La Deux Fois morte

X

– Accorde-moi deux jours, me dit Paul lelendemain, et je te révélerai mon secret.

Je ne lui avais pas avoué ma découverte de lanuit, préférant l’amener à une plus lente confidence. Mais, à magrande surprise, il venait de lui-même au-devant de mescuriosités.

Son attitude devait paraître fort étrange, ilen convenait loyalement, mais il se trouvait dans des conditionsinordinaires qui autorisaient les suppositions les plusfantastiques. Loin de me les interdire, il déclarait que jeresterais quand même au-dessous de la réalité : le mieux étaitde ne me point perdre en hypothèses inutiles. S’il ne me donnaitpas satisfaction immédiate, c’est qu’il n’était pas seul maître deses décisions : il avait de grands ménagements à garder.

– Il est des pudeurs, ajouta-t-il, dontnous autres vivants ne pouvons concevoir l’idée !

Bref, j’étais prêt à lui accorder le délaisollicité : après quarante-huit heures, il se faisait fort dem’initier au mystère de sa vie.

Le pis, c’est que je ne concevais pas lanature de ce mystère.

L’examinant attentivement, j’étais frappé del’altération de sa physionomie : ses traits étaient tirés, sesyeux cernés de bistre ; sa voix même sonnait d’un timbreétrange, diminué. Du reste, il ne dissimula pas une intense fatigueet me pria d’abréger ma visite.

Bien entendu, pendant les deux jours de répitqu’il m’imposait, je prenais l’engagement de ne pas chercher à levoir.

– Te parler, t’écouter, t’entendre mêmeserait pour moi une fatigue que je n’ai pas le droitd’affronter : je dois concentrer, synthétiser toute monénergie, sans en dépenser vainement une parcelle.

Je consentis à tout, sans même discuter, tantje redoutais, en mon ignorance, de prononcer un mot qui modifiâtses résolutions.

Seulement, craignant de ne pas rester maîtrede mes curiosités encore surexcitées par l’obscurité de sespromesses, je lui déclarai que je m’absenterais pendant ces deuxjours, m’engageant à me trouver prêt, à l’heure dite, à profiter deson bon vouloir.

– Tu me donnes ta parole, lui dis-je, quetu ne commettras aucune imprudence ?

– Aucune, fit-il avec un sourire. À tontour, je te veux donner un conseil…

– Lequel ?

– Pour que la transition entre le connuet… l’inconnu te soit moins brusque, il faut que pendant le délaique je sollicite de toi tu t’étudies à combattre en toi le vieuxscepticisme qui, en dépit de ton ouverture d’esprit, est toujoursimminent à reparaître. Médite cette belle parole d’Arago :« Hors des mathématiques pures, le mot impossible n’estpas. »

– C’est déjà mon opinion, répondis-je enlui serrant les mains, du diable si je ne crois point un peu déjàau surnaturel.

Je faisais en moi-même allusion aux étrangetésde la nuit.

Il haussa les épaules.

– N’emploie donc pas de mots sanssignification. Le surnaturel n’est pas. L’électricité paraîtsurnaturelle à un sauvage, et le phonographe à un académicien. Iln’y a que des changements de plan et de perspective. Mais nem’induis pas en discussion, c’est de la force perdue.

Jean était désolé de me voir m’éloigner :ne s’imaginait-il pas que j’abandonnais son maître à la folie, à lapossession ; il croyait très naïvement à une actiondémoniaque.

Je le rassurai de mon mieux et partis.

Je revins à Paris et, en vérité, je respirailargement. L’atmosphère de la Pierre-Sèche avait en quelque sortecontracté mes poumons, et ce fut avec délices que je vécus cesquarante-huit heures de la vie normale. Même il me vint cettepensée que, si j’étais contraint à passer quelque temps là-bas, nefût-ce que pour tenter la guérison morale de mon ami, il me fallaitfaire provision d’air parisien.

J’achetai les pièces en vogue, les romans lesplus à la mode, je m’abonnai aux journaux vivants, je priai uneamie de m’écrire souvent et de me tenir au courant des milleincidents de la vie quotidienne, bref, ne sachant pas au juste ceque l’avenir me réservait dans cette maison bizarre, je pris mesprécautions pour combattre des hantises redoutées.

Avec cela les plus récents ouvragesscientifiques me ramèneraient à mes études favorites. J’étais paré,ainsi qu’un passager qui prévoit une traversée difficile.

Muni de mon viatique intellectuel, dans lequelj’avais fait une large place aux distractions de l’imagination, jerepris le chemin de Salbris.

J’arrivai au castel avant le momentfixé ; c’était avec intention : je voulais avoir le tempsde ranger mes livres, pour les avoir sous la main en cas de besoin.Jean m’attendait à la porte dans un état d’exaltation qui d’abordm’effraya. Rien de bien grave d’ailleurs. Depuis vingt-quatreheures, Paul n’avait pas ouvert sa porte. Jean avait écouté,espionné ; ce qui l’effrayait le plus, c’est qu’il n’avaitrien découvert.

