La Deux Fois morte

V

Ayant l’esprit positif, je ne me suis jamaisplu à ces rêveries aiguës d’une imagination surexcitée. Endirigeant Paul dans ses études d’hébraïsant, mon seul dessein avaitété de lui donner la notion claire et non routinière de la sciencedes racines et rien de plus. Si Fabre d’Olivet m’intéresse commelinguiste, j’ai toujours voulu – et je veux – m’arrêter en deçà deses hypothèses théosophico-bouddhiques.

Aussi éprouvai-je un réel chagrin enconstatant que mon élève non seulement s’entichait de ces chimères,mais encore en exagérait les outrances.

Je lui répondis quelques mots en ce sens,insistant sur les dangers que peuvent faire courir à la raison cesfantaisies dont le moindre défaut est de détourner l’esprit depréoccupations plus pratiques. Je comptais d’ailleurs sur lemariage et sur la paternité pour donner à son activité morale unepâture plus substantielle.

Ma lettre partie, j’eus même quelques remords,craignant, à cause de ses susceptibilités un peu maladives, d’avoirdonné à mes conseils un tour trop ironique.

Après tout, ne poursuivais-je pas ma chimère,moi aussi, en mes recherches sur les peuples préhistoriques,identifiant aux Cimmériens d’Hérodote les anciens Khmers duCambodge ! L’hypothèse est la grande charmeuse, et qui n’a paspoursuivi sa trace folle ignore les plus grandes joieshumaines.

Finalement, après trois ans d’absence, je medécidai à rentrer en France, fort riche d’ailleurs de notes et dedocuments à l’appui de mes thèses favorites.

Revenu dans nos ports coloniaux, j’éprouvaiune véritable déconvenue à ne point trouver de lettre de Paul.Était-ce donc que je l’eusse blessé par quelques railleriesinoffensives ? J’en aurais été marri, et je me promis bien,une fois débarqué, de m’expliquer avec lui et de lui arracher, s’ille fallait, à coups de mea culpa un amical pardon.

Je pris juste le temps nécessaire pour réglerà Paris quelques affaires indispensables. Puis, sans prévenird’ailleurs celui que je comptais surprendre en plein bonheur, jem’installai dans un wagon, filant sur Vierzon.

Je m’arrêtai, selon les indications quem’avait données Paul dans une de ses premières lettres, à lastation de Salbris, gros bourg dont le nom est lié à l’un desépisodes les plus honorables de la guerre de 1870.

Je me hâtai d’entrer à l’auberge pour ycommander un frugal repas. On touchait à la fin du mois d’octobre,et les journées, devenues courtes, me conseillaient d’arriver leplus tôt possible au château de Pierre-Sèche, où demeuraient mesamis. J’avais encore cinq heures devant moi. Je m’enquis d’unevoiture, qui me fut procurée avec la meilleure volonté dumonde.

– Où va Monsieur ? demandal’aubergiste.

Je lui nommai le château que j’ai dit. L’hommeprit une figure contrite.

– C’est à plus de quatre lieues, en pleinmarais, sur la rive gauche de la Sauldre, me dit-il.

J’avais remarqué le changement de saphysionomie : je ne m’imaginai pas que ce fussent la distanceou la mauvaise qualité des terrains qui l’eussent provoqué.

En une vague inquiétude, je repris :

– Sans doute, vous connaissez lespropriétaires ?

Cette fois son embarras fut indéniable.

– Monsieur veut parler de M. PaulX. ?

– En effet, je suis de ses amis. J’arrived’un long voyage, et il me tarde de lui serrer la main.

– Monsieur arrive de voyage ?… alorsil ne sait peut-être pas…

– Quoi donc ?

– Que M. Paul ne reçoit jamaispersonne et que nul ne se peut vanter de l’avoir vu depuis plus desix mois… Ah ! c’est une grande pitié, Monsieur, une vraiepitié !

