LA COMTESSE DE CAGLIOSTRO (aventure d’Arsène Lupin)

– Oui, oui, murmura-t-elle… Aucun doute possible. La branche a été sciée au ras du socle. Oh ! vous ne sauriez croire combien je vous suis reconnaissante ! …

Raoul fit en quelques phrases pittoresques le récit de la bataille. La jeune femme n’en revenait pas.

– Quelle idée avez-vous eue ? Pourquoi cette inspiration de démolir le neuvième pilier plutôt qu’un autre ? Le hasard ?

– Nullement, affirma-t-il. Une certitude. Onze piliers sur douze étaient construits avant la fin du XVIIème siècle. Le neuvième, depuis.

– Comment le saviez-vous ?

– Parce que les briques des onze autres sont de dimensions abandonnées depuis deux cents ans, et que les briques du numéro neuf sont celles que l’on emploie encore aujourd’hui. Donc, le numéro neuf a été démoli, puis refait. Pourquoi, sinon pour y cacher cet objet ?

Joséphine Balsamo garda un long silence. Puis elle prononça lentement :

– C’est extraordinaire… Je n’aurais jamais cru que l’on pût réussir de la sorte… et si vite ! … là où nous avions tous échoué… Oui, en effet, ajouta-t-elle, voilà un miracle…

– Un miracle d’amour, répéta Raoul.

La voiture filait avec une rapidité inconcevable, souvent par des chemins détournés qui évitaient les traversées de villages. Ni les montées ni les descentes ne rebutaient l’ardeur endiablée des deux petits chevaux maigres. À droite et à gauche, des plaines glissaient et passaient comme des images.

– Beaumagnan était là ? demanda la comtesse.

– Non, dit-il, heureusement pour lui.

– Heureusement ?

– Sans quoi, je l’étranglais. Je déteste ce sombre personnage.

– Moins que moi, fit-elle d’une voix dure.

– Mais vous ne l’avez pas toujours détesté, dit-il, incapable de contenir sa jalousie.

– Mensonges, calomnies, affirma Joséphine Balsamo, sans hausser le ton. Beaumagnan est un imposteur et un déséquilibré, d’un orgueil maladif, et c’est parce que j’ai repoussé son amour qu’il a voulu ma mort. Tout cela, je l’ai dit l’autre jour, et il n’a pas protesté… il ne pouvait pas protester…

Raoul tomba de nouveau à genoux, dans un transport d’enthousiasme.

– Ah ! les douces paroles, s’écria-t-il. Alors vous ne l’avez jamais aimé ? Quelle délivrance ! Mais aussi bien, était-ce admissible ? Joséphine Balsamo s’éprendre d’un Beaumagnan…

Il riait et battait des mains.

– Écoutez, je ne veux plus vous appeler ainsi. Joséphine, ce n’est pas un joli nom. Josine, voulez vous ? C’est cela, je vous appellerai Josine comme vous appelaient Napoléon et votre maman Beauharnais. Convenu, n’est-ce pas ? Vous êtes Josine… ma Josine…

– Du respect, d’abord, dit-elle, en souriant de son enfantillage, je ne suis pas votre Josine.

– Du respect ! Mais j’en suis débordant. Comment ! Nous sommes enfermés l’un près de l’autre… vous êtes sans défense, et je reste prosterné devant vous comme devant une idole. Et j’ai peur ! Et je tremble ! Si vous me donniez votre main à baiser, je n’oserais pas ! …

Chapitre 6 – Policiers et gendarmes

Tout le trajet ne fut qu’une longue adoration. Peut-être bien la comtesse Cagliostro eut-elle raison de ne pas mettre Raoul à l’épreuve en lui tendant sa main à baiser. Mais, en vérité, s’il avait fait le serment de conquérir la jeune femme, et s’il était résolu à le tenir, il gardait à ses côtés une attitude et des pensées de vénération qui lui laissaient tout juste assez de hardiesse pour l’accabler de discours amoureux.

Écoutait-elle ? Parfois oui, comme on écoute un enfant qui vous raconte joliment son affection. Mais, parfois, elle s’enfermait dans un silence lointain qui décontenançait Raoul.

À la fin, il s’écria :

– Ah ! parlez-moi, je vous en prie. J’essaie de plaisanter pour vous dire des choses que je n’oserais pas vous dire avec trop de sérieux. Mais, au fond, j’ai peur de vous, et je ne sais pas ce que je dis. Je vous en prie répondez-moi. Quelques mots seulement, qui me rappellent à la réalité.

– Quelques mots seulement ?

– Oui, pas davantage.

– Eh bien, voici. La station de Doudeville est toute proche et le chemin de fer vous attend.

Il croisa les bras d’un air indigné.

– Et vous ?

– Moi ?

– Oui, qu’allez-vous devenir toute seule ?

– Mon Dieu, dit-elle, je tâcherai de m’arranger comme je l’ai fait jusqu’ici.

– Impossible ! Vous ne pouvez plus vous passer de moi. Vous êtes entrée dans une bataille où mon aide vous est indispensable. Beaumagnan, Godefroy d’Étigues, le prince d’Arcole, autant de bandits qui vous écraseront.

– Ils me croient morte.

– Raison de plus. Si vous êtes morte, comment voulez-vous agir ?

– Ne craignez rien. J’agirai sans qu’ils me voient.

– Mais combien plus facilement par mon intermédiaire ! Non, je vous en prie, et cette fois je parle gravement, ne repoussez pas mon aide. Il est des choses qu’une femme ne peut pas accomplir seule. Par le simple fait que vous poursuivez le même but que ces hommes, et que vous êtes en guerre avec eux, ils ont réussi à monter contre vous le complot le plus ignoble. Ils vous ont accusée de telle sorte, et avec des arguments si solides en apparence, qu’un moment j’ai vu en vous la sorcière et la criminelle que Beaumagnan accablait de sa haine et de son mépris.

« Ne m’en veuillez pas. Dès que vous leur avez tenu tête, j’ai compris mon erreur. Beaumagnan et ses complices ne furent plus en face de vous que des bourreaux odieux et lâches. Vous les dominiez de toute votre dignité et, aujourd’hui, il ne reste plus trace dans mon souvenir de toutes leurs calomnies. Mais il faut accepter que je vous aide. Si je vous ai froissée en vous disant mon amour, il n’en sera plus question. Je ne demande rien que de me dévouer à vous, comme on se consacre à ce qui est très beau et très pur. »

Elle céda. Le bourg de Doudeville fut dépassé. Un peu plus loin, sur la route d’Yvetot, la voiture s’engagea dans une cour de ferme bordée de hêtres et plantée de pommiers, et s’y arrêta.

– Descendons, dit la comtesse. Cette cour appartient à une brave femme, la mère Vasseur, dont l’auberge est à quelque distance et que j’ai eue comme cuisinière. Je viens parfois me reposer chez elle deux ou trois jours. Nous y déjeunerons…

Léonard, on part dans une heure.

Ils reprirent la grand-route. Elle avançait d’un pas léger, semblable au pas d’une toute jeune fille. Elle portait une robe grise qui lui serrait la taille, et un chapeau mauve à brides de velours et à bouquets de violettes. Raoul d’Andrésy marchait un peu en arrière pour ne pas la quitter des yeux.

Après le premier tournant s’élevait une petite bâtisse blanche, coiffée d’un toit de chaume, et précédée d’un jardin de curé où les fleurs foisonnaient. On entrait de plain-pied dans une salle de café qui occupait toute la façade.

– Une voix d’homme, observa Raoul, en montrant une des portes qui marquaient le mur du fond.

– C’est précisément la pièce où elle me sert à déjeuner. Elle s’y trouve sans doute avec quelques paysans.

Elle n’avait pas achevé que cette porte s’ouvrit et qu’une femme assez âgée, ceinte d’un tablier de cotonnade et chaussée de sabots, apparut.

À la vue de Joséphine Balsamo, elle sembla bouleversée, et ferma la porte derrière elle, en bégayant de façon incompréhensible.

– Qu’y a-t-il ? demanda Joséphine Balsamo d’une voix inquiète.

La mère Vasseur tomba assise et balbutia :

– Allez-vous-en… sauvez-vous… vite…

– Mais pourquoi ? parlez donc ! expliquez-vous…

On entendit ces quelques mots :

– La police… on vous cherche… On a fouillé la chambre où j’ai mis vos malles… On attend les gendarmes… Sauvez-vous, ou vous êtes perdue.

À son tour, la comtesse chancela et fut prise d’une défaillance qui la contraignit à s’appuyer contre un buffet. Ses yeux rencontrèrent ceux de Raoul et le supplièrent, comme si elle se sentait perdue, en effet, et qu’elle implorât son secours.

Il était confondu. Il prononça :

– Que vous importent les gendarmes ? Ce n’est pas vous qu’ils cherchent… Alors ?

– Si, si, c’est elle, répéta la mère Vasseur… on la cherche… sauvez-la.

Très pâle, sans apercevoir encore la signification exacte d’une scène dont il devinait la gravité tragique, il saisit le bras de la comtesse, l’entraîna vers la sortie, et la poussa dehors.

Mais, ayant franchi le seuil la première, elle recula avec effroi et murmura :

– Les gendarmes !… ils m’ont vue !…

Tous deux rentrèrent en hâte. La mère Vasseur tremblait de tous ses membres et chuchotait stupidement :

– Les gendarmes… la police…

– Silence, fit à voix basse Raoul qui demeurait fort calme. Silence ! je réponds de tout. Combien sont-ils de la police ?

– Deux.

– Et deux gendarmes. Donc rien à faire par la force, on est cerné. Où se trouvent les malles qu’ils ont visitées ?

– Au-dessus.

– Et l’escalier qui conduit au-dessus ?

– Ici.

– Bien. Restez là, vous, et tâchez de ne pas vous trahir. Encore une fois, je réponds de tout !

Il reprit la main de la comtesse et se dirigea vers la porte désignée. L’escalier était une sorte d’échelle de perroquet qui conduisait à une chambre mansardée où l’on avait répandu toutes les robes et tout le linge que pouvaient contenir des malles, Quand ils y parvinrent, les deux policiers rentraient dans le café, et lorsque Raoul, à pas sourds, se fut approché de la fenêtre pratiquée au milieu du chaume, il avisa les deux gendarmes qui descendaient de cheval et attachaient leurs montures aux piliers du jardin.

Joséphine Balsamo ne bougeait pas. Raoul remarqua sa figure décomposée que l’angoisse contractait et vieillissait.

Il lui dit :

– Vite ! il faut que vous changiez de vêtements. Mettez une de vos autres robes… une noire de préférence.

Il retourna vers la fenêtre, d’où il vit au-dessous de lui les policiers et les gendarmes qui s’entretenaient dans le jardin. Quand elle eut fini de s’habiller, il saisit la robe grise qu’elle venait de quitter et s’en revêtit. Il était mince, de taille svelte : la robe dont il baissa la jupe afin de recouvrir ses pieds lui allait à merveille, et il semblait si ravi de ce déguisement et si tranquille, que la jeune femme parut se rassurer.

– Écoutez-les, dit-il.

On distinguait nettement la conversation que tenaient les quatre hommes au seuil de la salle, et ils entendirent l’un d’eux – un des gendarmes sans doute – qui demandait d’une grosse voix traînante :

– Vous êtes bien certains qu’elle habitait là, à l’occasion ?

