser sa bicyclette à Lillebonne, toutes les chances étaient pour lui.

Il faut avouer qu’il renonça instantanément à trouver Clarisse et que la recherche du trésor devint son unique souci. En une heure, il franchit les dix kilomètres qui le séparaient de Lillebonne. À minuit, il réveillait le garçon de son hôtel, se restaurait en hâte, et, après avoir pris dans une valise deux petites cartouches de dynamite qu’il s’était procurées quelques jours auparavant, il enfourcha sa machine. Sur le guidon, il avait enroulé un sac de toile destiné à recueillir les pierres précieuses.

Son calcul était celui-ci :

« De Lillebonne au Mesnil-sous-Jumièges, huit lieues et demie… J’y serai donc avant le lever du jour. Aux premières lueurs, je trouve la borne et la fais éclater à la dynamite. Il est possible que la Cagliostro ou Beaumagnan me surprennent au milieu de l’opération. En ce cas partage. Tant pis pour le troisième. »

Ayant dépassé Caudebec-en-Caux, il suivit à pied la levée de terre qui, parmi les prairies et les roseaux, menait à la Seine. De même qu’en cette fin de journée où il avait déclaré son amour à Joséphine Balsamo, la Nonchalante était là, silhouette massive dans l’ombre épaisse.

Il vit un peu de lumière à la fenêtre voilée de la cabine que la jeune femme y occupait.

« Elle doit s’habiller, se dit-il. Ses chevaux viendront la chercher… Peut-être Léonard hâtera-t-il l’expédition… Trop tard, madame ! »

Il repartit à toute allure. Mais, une demi-heure après, comme il descendait une côte très dure, il eut l’impression que la roue de sa bicyclette s’empêtrait dans un obstacle, et il fut projeté violemment contre un tas de cailloux.

Aussitôt deux hommes surgirent, une lanterne fut braquée sur le talus derrière lequel il se blottit, et une voix cria :

– C’est lui ! ce ne peut être que lui !… je l’avais bien dit : « Une corde tendue, et nous l’aurons quand il passera. »

C’était Godefroy d’Étigues, et, tout de suite, Bennetot rectifia :

– Nous l’aurons… s’il y consent, le brigand !

Comme une bête traquée, Raoul avait piqué une tête dans un buisson de ronces et d’épines où il déchira ses vêtements, et il s’était mis hors de portée. Les autres jurèrent et sacrèrent en vain. Il était introuvable.

– Assez cherché, dit une voix défaillante qui venait de la voiture et qui était celle de Beaumagnan. L’essentiel, c’est de démolir sa machine. Occupe-toi de cela, Godefroy, et filons. Le cheval a suffisamment soufflé.

– Mais vous, Beaumagnan, êtes-vous en état ?…

– En état ou non, il faut arriver… Mais, pour Dieu ! je perds tout mon sang par cette damnée blessure… Le pansement ne tient pas.

Raoul entendit qu’on cassait les roues de sa bicyclette à coups de talon.

Bennetot défit les voiles qui encapuchonnaient les deux lanternes, et le cheval, cinglé d’un coup de fouet, partit au grand trot.

Raoul fila derrière la voiture.

Il enrageait. Pour rien au monde, il n’eût abandonné la lutte. Il ne s’agissait plus seulement de millions et de millions, et d’une chose qui donnerait à toute sa vie un sens magnifique ; il s’obstinait aussi par amour-propre. Ayant déchiffré l’énigme indéchiffrable, il devait arriver le premier au but. N’être pas là, ne pas prendre et laisser prendre, c’eût été, jusqu’au dernier de ses jours, une humiliation intolérable.

Aussi, sans tenir compte de sa fatigue, il courait à cent mètres en arrière de la voiture, encouragé par cette idée que tout le problème n’était pas résolu, que ses adversaires seraient, au même titre que lui, contraints de chercher l’emplacement de cette borne, et que, dans ces investigations, il reprendrait l’avantage.

D’ailleurs, la chance le favorisa. En approchant de Jumièges, il avisa un falot qui se balançait devant lui et perçut le bruit aigre d’une sonnette, et, tandis que les autres avaient passé droit, s’arrêta.

C’était le curé de Jumièges qui, accompagné d’un enfant, s’en revenait d’administrer l’extrême-onction. Raoul fit route avec lui, s’enquit d’une auberge, et, au cours de la conversation, se donnant pour un amateur d’archéologie, parla d’une pierre bizarre qu’on lui avait indiquée.

– Le dolmen de la Reine… quelque chose comme cela… m’a-t-on dit. Il est impossible que vous ne connaissiez pas cette curiosité, monsieur l’abbé ?

– Ma foi, monsieur, lui fut-il répondu, ça m’a tout l’air d’être ce que nous appelons par ici la pierre d’Agnès Sorel.

– Au Mesnil-sous-Jumièges, n’est-ce pas ?

– Justement, à une petite lieue d’ici. Mais ce n’est nullement une curiosité… tout au plus un amas de petites roches engagées dans le sol, et dont la plus haute domine la Seine d’un mètre ou deux.

– Un terrain communal, si je ne me trompe ?

– Il y a quelques années, oui, mais la commune l’a vendu à un de mes paroissiens, le sieur Simon Thuilard, qui voulait arrondir sa prairie.

Tout frissonnant de joie, Raoul faussa compagnie au brave curé. Il était pourvu de renseignements minutieux qui lui furent d’autant plus utiles qu’il put éviter le gros bourg de Jumièges, et s’engager dans le lacis de chemins sinueux qui conduisent au Mesnil. De la sorte, ses adversaires étaient distancés.

« S’ils n’ont pas la précaution de se munir d’un guide, pas de doute qu’ils ne s’égarent. Impossible de conduire une voiture dans la nuit, au milieu de ce fouillis. Et puis, où se diriger ? Où trouver la pierre ? Beaumagnan est à bout de forces et ce n’est pas Godefroy qui résoudra l’équation. Allons, j’ai gagné la partie. »

De fait, un peu avant trois heures, il passait sous une perche qui fermait la propriété du sieur Simon Thuilard.

La lueur de quelques allumettes lui montra une prairie qu’il traversa en hâte. Une digue qui lui sembla récente longeait le fleuve. Il l’atteignit par l’extrémité droite et revint vers la gauche. Mais, ne voulant pas épuiser sa provision d’allumettes, il ne voyait plus rien.

Une bande plus blanche cependant rayait le ciel à l’horizon.

Il attendit, plein d’un émoi qui le pénétrait de douceur et le faisait sourire. La borne était près de lui, à quelques pas. Durant des siècles, à cette heure de nuit peut-être, des moines étaient venus furtivement vers ce point de la vaste terre, pour y enfouir leurs richesses. Un à un, les prieurs et les trésoriers avaient suivi le souterrain qui conduisait de l’Abbaye au Manoir. D’autres, sans doute, étaient arrivés sur des barques, par le vieux fleuve normand qui passait à Paris, qui passait à Rouen, et qui baignait de ses flots trois ou quatre des sept Abbayes sacrées.

Et voilà que lui, Raoul d’Andrésy, allait participer au grand secret ! Il héritait des mille et mille moines qui avaient travaillé jadis, semé par toute la France, et récolté sans relâche ! Quel miracle ! Réaliser à son âge un pareil rêve ! Être l’égal des plus puissants et régner parmi les dominateurs !

Au ciel pâlissant, la Grande Ourse s’effaçait. On devinait, plutôt qu’on ne voyait, le point lumineux d’Alcor, l’étoile fatidique qui correspondait dans l’immensité de l’espace au petit bloc de granit sur lequel Raoul d’Andrésy allait poser sa main de conquérant. L’eau clapotait contre la berge en vagues paisibles. La surface du fleuve sortait des ténèbres et luisait par plaques sombres.

Il remonta la digue. On commençait à discerner le contour et la couleur des choses. Instant solennel ! Son cœur battait violemment. Et soudain, à trente pas de lui, il aperçut un tertre qui bossuait à peine le plan égal de la prairie, et d’où émergeaient, dans l’herbe qui les recouvrait, quelques têtes de la roche grise.

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