La Deux Fois morte

VII

Je vis la cloche s’élever et s’abaisser :elle était d’un assez fort calibre, et un instant je craignisd’avoir sonné trop fort, mais elle ne tinta pas. Je récidivai, mêmerésultat. Le battant avait été enlevé. Ceci me contraria, car cettehypothèse se présenta pour la première fois à mon esprit que je metrouverais, la nuit venant, stupidement arrêté à cette porte, ayantmanqué le but de mon voyage et presque perdu dans un pays que je neconnaissais pas.

Cependant je ne me tins pas pour battu. Jem’éloignai un peu, m’efforçant de voir quelque chose dans lechâteau ou dans le petit parc. Il n’y avait pas apparence de vie nide mouvement. Je suivis l’étang, pensant à le tourner et àatteindre Pierre-Sèche par quelque autre point, mais je m’aperçusbientôt qu’il enveloppait la propriété de tous les côtés.

L’espèce de rocher sur lequel le castel étaitconstruit formait une île véritable. De plus, le terrain étaitmarécageux à ce point que je risquais à chaque pas de m’enliserdans la vase.

Il faut avouer que ma situation était assezétrange, voire même ridicule.

Je me trouvais en pleine France, à la ported’un ami, cent fois plus embarrassé que je ne l’aurais été en paysbarbare. Le pis, c’est que la tension cérébrale qui m’énervaitnuisait à la lucidité de mon esprit et que j’eus grand-peine àtrouver un expédient, pourtant d’une imagination bien simple.

La cloche n’avait pas de battant, mais elleexistait : de plus elle était fixée au poteau même de lagrille, en dedans, il est vrai, mais non hors de portée. Je mehissai aux barreaux d’une main et, de l’autre, brandissant macanne, j’assénai sur le métal un coup vigoureux. Cette fois, je fusservi à souhait : le son vibra très clair, et le succèscouronna mon ingéniosité tardive.

À peine deux minutes s’étaient-elles écouléesque je vis quelqu’un paraître au bout de l’allée qui descendait dutertre ; seulement le personnage, qui sans doute était endéfiance, me parut placer ses mains au-dessus de ses yeux pourexaminer l’intrus, puis avec de grands gestes très significatifslui enjoindre de s’éloigner.

Ceci ne faisait pas mon affaire. Je comprisque, si l’homme disparaissait, il me serait inutile de le rappelerde nouveau, et, me souvenant que, d’après l’aubergiste, le seulhabitant de la maison, avec mon ami, était son vieux serviteur quej’avais fort bien connu naguère, j’appelai de toutes mesforces : – Jean ! eh Jean, c’est moi !

Et le « c’est moi ! » n’étantpas suffisamment suggestif, je lançai mon nom à pleins poumons.

Victoire ! Je ne m’étais pas trompé.L’homme dévala rapidement, atteignit le petit pont, arriva à lagrille et me dit :

– Vous ! c’est bien vous !Ah ! quel hasard ! mon Dieu, pourquoi n’êtes-vous pasvenu plus tôt ?

– Tôt ou tard, répliquai-je, me voici.Ouvre cette porte, mon brave, et, si je puis rendre ici quelqueservice, tu sais que l’on peut compter sur moi.

Jean était un vieillard, presqueseptuagénaire, maigre et voûté. De la main, il me fit signe demodérer les éclats de ma voix.

– Écoutez, me dit-il, j’ai l’ordreformel, absolu, de ne jamais laisser entrer personne. Mais vous,c’est autre chose, je prends sur moi de violer ma consigne.Seulement promettez-moi de m’obéir… oui, oui, je dis de m’obéir. Ily a eu de la mort ici, et je ne suis pas sûr qu’il n’y en aitplus…

L’accent du bonhomme respirait une émotionprofonde. Je fis de mon mieux pour lui donner confiance, la grilles’ouvrit et j’entrai.

– Voyez-vous, reprit-il, avant tout ilfaut que je vous parle : j’ai beaucoup, beaucoup de choses àvous dire. Vous êtes plus savant que moi, vous comprendrezpeut-être. Moi, j’ai bien peur que mon pauvre maître ait lacervelle détraquée… Pas par là, fit-il brusquement au pied duchâteau, il ne faut pas qu’il vous voie. S’il se doutait que vousêtes ici, peut-être qu’il s’enfuirait. Suivez-moi ; dans uninstant, nous allons être tranquilles.

