La Deux Fois morte

VIII

Ce fut avec une véritable anxiété que lelendemain j’attendis le vieux Jean pendant que, selon sa promesse,il avertissait son maître de ma présence.

J’avais peu et mal dormi, ce qui se seraitsuffisamment expliqué par mes préoccupations, si je n’avais été enproie à des sensations d’un ordre tout particulier. Dans le courantde la nuit, j’avais été pris d’une sorte de suffocation, comme sitout à coup l’air me manquait ou plutôt changeait de nature et neconvenait plus au jeu de mes poumons.

Il se passait autour de moi quelque chosed’incompréhensible, d’invisible aussi. – Oserai-je dire toute mapensée ? – C’était comme une impression d’autre monde, unglissement sur un plan qui n’était plus d’ordre vivant. Je n’avaisni l’énergie ni même le désir de résister, me complaisant en cetécœurement qui confinait à la syncope, avec une ineffablejouissance d’abandon.

Pourtant, le raisonnement aidant, je medemandai s’il n’y avait pas dans ma chambre quelque bottelée defleurs qui m’entêtaient. Je cherchai et ne trouvai rien :enfin, je tombai dans une prostration qui ne laissa plus subsisteren mon cerveau que des cauchemars vagues où des vapeurs diluées, àformes nuageuses, ébauches d’êtres, m’enveloppaient.

Par bonheur, le jour avait dissipé cesangoisses.

– Victoire ! fit Jean en entrantchez moi, la chose a mille fois mieux marché que je ne l’espérais.M. Paul vous attend.

– C’est au mieux. Un seul mot, mon brave.Comment va-t-il ce matin ?

– Il est comme toujours : souriant,heureux. Si ce n’était cette maudite pâleur !… On dirait qu’iln’a plus une seule goutte de sang dans les veines.

– Nous verrons cela. Confiance, mon bonJean, conduis-moi.

– Vous n’avez pas loin à aller, car vousoccupez la chambre juste au-dessus de son cabinet. Quelques marchesà descendre, et c’est tout.

Allons. J’eus un dernier embarras, medemandant quelle physionomie je devais prendre, mais je n’avais pasle temps de raisonner : une porte s’était ouverte, et Pauls’avançait vers moi, les mains tendues.

Très pâle en effet, comme exsangue ;cependant l’apparence générale n’était pas inquiétante. L’hommeétait vigoureux, je m’en convainquis à la forte étreinte de sesdoigts.

Je n’avais pas osé prononcer une seule parole,craignant de tomber à faux ; seulement je le considérais detoute mon attention.

– Oui, oui, regarde-moi, ami, me dit-il,regarde bien celui qui est devant toi et qui, toi venu, n’a plusrien à désirer.

L’accueil dépassait toutes mesespérances : j’en fus parfaitement heureux :

– Çà, me dit-il, nous allons déjeuner,et, le verre en main, nous causerons à cœur ouvert. Es-tu toujoursconnaisseur en vins ? J’ai là un certain crû dont tu me dirasdes nouvelles ! Ha, ha ! cher, bien cher ami, tu nesaurais croire combien je me sens joyeux, épanoui. C’est si bond’être hors du monde, hors de tout avec ceux que l’onaime !

Dirai-je que cette attitude me gênait. Tout enredoutant une crise de douleur, je ne m’étais pas imaginé qu’ellepût être évitée, alors que six mois à peine s’étaient écoulésdepuis la mort de la pauvre Virginie ; j’éprouvais undésappointement et aussi une vague colère contre cette si prompteguérison morale.

J’eus un instant l’idée qu’il jouait unecomédie pour rassurer mon amitié, mais je ne pus m’y arrêter, tantses effusions étaient empreintes de naturel. Il m’avait attiré surun canapé à côté de lui, et, tandis que Jean, impassible enapparence, mais en vérité très intrigué de ce qui se passait,disposait la table auprès de la haute fenêtre à vitraux, Paulm’interrogeait sur ce que j’avais fait depuis notre séparation,s’intéressant à mes travaux et à mes succès.