Mais Paul était vivant : c’était le seulpoint acquis et celui qui me touchait le plus.

J’étais là maintenant, la tête parfaitementsaine et décidé à tout pour triompher d’une monomaniequelconque.

Nous transportâmes mes caisses dans labibliothèque, et les livres de science occulte dont les rayonsétaient garnis durent frissonner de colère, forcés qu’ils furent dese serrer pour faire place à des œuvres de raison saine etd’imagination bien pondérée.

Cela fait, et comme je consultais ma montrequi marquait précisément six heures, la sonnette de Paul retentit.Jean monta.

Je redoutais un peu que Paul réclamât uneaugmentation de délai ; mais je n’eus pas à dépenser unenouvelle dose de patience. Paul m’attendait. Je montai rapidement àsa chambre.

Il me reçut fort bien : j’eus même lasatisfaction de constater qu’il ne paraissait pas plus affaibliqu’avant mon départ.

– Eh bien, dis-je gaiement, tu vois queje suis exact : de ton côté, tu parais disposé à tenir tapromesse. Me voici donc, l’oreille et l’esprit ouvert, prêt àécouter tes contes de fées.

– Ne prends pas ce ton léger, merépliqua-t-il, car jamais, jamais, entends-moi bien, il n’y eutdans notre vie minute plus grave.

Je lui tendis la main, il y mit la sienne.

– Avoue, reprit-il, que tu me croisfou…

– Moi, je te jure…

– Ne jure pas, car aussi bien il futtelle heure où je crus moi aussi que ma raison m’abandonnait, et tume comprendras plus tard quand tu apprécieras ce qu’il fautd’énergie pour rester maître de son cerveau, alors que, sous unsouffle venu on ne sait d’où, s’ouvre lentement la porte profondede l’inconnu.

Sa voix avait légèrement tremblé. J’étais plusému que je ne le voulais paraître.

– Je t’affirme, repris-je vivement, quetu ne te heurtes en moi à aucun préjugé, à aucun parti pris, nonplus qu’à des ironies de méchant goût. Parle-moi donc en touteconfiance. Je t’ai toujours aimé, et nous avons creusé ensemble lesproblèmes les plus ardus. Quel que soit le terrain où tum’entraîneras, tu m’y retrouveras ferme et de bonne foi…J’écoute.

Il me remercia d’un sourire reconnaissant.J’avais dit vrai, je trouve ridicule toute négation a priori.

Il pencha alors son front sur ses deux mains,et pendant une minute, je pus me demander s’il songeait encore queje fusse là. Mais il releva la tête, me regarda bien en face ;puis, allongeant la main vers un flacon de cristal, à demi pleind’une chartreuse dorée, il le plaça en pleine lumière et medit :

– Regarde ceci attentivement, de tous tesyeux, comme on dit, avec le ferme désir de te souvenir de la formeet de la couleur… Ne parle pas, ne pense pas… regarde !

Pris d’un intérêt dont je n’étais pas maîtrede me défendre, dominé aussi, je puis bien l’avouer, par l’autoritéde son geste et de sa voix, je concentrai toute mon attentionvisuelle sur le flacon qu’il me montrait.

Il était de cristal très pur, avec, autour ducol quelques tailles délicates en formes d’olives allongées. Lapanse même du flacon était d’une jolie rondeur, et vers le fondd’autres olivettes s’étiraient vers la base.

La liqueur, toute d’or, vibrait autour d’unpoint ensoleillé presque éblouissant.

Tout cela, je le vis en une seconde, en uneacuité d’attention détailleuse que je ne m’étais jamais connue.

– Ferme les yeux maintenant, me dit-il dumême ton brusque auquel j’obtempérai immédiatement.

– Encore une fois, regarde, en toi… leflacon, ne le vois-tu pas ?

– Je le vois, m’écriai-je.

Pendant un temps que je ne puis apprécier, jevis, aussi nettement que si j’avais eu les yeux ouverts, le flacon,les stries du cristal, les étincellements de la liqueur. J’eus lavolonté de retenir cette image, cette photographie intérieure. Maistout s’effaça.

– Bah ! fis-je en rouvrant les yeux,c’est le phénomène bien connu de la mémoire visuelle.

Il eut un geste d’impatience ets’écria :

– Mémoire visuelle ! Ah ! voilàbien votre méthode scientifique, des mots répondant à desmots ! Qu’est-ce que la mémoire… vous l’ignorez, mais vousavez dénommé, étiqueté une faculté ; vous l’avez catégorisée,cataloguée dans vos dictionnaires, et… vous voilà satisfaits !Bien plus, il faut que tous le soient avec vous, sous peined’anathèmes ! Voyons, parle, réponds-moi en toutesincérité ! Qu’est-ce que la mémoire ?… Comments’exerce-t-elle ?… Quel est son organe ?… Ah ! oui,l’image se forme sur la rétine, est transmise par un réseau denerfs à ton cerveau… par quel mécanisme ?