– Que voulez-vous dire ?… Il estarrivé quelque malheur ?…

– Quand je disais que Monsieur ne savaitpas… la pauvre petite dame est morte…

– Morte ! m’écriai-je avec uneangoisse profonde. Quoi ! vous voulez parler de la femme dePaul, de cette chère et exquise créature !

– Monsieur a bien raison, ç’a été unegrande perte pour le pays. Vous me croirez si vous voulez,Monsieur, mais tout le monde l’aimait et la plaignait aussi, carelle a été longue à dépérir. Elle était si faiblotte !Voyez-vous, le château est mal placé, et on y a des fièvres. Je necomprends pas que M. Paul ait amené là une femme délicatecomme ça !

Ainsi c’était bien elle qui était morte !Jamais je n’avais ressenti heurt plus douloureux. Sa brutalitém’avait littéralement suffoqué, et des larmes tombèrent de mesyeux.

– Je vois que Monsieur est un ami, repritl’hôte. Je n’aurais peut-être pas dû lui dire la chose toutnettement, mais Monsieur l’aurait bien vite apprise. Est-ce qu’ilfaut toujours commander la voiture ?

– Certes, m’écriai-je, et pourquoinon ? Est-ce quand nos amis sont dans la douleur qu’il lesfaut abandonner ? Ah ! plût à Dieu que je fusse revenuplus tôt, j’aurais peut-être empêché cet horriblemalheur !

– C’est douteux, Monsieur, car la petitedame était bien malade. Je dois dire aussi que M. Paul l’asoignée ! Ah ! tenez, c’était beau et douloureux en mêmetemps… jamais il ne la quittait, et, quand ils se promenaient, luila soutenant, vrai, on aurait dit qu’il la buvait des yeux !Il l’aimait bien, allez ! Aussi on comprend son désespoir.Depuis le jour où on a porté la pauvre dame en terre, avec tout lepays derrière – et des vraies pleurs comme les vôtres de tout àl’heure – M. Paul s’est enfermé chez lui, et plus jamais –vous entendez – plus jamais il n’est sorti de Pierre-Sèche…

Les détails étaient navrants. Paul vivait seuldans ce château qui, disait-on, serait son tombeau – comme il avaitété celui de sa chère femme. Il n’avait avec lui qu’un vieuxdomestique qui, lui aussi – c’était l’expression de l’aubergiste –filait un mauvais coton.

Et puis… et puis il y avait autre chose.

J’eus quelque peine à obtenir de moninterlocuteur qu’il s’expliquât plus clairement : de fait,cela lui était assez difficile. Naturellement, partout où la mortpasse, elle laisse un sillage d’effroi. Voilà que des bruitsétranges s’étaient répandus dans le pays : on parlait delumières fantastiques apparaissant la nuit aux fenêtres du château.Une femme qui avait été engagée pour des services d’intérieurs’était refusée à revenir, déclarant qu’elle ne rentrerait pas dansune maison que hantaient des revenants.

Oh ! l’aubergiste ne croyait pas un motde ces folies. Mais peut-on empêcher le monde de parler ?Aussi n’était-il pas bizarre qu’un homme de l’âge de Paul secloîtrât ainsi ? Il s’était absolument refusé à recevoirpersonne, même des gens bien intentionnés qui auraient voulu luiapporter des consolations. La porte leur était restéeimpitoyablement fermée. Le vieux Jean – c’était le nom dudomestique que je connaissais bien – bousculait les gens d’un airégaré. C’était à croire que lui-même devenait fou !

– Enfin, Monsieur, continuait le bravehomme, si vous voulez entrer dans ce château de malheur, je croisque vous en serez pour votre peine.

– J’essaierai quand même,repartis-je.

Au fond, je ne doutais pas que je ne dusseêtre reçu. Connaissant l’exquise délicatesse de Paul, je nem’étonnais pas outre mesure d’une claustration qu’expliquaitsuffisamment un désespoir aussi justifié. Je le verrais, je luiparlerais, je parviendrais à galvaniser cette âme engourdie, àrevivifier ce cœur mort. C’était ma tâche d’ami, et je ne m’ysoustrairais pas.

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