Je répondais de mon mieux, essayant de secouerle souci qui pesait sur moi et nuisait à la clarté de monesprit.

– Bah, fit-il, le bon vin te déliera lalangue : car en vérité tu ne sembles pas dans ton équilibreordinaire… Tu n’es pas malade, au moins ?

La chose devenait presque comique :c’était lui qui maintenant s’inquiétait de ma santé !

Jean parfois me questionnait du regard, à ladérobée. M’eût-il interrogé tout haut que j’aurais été fortembarrassé de lui répondre, tant je me sentais troublé et horsd’état de formuler une appréciation quelconque.

Paul était en parfaite liberté d’esprit, et,quand nous nous trouvâmes à table, l’un en face de l’autre, certesnul ne se fût imaginé qu’il existât entre nous un sujet de chagrin.Il me poussait à parler de moi : je crus deviner qu’iléloignait sciemment de l’entretien tout ce qui avait trait àlui-même.

Il mangeait largement, intelligemment, dois-jeajouter, en homme qui tient à défendre sa santé et à conquérir desforces. Il buvait un vin un peu capiteux mais générateurd’énergie.

Je n’étonnerai personne en disant que jesongeais continuellement à la façon d’aborder la seule question quime brûlât les lèvres. Je m’ingéniais à pressentir les motifs d’uneinsensibilité que je m’obstinais à croire apparente. Mais pourquoicette dissimulation ? Éprouvait-il quelque sotte honte àlaisser transparaître ses véritables sentiments devant sonserviteur ? Jouait-il le stoïcisme pour moi ?

Quand le café fut servi, il adressa à Jean unsigne expressif. Il voulait rester seul avec moi. Jean cligna del’œil à mon adresse : comme moi, il estimait que le moment desconfidences, des franchises, était arrivé.

Paul s’étira sur son fauteuil etdit :

– Ah ! mon cher Paul, qu’il fait bonvivre ! Voyons sincèrement, comment me trouves-tu ? Enbonne condition, n’est-ce pas ? Pour moi, je ne me suis jamaissenti plus solide. Regarde-moi et donne-moi nettement ton avis…

J’ai dit qu’à part une pâleur extraordinaire,il présentait tous les caractères de la santé. Je pus donc luirépondre en toute franchise comme il le désirait ; mais,malgré moi, prenant, comme on le dit, le taureau par les cornes,j’ajoutai :

– Je suis d’autant plus heureux de tetrouver ainsi que je redoutais tout autre chose, aprèsl’épouvantable malheur qui t’a frappé !

Prononçant cette phrase qui résumait toutesmes préoccupations, je le regardais bien en face. Il remuait en cemoment son café et de sa main libre saisissait un flacon deliqueur : il n’eut pas un tressaillement, pas le moindrefrisson de nerfs.

– Oui, oui, je sais, fit-il en souriant.De ton amitié, le contraire m’eût étonné, mais tu vois que jesupporte assez gaillardement la situation…

Décidément il était fou ! Ce ton delégèreté, presque d’ironie, était révoltant ! Pauvrepetite ! se pouvait-il que vous fussiez si promptement, siabominablement oubliée !

Il s’était versé de la chartreuse et ladégustait à petits coups.

J’eus un mouvement d’indignation que je necontins qu’à grand-peine. Je me contentai de diresèchement :

– Ma foi, c’est affaire à toi !J’avais craint, je l’avoue, que la mort de ta femme t’eût porté uncoup terrible ; mais je vois que mon amitié n’a pas à sedépenser en consolations…

Le visage épanoui, il répliqua :

– Non, non, ce serait inutile !

Je faillis bousculer la table en un gesteencoléré.

