LA COMTESSE DE CAGLIOSTRO (aventure d’Arsène Lupin)

Maintenant, debout sur le seuil, il observait la femme qui devait mourir. Livide, les sourcils froncés, les muscles et la mâchoire agités d’un tic nerveux, les bras croisés, il avait comme à l’ordinaire l’attitude un peu théâtrale d’un personnage romantique. Son cerveau devait rouler des pensées tumultueuses. Hésitait-il, au dernier moment ?

En tout cas, sa méditation ne fut pas longue. Il empoigna Godefroy d’Étigues par l’épaule et se retira, tout en jetant cet ordre :

– Gardez-la ! Et, pas de bêtises, hein ? Sans quoi…

Durant toutes ces allées et venues, la comtesse de Cagliostro n’avait pas bougé, et son visage conservait cette expression pensive et pleine de quiétude qui était si peu en rapport avec la situation.

« Certainement, se disait Raoul, elle ne soupçonne pas le danger. La claustration dans une maison de fous, voilà tout ce qu’elle envisage, et c’est une perspective dont elle ne se tourmente aucunement. »

Une heure passa. L’ombre du soir commençait à envahir la salle. Deux fois, la jeune femme consulta la montre qu’elle portait à son corsage.

Puis, elle essaya de lier conversation avec Bennetot, et tout de suite sa figure s’imprégna d’une séduction incroyable, et sa voix prit des inflexions qui vous émouvaient comme une caresse.

Bennetot grogna, d’un air bourru, et ne répondit pas.

Une demi-heure encore… Elle regarda de droite et de gauche, et s’aperçut que la porte était entrouverte. À cette minute-là, elle eut, indubitablement, l’idée de la fuite possible, et tout son être se replia sur lui-même comme pour bondir.

De son côté Raoul cherchait les moyens de l’aider dans son projet. S’il avait eu un revolver il eût abattu Bennetot. Il pensa également à sauter dans la salle, mais l’orifice n’était pas assez large.

D’ailleurs Bennetot qui était armé, lui, sentit le péril et posa son revolver sur la table en maugréant :

– Un geste, un seul, et je tire. J’en jure Dieu !

Il était homme à tenir son serment. Elle ne remua plus. La gorge serrée par l’angoisse, Raoul la contemplait sans se lasser.

Vers 7 heures, Godefroy d’Étigues revint.

Il alluma une lampe, et dit à Oscar de Bennetot :

– Préparons tout. Va chercher la civière sous la remise. Ensuite tu iras dîner.

Lorsqu’il fut seul avec la jeune femme, le baron sembla hésiter. Raoul vit que ses yeux étaient hagards et qu’il avait l’intention de parler ou d’agir. Mais les mots et les actes devaient être de ceux devant lesquels on se dérobe. Aussi l’attaque fut-elle brutale.

– Priez Dieu, madame, dit-il subitement.

Elle répéta d’une voix qui ne comprenait pas.

– Prier Dieu ? pourquoi ce conseil ?

Alors il dit très bas.

– Faites à votre guise… seulement je devais vous prévenir…

– Me prévenir de quoi ? demanda-t-elle de plus en plus anxieuse.

– Il y a des moments, murmura-t-il, où il faut prier Dieu comme si l’on devait mourir la nuit même…

Elle fut secouée d’une épouvante soudaine. Du coup elle voyait toute la situation. Ses bras s’agitèrent dans une sorte de convulsion fébrile.

– Mourir ?… Mourir ?… mais il ne s’agit pas de cela, n’est-ce pas ? Beaumagnan n’a pas parlé de cela… il a parlé d’une maison de fous…

Il ne répondit pas. Et, on entendit la malheureuse qui bégayait :

– Ah ! mon Dieu, il m’a trompée. La maison de fous, ce n’est pas vrai… C’est autre chose… ils vont me jeter à l’eau… en pleine nuit… Oh ! l’horreur ! Mais ce n’est pas possible… Moi, mourir ! … Au secours ! …

Godefroy d’Étigues avait apporté, plié sur son épaule, un long plaid. Avec une brutalité rageuse, il en couvrit la tête de la jeune femme et lui plaqua la main contre la bouche pour étouffer ses cris.

Bennetot revenait. À eux deux ils la couchèrent sur le brancard et la ficelèrent solidement, de façon que passât, entre les planches à claire voie, l’anneau de fer auquel devait être attaché un lourd galet…

Chapitre 4 – La barque qui coule

Les ténèbres s’accumulaient, Godefroy d’Étigues alluma une lampe, et les deux cousins s’installèrent pour la veillée funèbre. Sous la lueur, ils avaient un visage sinistre, que l’idée du crime faisait grimacer.

– Tu aurais dû apporter un flacon de rhum, bougonna Oscar de Bennetot. Il y a des moments où il ne faut pas savoir ce que l’on fait.

– Nous ne sommes pas à l’un de ces moments, répliqua le baron. Au contraire ! Il nous faut toute notre attention.

– C’est gai.

– Il fallait raisonner avec Beaumagnan et lui refuser ton concours.

– Pas possible.

– Alors, obéis.

Du temps encore s’écoula. Aucun bruit ne venait du château, ni de la campagne assoupie.

Bennetot s’approcha de la captive, écouta, puis se retournant :

– Elle ne gémit même pas. C’est une rude femme.

Et il ajouta d’une voix où il y avait une certaine peur.

– Crois-tu à tout ce qu’on dit sur elle ?

– À quoi ?

– Son âge ?… toutes ces histoires d’autrefois ?

– Des bêtises !

– Beaumagnan y croit, lui.

– Est-ce qu’on sait ce que pense Beaumagnan !

– Avoue tout de même, Godefroy, qu’il y a des choses vraiment curieuses… et que tout laisse supposer qu’elle n’est pas née d’hier ?

Godefroy d’Étigues murmura :

– Oui, évidemment… Moi-même, en lisant, c’est à elle que je m’adressais, comme si elle vivait réellement à cette époque-là.

– Alors, tu y crois ?

– Assez. Ne parlons pas de tout ça ! c’est déjà trop d’y être mêlé. Ah je te jure Dieu (et il haussa le ton) que si j’avais pu refuser, et sans prendre de gants ! … Seulement…

Godefroy n’était pas en humeur de causer, et il n’en dit pas davantage sur un chapitre qui semblait lui être infiniment désagréable.