– Sûrs et certains. La preuve… deux de ses malles qu’elle y a laissées en dépôt, et dont l’une porte son nom : Madame Pellegrini. Et puis, la mère Vasseur est une brave femme, n’est-ce pas ?

– Plus brave que la mère Vasseur, il n’y en a pas ; on la connaît dans toute la région !

– Eh bien ! la mère Vasseur déclare que cette darne Pellegrini venait de temps à autre passer quelques jours chez elle.

– Parbleu ! entre deux coups de cambriole.

– Tout juste.

– Alors ce serait une bonne capture que la dame Pellegrini ?

– Excellente. Vols qualifiés. Escroqueries. Recel. Bref tout le diable et son train… sans compter des tas de complices.

– On a son signalement ?

– Oui et non.

– On a deux portraits qui sont tout différents. L’un d’eux est jeune, l’autre vieux. Quant à l’âge, c’est marqué entre trente et soixante.

Ils éclatèrent de rire, puis la grosse voix reprit :

– Mais vous êtes sur la piste ?

– Oui et non. Il y a quinze jours elle opérait à Rouen et à Dieppe. Là on perd sa trace. On la retrouve sur la grande ligne du chemin de fer, et on la perd de nouveau. A-t-elle continué vers Le Havre ou bifurqué vers Fécamp ? Impossible de le savoir. Disparition totale. Nous pataugeons.

– Et ici, pourquoi êtes-vous venus ?

– Le hasard. Un employé de la gare, qui avait roulotté jusque-là, s’est souvenu de ce nom de Pellegrini, inscrit sur l’une d’elles à un endroit caché par une étiquette qui s’était décollée.

– Vous avez interrogé d’autres voyageurs, des clients de l’auberge ?

– Oh ! les clients sont rares ici.

– Il y a toujours bien une dame que nous avons avisée tout à l’heure en arrivant.

– Une dame ?

– Pas d’erreur. Nous étions encore à cheval quand elle est sortie de la maison, par cette porte. Même qu’elle y est rentrée d’un coup comme si elle ne voulait pas être vue.

– Impossible ! … une dame dans l’auberge ?…

– Une particulière en gris. Pour ce qui serait de la reconnaître, non. Mais la couleur de la robe, oui… Et le chapeau aussi… un chapeau avec des fleurs violettes…

Les quatre hommes se turent.

Toute cette conversation, Raoul et la jeune femme l’avaient écoutée sans un mot, les yeux dans les yeux. À chaque preuve nouvelle, le visage de Raoul devenait plus dur. Elle, pas une fois, ne protesta.

– Ils viennent… ils viennent… prononça-t-elle sourdement.

– Oui, dit-il. C’est le moment d’agir… Sinon, ils montent et vous trouvent dans cette chambre.

Elle avait gardé son chapeau. Il le lui enleva et s’en coiffa, rabattant un peu les ailes pour bien dégager les fleurs violettes, et nouant les brides autour de son cou, ce qui lui masquait le visage. Puis il donna ses dernières instructions.

– Je vais vous ouvrir le chemin. Dès qu’il sera libre, vous vous en irez tranquillement par la route jusqu’à la cour de ferme où votre voiture est garée. Prenez-y place, et que Léonard ait les guides en main…

– Et vous ? dit-elle.

– Je vous rejoins dans vingt minutes.

– S’ils vous arrêtent ?

– Ils ne m’arrêteront pas, et vous non plus. Mais pas de précipitation. Ne courez pas. Du sang-froid.

Il s’était approché de la fenêtre. Il se pencha. Les hommes entraient. Il enjamba le rebord, sauta dans le jardin, poussa un cri comme s’il apercevait des gens qui l’effrayaient et s’enfuit à toutes jambes.

Aussitôt, derrière lui, des clameurs.

– C’est elle !… Une robe grise Du violet au chapeau ! Halte, ou je fais feu…

D’un bond il franchit la route et s’engagea dans les terres labourées, au sortir desquelles il escalada le talus d’une ferme qu’il traversa en biais. De nouveau, un talus. Puis des champs. Puis un sentier qui longeait une autre ferme entre deux haies de ronces.

Il se retourna : les assaillants, un peu distancés, ne pouvaient le voir. En une seconde il se débarrassa de la robe et du chapeau, et les jeta au milieu des fourrés. Ensuite il mit sa casquette de matelot, alluma une cigarette, et s’en revint, les mains dans ses poches.

Au coin de la ferme, les deux policiers surgirent et se heurtèrent à lui, tout essoufflés.

– Hé ! le matelot ?… Vous avez rencontré une femme, hein ? une femme en gris ?

Il affirma :

– Bien sûr … une femme qui courait, n’est-ce pas ?… une vraie folle…

– C’est ça … Et alors ?

– Elle est entrée dans la ferme.

– Comment ?

– La barrière…

– Il y a longtemps ?

– Pas vingt secondes.

Les hommes s’en allèrent en hâte, Raoul continua son chemin, salua d’un petit bonjour amical les gendarmes qui arrivaient, et, d’un pas nonchalant, gagna la route un peu au-delà de l’auberge et tout près du tournant.

Cent mètres plus loin c’étaient des hêtres et les pommiers de la cour où la voiture attendait.

Léonard était sur son siège, le fouet en main. Joséphine Balsamo, à l’intérieur, tenait la portière ouverte.

Il ordonna :

– Vers Yvetot, Léonard.

– Comment, objecta la comtesse, mais nous allons passer devant l’auberge !

– L’essentiel, c’est que l’on ne nous voie pas sortir d’ici. Or, la route est déserte. Profitons-en… Au petit trot, Léonard… Une allure de corbillard qui retourne à vide.

Ils passèrent en effet devant l’auberge. À ce moment les policiers et les gendarmes revenaient à travers champs. L’un d’eux agitait la robe grise et le chapeau. Les autres gesticulaient.

– Ils ont trouvé vos affaires, dit-il, et savent à quoi s’en tenir. Ce n’est plus vous qu’ils cherchent, c’est moi, le matelot rencontré. Quant à la voiture, ils n’y font même pas attention. Et si on leur disait que nous sommes dans cette berline, vous la dame Pellegrini, et moi le matelot complice, ils éclateraient de rire.

– Ils vont interroger la mère Vasseur.

– Qu’elle se débrouille !

Quand ils eurent perdu le groupe de vue, Raoul pressa l’allure de l’attelage…

– Oh ! oh ! dit-il, comme les deux chevaux s’élançaient au premier coup de fouet, les pauvres bêtes n’iront pas loin. Depuis le temps qu’elles trottent !

– Depuis ce matin, dit-elle, depuis Dieppe, où j’ai couché cette nuit.

– Et nous allons ?

– Jusqu’aux bords de la Seine.

– Fichtre ! Seize ou dix-sept lieues dans une journée à ce train-là C’est fabuleux.

Elle ne répondit pas.

Entre les deux vitres d’avant il y avait un mince filet de glace dans lequel il pouvait la voir. Elle avait mis une robe plus foncée et une toque légère d’où tombait un voile assez épais qui lui enveloppait toute la tête. Elle le dénoua et tira d’un vide-poches placé au-dessous du filet de glace un petit sac en cuir qui contenait un vieux miroir à manche et à monture d’or, et des objets de toilette, flacons, bâton de rouge, brosses…

Ayant pris le miroir, elle y contempla longuement son visage fatigué et vieilli.

Puis elle y versa quelques gouttes d’une mince fiole et frotta la surface mouillée avec un chiffon de soie. Et de nouveau elle se regarda.

Raoul ne comprit pas d’abord et ne remarqua que l’expression sévère des yeux et cette mélancolie de la femme devant son image abîmée.

Dix minutes, quinze minutes se passèrent ainsi dans le silence et dans l’effort visible d’un regard où toute la pensée et toute la volonté se concentraient. Ce fut le sourire qui le premier apparut, hésitant, timide comme un rayon de soleil hivernal. Au bout d’un instant il devint plus hardi et révéla son action par de petits détails qui surgissaient aux yeux étonnés de Raoul. Le coin de la bouche remonta davantage. La peau s’imprégna de couleur. La chair sembla se raffermir. Les joues et le menton retrouvèrent leur pur dessin, et toute la grâce illumina la belle et tendre figure de Joséphine Balsamo.

Le miracle était accompli.

« Miracle ? se dit Raoul. Non. Ou, tout au plus, miracle de volonté. Influence d’une pensée claire et tenace qui n’accepte pas la déchéance, et qui rétablit la discipline là où il y avait désordre et fléchissement. Pour le reste, flacon, élixir merveilleux, simple comédie. »

Il prit le miroir qu’elle avait reposé et l’examina. C’était évidemment l’objet décrit au cours de la réunion d’Étigues, celui dont la comtesse Cagliostro se servait devant l’impératrice Eugénie. Les bords en étaient guillochés, la plaque d’or par derrière toute meurtrie de coups.

Sur la poignée, une couronne de comte, une date (1783), et la liste des quatre énigmes.

Raoul, qui éprouvait le besoin de la blesser, ricana :

– Votre père vous a légué un miroir précieux. Grâce à ce talisman on se remet des émotions les plus désagréables.

– Il est de fait, dit-elle, que j’ai perdu la tête. Cela m’arrive rarement, et j’ai tenu bon dans des circonstances plus graves que celle-ci.

– Oh ! oh ! plus graves… dit-il avec un doute ironique.

Ils n’échangèrent plus une seule parole. Les chevaux continuaient à trotter d’un même rythme égal. Les grandes plaines de Caux, toujours semblables et toujours diverses, déroulaient de vastes horizons plantés de fermes et de bosquets.

La comtesse Cagliostro avait baissé son voile. Raoul sentit que cette femme, qui était si proche de lui deux heures plus tôt, et à laquelle il offrait si joyeusement son amour, s’éloignait tout à coup, jusqu’à devenir une étrangère. Plus de contact entre eux. L’âme mystérieuse s’entourait de ténèbres épaisses et ce qu’il en pouvait apercevoir était si différent de ce qu’il avait imaginé !

Âme de voleuse… âme furtive et inquiète, ennemie du grand jour… était-ce possible ! Comment admettre que ce visage naïf comme celui d’une vierge ignorante, que ce regard aussi limpide que l’eau d’une source, ne fussent qu’une apparence mensongère ?

Il était déçu au point que, en traversant la petite ville d’Yvetot, il ne songeait qu’à s’enfuir. Il manqua de décision, ce qui redoubla sa colère. Le souvenir de Clarisse d’Étigues lui vint à l’esprit, et, par revanche, il évoqua un moment la douce et tendre jeune fille qui s’était abandonnée si noblement.

Mais Joséphine Balsamo ne lâchait pas sa proie. Si flétrie qu’elle lui parût, si déformée que fût l’idole, elle était là ! Une odeur enivrante se dégageait d’elle. Il frôlait ses vêtements. D’un geste il pouvait prendre sa main et baiser cette chair parfumée. Elle était toute la passion, tout le désir, toute la volupté, tout le mystère troublant de la femme. Et de nouveau le souvenir de Clarisse d’Étigues s’évanouit.

– Josine ! Josine ! murmura-t-il, si bas qu’elle ne l’entendit point.