Il prenait les plus grandes précautions pourne faire aucun bruit, et je l’imitai. Nous atteignîmes une petiteporte, seule ouverture sur la façade de l’ouest, et nous noustrouvâmes dans une sorte d’office, de fruitier plutôt. La nuitétait presque complète.

– Asseyez-vous, me dit Jean. Je vousdemande pardon de vous recevoir ainsi, mais il le faut… il le faut,répéta-t-il en secouant la tête. Je vais voir si tout est en ordreet surtout… s’il ne se doute de rien.

J’étais impatient : après tout, jeconnaissais assez mon ami Paul pour ne rien redouter d’une premièreentrevue. Dût-il avoir en me revoyant une crise de désespoir, jeprendrais sur lui l’empire nécessaire, et même cette explosion,trop longtemps contenue, lui serait salutaire.

Jean revint bientôt.

– Monsieur ne s’est aperçu de rien. Ilest dans son cabinet, comme toujours à cette heure. En voilà pourjusqu’à demain matin. Nous sommes seuls, bien seuls, nous pouvonscauser. Tenez, je me demande maintenant si vous avez bien fait devenir.

– Que j’aie eu tort ou raison, repris-jeassez vivement, c’est ce qu’il sera temps d’examiner lorsque jet’aurai entendu ; dès maintenant, je puis t’affirmer que jesaurai bien soustraire Paul à cette abominable tristesse.

Nous étions dans l’ombre, et je distinguais àpeine la physionomie du vieux Jean. Pourtant je le vis se redresseravec un sursaut de surprise :

– Triste ! fit-il. Qui vous a ditque M. Paul fût triste ?

– N’est-ce pas naturel après l’affreuxmalheur qui l’a frappé !

– Ah oui !… eh bien non ! cen’est pas ça, vous n’y êtes pas, mais du tout. Attendez que jefasse de la lumière. Je ne suis pas poltron, ayant été soldat, mais– ici – je n’aime pas rester dans la nuit.

Je commençais à me demander si le vieillardavait lui-même son bon sens et si, en me parlant du cerveaudétraqué de son maître, il ne lui attribuait pas sa proprefaiblesse d’esprit.

La lampe allumée, je le regardai : ilétait très robuste. Les traits jadis grossiers s’étaient affinéssous la patine de l’âge ; les yeux étaient clairs, trèsdroits.

– Voyons, mon brave, lui dis-je avecrondeur, ni toi ni moi ne sommes des enfants, nous savons ce quesont les douleurs humaines et combien elles peuvent troubler lesâmes les mieux organisées. Vous menez ici une vie solitaire quin’est pas faite pour vous éclaircir les idées. Moi j’arrive la têtefraîche et l’intellect bien équilibré. Dis-moi ce qui se passe,après quoi j’aviserai.

Jean s’était assis en face de moi, sans façon,les mains sur les genoux.

– Oui, Monsieur, je vous connais pour unhomme de sens, de cœur aussi ; sans cela, vous ne seriez pasentré. Mais il y a ici des choses dont vous ne pouvez pas avoiridée, et vous n’aurez besogne si aisée que vous le croyez ; çane m’étonnerait même pas que vous repartiez sans l’avoiressayée.

– Allons donc, Paul est vivant, c’est leprincipal. Est-il malade, nous le guérirons ; est-il fou…

– Ne faites donc pas de suppositions,laissez-moi tout vous raconter. Ne m’interrompez pas, j’ai déjàassez de peine à assembler tout ça dans ma tête…

Le meilleur moyen d’en finir était de lelaisser parler à sa guise.

Je me tins coi.

Des premiers temps du mariage, il ne m’appritrien qui me surprît. Virginie adorait son mari, dans la saine etprofonde acception du mot. Il lui rendait cette affection avec unenuance très accentuée de domination aimante, absorbante aussi. Cesdeux êtres étaient l’un pour l’autre tout l’univers. Leur ententeétait si parfaite, il y avait adaptation si complète de leurs deuxnatures, qu’à vrai dire – c’était le mot de Jean – ils ne faisaientqu’un à eux deux. L’intimité de leurs consciences rendait presqueinutile l’emploi des paroles. On les voyait pendant de longuesheures se contempler sans dire un mot.