Mais Bennetot reprit :

– Moi aussi, je te jure Dieu que pour un rien je filerais. D’autant que j’ai comme une idée, vois-tu, que nous sommes refaits sur toute la ligne. Oui, je te l’ai déjà dit, Beaumagnan en connaît beaucoup plus que nous, et nous ne sommes que des polichinelles entre ses mains. Un jour ou l’autre, quand il n’aura plus besoin de nous, il nous tirera sa révérence, et l’on s’apercevra qu’il a escamoté l’affaire à son profit.

– Ça, jamais.

– Cependant… objecta Bennetot.

Godefroy lui mit la main sur la bouche et chuchota :

– Tais-toi. Elle entend.

– Qu’importe, dit l’autre, puisque tout à l’heure…

Ils n’osèrent plus rompre le silence. De temps à autre l’horloge de l’église sonnait des coups qu’ils comptaient des lèvres en se regardant.

Quand ils en comptèrent dix, Godefroy d’Étigues donna sur la table un formidable coup de poing qui fit sauter la lampe.

– Crebleu de crebleu ! il faut marcher.

– Ah ! fit Bennetot, quelle ignominie ! Nous y allons seuls ?

– Les autres veulent nous accompagner. Mais je les arrête au haut de la falaise, puisqu’ils croient au bateau anglais.

Moi j’aimerais mieux qu’on y aille tous.

Tais-toi, l’ordre ne concerne que nous. Et puis les autres pourraient bavarder… Et ce serait du propre. Tiens, les voici.

Les autres, c’étaient ceux qui n’avaient pas pris le train, c’est-à-dire d’Ormont, Roux d’Estiers et Rolleville. Ils arrivèrent avec un falot d’écurie que le baron leur fit éteindre.

– Pas de lumière, dit-il. On verrait ça se promener sur la falaise, et on jaserait par la suite. Tous les domestiques sont couchés ?

– Oui.

– Et Clarisse ?

– Elle n’a pas quitté sa chambre.

– En effet, dit le baron, elle est un peu souffrante aujourd’hui. En route !

D’Ormont et Rolleville saisirent les bras de la civière. On traversa le verger et l’on s’engagea dans une pièce de terre pour rejoindre le chemin de campagne qui conduisait du village à l’Escalier du Curé. Le ciel était noir, sans étoiles, et le cortège, à tâtons, trébuchait et se heurtait aux ornières et aux talus. Des jurons fusaient, vite étouffés par la colère de Godefroy.

– Pas de bruit, bon sang ! On pourrait reconnaître nos voix.

– Qui, Godefroy ? Il n’y a personne absolument, et tu as dû prendre tes précautions pour les douaniers ?

– Oui. Ils sont au cabaret, invités par un homme dont je suis sûr. Tout de même une ronde est possible.

Le plateau se creusa en une dépression que le chemin suivait. Tant bien que mal, ils parvinrent à l’endroit où s’amorce l’escalier. Il fut taillé jadis en pleine falaise, sur l’initiative d’un curé de Bénouville, et pour que les gens du pays puissent descendre directement jusqu’à la plage. Le jour, des orifices pratiqués dans la craie l’éclairent et ouvrent des vues magnifiques sur la mer, dont les flots viennent battre les rochers et vers laquelle il semble que l’on s’enfonce.

– Ça va être dur, fit Rolleville. Nous pourrions vous aider. On vous éclairerait.

– Non, déclara le baron. Il est prudent de se séparer.

Les autres obéirent et s’éloignèrent. Les deux cousins, sans perdre de temps, commencèrent l’opération difficile de la descente.

Ce fut long. Les marches étaient fort élevées, et le tournant parfois si brusque que la place manquait pour le brancard et qu’il fallait le dresser dans toute sa hauteur. La lumière d’une lampe de poche ne les éclairait que par à-coups. Oscar de Bennetot ne dérageait pas, à tel point que, dans son instinct de hobereau mal dégrossi, il proposait simplement de jeter « tout cela » par-dessus bord, c’est-à-dire par l’un des orifices.

Enfin ils atteignirent une plage de galets fins où ils purent reprendre haleine. À quelque distance, on apercevait les deux barques allongées l’une près de l’autre. La mer très calme, sans la moindre vague, en baignait les quilles. Bennetot montra le trou qu’il avait creusé dans la plus petite des deux et qui, provisoirement, demeurait obstrué par un bouchon de paille, et ils couchèrent le brancard sur les trois bancs qui la garnissaient.

– Ficelons le tout ensemble, ordonna Godefroy d’Étigues.

Bennetot fit observer :

– Et si jamais il y a une enquête et que l’on découvre la chose au fond de la mer, quelle preuve contre nous ce brancard !

– C’est à nous d’aller assez loin pour qu’on ne découvre jamais rien. Et d’ailleurs, c’est un vieux brancard hors d’usage depuis vingt ans, et que j’ai sorti d’une grange abandonnée. Rien à craindre.

Il parlait en tremblant, et d’une voix effarée que Bennetot ne lui connaissait point.

– Qu’est-ce que tu as, Godefroy ?

– Moi ? Que veux-tu que j’aie ?

– Alors ?

– Alors, poussons la barque… Mais il faut d’abord, selon les instructions de Beaumagnan, qu’on lui enlève son bâillon et qu’on lui demande si elle a quelque volonté à exprimer. Tu veux faire cela, toi ?

Bennetot balbutia :

– La toucher ? La voir ? J’aimerais mieux crever… et toi ?

– Je ne pourrais pas non plus… je ne pourrais pas…

– Elle est coupable cependant… elle a tué…

– Oui… oui… Du moins c’est probable … Seulement, elle a l’air si doux ! …

– Oui, fit Bennetot… et elle est si belle … belle comme la Vierge…

En même temps ils tombèrent à genoux sur le galet et se mirent à prier tout haut pour celle qui allait mourir et sur qui ils appelaient « l’intervention de la Vierge Marie ».

Godefroy entremêlait les versets et les supplications que Bennetot scandait, au hasard, avec des amen fervents. Cela parut leur rendre un peu de courage, car ils se relevèrent brusquement, avides d’en finir. Bennetot apporta l’énorme galet qu’il avait préparé, le lia vivement à l’anneau de fer, et poussa la barque qui flotta aussitôt sur l’eau tranquille. Ensuite, d’un commun effort, ils firent glisser l’autre barque et sautèrent dedans. Godefroy saisit les deux rames, tandis que Bennetot, à l’aide d’une corde, remorquait le bateau de la condamnée.

Ainsi s’en allèrent-ils au large, à petits coups d’aviron qui laissaient tomber un bruit frais de gouttelettes. Des ombres plus noires que la nuit leur permettaient de se guider à peu près entre les roches et de glisser vers la pleine mer. Mais, au bout de vingt minutes, l’allure devint plus lente et l’embarcation s’arrêta.