À quoi bon d’ailleurs crier son amour et sa peine ? Pouvait-elle lui rendre la confiance perdue et retrouver à ses yeux le prestige qu’elle n’avait plus ?

On approchait de la Seine. Au haut de la côte qui descend à Caudebec, ils tournèrent à gauche, parmi les collines boisées qui dominent la vallée de Saint-Wandrille. Ils longèrent les ruines de la célèbre abbaye, suivirent le cours d’eau qui la baigne, parvinrent en vue du fleuve, et prirent la route de Rouen.

Un instant plus tard, la voiture stoppait, et Léonard repartait aussitôt, après avoir déposé les deux voyageurs sur la lisière d’un petit bois d’où l’on découvrait la Seine. Une prairie toute frissonnante de roseaux les en séparait.

Joséphine Balsamo offrit la main à son compagnon et lui dit :

– Adieu, Raoul. Un peu plus loin, vous trouverez la station de la Mailleraie.

– Et vous ? demanda-t-il.

– Oh ! moi, mon domicile est tout proche.

– Je ne vois pas…

– Si. Cette péniche que l’on devine là-bas, entre les branches.

– Je vous conduis.

Une digue étroite coupait la prairie au milieu des roseaux. La comtesse s’y engagea, suivie de Raoul.

Ils arrivèrent ainsi sur un terre-plein, et tout près de la péniche que masquait encore un rideau de saules. Personne ne pouvait les voir ni les entendre. Ils étaient seuls sous le grand ciel bleu. Là s’écoulèrent entre eux quelques-unes de ces minutes dont on garde toujours le souvenir et qui influent sur toute la destinée.

– Adieu, dit encore Joséphine Balsamo. Adieu…

Il hésitait devant cette main tendue pour l’adieu suprême.

– Vous ne voulez pas me serrer la main ? demanda-t-elle.

– Oui… oui… murmura-t-il. Mais pourquoi se quitter ?

– Parce que nous n’avons plus rien à nous dire.

– Plus rien, en effet, et cependant nous n’avons rien dit.

Il finit par prendre entre ses mains la main tiède et souple, et il prononça :

– Les paroles de ces hommes… leurs accusations dans l’auberge, est-ce donc la vérité ?

Il souhaitait une explication, même mensongère, qui lui eût permis de conserver un doute, mais elle parut surprise et riposta :

– Qu’est-ce que cela peut vous faire ?

– Comment ?

– Oui, on croirait vraiment que ces révélations peuvent influer sur votre conduite.

– Que voulez-vous dire ?

– Mon Dieu, rien que de très simple. Je veux dire que j’aurais compris votre émoi devant la confirmation des crimes monstrueux dont Beaumagnan et le baron d’Étigues m’ont accusée faussement et bêtement, mais il n’en est pas question aujourd’hui.

– Tout de même, je me souviens de leurs accusations.

– De leurs accusations contre celle dont je leur ai donné le nom, contre la marquise de Belmonte. Mais il ne s’agit pas de crimes, et, ce que le hasard vous a divulgué tantôt, que vous importe ?

Il fut interloqué par cette demande inattendue. Elle souriait en face de lui, très à l’aise, et elle reprit, un peu ironique à son tour :

– Sans doute est-ce le vicomte Raoul d’Andrésy qui est choqué dans ses idées ? Le vicomte Raoul d’Andrésy doit avoir évidemment des conceptions morales, la délicatesse d’un gentilhomme…

– Et quand cela serait ? dit-il, quand j’éprouverais quelque désillusion.

– À la bonne heure ! fit-elle. Voilà le grand mot lâché ! Vous êtes déçu. Vous couriez après un beau rêve et tout s’évanouit. La femme vous apparaît telle qu’elle est. Répondez franchement puisque nous en sommes aux explications loyales. Vous êtes déçu, hein ?

Il dit le mot, d’un ton sec :

– Oui.

Il y eut un silence. Elle le regardait profondément, et elle chuchota :

– Je suis une voleuse, n’est-ce pas ? Voilà ce que vous voulez dire. Une voleuse ?

– Oui.

Elle sourit et prononça :

– Et vous ?

Et, comme il se rebiffait, elle le saisit rudement à l’épaule, et lui jeta avec un tutoiement impérieux :

– Et toi, mon petit ? Qu’est-ce que tu es ? Car enfin, il faudrait bien étaler ton jeu aussi. Qui es-tu ?

– Je m’appelle Raoul d’Andrésy.

– Des blagues ! Tu t’appelles Arsène Lupin. Ton père, Théophraste Lupin, qui cumulait le métier de professeur de boxe et de savate avec la profession plus lucrative d’escroc, fut condamné et emprisonné aux États-Unis où il mourut. Ta mère reprit son nom de jeune fille et vécut en parente pauvre chez un cousin éloigné, le duc de Dreux-Soubise. Un jour, la duchesse constata la disparition d’un joyau de la plus grande valeur historique, qui n’était autre que le fameux collier de la reine Marie-Antoinette. Malgré toutes les recherches on ne sut jamais qui était l’auteur de ce vol, exécuté avec une hardiesse et une habileté diaboliques. Moi, je le sais. C’était toi. Tu avais six ans.

Raoul écoutait, pâle de fureur et la mâchoire contractée. Il murmura :

– Ma mère était malheureuse, humiliée, j’ai voulu l’affranchir.

– En volant !

– J’avais six ans.

– Aujourd’hui, tu en as vingt, ta mère est morte, tu es solide, intelligent, plein d’énergie. Comment vis-tu ?

– Je travaille.

– Oui, dans la poche des autres.

Elle ne lui laissa pas le temps de protester.

– Ne dis rien, Raoul. Je connais ta vie jusqu’en ses moindres détails et je pourrais te raconter sur toi des choses de cette année, et d’autres plus anciennes, car je te suis depuis bien longtemps, et tout ce que je te dirais ne serait certainement pas plus beau que ce que tu as entendu tout à l’heure, dans l’auberge. Policiers ? Gendarmes ? Perquisitions ? Poursuites ?… tu as passé par tout cela, toi aussi, et tu n’as pas vingt ans ! Alors est-ce bien la peine de se le reprocher ? Non, Raoul. Puisque je connais ta vie, et puisque le hasard te montre un coin de la mienne, jetons tous deux un voile là-dessus. L’acte de voler n’est pas beau : détournons les yeux et taisons-nous.

Il demeura silencieux. Une grande lassitude l’envahissait. Il voyait tout à coup l’existence sous un jour de brume et de détresse où plus rien n’avait de couleur plus rien de beauté ni de grâce. Il avait envie de pleurer.

– Pour la dernière fois, Raoul, adieu, dit-elle.

– Non… non… balbutia-t-il.

– Il le faut, mon petit. Je ne te ferais que du mal. Ne cherche pas à mêler ta vie à la mienne. Tu as de l’ambition, de l’énergie, et de telles qualités que tu peux choisir ta route.

Elle dit plus bas :

– Celle que je suis n’est pas la bonne, Raoul.

– Pourquoi la suivez-vous donc, Josine ? Voilà justement ce qui m’effraie.

– Il est trop tard.

– Pour moi aussi, alors !

– Non, tu es jeune. Sauve-toi. Échappe au destin qui te menace.

– Mais vous, vous, Josine ?…

– Moi, c’est ma vie.

– Vie affreuse, dont vous souffrez.

– Si tu le crois, pourquoi veux-tu la partager ?

– Parce que je vous aime.

– Raison de plus pour me fuir, mon petit. Tout amour est condamné d’avance entre nous. Tu rougirais de moi, et je me défierais de toi.

– Je vous aime.

– Aujourd’hui. Mais demain ? Raoul, obéis à l’ordre que je t’ai donné sur ma photographie, dès la première nuit de notre rencontre : « Ne cherchez pas à me revoir. » Va-t’en.

– Oui, oui, dit Raoul d’Andrésy, d’une voix lente. Vous avez raison. Mais c’est terrible de penser que tout sera fini entre nous avant même que j’aie eu le temps d’espérer… et que vous ne vous souviendrez pas de moi.

– On n’oublie pas celui qui vous a sauvé deux fois.

– Non, mais vous oublierez que je vous aime.

Elle hocha la tête.

– Je ne l’oublierai pas, dit-elle. Et, cessant de le tutoyer, elle ajouta avec émotion :

– Votre enthousiasme, votre élan… tout ce qu’il y a en vous de sincère et de spontané… et d’autres choses que je ne démêle pas encore… tout cela me touche infiniment.

Ils gardaient leurs deux mains l’une dans l’autre, et leurs yeux ne se quittaient pas. Raoul frémissait de tendresse. Elle lui dit doucement :

– Quand on se sépare pour toujours, on doit se rendre ce que l’on s’est donné. Rendez-moi mon portrait, Raoul ?

– Non, non, jamais, fit-il.

– Alors, moi, dit-elle avec un sourire qui le grisa, je serai plus honnête et je vous rendrai loyalement ce que vous m’avez donné.

– Quelle chose, Josine ?

– La première nuit… dans la grange… tandis que je dormais, Raoul, vous vous êtes penché sur moi et j’ai senti vos lèvres sur les miennes.

De ses mains croisées derrière le cou de Raoul, elle attirait la tête du jeune homme, et leurs bouches s’unirent.

– Ah ! Josine, dit-il éperdu… faites de moi ce que vous voulez, je vous aime… je vous aime…

Ils marchèrent du côté de la Seine. Les roseaux se balançaient au-dessus d’eux. Leurs vêtements froissaient les longues feuilles minces que la bise agitait. Ils allaient vers le bonheur, sans autres pensées que celles qui font tressaillir les amants dont les mains se croisent.

– Un mot encore, Raoul, lui dit-elle en l’arrêtant. Un mot. Je sens qu’avec vous je serai violente, exclusive. Il n’y a pas d’autre femme dans votre vie ?

– Aucune.

– Ah ! dit-elle, amèrement, un mensonge déjà !

– Un mensonge ?

– Et Clarisse d’Étigues ? Oui, vous aviez des rendez-vous dans la campagne. On vous a vus.

Il s’irrita. – Vieille histoire… un flirt sans importance.

– Vous le jurez ?

– Je le jure.

– Tant mieux, dit-elle d’une voix sombre. Tant mieux pour elle. Et que jamais elle ne glisse entre nous ! Sans quoi…

Il l’entraîna.

– Je n’aime que vous, Josine, je n’ai jamais aimé que vous. Ma vie commence aujourd’hui.

Chapitre 7 – Les délices de Capoue

La Nonchalante était une péniche semblable à toutes les autres, assez vieille, de peinture défraîchie, mais bien astiquée et bien entretenue par un ménage de mariniers qu’on appelait M. et Mme Delâtre. À l’extérieur, on ne voyait pas grand-chose de ce que pouvait transporter la Nonchalante, quelques caisses, de vieux paniers, des barriques, voilà tout. Mais si l’on se glissait sous le pont à l’aide de l’échelle, il était facile de constater qu’elle ne transportait absolument rien.

Tout l’intérieur était distribué en trois menues pièces confortables et reluisantes, deux cabines séparées par un salon. C’est là que Raoul et Joséphine Balsamo vécurent pendant un mois. Les époux Delâtre, personnages muets et hargneux, avec qui, plusieurs fois, Raoul essaya vainement de lier conversation, s’occupaient du ménage et de la cuisine. De temps à autre un petit remorqueur venait chercher la Nonchalante et lui faisait remonter une boucle de la Seine.