– Alors reçois mes excuses. Je constatequ’il s’est produit en toi de grands changements, car il fut untemps où la pauvre Virginie occupait en ton âme une place plusgrande. Mais enfin tu l’adorais ! m’écriai-je impuissant àjouer plus longtemps le sang-froid, tu l’adorais comme ellet’adorait elle-même. Et la pauvrette est morte, et après six moisje te trouve la lèvre souriante et l’œil sec ! Pardonne-moiquelque surprise. Je ne doute pas que tu n’aies d’excellentesraisons pour supporter si gaillardement – selon ta propreexpression – une douleur dont d’autres – sans doute moins biendoués – seraient morts ; mais, si tu daignes me les faireconnaître, du moins tu me permettras de réserver mon appréciationen toute liberté…

J’avais débité tout cela d’un trait, impatientde vider mon cœur et risquant nettement une rupture.

Lui, très calme, avec son éternel sourire, nem’avait pas interrompu.

Quand je me tus, il haussa légèrement lesépaules :

– Alors toi aussi, fit-il simplement, tucrois que Virginie est morte ?

Je tressautai sur mon siège, tandis qu’unesueur froide montait à mes tempes. L’évidence s’imposait. Lafolie ! Le malheureux avait perdu la raison… Ainsi touts’éclairait d’une lueur sinistre ! Ah ! comme j’avais étéinjuste !

Le coup avait été si violent que, ne pouvantme maîtriser instantanément, je balbutiai :

– Mais oui… je croyais… on m’avaitdit !…

– Aussi ne te fais-je pas un crime de tasortie un peu vive. Si les gens qui t’ont renseigné avaient ditvrai, je serais un grand coupable, et je mériterais les reprochesque ton amitié a trop atténués. Virginie morte !… À cetteseule pensée, regarde… mes yeux se remplissent de larmes.

– Alors… on m’a trompé, Virginie estvivante !… Je t’en prie, Paul, ne te joue pas de moi !…Je t’aime vraiment, sincèrement ; ta joie ou ta douleur sontmiennes… Au fait, la chose est possible ! Mais commentexpliquer que ces gens m’aient affirmé… ? Ils disent avoirassisté à la cérémonie funèbre, avoir suivi la pauvre enfantjusqu’au cimetière, et, à moins de supposer qu’ils aient été tousvictimes d’une hallucination, je ne pouvais douter…

Comme j’élevais la voix, Paul d’un geste meramena au calme.

– Ils ne sont pas fous, non plusmalveillants. Ils parlent d’après les apparences, leur bonne foi nefait pas question. Ce qu’ils t’ont dit de l’enterrement, ducimetière, est parfaitement exact.

Je passai mes mains sur mon front. Décidémentje m’égarais en plein cauchemar. J’avais besoin de rentrer dans laréalité, dans la logique.

– Veux-tu répondre nettement à mesquestions ? lui dis-je.

– Volontiers, pose-les.

– Dans ces obsèques auxquelles tout lepays a assisté, est-ce que la bière était vide ?

– Non pas !

– Entre les planches de chêne, était-ce,oui ou non, le corps de Virginie qui dormait son derniersommeil ?

– C’était son corps.

– L’inhumation s’est-elle accompliejusqu’au bout…

– Jusqu’au bout !

– Écoute, Paul. Je crois comprendre, etcependant j’hésite à t’interroger encore. Aurais-tu, avec uneffroyable courage, quelque nuit, dans la solitude, porté une mainsacrilège sur cette tombe à peine fermée ; lui aurais-tuarraché son dépôt sacré ?… Et alors, ainsi que le fait s’estdéjà rencontré, aurais-tu trouvé la malheureuse vivante,l’aurais-tu emportée dans tes bras, puis, en je ne sais quelleterreur qu’on ne te la reprît, l’aurais-tu cachée, séquestréeici ?

Et je regardais autour de moi, saisi d’unecrainte quasi superstitieuse.

Il rit.

– Eh donc, voilà que tu te perds en pleinroman. C’est du feuilleton, cela… sommes-nous donc des enfants pournous arrêter à pareilles billevesées…

– Mais enfin, morte ou vivante, il n’y apas de milieu…

Il redevint très grave soudainement.