– Je ne peux plus … murmura le baron tout défaillant… mes bras refusent. À ton tour…

– Je n’aurais pas la force, avoua Bennetot.

Godefroy fit une nouvelle tentative, puis renonçant, il dit :

– À quoi bon ? Nous avons sûrement dépassé de beaucoup la ligne où la mer s’en va. C’est ton avis ?

L’autre approuva.

– D’autant, dit-il, qu’il y a comme une brise qui portera le bateau encore plus loin que la ligne.

– Alors enlève le bouchon de paille.

– C’est toi qui devrais faire ça, protesta Bennetot, à qui le geste commandé semblait le geste même du meurtre.

– Assez de bêtises ! Finissons-en.

Bennetot tira la corde. La quille vint se balancer tout contre lui. Il n’avait plus qu’à se pencher et à plonger la main.

– J’ai peur, Godefroy, bégaya-t-il. Sur mon salut éternel, ce n’est pas moi qui agis, mais bien toi, tu entends ?

Godefroy bondit jusqu’à lui, l’écarta, se courba par-dessus bord, et plongeant sa main arracha d’un coup le bouchon. Il y eut un glouglou d’eau qui bouillonne, et cela le bouleversa au point que, dans un revirement subit, il voulut combler le trou. Trop tard. Bennetot avait pris les rames, et, retrouvant toute son énergie, effrayé lui aussi du bruit qu’il avait perçu, donnait un effort violent qui mettait un intervalle de plusieurs brasses entre les deux embarcations.

– Halte ! commanda Godefroy. Halte ! Je veux la sauver. Arrête, mordieu ! … Ah ! c’est bien toi qui la tues… Assassin, assassin… je l’aurais sauvée, moi.

Mais Bennetot, ivre de terreur, sans rien comprendre, ramait à faire craquer les avirons.

Le cadavre demeura donc seul – car pouvait-on appeler autrement l’être inerte, impuissant et voué à la mort que portait la barque blessée ? L’eau devait fatalement monter à l’intérieur en quelques minutes. Le frêle bateau s’engloutirait.

Cela Godefroy d’Étigues le savait. Aussi résolu à son tour, il saisit une rame et, sans se soucier d’être entendus, les deux complices se courbèrent avec des efforts désespérés pour fuir au plus vite le lieu du crime commis. Ils avaient peur de percevoir quelque cri d’angoisse, ou le chuchotement effroyable d’une chose qui coule et sur laquelle l’eau se referme pour toujours.

Le canot se balançait au ras de l’onde presque immobile, où l’air, chargé de nuages très bas, semblait peser de tout son poids.

D’Étigues et Oscar de Bennetot devaient être à demi-chemin du retour. Tout bruit cessa.

À ce moment, la barque s’inclina sur le tribord, et, dans la sorte de torpeur épouvantée où elle agonisait, la jeune femme eut la sensation que le dénouement se produisait. Elle n’eut aucun soubresaut, aucune révolte. L’acceptation de la mort provoque un état d’esprit où il semble que l’on soit déjà de l’autre côté de la vie.

Cependant, elle s’étonnait de ne pas frissonner au contact de l’eau glacée, ce qui était la chose que craignait surtout sa chair de femme. Non, la barque ne s’enfonçait pas, Elle paraissait plutôt prête à chavirer comme si quelqu’un en eût enjambé le rebord.

Quelqu’un ? Le baron ? Son complice ? Elle pensa que ce n’était ni l’un ni l’autre, car une voix qu’elle ne connaissait pas murmura :

– Rassurez-vous, c’est un ami qui vient à votre secours…

Cet ami se pencha sur elle, et sans même savoir si elle entendait ou non, expliqua aussitôt :

– Vous ne m’avez jamais vu… Je m’appelle Raoul… Raoul d’Andrésy… Tout va bien… J’ai bouché le trou avec un morceau de bois coiffé d’un chiffon. Réparation de fortune, mais qui peut suffire… D’autant que nous allons nous débarrasser de cet énorme galet.

À l’aide d’un couteau, il trancha les cordes qui attachaient la jeune femme ; puis saisit le gros galet, et réussit à le jeter. Enfin écartant la couverture dont elle était enveloppée, il s’inclina et lui dit :

– Comme je suis content ! Les événements ont tourné beaucoup mieux encore que je ne l’espérais, et vous voilà sauvée ! L’eau n’a pas eu le temps de monter jusqu’à vous, n’est-ce pas ? Quelle chance ! Vous ne souffrez pas ?

Elle chuchota, la voix à peine intelligible :

– Oui… la cheville… leurs liens me tordaient le pied.

– Ce ne sera rien, dit-il. L’essentiel, maintenant, c’est de gagner le rivage. Vos deux bourreaux ont sûrement atterri et doivent grimper l’escalier en hâte. Nous n’avons donc rien à redouter.

Il fit rapidement ses préparatifs, ramassa un aviron qu’il avait caché d’avance dans le fond, le fit glisser à l’arrière et se mit à « godiller » tout en continuant ses explications d’un ton joyeux, et comme s’il ne s’était rien passé de plus extraordinaire que ce qui se passe au cours d’une partie de plaisir.

– Que je me présente, d’abord, un peu plus régulièrement, quoique je ne sois guère présentable : pour tout costume, quelque chose comme un caleçon de bain que je me suis confectionné et auquel j’avais attaché un couteau… – donc Raoul d’Andrésy, pour vous servir, puisque le hasard me le permet. Oh ! un hasard bien simple… Une conversation surprise… J’ai su qu’on machinait un complot contre une certaine dame… Alors j’ai pris les devants. Je suis descendu sur la plage et quand les deux cousins ont débouché du tunnel, je suis entré dans l’eau. Il ne me restait plus qu’à m’accrocher à votre barque dès que celle-ci fut à la remorque. C’est ce que j’ai fait. Et ni l’un ni l’autre ne s’avisa qu’ils emmenaient avec leur victime un champion de natation bien résolu à la sauver. J’ai dit. Je vous raconterai cela par le détail plus tard et lorsque vous m’entendrez. Pour l’instant, j’ai idée que je bavarde dans le vide.

Il s’arrêta une minute.

– Je souffre, dit-elle… Je suis épuisée…

Il répondit :

– Un conseil : perdez connaissance. Rien ne repose comme de perdre connaissance.

