La Deux Fois morte

III

Entre ces deux êtres – la chose ne pouvaitêtre discutée – existait une attraction intéressante qui sedéveloppait chaque jour davantage.

L’âge vint. Paul avait alors vingt-trois ans,Virginie avait atteint sa dix-huitième année. Mon élève n’avaitfait dans les sciences pratiques que des progrès très relatifs.Tout ce qui était de connaissance courante, quotidienne, lui étaitplus qu’indifférent, et, sans sa prodigieuse mémoire, on aurait pule taxer d’ignorance sur plus d’un point. Par contre, il possédaità un degré étonnant les facultés spéciales qui ont fait des Mondeuxet des Inaudi de véritables prodiges.

La mémoire persistante des formes, del’expression graphique des choses, s’accroissait : il semblaitaspirer les images extérieures pour les emporter dans lelaboratoire de sa pensée et les étudier à loisir.

Mais – et ici, je puis à peine rendre l’idéequi s’impose à moi – en cette sympathisation qui unissait les deuxjeunes gens, Paul s’emparait de Virginie, il la conquérait, sel’appropriait.

J’avais suivi jour par jour, minute parminute, ce sentiment qui était bien l’amour, en sa hantise complèteet délicieuse, mais avec un caractère tout spécial. Lui ne vivaitque pour elle, mais elle ne vivait que par lui ; même s’ilétait absent, elle restait imprégnée des effluves dont il l’avaitenveloppée. Elle absente, il la gardait près de lui, et je l’avaisbien des fois surpris, lui parlant comme si elle avait été à sescôtés, et, comme je le raillais de sa méprise :

– Comment se peut-il, disait-il enpointant son doigt dans le vide, que vous ne la voyiez pas ?Elle est là !

Phrases d’amoureux, c’est possible : maisdès lors un instinct m’avertissait qu’il y avait là autre chose,comme une évocation, à la fois intérieure et extérieure, de l’objetqui remplissait sa pensée et qui, pour lui seul, se matérialisaithors de lui. Je dis – pour lui seul – n’osant pas encore affirmerdavantage.

La bonne Mlle de B. avaitsuivi avec intérêt les progrès de cette affection qui pour elle neprésentait aucun caractère mystérieux. Paul était riche, ses goûtset ses aptitudes le destinaient évidemment à la vie placide de lacampagne. L’oncle de Virginie était mort, sa tante étaitvalétudinaire. Il parut donc très naturel que Paul manifestât lavolonté d’épouser son amie, et, toutes convenances de famille et desituation se trouvant réunies, aucun motif n’existait decontrecarrer ses désirs.

Pour moi, cette union était de longue dateindiquée. J’avais compris que Paul ne serait jamais apte à prendreun rôle dans la vie active. Étant rêveur, tout chez lui évoluaitdans le sanctuaire intérieur. Le dernier des niais, manœuvre de lacivilisation, aurait eu raison de son inexpérience. Quant àVirginie, elle ne s’appartenait plus. À mesure que leur intimités’était resserrée, elle s’était pour ainsi dire anéantie en lui,d’abord de sa propre volonté, et aussi, surtout peut-être, enraison de cette mainmise qu’il exerçait sur son être moral et quiétait une possession anticipée, plus absolue que celle du mariage.De lui à elle, il y avait échange, flux et reflux de vitalité. Ilsfaisaient plus que de s’appartenir, ils s’absorbaient l’un enl’autre.

Ce mariage, véritable consécration, dans lesens pur et élevé du mot, eut lieu.

De ma vie je n’oublierai la cérémonienuptiale, lumineuse et rayonnante, qui les fit pour jamais – je lecroyais alors – compagnons de joies et de peines, unis pour lebonheur comme pour le malheur, ainsi que dit la liturgiecalviniste.

Sous le faisceau de rais tombant des vitraux,j’eus un instant cette illusion que ces deux êtres – par un effetde synchromatisme, – se fondaient en un seul. Il y avait en cemoment équilibre entre ces deux créatures qui se donnaient l’une àl’autre avec une mutuelle abnégation du Soi.

Au matin même de la cérémonie, j’avais acceptéune mission en Orient, avec obligation de départ immédiat. Il meplaisait, ayant été témoin de leur bonheur naissant, de n’en pointgêner l’éclosion de ma présence.

Au sortir de l’église, je fis mes adieux, et,serrant leurs deux mains qui se mêlaient dans les miennes, je nepus discerner quelle était celle de l’un ou de l’autre.

Je leur jetai un dernier signe d’adieu,convaincu d’ailleurs que tôt ou tard la vie pratique s’empareraitde mes deux héros de féerie, qui, rentrés dans la norme desbanalités sociales, vieilliraient en bons époux prosaïquementassagis.

Une lettre trouvée à Hong-Kong ébranla mesespérances : ils s’en étaient allés se blottir au fond de laSologne où, paraît-il, ils vivaient complètement seuls, heureux den’entendre aucun écho de la vie vraie. Je répondis par des souhaitsde bonheur, certes bien sincères. Un an après, au pays de Laos, jereçus une lettre de Paul. Elle me frappa par son étrangeté :si bizarre qu’elle soit, elle doit faire partie de cet écrit quiest une sorte de dossier.

Je la transcris donc textuellement :

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer