La Deux Fois morte

XII

Pendant un mois je vécus dans ce monde derêves, sans essayer même de me soustraire à l’enveloppement quichaque jour plus étroitement me circonvenait. Le mystère est unengourdisseur, le sphinx à la fois hypnotise et enivre.

Un jour enfin, je m’éveillai de cette torpeur.Allons donc ! Est-ce que j’allais comme tant d’autres – commele Zanoni de Bulwer, – me laisser vaincre par le gardien duseuil ? Est-ce que paralysé, brisé, j’oublierais lâchement lesobligations de la vie réelle, pour me griser perpétuellement del’absinthe de l’au-delà ? Est-ce que j’avais le droit de metrahir moi-même, de me livrer pieds et poings liés à l’imbécileébriété de l’occulte ? Ces jouissances malsaines de ladéséquilibration valaient-elles les normales satisfactions quedonne l’étude positive et forte ?

J’avais assisté à des phénomènes stupéfiants,inattendus surtout, mais pourquoi après tout me troubleraient-ilsplus que les expériences étonnantes cent fois exécutées dans lelaboratoire ? Il y avait là, je le concédais, une ouverturesur un monde nouveau, mais pourquoi s’hypnotiser devantl’entrebâillement d’une porte ?

N’était-il pas indiqué au contraire de fourbiravec plus de passion tous ses outils scientifiques, afin de nepénétrer que mieux armé dans l’inconnu et saisir le secret à lagorge ?

Le surnaturel n’existe pas… il n’y a que deschangements de plans… L’homme qui le premier fit du feu ne restapas pétrifié devant ce foyer pour lui incompréhensible : il enapprit l’usage et s’en rendit maître.

Moi aussi je me rendrai maître de l’occulte,mais sans cette impatience qui trouble la raison et désorganisel’effort. Je commencerai par bien apprendre ce qui est de norme,après quoi je pousserai jusqu’à ce qui semble encore l’anormal.

Quand ces pensées – par la réaction de maconscience – s’imposèrent à moi, j’éprouvai l’ineffable bonheur dunageur en péril qui sent la terre solide sous ses pieds ; moiaussi je ressuscitais, je redevenais moi-même, je me libérais d’unehantise énervante.

Mais en même temps je compris que ma tâche nedevait pas être purement égoïste. En s’absorbant dans lacontemplation de l’inconnu, mon ami marchait évidemment à la folie.En admettant même que ses forces résistassent à une hyperexcitationquotidienne, en admettant que les ressorts de sa volonté, troptendus, ne se brisassent pas dans une catastrophe mortelle, ilétait certain que l’absorption par l’idée fixe aurait pourconséquence la monomanie sentimentale jusqu’à l’accident décisif dela désagrégation cérébrale.

Chose assez curieuse, je dus peut-être à cetteexcursion sur la limite de l’aliénation une plus inattaquablefermeté de raison et aussi une plus irréductible ténacité devolonté.

Je m’imposai une double mission.

Je n’eus point grand-peine à accomplir lapremière partie : huit jours s’étaient à peine écoulés depuisma résolution prise que j’assistais avec le plus parfait sang-froidau phénomène renouvelé de l’extériorisation. J’avais tué en moil’excessive curiosité, même le désir de soulever le voile quirecouvrait encore la genèse du mystère. Je savais qu’un jourviendrait où mes études, logiquement suivies, me conduiraient à lasolution du problème.

Le but second était plus malaisé à atteindre.On l’a deviné, je voulais guérir mon ami, je voulais l’arracher àl’au-delà – à ses illusions – oui, illusions, puisque c’était luiet lui seul qui donnait la vie à une apparence, à une coque vide,je voulais le ramener en la réalité.

Je fus par bonheur assez maître de moi pour nepas dévier de la ligne que je me traçai dès le premier jour et dontla première étape se pourrait indiquer ainsi : – la divisionde son attention.

Nous ne nous quittions plus. Le vieux Jean meregardait d’un air navré, s’avisant que j’étais aussi fou que sonmaître. Je n’avais pas cru utile de le détromper, redoutant de sapart une intervention qui aurait tout compromis.