Elle dut lui obéir, car, après quelques gémissements, elle respira d’un souffle calme et régulier. Raoul lui couvrit le visage et repartit en concluant :

« C’est préférable. J’ai toute latitude pour agir, et je ne dois de compte à personne. »

Ce qui ne l’empêcha pas d’ailleurs de monologuer avec toute la satisfaction de quelqu’un qui est enchanté de soi-même et de ses moindres actes. Le canot filait prestement sous son impulsion. La masse des falaises se devinait.

Lorsque le fer de la quille grinça sur les galets, il sauta, puis enleva la jeune femme avec une aisance qui prouvait la valeur de ses muscles, et la déposa contre le pied de la falaise.

– Champion de boxe aussi, dit-il, et de lutte romaine également. Je vous avouerai, puisque vous ne pouvez m’entendre, que j’ai trouvé ces mérites dans l’héritage de papa… et combien d’autres ! mais assez de balivernes… Reposez-vous ici, sous cette roche où vous êtes à l’abri des flots perfides… Quant à moi, je repars. Je suppose qu’il est dans vos projets de prendre votre revanche sur les deux cousins ? Pour cela, il est nécessaire que l’on ne retrouve pas la barque, et que l’on vous croie bel et bien noyée. Donc, un peu de patience.

Sans plus tarder, Raoul d’Andrésy exécuta ce qu’il avait annoncé. De nouveau il conduisit la barque en pleine mer, enleva le bouchon de linge et, certain qu’elle disparaîtrait, se mit à l’eau. De retour sur le rivage il chercha ses vêtements qu’il avait dissimulés dans une anfractuosité, se débarrassa de son espèce de caleçon de bain, et se rhabilla.

– Allons, dit-il en rejoignant la jeune femme, il s’agit de remonter là-haut, et ce n’est pas le plus commode.

Elle sortait peu à peu de son évanouissement et, au clair de sa lanterne, il vit qu’elle ouvrait les yeux.

Aidée par lui, elle essaya de se mettre debout, mais la douleur lui arracha un cri, et elle retomba sans forces. Il dénoua le soulier et vit aussitôt que le bas était couvert de sang. Blessure peu dangereuse, mais qui la faisait souffrir. Avec son mouchoir, Raoul banda la cheville provisoirement et décida le départ immédiat.

Il la chargea donc sur son épaule et commença l’escalade. Trois cent cinquante marches ! Si Godefroy d’Étigues et Bennetot avaient eu du mal dans la descente combien l’effort contraire était plus rude, effectué par un adolescent ! Quatre fois il dut s’arrêter, couvert de sueur, avec la sensation qu’il lui serait impossible de continuer.

Il continuait cependant, toujours de bonne humeur. À la troisième halte, s’étant assis, il la coucha sur ses genoux, et il lui sembla qu’elle riait de ses plaisanteries et de sa verve intarissable. Alors il acheva l’ascension en serrant ainsi contre sa poitrine le corps charmant dont ses mains sentaient les formes souples.

Arrivé au sommet, il ne prit aucun repos, un vent frais s’étant élevé qui balayait la plaine. Il avait hâte de mettre la jeune femme à l’abri, et, d’un élan, il traversa les champs et la porta jusqu’à une grange isolée que, dès le début, il s’était proposé d’atteindre. En prévision des événements, il y avait placé deux bouteilles d’eau fraîche, du cognac et quelques aliments.

Il appuya une échelle contre le pignon, reprit son fardeau, poussa le panneau de bois qui servait à clore, et fit retomber l’échelle.

– Douze heures de sécurité et de sommeil. Personne ne nous dérangera. Demain, vers midi, je me procurerai une voiture et vous mènerai où vous voudrez.

Voici donc qu’ils étaient enfermés l’un près de l’autre, à la suite de la plus tragique et de la plus merveilleuse aventure que l’on pût rêver. Comme tout était loin maintenant des scènes affreuses de la journée ! Tribunal d’inquisition, juges implacables, bourreaux sinistres, Beaumagnan, Godefroy d’Étigues, la condamnation, la descente vers la mer, la barque qui coule au fond des ténèbres, quels cauchemars, effacés déjà, et qui s’achevaient dans l’intimité de la victime et du sauveur !

À la lueur de la lampe accrochée à une poutre, il étendit la jeune femme parmi les bottes de foin qui garnissaient le grenier, la soigna, la fit boire, et pansa doucement sa blessure. Protégée par lui, loin des embûches, n’ayant plus rien à redouter de ses ennemis, Joséphine Balsamo s’abandonna en toute confiance. Elle ferma les yeux et s’assoupit.

La lampe illuminait en plein son beau visage auquel la fièvre de tant d’émotions donnait de la couleur. Raoul s’agenouilla devant elle et la contempla longuement. Alourdie par la chaleur de la grange, elle avait ouvert le haut de son corsage, et Raoul apercevait les épaules harmonieuses dont la ligne parfaite se reliait au cou le plus pur.

Il se souvint de ce signe noir auquel Beaumagnan avait fait allusion et qui se voyait sur la miniature. Comment eût-il pu résister à la tentation de voir, à son tour, et de se rendre compte si réellement, le même signe se trouvait là, sur la poitrine de la femme qu’il avait sauvée de la mort ? Lentement il écarta l’étoffe. À droite, un grain de beauté, noir comme une de ces mouches que les coquettes se posaient autrefois, marquait la peau blanche et soyeuse et suivait le rythme égal de la respiration.

– Qui êtes-vous ? qui êtes-vous ? murmura-t-il tout troublé. De quel monde venez-vous ?

Lui aussi, comme les autres, il éprouvait un malaise inexplicable et subissait l’impression mystérieuse qui se dégageait de cette créature et de certains détails de sa vie et de son apparence physique. Et il l’interrogeait, malgré lui, comme si la jeune femme pouvait répondre au nom de celle qui jadis avait servi de modèle à la miniature.

Les lèvres épelèrent des mots qu’il ne comprit pas, et il était si près d’elles, et l’haleine qu’elles exhalaient était si douce, qu’il les effleura de ses lèvres en tremblant.

Elle soupira. Ses yeux s’entrouvrirent. En voyant Raoul agenouillé, elle rougit, et elle souriait en même temps, et ce sourire demeura, tandis que les lourdes paupières se baissaient de nouveau et qu’elle retombait au sommeil.

Raoul fut éperdu, et, palpitant de désir et d’admiration, il chuchotait des phrases exaltées et joignait les mains comme devant une idole à laquelle il eût adressé l’hymne d’adoration le plus ardent et le plus fou.