– Voilà bien les parleurs, fit-il àmi-voix, se grisant de mots, posant des axiomes avec une audace quin’a d’égale que leur légèreté. Morte ou vivante !… cetou est merveilleux !

Il se tut comme craignant d’en trop dire, maisje n’entendais pas qu’il s’arrêtât en si beau chemin. Pour moi lachose était indubitable : dans ce cerveau en apparence trèssain, il y avait ce que j’appellerai irrévérencieusement unefêlure…

– Pourquoi cet ou te semble-t-ilsi singulier ?

Il me regarda bien en face.

– Parce qu’il implique antagonisme, merépliqua-t-il nettement, parce qu’il signifie incompatibilité entreles deux états…

– Oserais-tu prétendre qu’on peut être àla fois mort… et vivant ?…

Entre sa dernière réplique et la mienne, ils’était passé un fait subit, presque inquiétant. La lumière quiéclairait les yeux de Paul s’était tout à coup voilée, quasiéteinte, et les paupières brusquement alourdies étaient à demitombées sur les globes.

– Qu’as-tu donc ? m’écriai-je, ondirait que tu t’endors !

Il fit évidemment un effort violent pourrouvrir les yeux.

– Oui, oui, c’est bien cela,murmura-t-il, je n’y songeais plus. Il faut… que je dorme ! jene puis résister, et le pourrais-je que je n’en ai pas le droit…oui, ce serait un crime !

Il parlait d’une voix sourde, sans accent,comme dans un rêve.

Effrayé, je m’étais levé et approché delui.

– Ne crains rien, continua-t-il, etsurtout ne me questionne pas.

« Je ne sais encore si je pourrai tout tedire. Il faut que j’interroge, que je consulte. Tu restes ici,n’est-ce pas ? La maison t’appartient, je ne me réserve quecet appartement, je vais dormir, dormir… et puis…

Sa tête tombait sur sa poitrine ; c’étaitun affaissement brutal.

– Je suis à tes ordres, lui dis-je, jeveillerai auprès de toi.

Il tressaillit :

– Non, non, je ne veux pas. Va-t’en, jete dis…

Il étendit la main et agita violemment lasonnette. Jean accourut.

Paul s’était dressé et, s’appuyant auxmeubles, se dirigeait vers le canapé. Il parla enhaletant :

– Jean, mon ami est ici chez lui. Qu’onne cherche pas à me voir ! sous aucun prétexte, jusqu’àdemain… Mais allez-vous-en donc ! ! Je ne veux pas dormiravant que cette maudite porte soit fermée… et de ne pas dormir,cela me tue… et la tuerait !…

Il eût été cruel et imprudent de lui désobéir.J’assistais à une crise dont l’étude immédiate m’était impossible.Il était tombé sur le canapé et restait les yeux fixes, commemorts, tandis que son bras étendu nous montrait impérieusement laporte.

Nous sortîmes, et nous entendîmes derrièrenous le bruit des verrous violemment tirés.

Je passe rapidement sur la conversation quis’ensuivit entre Jean et moi. Je n’avais rien à lui apprendre, etlui-même n’apportait pas à mes appréciations d’éléments nouveaux.Il y avait chez le brave homme un fond de crédulité paysanne, et,si je l’avais poussé, il n’eût pas été éloigné d’attribuer l’étatde son maître à quelque maléfice. Je finis par me soustraire à sesbavardages.

La maison et le parc étaient à ma complètedisposition, il s’agissait maintenant de passer mon temps de lameilleure façon possible : l’inaction qui m’était imposéependant douze ou quinze heures me paraissait lourde, mais je metrouvais en somme plus avancé que je ne l’espérais la veille.C’était un important résultat que d’avoir pu causer avec Paul etd’être certain que cette causerie se renouerait le lendemain.