Comme je n’élevai aucune prétention à nier laréalité de l’apparition – comme j’acceptai sans l’ombre d’unecontradiction les théories mystiques de Paul, il vint un moment oùentre nous ce sujet de conversation fut épuisé. Ce fut alors que jelui parlai de mes propres études. J’avais organisé dans lessous-sols du petit château un laboratoire de chimie, et j’avaispris pour thème de recherches la Genèse des Éléments d’après lestravaux de William Crookes.

Ces travaux me passionnaient à un tel pointque je me sentis bientôt doué de l’énergie nécessaire pour imposermon influence à mon ami. Je sus en les quelques heures dont ilpouvait disposer chaque jour éveiller d’abord, puis développer,puis surexciter ses curiosités scientifiques, pour qu’il devînt unzélé collaborateur.

Oh ! je me demandais parfois si je necommettais pas une action mauvaise, presque lâche, puisque monadversaire… c’était Elle, c’était l’aimée que je voulais chasser,c’était l’intruse que je voulais renvoyer… à la tombe de silence etd’immobilité !…

Et un jour dans une merveilleuse expérienced’analyse spectrale des métaux premiers, j’arrivai à ce résultatinouï… que Paul oublia l’heure ordinaire de son macabrerendez-vous… Il laissa passer ainsi plus de cinquante minutes.Quand il s’en aperçut il eut un véritable accès de désespoir,presque de rage. Je le calmai de mon mieux et l’accompagnai. Maisil avait dépensé une telle somme d’attention à suivre leschangements du prisme qu’il eut une peine infinie à évoquer l’imageattendue : et tel fut l’effort qu’au moment où réellement jecommençais à concevoir de graves inquiétudes sur l’issue de cetteséance, les ressorts de son énergie se détendirent et il s’endormitprofondément.

J’éprouvai la plus grande difficulté, on lecomprend du reste, à renouveler ma traîtrise. J’avais dû prendrel’engagement d’honneur de ne plus jamais permettre qu’il oubliâtl’heure de son funèbre rendez-vous.

Mais, à mesure que je l’étudiais mieux, monmachiavélisme trouvait de nouveaux moyens d’action. J’arrivais peuà peu à l’intéresser non seulement à des sciences arides, maisencore au mouvement contemporain des idées. Bien qu’il s’endéfendît d’abord, le démon de l’examen, de la discussion s’emparaitde lui. Je provoquais moi-même ses contradictions, et de cet effortcérébral résultait une diminution d’énergie qui nuisait à lanetteté de l’apparition.

J’assistais rarement à cette évocation,toujours semblable à elle-même, avec seulement une moindreprécision.

Pendant quelques jours je le vis plus triste,plus absorbé que de coutume. Je n’osais pas l’interroger, sentantbien toute ma part de responsabilité dans ses mélancolies.

Il se refusa à toute causerie, se renfermantdans sa chambre et verrouillant sa porte.

Je savais qu’il se cloîtrait de bonne heuredans le cabinet secret. Les fioles d’éther se vidaient rapidement.Il ne me demandait plus de l’accompagner. Mais je veillais à soninsu, je m’étais même procuré de doubles clefs de sa chambre et ducabinet.

Tandis qu’il se livrait à ses douloureusesexpériences, je restais de l’autre côté de la porte, l’oreillecollée au panneau, dans un état d’indicible angoisse.

Un soir, il était enfermé depuis plus de deuxheures, j’entendis un cri navré, comme un râle et en même temps lebruit d’une chute.

En une seconde je fus auprès de lui. Il étaità terre au milieu du cabinet, en proie à des convulsionsépileptiformes. Je le relevai, l’emportai dans mes bras, hors decette atmosphère saturée d’éther. Il était livide avec un masque demort…

Je parvins à le ramener : mais alors ilse dressa à demi, le visage contracté, criant :

– Elle ne m’aime plus… elle m’abandonne…Virginie, Virginie, pourquoi donc n’es-tu pas venue ?…

Puis ce fut une crise qui ressemblait à unaccès de folie furieuse.

Le lendemain Paul était pris d’une fièvreintense, compliquée d’un délire aigu.

J’appelai par télégraphe un ami, grandpraticien de Paris, qui accourut et je lui dis tout…

Il eut l’audace de prendre une résolutionviolente. À tous risques, il fallait enlever Paul au milieu quientretenait sa douloureuse passion. Il était certain que s’ilrestait à Pierre-Sèche, la hantise le ressaisirait au moindreéclair raisonnable, et la tension de sa volonté, s’exerçant sur desorganes las, amènerait infailliblement la mort.