– Ce que vous êtes belle !… Je ne croyais pas à tant de beauté dans la vie. Ne souriez plus !… Je comprends qu’on ait envie de vous faire pleurer. Votre sourire bouleverse… On voudrait l’effacer pour que personne ne le voie plus jamais… Ah ! ne souriez plus qu’à moi, je vous en supplie…

Et plus bas, passionnément :

– Joséphine Balsamo… Que votre nom est doux ! Et combien il vous a faite plus mystérieuse encore ! Sorcière ? a dit Beaumagnan… Non : ensorceleuse ! Vous surgissez des ténèbres, et vous êtes comme de la lumière, du soleil… Joséphine Balsamo… enchanteresse… magicienne … Ah ! tout ce qui s’ouvre devant moi !… tout ce que je vois de bonheur ! … Ma vie commence à la minute même où je vous ai prise dans mes bras … Je n’ai plus d’autres souvenirs que vous… Je n’espère qu’en vous. Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous êtes belle ! C’est à pleurer de désespoir…

Il lui disait cela tout contre elle, et sa bouche près de sa bouche, mais le baiser dérobé fut l’unique caresse qu’il se permit. Il n’y avait pas que de la volupté dans le sourire de Joséphine Balsamo, mais aussi une telle pudeur que Raoul était pénétré de respect et que son exaltation s’acheva en paroles graves et pleines d’un dévouement juvénile.

– Je vous aiderai… Les autres ne pourront rien contre vous… Si vous voulez atteindre, malgré eux, le but qu’ils poursuivent, je vous promets que vous réussirez. Loin de vous ou près de vous, je serai toujours celui qui défend et qui sauve… Ayez foi dans mon dévouement…

Il s’endormit à la fin, en balbutiant des promesses et des serments qui n’avaient pas beaucoup de sens, et ce fut un sommeil profond, immense, sans rêves, comme le sommeil des enfants qui ont besoin de refaire leur jeune organisme surmené…

Onze coups sonnèrent à l’horloge de l’église. Il les compta avec une surprise croissante.

– Onze heures du matin, est-ce possible ?

Par les fentes du volet et par les fissures ménagées sous le vieux toit de chaume, le jour filtrait. D’un côté même, un peu de soleil passa.

– Où donc êtes-vous ? dit-il. Je ne vous vois pas.

La lampe s’était éteinte. Il courut jusqu’au volet et l’attira vers lui, emplissant ainsi le grenier de lumière. Il n’aperçut point Joséphine Balsamo.

Il s’élança contre les bottes de foin, les déplaça, les jeta furieusement par la trappe qui ouvrait sur le rez-de-chaussée. Personne. Joséphine Balsamo avait disparu.

Il descendit, chercha dans le verger, fouilla la plaine voisine et le chemin. Vainement. Bien que blessée, incapable de poser le pied à terre, elle avait quitté le refuge, sauté sur le sol, traversé le verger, la plaine voisine…

Raoul d’Andrésy regagna la grange pour en faire l’inspection minutieuse. Il n’eut pas besoin de chercher longtemps. Sur le plancher même il aperçut un carton rectangulaire.

Il le ramassa. C’était la photographie de la comtesse de Cagliostro. Derrière, écrites au crayon, ces deux lignes :

« Que mon sauveur soit remercié, mais qu’il n’essaie pas de me revoir. »

Chapitre 5 – Une des sept branches

Il y a certains contes dont le héros est en proie aux aventures les plus extravagantes et s’avise, lors du dénouement, qu’il fut tout simplement le jouet d’un rêve. Raoul, quand il eut retrouvé sa bicyclette derrière le talus où il l’avait enfouie la veille se demanda subitement s’il n’avait pas été ballotté par une suite de songes tour à tour divertissants, pittoresques, redoutables et, en définitive, fort décevants.

L’hypothèse ne l’arrêta guère. La vérité s’attachait à lui par la photographie qu’il avait entre les mains, et plus encore peut-être par le souvenir enivrant du baiser pris aux lèvres de Joséphine Balsamo. Cela, c’était une certitude à laquelle il ne pouvait se soustraire.

Pour la première fois, à ce moment, – il le constata avec un remords aussitôt chassé – il pensa d’une façon nette à Clarisse d’Étigues, et aux heures délicieuses de la matinée précédente. Mais, à l’âge de Raoul, ces ingratitudes et ces contradictions de cœur s’arrangent aisément, il semble qu’on se dédouble en deux êtres, dont l’un continuera d’aimer dans une sorte d’inconscience où la part de l’avenir est réservée, et dont l’autre se livre avec frénésie à tous les emportements de la passion nouvelle. L’image de Clarisse se dressa, confuse et douloureuse, comme au fond d’une petite chapelle ornée de cierges vacillants près desquels il irait prier de temps en temps. Mais la comtesse de Cagliostro devenait tout à coup l’unique divinité que l’on adore, une divinité despotique et jalouse qui ne permettrait pas qu’on lui dérobât la moindre pensée ni le moindre secret.

Raoul d’Andrésy – continuons d’appeler ainsi celui qui devait illustrer le nom d’Arsène Lupin –, Raoul d’Andrésy n’avait jamais aimé. En fait, le temps lui avait manqué plus encore que l’occasion. Brûlé d’ambition, mais ne sachant pas dans quel domaine et par quels moyens se réaliseraient ses rêves de gloire, de fortune et de puissance, il se dépensait de tous côtés pour être prêt à répondre à l’appel du destin. Intelligence, esprit, volonté, adresse physique, force musculaire, souplesse, endurance, il cultiva tous ses dons jusqu’à l’extrême limite, étonné lui-même de voir que cette limite reculait toujours devant la puissance de ses efforts.

Avec cela il fallait vivre, et il n’avait aucune ressource. Orphelin, seul dans l’existence, sans amis, sans relations, sans métier, il vécut cependant. Comment ? C’était un point sur lequel il n’aurait su donner que des explications insuffisantes, et que lui-même il n’examinait pas de trop près. On vit comme on peut. On fait face à ses besoins et à ses appétits selon les circonstances.

« La chance est pour moi, se disait-il. Allons de l’avant. Ce qui doit être sera, et j’ai idée que ce sera magnifique. »

C’est alors qu’il croisa sur son chemin Joséphine Balsamo. Tout de suite il sentit que, pour la conquérir, il mettrait en œuvre tout ce qu’il avait accumulé d’énergie.