– On aurait dit qu’ils ne parlaient pas,continuait Jean, mais je suis sûr qu’ils causaient ; ilss’entendaient en dedans. Bien souvent Madame me donnait un ordrequi venait de Monsieur, j’en étais sûr, et pourtant il ne lui avaitrien dit, elle l’entendait penser.

Ce qui ressortait de ces observations, plussubtiles que je ne les eusse attendues d’un ignorant, c’est queVirginie avait abdiqué toute volonté et toute initiative. L’amouravait produit ce phénomène que son individualité s’était fondue encelle de Paul.

– Ce que je vais vous dire va vousparaître drôle, mais il me semblait qu’elle ne se donnait même plusla peine de penser ; sa voix n’était qu’un souffle, comme s’illui eût été inutile de parler. Bien plus, je dirai qu’elledisparaissait physiquement : oui, quand je la regardais, je mefaisais cette idée qu’elle s’effaçait, comme ces photographiesqu’on a laissées au soleil et qui s’en vont.

Bref, sous les circonlocutions un peuphraseuses de maître Jean, il était évident que la pauvre Virginieavait été atteinte d’une maladie d’épuisement, anémie, phtisie, jene pouvais préciser. Il me parut que le bon serviteur, de parl’intérêt qu’il portait à ses maîtres, les avait vus sous descouleurs quelque peu fantastiques. Il n’y avait là que des faitsdouloureux, mais parfaitement naturels : peut-être la passionde Paul n’avait-elle pas été assez ménagère des forces de lapauvrette.

Le positif, c’est qu’elle était morte, et jem’irritais involontairement de la prolixité du bonhomme,alambiquant des incidents trop explicables.

– Enfin, repris-je, avec une impatiencemal contenue, la pauvre Virginie déclina de plus en plus, et Pauleut la douleur de la perdre. Je ne doute pas de l’intensité de sondésespoir…

– Pendant le premier mois, Monsieur, ilfut comme assommé : il passait ses journées immobile, étendu,les yeux fermés, pâle comme la morte qu’on avait emportée…

– Et cet état s’est compliqué d’uneprostration toujours plus grande, si bien qu’aujourd’hui…

– Mais non, mais non ! s’écria Jeanen essayant de m’imposer silence avec de grands gestes, Monsieur neme laisse pas parler, évidemment il croit que je veux lui enimposer. Vous supposez que M. Paul est triste, désespéré, etque c’est pour ça qu’il ne veut recevoir personne. Vous voustrompez du tout au tout. M. Paul n’est pas triste, il n’estpas malade, c’est tout autre chose…

– Mais encore, explique-toidonc !

– Environ un mois après la mort deMadame, comme j’entrais un matin dans la chambre de Monsieur, jefus tout surpris de voir qu’il ne s’était pas couché. Le plusétonnant de tout, c’est ceci, oui, il souriait pour la premièrefois depuis de longs jours. Il mangea beaucoup, avec un appétit queje ne lui connaissais plus, il but même à mon avis plus que deraison. Puis, à la fin du repas, il tomba dans un sommeil siprofond, si rapide surtout, que je le laissai étendu sur le canapéet me retirai discrètement. Plusieurs fois dans la journée, jemontai pour m’assurer qu’il n’avait besoin de rien ; il dormitainsi jusqu’au soir. Enfin il s’éveilla et je lui conseillai de semettre au lit. J’admettais fort bien que le désespoir l’eût briséau point de lui imposer un repos de vingt-quatre heures. Mais il merépondit assez vivement que j’eusse à lui épargner mes conseils.Tout ce qu’il me demandait, c’était de ne monter dans sonappartement sous aucun prétexte, à moins d’appel. Je me le tinspour dit, et, depuis ce jour-là, jamais je ne suis entré chez monmaître de six heures du soir à dix heures du matin.

– Que fait-il pendant ce temps ?

– Ah ! le sais-je ? Toujoursest-il que sa vie est ainsi réglée : à dix heures du matin, ilsonne, je viens dans sa chambre ; il est debout, toujourssouriant avec une expression de bonheur qui a quelque chose desurnaturel… oui, presque d’effrayant. Son cabinet est toujoursfermé à clef, et jamais depuis cinq mois je n’y ai pénétré. Aprèsle repas, il s’étend sur le canapé et s’endort. Vers cinq heures,il sonne de nouveau, me donne quelques ordres. Je me retire… etc’est tout !