– Transportons-le à Paris chez moi, medit ce grand médecin. Il faut abolir en lui le souvenir dupassé.

J’obéis. Ce fut un triste pèlerinage. Mais lacommotion cérébrale avait été trop forte pour que le malade serendît compte de ce qui se passait. Nous pûmes l’enlever dePierre-Sèche et l’installer dans l’appartement du docteur sans mêmequ’il eût la sensation d’un déplacement.

Pendant plus de trois mois, nous désespérâmesde le sauver. Nous étions admirablement secondés dans notre tâchepar une sœur du docteur, jeune veuve intelligente et jolie que desmalheurs prématurés avaient faite compatissante aux souffrancesd’autrui.

Elle s’était prise de sympathie pour ce grandgarçon qui maintenant semblait n’avoir pas plus de volonté qu’unenfant et qui, dans les premiers temps de sa convalescence,éprouvait d’infinies jouissances à se sentir vivre.

Naturellement j’avais écarté le vieux Jean, etmoi même je me tenais le plus possible hors de sa vue, voulant queson intelligence s’éveillât dans un milieu tout nouveau.

Oserai-je dire que j’avais eu l’audace de toutrévéler à la sœur de mon camarade, lui expliquant que Paul avaitfailli mourir de regretter une morte et que peut-être il vivrait…d’être aimé d’une vivante. On ne s’adresse jamais en vain à lapitié des femmes : d’ailleurs celle-ci ne l’aimait-elle pasdéjà de tous les dévouements qu’elle lui avait consacrés, deslongues heures passées à son chevet, des boissons approchées de seslèvres, des douces gronderies dont ne se peuvent dispenser les pluspatientes gardes-malades.

Quant à moi, si c’était un sacrilège derepousser Virginie dans sa tombe, je le commettais en toute sûretéde conscience.

Ce fut sur ce gracieux visage de femme, saineet jeune, avec dans les yeux un rayon de malice, que tout d’abordse posèrent les yeux de Paul. Le charme dont elle l’enveloppa, enun héroïsme de coquetterie miséricordieuse, empêcha, retarda leréveil du souvenir.

Je reparus moi-même à son chevet, et il semblacomme surpris de me voir. Notre intimité se renoua. Aucune allusionn’était faite aux événements de Pierre-Sèche. Je devinais bienparfois qu’il voulait m’interroger, mais aussi je comprenais queses souvenirs étaient assez vagues pour qu’il doutât de leurréalité.

Aidé de la femme, je le guidai pas à pas en sarentrée dans la vie : sans contrainte, je dirigeai ses idéesdans le sens de la pratique et de la normalité, je l’intéressai auxactualités, assez pour qu’il n’eût pas besoin de recourir àl’aliment intellectuel du souvenir.

Puis, à tout dire, mon plus puissantauxiliaire, ce fut l’amour – fait de reconnaissance et desoumission – qu’il vouait à celle qui l’avait sauvé.

Ce ne fut qu’après six mois de convalescence,au moment où ses forces étaient complètement revenues, qu’il sehasarda à me questionner sur le passé.

Il était dit que je commettrais tous lescrimes moraux. Je mentis hardiment, lui expliquant que depuis lamort de sa première femme il s’était trouvé dans un état de santéintellectuelle qui avait parfois les apparences de l’hallucination.Il n’osait pas me pousser à fond, mais j’eus l’audace de répondre àses plus secrètes pensées en lui racontant que, dans des accès dedélire, il avait cru revoir celle qu’il avait perdue.

Par bonheur son cerveau détendu n’était plusapte à renouer la chaîne des raisonnements abstrus, nécessaires auxconceptions mystiques.

Il me crut par lassitude, et parce qu’ilvoulait me croire et se libérer du passé.

Et ce fut ainsi que la pauvre Virginie – j’ail’hypocrisie de la plaindre ! – mourut une seconde fois,jamais plus évoquée, image à jamais effacée, emportée par l’éternelreflux de la mer d’oubli, selon la loi inéluctable – etbienfaisante – qui régit les êtres et les choses.

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