Et Joséphine Balsamo, pour lui, n’avait rien de commun avec la « créature infernale » que Beaumagnan avait essayé de dresser devant l’imagination inquiète de ses amis. Toute cette vision sanguinaire, tout cet attirail de crime et de perfidie, tous ces oripeaux de sorcière, s’évanouissaient comme un cauchemar en face de la jolie photographie où il contemplait les yeux limpides et les lèvres pures de la jeune femme.

« Je te retrouverai, jurait-il en la couvrant de baisers, et tu m’aimeras comme je t’aime, et tu seras à moi comme la maîtresse la plus soumise, et la plus chérie. Je lirai dans ta vie mystérieuse ainsi que dans un livre ouvert. Ton pouvoir de divination, tes miracles, ton incroyable jeunesse, tout ce qui déconcerte les autres et les effare, autant de procédés ingénieux dont nous rirons ensemble. Tu seras à moi, Joséphine Balsamo. »

Serment dont Raoul sentait lui-même pour l’instant la prétention de la témérité. Au fond Joséphine Balsamo l’intimidait encore, et il n’était pas loin d’éprouver contre elle une certaine irritation, comme un enfant qui voudrait être l’égal et qui doit se soumettre à plus fort que lui.

Deux jours durant, il se confina dans la petite chambre qu’il occupait au rez-de-chaussée de son auberge, et dont la fenêtre donnait sur une cour plantée de pommiers. Journées de méditation et d’attente, et qu’il fit suivre d’un après-midi de promenade à travers la campagne normande, c’est-à-dire aux lieux mêmes où il était possible qu’il rencontrât Joséphine Balsamo.

Il supposait bien, en effet, que la jeune femme, toute meurtrie encore par l’horrible épreuve, ne retournerait pas à son logement de Paris. Vivante, il fallait que ceux qui l’avaient tuée, la crussent morte. Et, d’autre part, aussi bien pour se venger d’eux que pour atteindre avant eux l’objectif qu’ils s’étaient proposé, il ne fallait pas qu’elle s’éloignât du champ de bataille.

Le soir de ce troisième jour il trouva sur la table de sa chambre un bouquet de fleurs d’avril : pervenches, narcisses, primevères, coucous. Il questionna l’aubergiste. On n’avait vu personne.

« C’est elle », pensa-t-il en embrassant les fleurs qu’elle venait de cueillir.

Quatre jours consécutifs il se posta au fond de la cour, derrière une remise. Lorsqu’un pas résonnait à l’entour, son cœur battait. Déçu chaque fois, il en éprouvait une réelle douleur.

Mais le quatrième jour, à cinq heures, entre les arbres et les fourrés qui garnissaient le talus de la cour, il se produisit un froissement d’étoffe. Une robe passa. Raoul fit un mouvement pour s’élancer et, aussitôt, se contint et domina sa colère.

Il reconnaissait Clarisse d’Étigues.

Elle avait à la main un bouquet de fleurs exactement pareil à l’autre. Elle franchit légèrement l’intervalle qui la séparait du rez-de-chaussée, et, tendant le bras par la fenêtre, elle déposa la gerbe.

Lorsqu’elle revint sur ses pas, Raoul la vit de face et fut frappé de sa pâleur. Ses joues avaient perdu leurs teintes fraîches, et ses yeux cernés révélaient son chagrin et les longues heures de l’insomnie.

– Je souffrirai beaucoup pour toi, avait-elle dit, sans prévoir cependant que sa souffrance commencerait si tôt, et que le jour même où elle se donnait à Raoul serait un jour d’adieu et d’inexplicable abandon.

Il se souvint de la prédiction et, s’irritant contre elle du mal qu’il lui faisait, furieux d’être trompé dans son espoir et que la porteuse de fleurs fût Clarisse et non point celle qu’il attendait, il la laissa partir.

Pourtant, c’est à Clarisse – à Clarisse qui détruisait ainsi elle-même sa dernière chance de bonheur – qu’il dut la précieuse indication dont il avait besoin pour s’orienter dans la nuit. Une heure plus tard, il constatait qu’une lettre était attachée à la barre et, l’ayant décachetée, il lut :

« Mon chéri, est-ce fini déjà ? Non, n’est-ce pas ? Je pleure sans raison ?… Il n’est pas possible que tu en aies déjà assez de ta Clarisse ?

« Mon chéri, ce soir, ils prennent tous le train et ne seront de retour que demain très tard. Tu viendras, n’est-ce pas ? Tu ne me laisseras pas pleurer encore ?… Viens, mon chéri… »

Pauvres lignes désolées ! … Raoul n’en fut pas attendri. Il pensait au voyage annoncé et se rappelait cette accusation de Beaumagnan :

« Sachant par moi que nous devions bientôt visiter de fond en comble une propriété voisine de Dieppe, elle s’y est rendue en hâte… »

N’était-ce pas cela le but de l’expédition. Et n’y aurait-il pas là, pour Raoul, une occasion de se mêler à la lutte et de tirer des événements tout le parti qu’ils comportaient ?

Le soir même, à sept heures, habillé comme un pêcheur de la côte, méconnaissable sous la couche d’ocre qui rougissait son visage, il montait dans le même train que le baron d’Étigues et Oscar de Bennetot, changeant comme eux deux fois, et descendant à une petite station où il coucha.

Le lendemain matin, d’Ormont, Rolleville et Roux d’Estiers venaient chercher leurs deux amis en voiture, Raoul s’élança derrière eux.

À une distance de dix kilomètres, la voiture s’arrêta en vue d’un long manoir délabré qu’on appelle le château de Gueures. S’approchant de la grille ouverte, Raoul constata que, dans le parc, grouillait tout un peuple d’ouvriers qui retournaient la terre des allées et des pelouses.

Il était dix heures. Sur le perron, les entrepreneurs reçurent les cinq associés. Raoul entra sans être remarqué, se mêla aux ouvriers, et les interrogea. Il apprit ainsi que le château de Gueures venait d’être acheté par le marquis de Rolleville et que les travaux d’aménagement avaient commencé le matin.

Raoul entendit un des entrepreneurs qui répondait au baron :

– Oui, monsieur, les instructions sont données. Ceux de mes hommes qui trouveront, en fouillant le sol, des pièces de monnaie, des objets de métal, fer, cuivre, etc. ont ordre de les apporter contre récompense.

Il était évident que tous ces bouleversements n’avaient point d’autre raison que la découverte de quelque chose. Mais la découverte de quoi ? se demandait Raoul.

Il se promena dans le parc, fit le tour du manoir, pénétra dans les caves.