Toute l’histoire du joli fleuve se déroulait ainsi en paysages charmants où ils allaient se promener en se tenant par la taille… La forêt de Brotonne, les ruines de Jumièges, l’abbaye de Saint-Georges, les collines de la Bouille, Rouen, Pont-de-l’Arche…

Semaines de bonheur intense ! Raoul y dépensa des trésors de gaieté et d’enthousiasme. Les spectacles merveilleux, les belles églises gothiques, les couchers de soleil et les clairs de lune, tout lui était prétexte à déclarations enflammées.

Josine, plus silencieuse, souriait comme dans un rêve heureux. Chaque jour la rapprochait davantage de son amant. Si elle avait obéi d’abord à un caprice, elle subissait maintenant la loi d’un amour qui lui faisait battre le cœur et lui apprenait la souffrance de trop aimer.

Du passé, de sa vie secrète, jamais un mot. Une fois cependant, il y eut, à ce sujet, quelques propos échangés. Comme Raoul la plaisantait sur ce qu’il appelait le miracle de son éternelle jeunesse, elle répondit :

– Un miracle, c’est ce qu’on ne comprend pas. Exemple : Nous parcourons vingt lieues en un jour… tu cries au miracle. Mais, avec un peu d’attention, tu te serais rendu compte que la distance a été couverte, non par deux, mais par quatre chevaux, Léonard ayant dételé et changé de bêtes à Doudeville dans la cour de la ferme, où un relais était préparé.

– Bien joué, s’écria le jeune homme ravi.

– Autre exemple. Personne au monde ne sait que tu te nommes Lupin. Or te dirai-je que, la nuit même où tu m’as sauvée de la mort, je te connaissais sous ton vrai nom ?… Miracle ? Nullement. Tu comprends bien que tout ce qui touche au comte de Cagliostro m’intéresse, et qu’il y a quatorze ans, quand j’ai entendu parler de la disparition du collier de la Reine, chez la duchesse de Dreux-Soubise, j’ai fait une enquête minutieuse, qui me permit d’abord, de remonter jusqu’au jeune Raoul d’Andrésy, ensuite jusqu’au jeune Lupin, fils de Théophraste Lupin. Plus tard, je retrouvai ta trace dans plusieurs affaires. J’étais fixée.

Raoul réfléchit quelques secondes, puis prononça très sérieusement :

– À cette époque, ma Josine, ou bien tu avais une dizaine d’années, et il est prodigieux qu’une enfant de cet âge réussisse une enquête où tout le monde échoua, ou bien tu avais le même âge qu’aujourd’hui, ce qui est encore plus prodigieux, ô fille de Cagliostro !

Elle fronça le sourcil. La plaisanterie semblait lui être désagréable.

– Ne parlons jamais de cela, veux-tu, Raoul ?

– Regrettable ! dit Raoul un peu vexé d’avoir été découvert en tant qu’Arsène Lupin, et qui désirait une revanche. Rien au monde ne me passionne plus que le problème de ton âge et de tes divers exploits depuis un siècle. J’ai là-dessus quelques idées personnelles qui ne manquent pas d’intérêt.

Elle l’observa, curieuse malgré tout. Raoul profita de son hésitation, et il reprit aussitôt d’un ton légèrement gouailleur :

– Mon argumentation s’appuie sur deux axiomes : 1) comme tu l’as dit, il n’y a pas de miracle ; 2) tu es la fille de ta mère.

Elle sourit :

– Cela débute bien.

– Tu es la fille de ta mère, répéta Raoul, ce qui signifie qu’il y a d’abord eu une comtesse de Cagliostro. À vingt-cinq ou trente ans, celle-là éblouit de sa beauté le Paris de la fin du second Empire, et intrigua la cour de Napoléon III. Avec l’aide de son soi-disant frère qui l’accompagnait (frère, ami ou amant, n’importe !), elle avait machiné toute l’histoire de la filiation Cagliostro, et préparé les faux documents dont la police se servit pour renseigner Napoléon III sur la fille de Joséphine de Beauharnais et de Cagliostro. Expulsée, elle passa en Italie, en Allemagne, puis disparut… pour ressusciter vingt-quatre ans plus tard, sous les traits identiques de son adorable fille, deuxième comtesse de Cagliostro, ici présente. Nous sommes bien d’accord ?

Josine ne répondit point, impassible. Il continua :

– Entre la mère et la fille, ressemblance parfaite… si parfaite que l’aventure recommence tout naturellement. Pourquoi deux comtesses ? Il n’y en aura qu’une, une seule, l’unique, la vraie, celle qui a hérité des secrets de son père Joseph Balsamo, comte de Cagliostro. Et lorsque Beaumagnan fait son enquête, il en arrive inévitablement à retrouver les documents qui ont déjà égaré la police de Napoléon, et la série des portraits et miniatures, qui attestent l’unité de la toujours jeune femme, et qui font remonter son origine jusqu’à la vierge de Bernardino Luini à qui le hasard l’a si étrangement assimilée.

« D’ailleurs, il y a un témoin : le prince d’Arcole. Le prince d’Arcole a vu jadis la comtesse de Cagliostro. Il l’a conduite à Modane. Il la revoit à Versailles. Quand il l’aperçoit, un cri lui échappe : « C’est elle ! Et elle a le même âge ! »

« Sur quoi tu l’accables sous un monde de preuves le récit des quelques mots échangés à Modane entre ta mère et lui, récit que tu as lu dans le journal très minutieux que ta mère tenait de ses moindres actions. Ouf ! Voilà le fonds et le tréfonds de l’aventure. Et c’est très simple. Une mère et une fille qui se ressemblent, et dont la beauté évoque une image de Luini. Un point, c’est tout. Il y a bien la marquise de Belmonte. Mais je suppose que la ressemblance de cette dame avec toi est assez vague, et qu’il a fallu la bonne volonté et le cerveau détraqué du sieur Beaumagnan pour vous confondre toutes deux. En résumé, rien de dramatique, une intrigue amusante et bien menée. J’ai dit.

Raoul se tut. Il lui sembla que Joséphine Balsamo avait un peu pâli et que sa figure se contractait. À son tour, elle devait être vexée, et cela le fit rire.

– J’ai touché juste, hein ? dit-il.

Elle se déroba.

– Mon passé m’appartient, dit-elle et mon âge n’importe à personne. Tu peux croire ce qui te plaît à ce propos.

Il se jeta sur elle et l’embrassa furieusement.

– Je crois que tu as cent quatre ans, Joséphine Balsamo, et rien n’est plus délicieux que le baiser d’une centenaire. Quand je pense que tu as peut-être connu Robespierre, et peut-être Louis XVI.

L’incident ne se renouvela pas. Raoul d’Andrésy sentait si nettement l’irritation de Joséphine Balsamo à la moindre tentative indiscrète qu’il n’osa plus la questionner. D’ailleurs ne savait-il pas la vérité exacte ?

Certes, il la savait, et aucun doute ne demeurait en son esprit. Néanmoins, la jeune femme conservait tout un prestige mystérieux qu’il subissait malgré lui et dont il éprouvait quelque rancune.

À la fin de la troisième semaine, Léonard refit son apparition. Un matin, Raoul avisa la berline aux deux petits chevaux efflanqués de la comtesse qui s’en allait.

Elle ne revint que le soir. Léonard transporta sur la Nonchalante des ballots ficelés dans des serviettes, qu’il laissa glisser par une trappe dont Raoul ignorait l’existence.

La nuit, Raoul, ayant réussi à ouvrir la trappe, visita les ballots. Ils contenaient d’admirables dentelles et des chasubles précieuses.

Le surlendemain, nouvelle expédition. Résultat : une magnifique tapisserie du 16e siècle.

Ces jours-là Raoul s’ennuyait fort. Aussi, à Mantes, se trouvant encore seul, il loua une bicyclette et roula quelque temps à travers la campagne. Après avoir déjeuné, il aperçut, au sortir d’une petite ville, une vaste maison dont le jardin était rempli de gens. Il s’approcha. On vendait aux enchères de beaux meubles et des pièces d’argenterie.

Désœuvré, il fit le tour de la maison. Un des pignons se dressait dans une partie déserte du jardin, et au-dessus d’un bosquet feuillu. Sans trop savoir à quelle impulsion il obéissait, Raoul, avisant une échelle la dressa, monta et enjamba le rebord d’une fenêtre ouverte.

Il y eut un léger cri à l’intérieur. Raoul aperçut Joséphine Balsamo, qui se reprit aussitôt et lui dit d’un ton très naturel :

– Tiens, c’est vous, Raoul ? Je suis en train d’admirer une collection de petits livres reliés… Des merveilles ! Et d’une rareté !

Ce fut tout. Raoul examina les livres et empocha trois elzévirs, tandis que la comtesse, à l’insu de Raoul, faisait main basse sur les médailles d’une vitrine.

Ils redescendirent l’escalier. Dans le tumulte de la foule, personne ne remarqua leur départ.

À trois cents mètres de distance la voiture attendait.

Dès lors, à Pontoise, à Saint-Germain, à Paris, où la Nonchalante, amarrée en face même de la préfecture de police, continuait à leur servir de logis, ils « opérèrent » ensemble.

Si le caractère renfermé et l’âme énigmatique de la Cagliostro ne se démentaient pas dans l’accomplissement de ces besognes, la nature primesautière de Raoul reprenait peu à peu le dessus, et chaque fois l’opération finissait en éclats de rire.

– Tant qu’à faire, disait-il, puisque j’ai tourné le dos au sentier de la vertu, prenons les choses allégrement, et non pas sur le mode funèbre… comme toi, ma Josine.

À chaque épreuve, il se découvrait des talents imprévus et des ressources qu’il ignorait. Parfois, dans un magasin, aux courses, au théâtre, sa compagne entendait un petit claquement de langue joyeux, et elle voyait alors aux mains de son amant une montre, à sa cravate une épingle nouvelle. Et toujours le même sang-froid, toujours la sérénité de l’innocent que nul danger ne menace.

Ce qui ne l’empêchait pas d’obéir aux multiples précautions exigées par Joséphine Balsamo. Ils ne sortaient de la péniche qu’habillés en gens du peuple. Dans une rue proche, la vieille berline, attelée d’un seul cheval, les recueillait. Ils y changeaient de vêtements. La Cagliostro ne quittait jamais une dentelle à larges fleurs brodées qui lui servait de voilette.

Tous ces détails, et combien d’autres ! renseignaient Raoul sur la vie réelle de sa maîtresse. Il ne doutait pas maintenant qu’elle ne fût à la tête d’une bande organisée de complices avec qui elle correspondait par l’intermédiaire de Léonard, et il ne doutait pas non plus qu’elle ne poursuivit l’affaire du chandelier aux sept branches, et qu’elle ne surveillât les manœuvres de Beaumagnan et de ses amis.

Existence double, qui, très souvent, indisposait Raoul contre Joséphine Balsamo, ainsi qu’elle-même l’avait prévu. Oubliant ses propres actes, il lui en voulait d’en accomplir qui n’étaient pas conformes aux idées qu’il gardait, malgré tout, sur l’honnêteté. Une maîtresse voleuse et chef de bande, cela l’offusquait. Il y eut des chocs entre eux, à propos de questions insignifiantes. Leurs deux personnalités, si fortes et si marquées, se heurtaient.