Je n’avais pas à me dissimuler que dansl’entretien de tout à l’heure je m’étais trouvé dans un état deréelle infériorité. Tout m’était surprise : les mots, lesactes, les idées. J’étais pareil au médecin qui voit un malade pourla première fois, ignorant de sa constitution, de ses antécédents,et qui se sent dérouté par les phénomènes morbides d’apparencecontradictoire. Il ne me déplaisait pas de prendre le temps de laréflexion. Je m’efforçai donc de débarrasser mon esprit des ombresqui l’enténébraient et de me tracer un plan pour l’entrevue dulendemain.

Il me fallait oublier que Paul était mon ami,afin de le pouvoir ausculter à loisir et sans que mes nerfs semissent de la partie.

Je fis une longue promenade, seul dans leparc, m’intéressant à cette flore curieuse, née à force de soins,comme au château de Cintra, dans un terrain de roches, et peu à peuje recouvrai dans ces observations le calme de ma raison et de maconscience.

Puis, comme était venue à tomber une finepluie d’automne, je rentrai dans la maison. Elle comprenait unrez-de-chaussée et deux étages : l’appartement de Paul setrouvait au premier, au second c’étaient des chambres d’amis dontj’occupais la plus grande.

Au rez-de-chaussée, un salon dont les fenêtresouvraient sur la campagne, invisible d’ailleurs par ce tempsgris ; puis un fumoir, une salle de jeux, avec billard, toupiehollandaise, tout cela – je dois rendre cette justice à Jean –parfaitement entretenu et dans un état d’exquise propreté.

Enfin j’avisai une petite pièce, presquecomplètement obscure, avec une fenêtre garnie de vitraux. Unebibliothèque avec rayons autour et au milieu une table de chêne. Onse sent tout de suite entre amis. À la lueur d’une lampe, jecommençai l’examen des planchettes et découvris là à ma grandesatisfaction les meilleurs et les plus récents travaux dephilosophie et de sciences naturelles, mais aussi une séried’ouvrages relatifs aux plus étranges et aux plus embrouillésproblèmes de psychologie transcendante, de psychisme et même –pourquoi reculer devant le mot – de magie, d’ésotérisme oriental etd’occultisme à haute pression.

– Ouais ! me dis-je, voilà qui medonnera très probablement la clef du mystère. Ces volumes sontcouverts de notes, de soulignages, de rappels : il est évidentque Paul les a ressassés. Il faut avoir l’esprit très net et trèséquilibré pour se pencher sur ces profondeurs sans éprouver lasensation du vide, le vertige. La tête de Paul lui aura tourné tropvite, c’est une affection guérissable, une variété de la névrosedont la suggestion aura rapidement raison.

J’étais rasséréné. Connaissant les causes, jeredoutais moins les effets. Je n’étais pas dès lors un négateurimpénitent des phénomènes mystérieux dont plusieurs – et non desmoins troublants – ont déjà acquis droit de cité dans noscliniques. Mais j’estime que rien n’est plus dangereux que de poserle pied – en touriste fantaisiste – sur ces terrains mal connus oùla folie vous guette. Paul n’était pas armé pour la lutte, lesdouleurs éprouvées l’avaient prédisposé à l’ébranlementmental ; il avait trébuché, étourdi, aux premiers pas. Je luitendrais la main et le relèverais, c’était mon devoir d’hommesensé, d’ami, et je n’y faillirais pas.

Mon souci s’allégeait. Je soupai de bonappétit, coupant court aux dissertations de Jean qui me fit toutl’effet d’avoir subi la contagion du détraquement ambiant, et je meretirai de bonne heure dans ma chambre, désireux de me reposer,pour le lendemain être en possession de toute ma luciditéd’esprit.

Je me sentais calme et je m’endormis sansfièvre. Mais, après un temps que je ne puis apprécier, jem’éveillai soudain avec un hoquet nerveux ; et, chosecurieuse, c’était exactement la même impression que la veille, uneangoisse inexplicable compliquée d’une bizarre difficulté àrespirer.