À onze heures et demie, il n’avait encore abouti à aucun résultat, et la nécessité d’agir s’imposait cependant à son esprit avec une force croissante. Tout retard laissait aux autres des chances d’autant plus grandes, et il risquait de se heurter à un fait accompli.

À ce moment, le groupe des cinq amis se tenait derrière le manoir, sur une longue esplanade qui dominait le parc. Un petit mur à balustrade la bordait, marqué de place en place par douze piliers de briques qui servaient de socles à d’anciens vases de pierre, presque tous cassés.

Une équipe d’ouvriers armés de pics, se mit à démolir le mur. Raoul les regardait faire, pensivement, les mains dans ses poches, la cigarette aux lèvres, et sans se soucier que sa présence pût paraître anormale en ces lieux.

Godefroy d’Étigues roulait du tabac dans une feuille de papier. N’ayant pas d’allumettes, il s’approcha de Raoul et lui demanda du feu.

Raoul tendit sa cigarette, et, pendant que l’autre allumait la sienne, tout un plan s’échafauda en son esprit, un plan spontané, très simple, dont les moindres détails lui apparaissaient dans leur succession logique. Mais il fallait se hâter.

Raoul ôta son béret ce qui laissa échapper les mèches d’une chevelure soignée qui n’était certes pas celle d’un matelot.

Le baron d’Étigues le regarda avec attention et, subitement éclairé, fut saisi de colère.

– Encore vous ! Et déguisé ! Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle manigance, et comment avez-vous l’audace de me relancer jusqu’ici ? Je vous ai répondu de la façon la plus catégorique, un mariage entre ma fille et vous est impossible.

Raoul lui happa le bras et, impérieusement :

– Pas de scandale ! Nous y perdrions tous les deux. Amenez-moi vos amis.

Godefroy voulut se rebiffer.

– Amenez-moi vos amis, répéta Raoul. Je viens vous rendre service. Que cherchez-vous ? Un chandelier, n’est-ce pas ?

– Oui, fit le baron, malgré lui.

– Un chandelier à sept branches, c’est bien cela. Je connais la cachette. Plus tard je vous donnerai d’autres indications qui vous seront utiles pour l’œuvre que vous poursuivez. Alors nous parlerons de mademoiselle d’Étigues. Qu’il ne soit pas question d’elle aujourd’hui… Appelez vos amis. Vite.

Godefroy hésitait, mais les promesses et les assurances de Raoul faisaient impression sur lui. Il appela ses amis qui le rejoignirent aussitôt.

– Je connais ce garçon, dit-il, et, d’après lui, on arriverait peut-être à trouver…

Raoul lui coupa la parole.

– Il n’y a pas de peut-être, monsieur. Je suis du pays. Tout gamin, je jouais dans ce château avec les enfants d’un vieux jardinier qui en était le gardien, et qui souvent nous a montré un anneau scellé au mur d’une des caves. « Il y a une cachette, là, disait-il, j’y ai vu mettre des antiquailles, flambeaux, pendules… »

Ces révélations surexcitèrent les amis de Godefroy.

Bennetot objecta rapidement :

– Les caves ? Nous les avons visitées.

– Pas bien, affirma Raoul. Je vais vous conduire.

On y arrivait par un escalier qui descendait de l’extérieur au sous-sol. Deux grandes portes ouvraient sur quelques marches, après lesquelles commençait une série de salles voûtées.

– La troisième à gauche, dit Raoul qui, au cours de ses recherches, avait étudié l’emplacement. Tenez… celle-ci…

Il les fit entrer tous les cinq dans un caveau obscur où il fallait se baisser.

– On n’y voit goutte, se plaignit Roux d’Estiers.

– En effet, dit Raoul. Mais voilà des allumettes et j’ai aperçu un bout de bougie sur les marches de l’escalier. Un instant… J’y cours.

Il referma la porte du caveau, fit tourner la clef, l’enleva, et s’éloigna en criant aux captifs :

– Allumez toujours les sept branches du chandelier. Vous le trouverez sous la dernière dalle, enveloppé soigneusement dans des toiles d’araignée…

Il n’était pas dehors qu’il entendit le bruit des coups que les cinq amis frappaient furieusement contre la porte, et il pensa que cette porte, branlante et vermoulue, ne résisterait guère plus que quelques minutes. Mais ce répit lui suffisait.

D’un bond il sauta sur l’esplanade, prit une pioche des mains d’un ouvrier, et courut au neuvième pilier dont il fit sauter le vase. Ensuite il attaqua un chapiteau de ciment, tout fendillé, qui recouvrait les briques, et qui tomba aussitôt en morceaux. Dans l’espace que l’agencement des briques laissait inoccupé, il y avait un mélange de terre et de cailloux d’où Raoul put extraire sans peine une tige de métal rongé, qui était bien une branche de ces grands chandeliers liturgiques que l’on voit sur certains autels.

Un groupe d’ouvriers faisait cercle autour de lui, et ils s’exclamèrent en voyant l’objet que brandissait Raoul. Pour la première fois depuis le matin, une découverte était effectuée.

Peut-être Raoul eût-il gardé son sang-froid et, emportant la tige de métal, eût-il feint de rejoindre les cinq amis afin de la leur remettre. Mais, précisément à cette même minute, des cris s’élevèrent à l’angle du manoir, et Rolleville, suivi des autres, surgit en vociférant :

– Au voleur ! Arrêtez-le ! Au voleur !

Raoul piqua une tête dans le groupe des ouvriers et s’enfuit. C’était absurde, comme toute sa conduite depuis un moment d’ailleurs, car enfin, s’il avait voulu gagner la confiance du baron et de ses amis, il n’aurait pas dû les emprisonner dans une cave ni leur dérober ce qu’ils cherchaient. Mais Raoul, en réalité, combattait pour Joséphine Balsamo, et n’avait d’autre but que de lui offrir un jour ou l’autre le trophée qu’il venait de conquérir. Il se sauva donc à toutes jambes.

Le chemin de la grille principale étant défendu, il longea une pièce d’eau, se débarrassa de deux hommes qui voulaient le saisir, et, suivi à vingt mètres de toute une horde d’agresseurs qui hurlaient comme des forcenés, déboucha dans un potager que ceignaient de toutes parts des murailles d’une hauteur désespérante.

