La Deux Fois morte

VI

Vous souvenez-vous de la phrase glacialed’Edgar Poe :

– Comme les ombres du soir approchaient,je me trouvai en face de la morne maison Usher. Je ne sais commentcela se fit, mais, au premier coup d’œil que je jetai sur elle, uneintolérable tristesse pénétra mon âme…

Cette réminiscence – la maison Usher –m’obséda pendant toute la route, alors que sous la lourdeur grisede cette soirée d’automne je suivais, blotti dans la voiture queconduisait un silencieux Solognot, jauni par d’anciennes fièvres,la route bordée de marécages qui, sur la rive gauche de la Sauldre,conduisait à la Pierre-Sèche.

Mon conducteur n’était pas de ceux qu’oninterroge et dont on quête les racontars. C’était un de ces nonpensants qui répugnent à toute expansion intellectuelle. Il allaitdroit devant lui, sans regarder de côté ni d’autre, ruminantquelque chose de sa mâchoire prognathe et lourde.

Cette société nulle ne me déplaisait pas,laissant intacte ma rêverie qui peu à peu se condensait ensomnolence. Pourtant je n’avais pas fermé les yeux : entre mespaupières mi-closes passait la lande mate et grise où parfoiséclatait le reflet d’acier d’une mare, cinglée d’une lame. Sur laroute dure, les roues allaient sans bruit, tandis que le chevals’étirait, silhouette macabre.

Je ne pourrais dire que la route me semblâtlongue, car je n’avais plus aucune notion du temps, non plus que laclaire compréhension des choses. J’étais pris tout entier dansl’étau d’une angoisse inanalysée, mais si serrante que j’en étaisétouffé. Et dans la plaine vide et plate, entre les étangs, plaquesnoirâtres sur une peau d’un bistre sale, j’allais toujours, sanssavoir où, instinctivement inquiet.

Ce fut alors que le ressouvenir de la maisonUsher plus despotiquement s’imposa, quand en face d’une flaqued’eau, plus large de quelques mètres, à l’entrée d’un pont de boisque fermait une grille, l’homme se retourna et, parlant pour lapremière fois, dit :

– La Pierre-Sèche.

Je fus éveillé en sursaut. Pour un peu,j’aurais demandé ce que pouvait m’importer la Pierre-Sèche.

Mais une impression me saisit, bien différentede celle que j’attendais.

De l’autre côté de l’étang, dans lequeldormaient de longues herbes, oscillant de leurs grappes ainsi quedes épis murs, se dressait au sommet d’un monticule de quelquespieds, et qui semblait de rocailles et de mosaïques, une sorte decastel dont une aile se projetait en face de moi, hardimentdécoupée sur le ciel que rougeoyait le soleil couchant.

À la vision de la morte maison Usher, qui medevait apparaître, en mes prévisions attristées, comme la face d’unhypocondriaque se substituait un profil élancé, avec je ne saisquel raffinement d’élégance. Des vignes folles, à aigrettes rouges,couraient le long des murs, ayant pour canevas les nervures dulierre accroché au silex, broderie de pourpre sur velours vert.

Cette forme s’enveloppait d’une buée claire,irisée, qui estompait les contours et atténuait les angles.

En ma disposition d’esprit, ce tableautin meravit, à la fois inattendu et charmant.

Cependant l’homme restait, attendant que je medécidasse à descendre. Je compris que, son office rempli, ils’étonnait que je ne lui rendisse pas sa liberté : il n’avaitpas à compter avec mes fantaisies d’imagination. Je sautai sur lesol et lui tendis une pièce de monnaie.

– Alors, lui dis-je, ceci est bien lechâteau de Pierre-Sèche ?

– Puisque je vous l’ai dit…

– Merci donc. Vous pouvez retourner àSalbris.

Il me regardait de ses yeux sanscouleur : je crus qu’il n’était pas satisfait :

– N’est-ce pas le prix convenu ?demandai-je.

– Si… mais voici la grille. Il y a unesonnette.

Bon ! il estimait que son devoir était dene m’abandonner que lorsque je serais entré. Mais justement, dansmes vagues pressentiments d’incidents singuliers, il ne me plaisaitpas de le rendre témoin, peut-être, d’une déconvenue.

– Allez, lui dis-je. Ne vous occupez plusde moi.

Alors il se décida, le cheval tourna,s’allongea, partit.

Je restai seul en face de la grille. Ellebarrait toute la largeur du petit pont dont j’ai parlé et dont letablier sans balustrade ne pouvait être atteint du dehors.Au-dessous, l’étang, immobile et moussu.

Au delà, une allée gravissait le monticule,puis disparaissait en se contournant.

Les fenêtres – j’en comptais trois – quifaisaient face à l’étang étaient closes. Les ombres des vignes etdes lierres noircissaient les vitres ; on eût dit des yeuxtrès noirs voilés de cils. J’eus la sensation qu’ils meregardaient : mais alors, si quelqu’un de l’intérieur avaitconstaté ma présence, pourquoi nul ne se présentait-il à lagrille ?

Je me dis alors que j’étais bien fou deraisonner et que vraiment je me créais à loisir des impressions demystère, puisqu’il y avait une cloche et une chaîne. Je donnai unesecousse.

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