Ceci commençait en effet à me paraîtresingulier et présentait les symptômes d’un dérangementd’esprit.

– Tu me dis que Paul paraît heureux,joyeux… Jamais il ne reçoit personne…

– Oh ! je puis vous en répondre. Lematin, je guette les fournisseurs, je les attends devant la porte,pour qu’ils ne sonnent pas. J’avais enlevé le battant, j’ôterai lacloche elle-même…

– En somme, repris-je avec assurance, ilme semble qu’il y a amélioration dans son état : il boit, ildort. Je ne vois plus que cette manie de claustration et aussi cerenversement des habitudes normales qui le fait dormir le jour etveiller la nuit.

Quel est son état physique ? Est-ilfaible ou fort, vigoureux ou anémié ?

– Il y a quelque chose qui m’épouvante,c’est sa pâleur, et puis… faut-il que je vous avoue tout ? –ici Jean baissa la voix – je crois, oui, je crois bien qu’il…

Et, sans prononcer le mot, il leva le pouceau-dessus de ses lèvres.

– Ce serait plus affreux que tout lereste, m’écriai-je. Mais tu sais bien, je suppose, s’il te demandede l’eau-de-vie, de l’absinthe…

– Non, ce n’est pas cela. Il ne me faitapporter qu’une liqueur, que je ne connais pas, d’un goût et d’uneodeur si forts… Tenez, j’en ai là un flacon que je lui monteraidemain matin…

Le flacon était bouché à l’émeri, mais l’odeurcaractéristique me frappa aussitôt : c’était de l’éther. Jefrissonnai : dans l’Extrême-Orient, j’ai rencontré des buveursd’éther, et jamais l’ivresse ne m’est apparue plus meurtrière.C’est plus que de l’empoisonnement, c’est la combustion lente,irrésistible, corrodant tous les organes…

– Mais, si tu dis vrai, tu as dûremarquer en lui des tremblements nerveux. Son haleine doit êtreimprégnée de cette odeur.

– Non, je n’ai rien remarqué de cela. Dureste, sa chambre ne sent pas cette odeur-là, je crois bien lareconnaître à travers la porte de son cabinet.

Ceci me déroutait un peu.

– Bon ! fis-je encore. On se guéritde toute passion mauvaise. Je comprends tes inquiétudes, mon ami,mais j’espère pouvoir les dissiper avant peu. Je verrai ton maître,tu vas lui annoncer mon arrivée avec telles précautions que tujugeras nécessaires. Sois tranquille, je saurai bien faire excuserta désobéissance, je reprendrai sur lui l’influence que m’assurentmon amitié et mon sang-froid. Ne perdons pas une minute. Monte, moncher Jean, je t’attends ici.

Mais, loin de m’obéir, Jean secouait latête.

– Pourquoi hésiter ? Tu ne doutespas de l’affection de Paul pour moi. Il ne reçoit personne, soit,mais moi !

Jean s’était levé, déambulant par la chambre,en proie à un visible embarras. Comme je le regardais curieusement,me demandant quelle lubie nouvelle le troublait, soudain ils’arrêta devant moi, et, me fixant de ses yeux grandsouverts :

– Monsieur, pas ce soir, pas ce soir.J’essaierai demain à dix heures, mais pas ce soir !

– Et pourquoi ?

– Parce que…

Il sembla rassembler tout soncourage :

– Parce que la nuit… il n’est passeul !

– Hein ? fis-je en bondissant surmon siège.

– Ah ! voilà ! Maintenant vousvous demandez si le vieux Jean n’est pas fou, fou à lier. Voyons,croyez-vous de bonne foi que je n’aie pas cherché à me rendrecompte. Je suis un homme… et un domestique – il ricana. –Croyez-vous que je n’aie pas espionné mon maître ?

– Espionnage très honorable, puisqu’iln’a d’autre but que son intérêt. Mais enfin, pour qu’il ne soitpas… seul, il faudrait que quelqu’un se fût introduit dans lechâteau, et tu m’affirmais…

Mais alors, courbé vers moi, Jean me dit deschoses si bizarres que je l’écoutai comme dans un cauchemar, et ceschoses étaient telles que je me décidai à ne faire cette nuit-làaucune tentative pour voir Paul.

Il fut convenu que je serais annoncé lelendemain à dix heures.

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