« Zut, pensa-t-il, je suis bloqué. Ça va être l’hallali, la curée… Quelle chute ! »

Le potager, sur la gauche, était dominé par l’église du village, et le cimetière de l’église se continuait, à l’intérieur du potager, par un tout petit espace clos qui servait jadis de sépulture aux châtelains de Gueures. De fortes grilles l’entouraient. Des ifs s’y pressaient. Or, à la seconde même où Raoul dévalait le long de cet enclos, une porte fut entrebâillée, un bras se tendit et barra la route, une main saisit la main du jeune homme, et Raoul, stupéfait, se vit attiré dans le massif obscur par une femme qui referma aussitôt la porte au nez des assaillants.

Il devina, plutôt qu’il ne reconnut, Joséphine Balsamo.

– Venez, dit-elle, en s’enfonçant au milieu des ifs.

Une autre porte était ouverte dans le mur et donnait la communication avec le cimetière du village.

Au chevet de l’église, une vieille berline démodée, comme on n’en rencontrait déjà plus à cette époque que dans les campagnes, stationnait attelée de deux petits chevaux maigres et peu soignés. Sur le siège, un cocher à barbe grisonnante, dont le dos très voûté bombait sous une blouse bleue.

Raoul et la comtesse s’y engouffrèrent. Personne ne les avait vus.

Elle dit au cocher :

– Léonard, route de Luneray et de Doudeville. Vivement !

L’église était à l’extrémité du village. En prenant la route de Luneray, on évitait ainsi l’agglomération des maisons. Une longue côte s’offrait qui montait sur le plateau. Les deux bidets efflanqués l’enlevèrent à une allure de grands trotteurs qui grimpent la montée d’un hippodrome.

Quant à l’intérieur de cette berline, d’une si mauvaise apparence, il était spacieux, confortable, protégé contre les regards indiscrets par des grillages de bois, et si intime que Raoul tomba à genoux et donna libre cours à son exaltation amoureuse.

Il suffoquait de joie. Que la comtesse fût offensée ou non, il estimait que cette seconde rencontre, se produisant dans des conditions si particulières, et après la nuit du sauvetage, établissait entre eux des relations qui lui permettaient de brûler quelques étapes et de commencer l’entretien par une déclaration en règle.

Il la fit d’un trait, et d’une façon allègre qui eût désarmé la plus farouche des femmes.

– Vous ? C’est vous ? Quel coup de théâtre ! À l’instant où la meute allait me déchirer, voilà que Joséphine Balsamo jaillit de l’ombre et me sauve à mon tour. Ah ! que je suis heureux, et combien je vous aime ! Je vous aime depuis des années… depuis un siècle ! Mais oui, j’ai cent ans d’amour en moi… un vieil amour jeune comme vous… et beau comme vous êtes belle ! … Vous êtes si belle ! … On ne peut pas vous regarder sans être ému… C’est une joie et, en même temps, on éprouve du désespoir à penser que, quoi qu’il arrive, on ne pourra jamais étreindre tout ce qu’il y a de beauté en vous. L’expression de votre regard, de votre sourire, tout cela restera toujours insaisissable…

Il frissonna et murmura :

– Oh ! vos yeux se sont tournés vers moi ! Vous ne m’en voulez donc pas ? Vous acceptez que je vous dise mon amour ?

Elle entrouvrit la portière :

– Si je vous priais de descendre ?

– Je refuserais.

– Et si j’appelais le cocher à mon secours ?

– Je le tuerais.

– Et si je descendais moi-même ?

– Je continuerais ma déclaration sur la route.

Elle se mit à rire.

– Allons, vous avez réponse à tout. Restez. Mais assez de folies ! Racontez-moi plutôt ce qui vient de vous arriver et pourquoi ces hommes vous poursuivaient.

Il triompha :

– Oui, je vous raconterai tout, puisque vous ne me repoussez pas… puisque vous acceptez mon amour.

– Mais je n’accepte rien, dit-elle en riant. Vous m’accablez de déclarations, et vous ne me connaissez même pas.

– Je ne vous connais pas !

– Vous m’avez à peine vue, la nuit, à la clarté d’une lanterne.

– Et le jour qui précéda cette nuit, je ne vous ai pas vue ? Je n’ai pas eu le temps de vous admirer, durant cette abominable séance de la Haie d’Étigues ?

Elle l’observa soudain sérieuse.

– Ah ! vous avez assisté ?…

– J’étais là, dit-il, avec une ardeur pleine d’enjouement. J’étais là, et je sais qui vous êtes ! Fille de Cagliostro, je vous connais. Bas les masques ! Napoléon 1er vous tutoyait… Vous avez trahi Napoléon III, servi Bismarck, et suicidé le brave général Boulanger ! Vous prenez des bains dans la fontaine de Jouvence. Vous avez cent ans… et je vous aime.

Elle gardait un pli soucieux qui marquait légèrement son front pur, et elle répéta :

– Ah ! vous étiez là… je le supposais bien. Les misérables, comme ils m’ont fait souffrir ! … Et vous avez entendu leurs accusations odieuses ?…

– J’ai entendu des choses stupides, s’écria-t-il, et j’ai vu une bande d’énergumènes qui vous haïssent comme on hait tout ce qui est beau. Mais tout cela n’est que démence et absurdité. N’y pensons pas aujourd’hui. Pour moi, je ne veux me souvenir que des miracles charmants qui naissent sous vos pas comme des fleurs. Je veux croire à votre jeunesse éternelle. Je veux croire que vous ne seriez pas morte si je ne vous avais pas sauvée. Je veux croire que mon amour est surnaturel, et que c’est par enchantement que vous êtes sortie tout à l’heure du tronc d’un if.

Elle hocha la tête, rassérénée.

– Pour visiter le jardin de Gueures j’avais déjà passé par cette ancienne porte dont la clef était sur la serrure, et, sachant qu’on devait le fouiller ce matin, j’étais à l’affût.

– Miracle, vous dis-je ! Et n’en est-ce pas un que ceci ? Depuis des semaines et des mois, peut-être davantage, on cherche dans ce parc un chandelier à sept branches, et, pour le découvrir en quelques minutes, au milieu de cette foule et malgré la surveillance de nos adversaires, il m’a suffi de vouloir et de penser au plaisir que vous auriez.

Elle parut stupéfaite :

– Quoi ? Que dites-vous !… Vous auriez découvert ?…

– L’objet lui-même, non, mais une des sept branches du chandelier. La voici.

Joséphine Balsamo s’empara de la tige de métal et l’examina fiévreusement. C’était une tige ronde, assez forte, légèrement ondulée et dont le métal disparaissait sous une couche épaisse de vert-de-gris. L’une des extrémités, un peu aplatie, portait sur une de ses faces une grosse pierre violette, arrondie en cabochon.

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