Je sautai sur le tapis, réagissant de toute maforce contre cette torpeur. Ou j’étais la victime d’une illusion, –et en ce cas la raison la dissiperait, – ou le phénomène était réelet j’en découvrirais la cause.

Or je vis que la lampe que j’avais laisséeallumée brillait d’un éclat singulier, comme si la flamme eût étéexcitée par un apport excessif d’oxygène. Aussi une vive odeurd’éther me saisit aux narines. C’étaient ces effluves qui memontaient au cerveau.

L’effet physique était si patent qu’un instantma vue troublée crut percevoir dans la chambre des formes, ondulantet girant.

Je m’habillai à la hâte et ouvris ma fenêtre.L’air me fit du bien. La nuit était noire, on n’entendait pas lemoindre bruit. Je me penchai pour mieux aspirer la fraîcheurvivifiante et, dans ce mouvement, je remarquai qu’une fenêtre del’étage inférieur était éclairée d’une lueur blanchâtre, trèsdouce : on eût dit qu’un nuage d’infinitésimales poussièress’exhalât à l’extérieur.

Or, en examinant la maison mieux que je nel’avais encore fait, je m’aperçus que ma propre fenêtre ouvrait surun balcon qui contournait une partie de l’étage, et cette pensée mevint que de l’angle le plus éloigné, je pourrais peut-être plongermes regards dans la pièce si singulièrement éclairée qui, je leconstatais maintenant, touchait à la chambre où Paul m’avait reçule matin. C’était le cabinet toujours clos dont Jean m’avaitparlé.

Sans discuter un seul instant mon droit àl’indiscrétion, je m’engageai sur le balcon, et, prenant soind’étouffer le bruit de mon pas, je suivis la rampe de fer, enpleines ténèbres, certain par conséquent de n’être pas vu, même parle vieux domestique, à supposer qu’à cette heure il ne dormît pasencore.

J’arrivai ainsi à l’angle de saillie et metrouvai à quelques mètres de la chambre en question, la voyant debiais, très nettement.

Des tentures intérieures en masquaient lamajeure partie, mais, dans leur écartement, une lueur apparaissaitpâle ou plutôt bleuâtre, tamisée, et comparable – ce fut la penséequi me vint aussitôt – à celle qui se dégage des lucioles.

Je restai accoudé, plus ému que je ne l’auraisvoulu, avec le léger battement de cœur que connaissent les enfantsen faute. Or je ne me dissimulais pas que ma curiosité fût un peucoupable.

Pendant un assez long temps, je n’observairien de plus que ce reflet d’un invisible foyer et je songeais àregagner mon lit, quand tout à coup je vis la tenture se releveret…

Deux ombres se profilèrent sur les carreaux.Je dis bien deux ombres, elles étaient penchées l’une vers l’autre,comme enlacées.

Et de ces deux silhouettes, je ne pusméconnaître l’une qui était celle de mon ami Paul. Quant à l’autre,impossible de s’y méprendre, c’était une forme de femme, un galbebyzantin, gracile.

Cette apparition dura le temps d’unéclair : le rideau retomba.

Quelle que fût la résistance de ma raison,toute objection se brisait contre le fait : il y avait unefemme dans l’appartement de Paul, et, le dirai-je, autant que messouvenirs pouvaient me servir, – et j’avais la conviction qu’ilsétaient précis, – cette silhouette fine, au dessin mystérieux,préraphaélite, rappelait étonnamment celle de Virginie.

En tous cas, Jean ne s’était pas trompé.Pendant ces nuits où l’accès de son cabinet était interdit à tous,Paul n’était pas seul. En même temps s’imposait l’hypothèse quej’avais repoussée naguère : Virginie vivante, une mortsimulée, de par on ne sait quel caprice morbide, et enfinl’isolement à deux, dans une séquestration sans doutevolontaire.

Il y avait là quelque drame macabre que lafolie de l’un ou peut-être des deux aggravait chaque jour en leprolongeant.

L’aube venait, j’avais froid, je rentrai dansma chambre et dormis jusqu’au matin.

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