Aussi, lorsqu’un incident les jeta tout à coup en pleine bataille, bien que dressés contre des ennemis communs, ils apprirent tout ce qu’un amour comme le leur, peut, à certaines minutes, contenir de rancune, d’orgueil et d’hostilité.

Cet incident, qui mit fin à ce que Raoul appelait les délices de Capoue, ce fut la rencontre inopinée qu’ils firent un soir de Beaumagnan, du baron d’Étigues et de Bennetot. Les trois amis entraient au théâtre des Variétés.

– Suivons-les, dit Raoul.

La comtesse hésitait. Il insista.

– Comment une pareille occasion s’offre à nous, et nous n’en profiterions pas !

Ils entrèrent tous deux et s’installèrent dans une baignoire obscure. À ce moment, au fond d’une autre baignoire située près de la scène, ils eurent le temps d’apercevoir, avant que l’ouvreuse relevât le grillage, la silhouette de Beaumagnan et de ses deux acolytes.

Un problème s’offrait. Pourquoi Beaumagnan, homme d’église et d’habitudes en apparence rigides, se fourvoyait-il dans un théâtre des boulevards, où précisément, on jouait une revue très décolletée et sans le moindre intérêt pour lui ?

Raoul posa la question à Joséphine Balsamo qui ne répondit point, et cette indifférence affectée montra bien à Raoul que la jeune femme se séparait de lui en l’occurrence, et qu’elle ne voulait décidément pas de sa collaboration pour tout ce qui concernait l’inexplicable affaire.

– Soit, lui dit-il, d’un ton net, où il y avait du défi ; soit, chacun de son côté et chacun pour soi. On verra qui s’adjugera le gros lot.

Sur la scène, des théories de femmes levaient la jambe en cadence, tandis que défilaient les actualités. La commère, une belle fille peu habillée, qui représentait « La Cascadeuse » justifiait son sobriquet par des cascades de faux bijoux, qui ruisselaient tout autour d’elle. Un bandeau de pierres multicolores lui ceignait le front. Des lampes électriques s’allumaient dans ses cheveux.

Deux actes furent joués. La baignoire d’avant-scène gardait son treillage hermétiquement clos, sans qu’on pût même deviner la présence des trois amis. Mais, au dernier entracte, Raoul, se promenant du côté de cette baignoire, constata que la porte en était légèrement entrouverte. Il regarda. Personne. S’étant informé, il apprit que les trois messieurs avaient quitté le théâtre au bout d’une demi-heure !

– Plus rien à faire ici, dit-il en rejoignant la comtesse, ils ont filé.

À ce moment, le rideau se relevait. La commère parut de nouveau sur la scène. Sa coiffure plus dégagée permit de mieux voir le bandeau qu’elle portait au front depuis le début. C’était un ruban de tissu d’or où de gros cabochons, tous différents de couleur, se trouvaient fixés. Il y en avait sept.

« Sept ! pensa Raoul. Voilà qui explique la venue de Beaumagnan. »

Tandis que Joséphine Balsamo s’apprêtait, il apprit par une ouvreuse que la commère de la revue, Brigitte Rousselin, habitait une ancienne maison de Montmartre, d’où chaque jour, avec une vieille femme de chambre très dévouée, du nom de Valentine, elle descendait pour assister aux répétitions de la prochaine pièce.

Le lendemain matin, à 11 heures, Raoul émergeait de la Nonchalante. Il déjeunait dans un restaurant de Montmartre et, à midi, enfilant une rue escarpée et tortueuse, il passait devant une petite maison étroite, précédée d’une cour que clôturait un mur, et appuyée à un immeuble de rapport dont le dernier étage – les fenêtres sans rideaux suffisaient à l’indiquer – n’avait pas de locataire.

Raoul bâtit aussitôt, avec son habituelle rapidité de conception, un de ces plans qu’il exécutait ensuite presque mécaniquement.

Il flâna de long en large, comme un homme qui a un rendez-vous. Soudain, voyant que la concierge de l’immeuble balayait le trottoir, il se glissa derrière cette femme, grimpa les étages, fractura la porte de l’appartement vide, ouvrit sur le côté une des fenêtres qui dominait le toit de la maison voisine, s’assura que personne ne pouvait l’apercevoir, et sauta.

Tout près, une lucarne bâillait. Il se laissa tomber dans un grenier encombré d’objets hors d’usage, et d’où l’on ne descendait que par une trappe, qui fonctionnait mal et qu’il put tout juste soulever pour passer la tête. De là il dominait le palier du second étage et, en partie, la cage de l’escalier. Il n’y avait pas d’échelle.

Au-dessous, c’est-à-dire au premier étage, deux voix de femmes échangeaient des paroles. Se penchant le plus possible, Raoul écouta, et se rendit compte, d’après certains propos que la jeune commère de revue était en train de déjeuner dans son boudoir, et que sa compagne, seule domestique de la maison, rangeait, tout en la servant, la chambre et le cabinet de toilette.

– Fini, s’écria Brigitte Rousselin, en regagnant sa chambre. Ah ! ma bonne Valentine, quelle joie ! Pas de répétition aujourd’hui ! Je me recouche jusqu’au moment de sortir…

Cette journée de repos gênait un peu les calculs de Raoul, qui espérait, en l’absence de Brigitte Rousselin, effectuer tranquillement une visite domiciliaire. Il patienta néanmoins, comptant sur le hasard.

Quelques minutes s’écoulèrent. Brigitte fredonnait des airs de la revue lorsqu’un coup de timbre retentit dans la cour.

– Bizarre, dit-elle. Je n’attends pourtant personne aujourd’hui. Cours donc voir, Valentine.

La servante descendit. On perçut le claquement de la porte refermée, et elle remonta en disant :

– C’est du théâtre… un secrétaire du directeur qui apporte cette lettre.

– Donne. Tu l’as fait entrer dans le salon ?

– Oui.

Raoul apercevait au premier étage la jupe de la jeune actrice. La servante tendit l’enveloppe qui fut aussitôt déchirée, et Brigitte lut à demi-voix :

« Ma petite Rousselin, confiez donc à mon secrétaire le bandeau de pierres que vous mettez sur le front. J’en ai besoin pour en faire prendre le modèle. C’est urgent. Vous le retrouverez ce soir au théâtre. »

En entendant ces quelques phrases, Raoul avait tressailli :

« Tiens ! tiens ! pensait-il, le bandeau de pierres ! les sept cabochons. Est-ce que le directeur est aussi sur la piste ? Et Brigitte Rousselin va-t-elle obéir ? »

Il fut rassuré. La jeune femme murmurait :

– Pas possible. J’ai promis déjà ces pierres.

– C’est ennuyeux, objecta la servante, le directeur ne sera pas content.

– Que veux-tu ? J’ai promis, et l’on doit me les payer fort cher.

– Alors que répondre ?

– Je vais lui écrire, décida Brigitte Rousselin.

Elle retourna dans son boudoir et, un instant après, remettait une enveloppe à la servante.

– Tu le connais, ce secrétaire ? Tu l’as vu au théâtre ?

– Ma foi non, c’est un nouveau.

– Qu’il dise bien au directeur que je suis au regret, et que je lui expliquerai la chose ce soir à lui-même.

Valentine repartit. De nouveau, il se passa un temps assez long. Brigitte s’était mise au piano et faisait des exercices de chant, qui couvrirent sans doute le bruit de la porte principale, car Raoul ne l’entendit point.

Il éprouvait, de son côté, une certaine gêne, troublé par l’incident qui ne lui semblait pas très clair. Ce secrétaire qu’on ne connaissait pas, cette demande de bijoux, tout cela sentait le piège et la combinaison louche.

Cependant il se rassura. Une ombre avait franchi la portière, se dirigeant vers le boudoir.

« Valentine qui remonte, se dit Raoul. Mon impression était fausse. L’homme a filé. »

Mais tout à coup, au milieu d’une ritournelle, le piano s’arrêta net, le tabouret sur lequel la chanteuse était assise fut repoussé brusquement et tomba, et elle articula avec une certaine inquiétude :

– Qui êtes-vous ?… Ah ! le secrétaire, n’est-ce pas ? Le nouveau secrétaire… Mais que voulez-vous donc, monsieur ?…

– M. le directeur, fit la voix de l’homme, m’a ordonné de rapporter les bijoux. Il faut donc que j’insiste…

– Mais je lui ai répondu… balbutia Brigitte de plus en plus anxieuse… La femme de chambre a dû vous remettre la lettre… Pourquoi n’est-elle pas remontée avec vous ? Valentine !

Elle appela plusieurs fois, d’un ton de détresse.

– Valentine !… Ah ! vous me faites peur, monsieur… Vos yeux…

La porte fut fermée brutalement. Raoul perçut un bruit de chaises, le fracas d’une lutte, puis un grand cri :

– Au secours !

Ce fut tout. D’ailleurs, à la seconde précise où il avait eu l’intuition du danger que courait Brigitte Rousselin, il s’était efforcé de soulever la trappe un peu plus et de se frayer un passage. Il lui fallut pour cela perdre un temps précieux. Après quoi il se laissa tomber, dégringola le second étage et se trouva en face de trois portes closes.

Au hasard, il se rua sur l’une d’elles, et pénétra dans une pièce où il y avait le plus grand désordre. N’y voyant personne, il courut à travers la pièce jusqu’au cabinet de toilette, puis jusqu’à la chambre où il pensait bien que la lutte s’était poursuivie.

Aussitôt, en effet, il avisa dans la demi-obscurité, car les rideaux de la fenêtre étaient presque fermés, un homme à genoux, et, gisant sur le tapis, une femme que cet homme tenait à la gorge des deux mains. Des râles de douleur se mêlaient à d’abominables jurons.

– Dieu de Dieu, te tairas-tu. Ah ! cré bon sang, tu refuses les bijoux. Eh bien ma petite…

L’attaque de Raoul qui se jeta sur lui avec une violence irrésistible, lui fit lâcher prise. Tous deux ils roulèrent contre la cheminée, où Raoul se heurta le front assez fort pour en éprouver quelques secondes de défaillance.

L’assassin du reste était plus lourd que lui, et le duel ne pouvait pas être long entre ce mince adolescent et cet homme, que l’on devinait massif et de musculature puissante. De fait, au bout d’un instant, l’un des deux se dégagea, tandis que l’autre demeurait étendu et poussait de faibles soupirs. Mais celui qui se relevait n’était autre que Raoul.

– Un joli coup, hein, monsieur ? ricana-t-il. Il me vient des instructions posthumes d’un sieur Théophraste Lupin, chapitre des méthodes japonaises. Ça vous expédie durant une bonne minute dans un monde meilleur et rend inoffensif comme un petit mouton.

Il se pencha sur la jeune actrice, et, l’ayant saisie dans ses bras, la coucha sur le lit. Il vit tout de suite que l’effroyable étreinte du meurtrier n’avait pas eu les conséquences que l’on pouvait craindre. Brigitte Rousselin respirait à son aise. Aucune blessure n’était visible. Mais elle tremblait de tous ses membres et regardait avec des yeux de folle.