Je le voyais s’exalter ; je voulus lecalmer.

– Remarque que je ne formule aucunethéorie ; je ne suis pas un adversaire, mais un ami, peut-êtrefort ignorant, mais en tous cas de bon vouloir…

– Tu m’avais promis de ne pas userd’ironie. Eh bien, oui, je t’instruirai, malgré toi… et voici maformule : La mémoire visuelle, c’est la projection hors denous d’une forme emmagasinée en nous.

– La définition n’est pas pour medéplaire…

– J’appelle ton attention sur laprojection que j’appellerai physique, celle de la forme, de lacoque extérieure des choses. Quand tu songes à un livre, tu en voisplus ou moins nettement la forme…

– C’est vrai…

– Si tu te souviens d’un cheval, tu asdevant les yeux la silhouette plus ou moins correcte del’animal…

– C’est encore exact.

– Eh bien, suppose que tu exerces tavolonté à perfectionner, à accentuer cette silhouette, comme lefait un peintre par exemple. Tu projetteras ton souvenir hors detoi, et tu t’en serviras comme d’un modèle, adéquat, toutesproportions gardées, au modèle vivant qui se placerait devant tesyeux…

– Je ne nie pas…

– Alors admets que tu concentres de plusen plus ton énergie volitive dans le sens de ce perfectionnement,de cette accentuation. Augmente à force de contemplation, augmenteta faculté de restitution mentale, puis extérieure, tu arriveraspeu à peu à créer ce que je n’appelle encore que l’illusion del’existence réelle de la chose souvenue. Mais la vérité, c’estqu’il n’y a pas illusion, mais réalité. Cette forme que tu asabsorbée par ton attention, que tu possèdes en toi, tu la projettesréellement au dehors. Entends-tu, elle existe, elle est – voici lemot vrai – la restitution des particules d’infinitésimale matièreque tu t’es appropriées en regardant l’objet, en l’aspirant par tonattention, en les emmagasinant en toi. Cette reconstitution est nonune illusion, mais une entité existante, elle est…

Je l’interrompis :

– À mon tour, laisse-moi te dire que cene sont là que des hypothèses qui, pour ingénieuses qu’ellessoient, devraient être appuyées sur des preuves…

Il ne me laissa pas achever :

– Abandonne donc tes procédés de sophisteuniversitaire. Pourquoi la forme que tu vois hors de toiexiste-t-elle moins, qu’elle soit produite par le fait banal de laprésence ou par ce que tu appelles l’imagination ?…

– Parce que je puis toucher l’une et nonl’autre, et ainsi constater l’existence de la réalité.

J’avais prononcé ces derniers mots vivement,un peu agacé à la fin…

– Et, si je te prouve que tu peuxtoucher… ton illusion ! cria-t-il. As-tu d’ailleurs jamaispossédé en toi le souvenir d’une forme imprimé assez profondémentdans ton âme, pour qu’elle y soit réelle, vivante et pour que tupuisses la projeter hors de toi, comme elle est en toi, avec tousles attributs de la réalité et de la vie ? Ah ! il fautaimer, avoir aimé, il faut avoir aspiré, résorbé, inhalé toutes leseffluves de l’être adoré, pour qu’il soit resté vivant en vous… etqu’alors au début de la solitude, fermant les yeux, vous lepuissiez revoir en sa radieuse et parfaite réalité… Mais est-cetout ?… Non !… Parvenez à vous abîmer dans cet uniquedésir, dans cet immense vouloir de communiquer à cette forme toutce qu’il y a en vous d’énergie et de puissance vitale… et alorsvous le reconstituerez, cet être de votre âme, sang de votre sang,chair de votre chair, substance de votre substance, individualitévivante, ressuscitée, recréée, comme, de l’Adam Paradisiaque,Aischa, Ève fut évoquée sous la lumière sublime des sphèreséternelles !…

– Ami, m’écriai-je, prends garde, cetteexaltation te tue !

– Non pas, c’est ma vie ! Ah !tu as pu croire que ma Virginie était morte, et que moi, égoïste ouinsensé, j’avais le honteux courage de lui survivre. Non, non, ellen’est pas morte, je l’ai… elle vit en moi, ici, dans mon cœur, dansma poitrine, dans mon cerveau… Elle vit, je la vois adorable etsouriante, et, comme un oiseau frileux qui dort dans mon être, jepuis, quand je le veux, lui ouvrir la porte de sa cage… Viens,viens, tu la verras, toi aussi, car elle va sortir de moncœur !…

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