– Vous ne souffrez pas, mademoiselle ? fit-il doucement. Non, n’est-ce pas ? Ce ne sera rien. Et surtout n’ayez pas peur. Vous n’avez plus rien à redouter de lui et, pour plus de sûreté…

Vivement, il écarta les rideaux, arracha les cordons de tirage et lia les poignets inertes de l’homme. Mais, un peu de jour ayant pénétré dans la pièce, il tourna l’assassin vers la fenêtre afin d’examiner son visage.

Un cri lui échappa. Il était confondu. Et il murmura avec stupeur :

– Léonard… Léonard…

Jamais il n’avait eu l’occasion de voir bien en face cet homme, en général courbé sur le siège de la voiture, enfouissant sa tête entre les épaules, et dissimulant sa taille au point que Raoul le croyait presque bossu et malingre. Mais il connaissait son profil osseux qu’allongeait une barbe grisonnante, et il n’eut pas le moindre doute : c’était Léonard, le factotum et le bras droit de Joséphine Balsamo.

Il acheva de le ligoter, le bâillonna solidement, lui enveloppa la tête d’une serviette, et le traîna ensuite dans le boudoir, où il l’attacha aux pieds d’un lourd divan. Puis il s’en revint vers la jeune femme qui continuait à gémir.

– C’est fini, dit-il. Vous ne le verrez plus. Reposez-vous. Moi, je vais m’occuper de votre servante et savoir ce qu’elle est devenue.

De ce côté, il n’était pas inquiet, et, comme il le supposait, il découvrit Valentine au rez-de-chaussée, en un coin du salon, exactement dans le même état où il venait de laisser Léonard, c’est-à-dire réduite à l’impuissance et au silence. C’était une femme de tête. Une fois délivrée, et sachant son agresseur incapable de nuire, elle ne s’affola pas, et se conforma aux ordres de Raoul qui lui disait :

– Je suis un agent de la police secrète. J’ai sauvé votre maîtresse. Allez la rejoindre et soignez-la. Pour moi, je vais interroger cet homme et me rendre compte s’il n’a pas de complices.

Raoul la poussa dans l’escalier, avec la hâte de demeurer seul et de réfléchir aux idées confuses qui le harcelaient. Idées si pénibles que, par moments, il essayait presque de s’y soustraire et que, s’il avait écouté son instinct, laissant au hasard le soin de débrouiller la situation, il eût abandonné le champ de bataille et se serait enfui par la maison voisine.

Mais une vision trop nette des choses qu’il fallait faire s’établissait en lui pour qu’il n’y dût pas obéir. Toute sa volonté croissante de chef, qui sait se résoudre et garder son sang-froid dans les circonstances les plus tragiques, l’obligeait à l’action. Il traversa la cour, et d’un geste très lent manœuvra la serrure de la porte principale qu’il put ainsi entrebâiller légèrement.

Par la fente, il risqua un coup d’œil : de l’autre côté de la rue, un peu plus bas, la vieille berline stationnait.

Sur le siège, un domestique tout jeune, qu’il avait vu plusieurs fois avec Léonard et qui s’appelait Dominique, gardait le cheval.

Mais, à l’intérieur de la voiture, n’y avait-il pas un autre complice ? Et quel était ce complice ?

Raoul ne referma pas la porte. Ses soupçons se confirmaient, et maintenant rien au monde ne l’eût empêché d’aller jusqu’au bout. Il remonta donc au premier étage et s’inclina sur le prisonnier.

Un détail l’avait frappé, durant la lutte : un gros sifflet de bois retenu par une chaînette s’était échappé de l’une des poches de Léonard, et celui-ci, malgré le péril, l’avait rattrapé d’un mouvement machinal comme s’il eût craint de perdre cet instrument. Et la question se posait ainsi dans l’esprit de Raoul : le sifflet devait-il servir en cas de péril pour éloigner le complice ? ou bien au contraire, était-ce un signal pour appeler le complice lorsque toute la besogne serait faite ?

Raoul adopta cette hypothèse, plus peut-être par intuition que par raisonnement. Il ouvrit donc la fenêtre, juste le temps nécessaire pour donner un coup de sifflet.

Et, posté derrière les rideaux de tulle, il attendit.

Son cœur sautait dans sa poitrine. Jamais encore il n’avait souffert de cette âpre et mauvaise souffrance. Au fond, il ne doutait pas de ce qui était sur le point d’advenir, et il connaissait la silhouette qui allait apparaître au cadre de la porte. Mais il voulait espérer quand même, contre toute évidence. Il n’admettait pas, il ne consentait pas à admettre que dans cette affaire ténébreuse, l’assassin Léonard eût comme complice…

Le lourd battant fut poussé.

– Ah ! fit Raoul avec désespoir.

Joséphine Balsamo entrait.

Elle entra paisiblement, avec autant de désinvolture que si elle rendait visite à une amie. Dès l’instant où Léonard avait sifflé, la voie était libre, et elle n’avait qu’à se présenter. Enveloppée de sa voilette, elle traversa légèrement la cour et pénétra dans la maison.

Du coup Raoul avait reconquis toute sa tranquillité. Son cœur se calma. Il était prêt à combattre ce deuxième adversaire, comme il avait combattu le premier, avec des armes différentes, mais tout aussi efficaces. Il appela Valentine à mi-voix et lui dit :

– Quoi qu’il arrive, pas un mot. Il y a contre Brigitte Rousselin un complot que je veux déjouer. Voici l’un des complices. Le silence absolu, n’est-ce pas ?

La servante proposa :

– Je peux aider, monsieur… courir chez le commissaire…

– À aucun prix. L’affaire, si elle était connue, risquerait de tourner mal pour votre maîtresse. Je réponds de tout, mais à condition qu’aucun bruit ne vienne de cette chambre, aucun.

– Bien, monsieur.

Raoul ferma les deux portes de communication. Ainsi la pièce où se trouvait Brigitte Rousselin et celle où la partie allait se jouer entre Josine et lui étaient nettement séparées. Comme il le désirait, aucun bruit ne pouvait passer de l’une à l’autre.

À ce moment, Joséphine Balsamo débouchait du palier. Elle le vit.

Et elle reconnut aux vêtements le corps ficelé de Léonard.

Raoul immédiatement eut la notion exacte de ce que Joséphine Balsamo pouvait, à certaines minutes graves, avoir d’empire sur elle-même. Loin de s’effarer en constatant la présence inattendue de Raoul et le désordre d’une pièce où Léonard était captif, elle commença par réfléchir, dominant ses nerfs de femme et l’agitation qui la secouait, et il était facile de comprendre qu’elle se demandait :

« Qu’est-ce que cela veut dire ? Que fait Raoul ici ? Qui donc a ligoté Léonard ? »

À la fin, retirant sa voilette, elle demanda simplement, car c’était là, en toute certitude, ce qui la tourmentait le plus :

– Pourquoi me regardes-tu ainsi, Raoul ?

Il mit un certain temps à lui répondre. Les mots qu’il allait prononcer étaient effrayants et il la dévisageait pour ne pas perdre un seul tressaillement de ses muscles ni un seul clignotement de ses yeux. Il murmura :

– Brigitte Rousselin a été assassinée.

– Brigitte Rousselin ?

– Oui, l’actrice d’hier soir, celle au bandeau de pierreries, et tu n’oseras pas dire que tu ne sais pas qui est cette femme, puisque tu es ici, chez elle, et puisque tu as chargé Léonard de t’avertir, aussitôt la besogne faite.

Elle parut bouleversée.

– Léonard ? Ce serait Léonard ?

– Oui, affirma-t-il. C’est lui qui a tué Brigitte. Je l’ai surpris qui la tenait au cou de ses deux mains.

Il la vit qui tremblait, et elle tomba assise en balbutiant :

– Ah ! le misérable !… le misérable… est-il possible qu’il ait fait cela ?

Et, plus bas encore, avec une épouvante qui croissait à chaque mot :

– Il a tué… il a tué… Est-ce possible ! Il m’avait pourtant juré que jamais il ne tuerait… il me l’avait juré… Oh ! je ne veux pas croire…

Était-elle sincère, ou jouait-elle la comédie ? Léonard avait-il agi sous le coup d’une folie subite, ou d’après les instructions qui lui ordonnaient le crime quand la ruse échouait ? Questions redoutables que Raoul se posait sans pouvoir y répondre.

Joséphine Balsamo releva la tête, observa Raoul de ses yeux pleins de larmes, puis brusquement se jeta sur lui, les mains jointes.

– Raoul… Raoul… pourquoi me regardes-tu ainsi ? Non… non… n’est-ce pas ? tu ne m’accuses pas ? Ah ! ce serait terrible… Tu pourrais croire que je savais ?… que j’ai commandé ou permis ce crime abominable ?… Non… Jure-moi que tu ne crois pas. Oh ! Raoul… mon Raoul…

Un peu brutalement, il la contraignit à s’asseoir. Ensuite il repoussa Léonard dans l’ombre. Et, après avoir fait quelques pas de long en large, il revint vers la Cagliostro et la saisit à l’épaule :

– Écoute-moi, Josine, prononça-t-il lentement, d’une voix qui était celle d’un accusateur, et même d’un adversaire beaucoup plus que d’un amant, écoute-moi. Si, d’ici une demi-heure, tu n’as pas fait la pleine clarté sur toute cette affaire, et sur les machinations secrètes qui la compliquent, j’agis envers toi comme envers une ennemie mortelle, de gré ou de force je t’éloigne de cette maison, et sans la moindre hésitation je vais dénoncer au plus proche commissariat de police le crime que ton complice Léonard vient de commettre sur la personne de Brigitte Rousselin… Après quoi, tu te débrouilleras. Veux-tu parler ?

Chapitre 8 – Deux volontés

La guerre était déclarée, et elle l’était au moment choisi par Raoul, alors qu’il avait toutes les chances pour lui, et que Joséphine Balsamo, prise au dépourvu, faiblissait sous une attaque qu’elle n’aurait jamais supposée aussi violente et aussi implacable.

Bien entendu une femme de sa trempe ne pouvait consentir à la défaite. Elle voulut résister. Elle n’admit pas que le tendre et délicieux amant qu’était Raoul d’Andrésy pût ainsi du premier coup s’ériger en maître et lui imposer la rude étreinte de sa volonté. Elle recourut aux câlineries, aux pleurs, aux promesses, à tous les artifices de la femme. Raoul se montra sans pitié.

– Tu parleras ! J’en ai assez, des ténèbres. Tu peux t’y complaire, moi pas. Il me faut la grande clarté.

– Mais sur quoi ? s’écria-t-elle, exaspérée. Sur ma vie ?

– Ta vie t’appartient, dit Raoul, cache ton passé si tu as peur de l’étaler sous mes yeux. Je sais bien que tu resteras toujours une énigme pour moi et pour tout le monde, et que jamais ton pur visage ne me renseignera sur ce qui s’agite au fond de ton âme. Mais ce que je veux connaître c’est le côté de ta vie qui touche à la mienne. Nous avons un but commun. Montre-moi le chemin que tu suis. Sinon, je risque de me heurter au crime, et je ne veux pas !

Il frappa du poing.

– Tu entends, Josine. Je ne veux pas tuer ! Voler, oui. Cambrioler, soit ! Mais tuer, non, mille fois non !

– Je ne le veux pas non plus, dit-elle.

– Peut-être, mais tu fais tuer.

– Mensonge !

– Alors, parle. Explique-toi.

Elle se tordait les mains. Elle protestait et gémissait :

– Je ne peux pas… je ne peux pas…

– Pourquoi ? Qui t’empêche de m’apprendre ce que tu sais de l’affaire, ce que t’a révélé Beaumagnan ?

– J’aimerais mieux ne pas te mêler à tout cela, murmura-t-elle, ne pas t’opposer à cet homme.

Il éclata de rire.

– Tu as peur pour moi, peut-être ? Ah ! le bon prétexte ! Rassure-toi, Josine. Je ne crains pas Beaumagnan. Il y a un autre adversaire que je redoute bien plus que lui.

– Qui ?

– Toi, Josine.

Il répéta plus durement :

– Toi, Josine, Et c’est pour cette raison que je veux la lumière. Quand je te verrai bien en face, je n’aurai plus peur. Es-tu décidée ?

Elle secoua la tête.

– Non, dit-elle, non.

Raoul s’emporta.

– C’est-à-dire que tu te défies de moi. L’affaire est belle : tu veux la garder tout entière. Soit. Partons. Dehors tu jugeras mieux la situation.

Il la prit dans ses bras et la jeta sur son épaule, comme il l’avait fait, le premier soir, au pied de la falaise. Et, ainsi chargé, il se dirigea vers la porte.

– Arrête, dit-elle.

Ce coup de force, accompli avec une aisance incroyable, acheva de la dompter. Elle sentit qu’il ne fallait pas le provoquer davantage.

– Que veux-tu savoir ? dit-elle, une fois qu’il l’eût assise de nouveau.

– Tout, répliqua-t-il, et d’abord le motif de ta présence ici, et la raison pour laquelle ce misérable a tué Brigitte Rousselin.

Elle déclara :

– Le bandeau de pierreries…

– Elles n’ont pas de valeur ! Ce sont des pierres quelconques, faux grenats, fausses topazes, béryls, opales…

– Oui, mais il y en a sept.

– Et après ? devait-il la tuer ? C’était si simple d’attendre et de fouiller les chambres à la première occasion.

– Évidemment, mais il paraît que d’autres étaient sur la piste.

– D’autres ?

– Oui, ce matin, à la première heure, sur mes ordres, Léonard s’est enquis de cette Brigitte Rousselin dont j’avais remarqué le diadème hier soir, et il est venu me dire que des gens rôdaient autour de cette maison.

– Des gens ? Qui serait-ce ?

– Des émissaires de la Belmonte.

– Cette femme qui est mêlée à l’affaire ?

– Oui, on la retrouve partout.

– Et après ? répéta Raoul, était-ce une raison pour tuer ?

– Il aura perdu la tête. J’avais eu tort de lui dire : « Il me faut ce bandeau à tout prix. »

– Tu vois, tu vois, s’écria Raoul, nous sommes à la merci d’une brute qui perd la tête et qui tue bêtement, stupidement. Allons, il faut en finir. Je pense plutôt que les gens qui rôdaient ce matin avaient été envoyés par Beaumagnan. Or, tu n’es pas de taille à te mesurer avec Beaumagnan. Laisse-moi prendre la direction. Si tu veux réussir, c’est par moi, par moi seul que tu réussiras.

Josine faiblit. Raoul affirmait sa supériorité d’un ton de telle conviction qu’elle en eut, pour ainsi dire, l’impression physique. Elle le vit plus grand qu’il n’était et plus puissant, mieux doué que tous les hommes qu’elle avait connus, armé d’un esprit plus subtil, d’un regard plus aigu, de moyens d’action plus divers. Elle s’inclina devant cette volonté implacable et devant cette énergie qu’aucune considération ne pouvait fléchir.

– Soit, prononça-t-elle. Je parlerai. Mais pourquoi parler ici ?

– Ici, et pas ailleurs, articula Raoul, sachant bien que si la Cagliostro se ressaisissait, il n’obtiendrait rien.

– Soit, dit-elle encore, accablée, soit, je cède, puisque notre amour est en jeu, et que tu sembles en faire si peu de cas.

Raoul éprouva un sentiment profond d’orgueil. Pour la première fois, il prit conscience de l’ascendant qu’il exerçait sur les autres, et de la puissance vraiment extraordinaire avec laquelle il imposait ses décisions.

Certes, la Cagliostro n’était pas en possession de toutes ses ressources. Le meurtre supposé de Brigitte Rousselin avait en quelque sorte désagrégé son pouvoir de résistance, et le spectacle de Léonard enchaîné ajoutait à sa détresse nerveuse. Mais, comme il avait, lui, saisi rapidement l’occasion qui se présentait, et profité de tous ses avantages pour établir, par la menace et par la peur, par la force et par la ruse, sa victoire définitive !

Maintenant, il était le maître. Il avait contraint Joséphine Balsamo à se rendre, et discipliné en même temps son propre amour. Baisers, caresses, manœuvres de séduction, ensorcellement de la passion, envoûtement du désir, il ne craignait plus rien, puisqu’il avait été jusqu’à la limite même de la rupture.

Il enleva le tapis qui recouvrait le guéridon et le jeta sur Léonard, puis il revint et prit place auprès de Josine.

– J’écoute.

Elle lui jeta un coup d’œil où se révélaient de la rancune et de la colère impuissante et elle murmura :

– Tu as tort. Tu profites d’une défaillance passagère pour exiger de moi un récit que je t’aurais fait un jour ou l’autre de plein gré. C’est une humiliation inutile, Raoul.

Il répéta durement :

– J’écoute.

Alors elle dit :

– Tu l’auras voulu. Finissons-en, et le plus vite possible. Je te fais grâce de tous les détails pour aller droit au but. Ce ne sera ni long ni compliqué. Un simple rapport. Donc, il y a vingt-quatre ans, durant les mois qui ont précédé la guerre de 1870 entre la France et la Prusse, le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen et sénateur, en tournée de confirmation dans le pays de Caux, fut surpris par un orage effroyable et dut se réfugier au château de Gueures, qu’habitait alors son dernier propriétaire, le chevalier des Aubes. Il y dîna. Le soir, comme il se retirait dans la chambre qu’on lui avait préparée, le chevalier des Aubes, un vieillard de près de quatre-vingt-dix ans, tout cassé, mais ayant encore bien sa tête, sollicita de lui une audience particulière qui fut immédiatement accordée, et qui dura fort longtemps. Voici le résumé des étranges révélations qu’entendit alors le cardinal de Bonnechose, résumé qu’il écrivit plus tard, et auquel je ne changerai pas un seul mot.

« Le voici. Je le sais par cœur :

« Monseigneur, expliqua le vieux chevalier, je ne vous étonnerai point si je vous dis que mes premières années s’écoulèrent au milieu de la grande tourmente révolutionnaire. À l’époque de la Terreur, j’avais douze ans, j’étais orphelin, et j’accompagnais chaque jour ma tante des Aubes à la prison voisine, où elle distribuait des menus secours et soignait les malades. On y avait enfermé toutes sortes de pauvres gens que l’on jugeait et condamnait au petit bonheur, et c’est ainsi, pour ma part, que j’eus l’occasion de fréquenter un brave homme dont personne ne connaissait le nom, et dont personne ne savait pourquoi ni sur quelle dénonciation il avait été arrêté. Les politesses que je lui rendis et ma pitié lui inspiraient confiance. Je gagnai son affection, et, le soir du jour où il avait été jugé à son tour, et condamné, il me dit :

« – Mon enfant, demain, dès l’aurore, les gendarmes me conduiront à l’échafaud, et je mourrai sans qu’on sache qui je suis. Ainsi l’ai-je voulu. À toi-même, je ne le dirai pas. Mais les événements exigent que je te fasse certaines confidences, et que je te demande de les écouter comme un homme et, plus tard, d’en tenir compte avec la loyauté et le sang-froid d’un homme. La mission dont je te charge est d’une importance considérable. Je suis convaincu, mon enfant, que tu sauras te mettre à la hauteur d’une pareille tâche, et garder, quoi qu’il arrive, un secret d’où dépendent les intérêts les plus graves. »

« Il m’apprit ensuite, continua le chevalier des Aubes, qu’il était prêtre, et, comme tel, dépositaire de richesses incalculables transformées en pierres précieuses d’une si grande pureté que la plus haute valeur se trouvait atteinte, pour chacune d’elles, sous le volume le plus réduit. Au fur et à mesure de leur acquisition, ces pierres avaient été mises de côté au fond de la cachette la plus originale qui soit. En un coin du pays de Caux, dans un espace libre, où tout le monde pouvait se promener, émergeait un de ces énormes cailloux qui servaient et qui servent encore à marquer la limite de certains domaines, champs, vergers, prairies, bois, etc. Cette borne de granit enfoncée presque entièrement dans le sol, et environnée de broussailles, était percée à son extrémité supérieure de deux ou trois ouvertures naturelles, bouchées par de la terre, où poussaient de menues plantes et des fleurs sauvages.

« C’est là, par une quelconque de ces ouvertures dont on enlevait chaque fois la motte de terre pour la remettre soigneusement en place, c’est là, dans cette tirelire en plein air, que l’on glissait les magnifiques pierres précieuses. Actuellement les cavités étant remplies et aucune autre cachette n’ayant été choisie, on enfermait depuis quelques années les pierres nouvellement acquises dans un coffret en bois des Îles, que le prêtre avait lui-même enterré au pied de la borne, quelques jours avant son arrestation.

« Il m’indiqua fort exactement l’endroit et me communiqua une formule composée d’un mot unique, lequel en cas d’oubli, désignait l’emplacement d’une façon rigoureuse.

« Je dus alors promettre que, aussitôt le retour de temps plus paisibles, c’est-à-dire à une date qu’il estima très justement éloignée de vingt ans, j’irais d’abord m’assurer que tout était bien en place, et qu’à partir de cette date j’assisterais chaque année à la grand-messe célébrée le dimanche de Pâques dans l’église du village de Gueures.

« Un dimanche de Pâques, en effet, j’apercevrais à côté du bénitier un homme vêtu de noir. Dès que j’aurais dit mon nom à cet homme, il devait me conduire non loin d’un chandelier en cuivre à sept branches qu’on n’allumait qu’aux jours de fête. Je devais, moi, répondre aussitôt à son geste en lui confiant la formule d’emplacement.

« C’étaient là entre nous les deux signes de reconnaissance. Après quoi je le guidais jusqu’à la borne de granit.

« Je promis sur mon salut éternel que je me conformerais aveuglément aux instructions données ! Le lendemain, le digne prêtre montait sur l’échafaud.

« Monseigneur, bien que très jeune, je tins religieusement mon serment de discrétion. Ma tante des Aubes étant morte, je fus enrôlé comme enfant de troupe et fis, par la suite, toutes les guerres du Directoire et de l’Empire. À la chute de Napoléon, âgé de trente-trois ans, cassé de mon grade de colonel, je me rendis d’abord à la cachette où j’aperçus facilement la borne de granit, puis, le dimanche de Pâques 1816, à l’église de Gueures ou je vis, sur l’autel, le chandelier de cuivre. Ce dimanche-là l’homme vêtu de noir n’était pas devant le bénitier.

« Je m’y rendis le dimanche de Pâques suivant, et chaque dimanche du reste, car, entre-temps, j’avais acheté le château de Gueures qui se trouvait en vente et, de la sorte, comme un soldat scrupuleux, je montais la garde auprès du poste que l’on m’avait assigné. Et j’attendais.

« Monseigneur, voilà cinquante-cinq ans que j’attends. Personne n’est venu, et jamais je n’ai entendu parler de quoi que ce fût qui ait le moindre rapport avec cette histoire. La borne n’a pas bougé. Le chandelier est allumé aux jours prescrits par le sacristain de Gueures. Mais l’homme vêtu de noir n’est pas venu au rendez-vous.

« Que devais-je faire ? À qui m’adresser ? Tenter une démarche auprès de l’autorité ecclésiastique ? Demander une audience au roi de France ? Non, ma mission était strictement définie. Je n’avais pas le droit de l’interpréter à ma façon.

« Je me tus. Mais quels débats de conscience ! Quels scrupules douloureux ! Quelle angoisse à l’idée que je pouvais mourir et emporter dans la tombe un secret aussi formidable !

« Monseigneur, depuis ce soir, tous mes doutes et tous mes scrupules se sont dissipés. Votre venue fortuite dans ce château me semble une manifestation indéniable de la volonté divine. Vous êtes à la fois, le pouvoir religieux et le pouvoir temporel. Comme archevêque, vous représentez l’Église. Comme sénateur, vous représentez la France. Je ne risque pas de me tromper en vous faisant des révélations qui intéressent l’une et l’autre. Désormais, c’est à vous de choisir, Monseigneur ! Agissez. Négociez. Et lorsque vous m’aurez dit entre les mains de qui doit être remis le dépôt sacré, je vous donnerai toutes les indications nécessaires.

« Le cardinal de Bonnechose avait écouté sans interrompre. Il ne put se retenir d’avouer au chevalier des Aubes que l’histoire le laissait un peu incrédule. Sur quoi, le chevalier sortit et revint au bout d’un instant avec un petit coffret en bois des Îles.

« – Voici le coffret dont il me fut parlé, et que j’ai trouvé là-bas. Il m’a paru plus sage de le prendre chez moi. Emportez-le, Monseigneur, et faites estimer les quelque cent pierres précieuses qu’il renferme. Vous croirez alors que mon histoire est véridique et que le digne prêtre n’a pas eu tort de faire allusion à des richesses incalculables puisque la borne de granit contient, selon son affirmation, dix mille pierres aussi belles que celles-ci. »

« L’insistance du chevalier et les preuves qu’il avançait décidèrent le cardinal, qui s’engagea dès lors à poursuivre l’affaire et à mander le vieillard auprès de lui aussitôt qu’une solution pourrait intervenir.

« L’entretien prit fin sur cette promesse, que l’archevêque avait le ferme propos de tenir, mais dont les événements retardèrent l’exécution. Ces événements, tu les connais, ce fut d’abord la déclaration de guerre entre la France et la Prusse et les désastres qui s’ensuivirent. Les lourdes charges de son poste l’absorbèrent. L’Empire s’écroula. La France fut envahie. Et les mois passèrent.

« Lorsque Rouen fut menacé, le cardinal, désireux d’expédier en Angleterre certains documents auxquels il attachait de l’importance eut l’idée de joindre à l’envoi le coffret du chevalier. Le 4 décembre, veille du jour où les Allemands allaient entrer dans la ville, un domestique de confiance, le sieur Jaubert, conduisit lui-même un cabriolet qui fila par la route du Havre où Jaubert devait s’embarquer.

« Deux jours plus tard, le cardinal apprenait que le cadavre de Jaubert avait été trouvé dans un ravin de la forêt de Rouvray, à dix kilomètres de Rouen. On rapportait au cardinal la valise des documents. Quant au cabriolet et au cheval, disparus, ainsi que le coffret en bois des Îles. Les renseignements recueillis établissaient que l’infortuné domestique avait dû tomber dans une reconnaissance de cavalerie allemande, qui s’était aventurée au-delà de Rouen pour piller les voitures des riches bourgeois en fuite vers Le Havre.

« La malchance continua. Au début de janvier, le cardinal reçut un émissaire du chevalier des Aubes. Le vieillard n’avait pu survivre à la défaite de son pays. Avant de mourir, il avait griffonné ces deux phrases, presque illisibles :

« Le mot de la formule qui désigne l’emplacement de la borne est gravé au fond du coffret… J’ai caché le chandelier de cuivre dans mon jardin.

« Ainsi, il ne restait plus rien de l’aventure. Le coffret étant volé, aucune preuve ne permettait d’affirmer que le récit du chevalier des Aubes contenait la moindre parcelle de vérité. Personne n’avait même vu les pierres. Étaient-elles vraies ? Mieux que cela : existaient-elles autrement que dans l’imagination du chevalier ? Et le coffret ne servait-il pas simplement d’écrin à quelques bijoux de théâtre et à quelques cailloux de couleur ?

« Le doute envahit peu à peu l’esprit du cardinal, un doute assez tenace pour qu’il se résolût, en fin de compte, à garder le silence. Le récit du chevalier des Aubes devait être considéré comme une divagation de vieillard. Il eût été dangereux de répandre de telles billevesées. Donc il se tut. Mais…

– Mais, répéta Raoul d’Andrésy que de telles billevesées semblaient intéresser prodigieusement…

– Mais, répondit Joséphine Balsamo, avant de prendre une résolution définitive il avait écrit ces quelques pages, ce mémoire relatif à son entretien du château de Gueures et aux incidents qui suivirent, mémoire qu’il oublia de brûler ou qu’on égara, et qui, quelques années après sa mort, fut trouvé dans un de ses livres de théologie, quand on vendit sa bibliothèque aux enchères.

– Trouvé par qui ?

– Par Beaumagnan.

Joséphine Balsamo avait raconté cette histoire en tenant la tête baissée, et d’une voix un peu monotone, comme une leçon qu’on récite. En relevant les yeux, elle fut frappée par l’expression de Raoul.

– Qu’est-ce que tu as ? dit-elle.

– Cela me passionne. Pense donc, Josine, pense donc que, de proche en proche, par les confidences de trois vieillards qui se sont transmis le flambeau, nous remontons à plus d’un siècle, et que, de là, nous nous rattachons à une légende, que dis-je, à un secret formidable qui date du Moyen Âge. La chaîne ne s’est pas rompue. Tous les maillons sont en place. Et, dernier anneau de cette chaîne, voilà que Beaumagnan apparaît. Qu’a-t-il fait, Beaumagnan ? Faut-il le déclarer digne de son rôle, ou l’en déposséder ? Dois-je m’associer à lui ou lui arracher le flambeau ?

L’exaltation de Raoul convainquit la Cagliostro qu’il ne lui permettrait pas de s’interrompre. Elle hésitait cependant, car les paroles les plus importantes peut-être, en tout cas les plus graves, puisqu’il s’agissait de son rôle, n’avaient pas été prononcées. Mais il lui dit :

– Continue, Josine. Nous sommes sur une route magnifique. Marchons ensemble, et nous toucherons ensemble la récompense qui est à portée de nos mains.

Elle continua :

– Beaumagnan s’explique d’un mot : c’est un ambitieux. Dès le début, il a mis sa vocation religieuse, qui est réelle, au service de son ambition, qui est démesurée, et l’une et l’autre l’ont conduit à se glisser dans la Compagnie de Jésus où il occupe un poste considérable. La découverte du mémoire le grisa. Les vastes horizons s’ouvraient devant lui. Il parvint à convaincre certains de ses supérieurs, les enflamma pour la conquête des richesses, et il obtint qu’on fit jouer en faveur de son entreprise toutes les influences dont les Jésuites disposent.

« Aussitôt il groupa autour de lui une douzaine de hobereaux plus ou moins honorables et plus ou moins endettés, auxquels il ne dévoila qu’une partie de l’affaire, et qu’il organisa en une véritable association de conspirateurs prêts à toutes les besognes. Chacun eut son champ d’action, chacun sa sphère d’investigations. Beaumagnan les tenait par l’argent dont il est prodigue.

« Deux années de recherches minutieuses aboutirent à ces résultats qui ne sont pas négligeables. Tout d’abord on sut que le prêtre décapité s’appelait le frère Nicolas, trésorier de l’abbaye de Fécamp. Ensuite à force de fouiller les archives secrètes et les vieux cartulaires, on découvrit des correspondances curieuses échangées jadis entre tous les monastères de France, et il parut établi que, depuis un temps très reculé, il y avait une circulation d’argent qui était comme une dîme payée bénévolement par toutes les institutions religieuses, et recueillie par les seuls monastères du pays de Caux. Cela semblait constituer un trésor commun, une réserve inépuisable en vue d’assauts possibles à soutenir ou de croisades à entreprendre. Un conseil de trésorerie, composé de sept membres, gérait ces richesses, mais seul l’un d’eux en connaissait l’emplacement.

« La Révolution avait détruit tous ces monastères. Mais les richesses existaient. Le frère Nicolas en avait été le dernier gardien. »

Un grand silence prolongea les paroles de Joséphine Balsamo. La curiosité de Raoul n’avait pas été déçue, et il éprouvait une vive émotion.

Il murmura avec un enthousiasme contenu :

– Que tout cela est beau ! Quelle magnifique aventure ! J’ai toujours eu la certitude que le passé avait légué au présent de ces trésors fabuleux dont la recherche prend inévitablement la forme d’un insoluble problème. Comment en serait-il autrement ? Nos ancêtres ne disposaient pas comme nous des coffres-forts et des caves de la Banque de France. Ils étaient obligés de choisir des cachettes naturelles où ils entassaient l’or et les bijoux, et dont ils transmettaient le secret par quelque formule mnémotechnique qui était comme le chiffre de la serrure. Qu’un cataclysme survînt, le secret était perdu, et perdu le trésor si péniblement accumulé.

Son effervescence croissait et il scanda joyeusement :

« Celui-là ne le sera pas, Joséphine Balsamo, et c’est l’un des plus fantastiques. Si le frère Nicolas a dit vrai, et tout l’atteste, si les dix mille pierres précieuses ont été glissées dans l’étrange tirelire, c’est à quelque chose comme un milliard de francs qu’il faudrait évaluer ces biens de mainmorte légués par le Moyen Âge, tout cet effort de millions et de millions de moines, cette gigantesque offrande de tout le peuple chrétien et des grandes époques de fanatisme, tout cela qui est dans les flancs de la borne de granit, au milieu d’un verger normand ! Est-ce admirable ?

« Et ton rôle dans l’aventure, Joséphine Balsamo ? Qu’as-tu donc apporté ? Tiens-tu de Cagliostro quelque indication spéciale ?

– Quelques mots seulement, dit-elle. Sur la liste que je possède des quatre énigmes révélées par lui, il a écrit, en face de celle-ci et de « La Fortune des rois de France » cette note : « Entre Rouen, Le Havre et Dieppe. (Aveux de Marie-Antoinette.) »

– Oui, oui, reprit Raoul sourdement, le pays de Caux… l’estuaire du vieux fleuve au bord duquel ont prospéré les rois de France et les moines … c’est bien là que sont cachées les économies de dix siècles de religion … Les deux coffres sont là, non loin l’un de l’autre, naturellement, et c’est là que je les trouverai.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer