La Guerre des vampires

Chapitre 2APRÈS LA VICTOIRE

 

… Tant que j’avais lutté contre les Erloors,continua-t-il, une exaltation fiévreuse m’avait soutenu, j’avaisété un peu comme ces Bersekars des légendes scandinaves, qui, enproie à une fureur sacrée, continuaient à combattre, bien quecriblés de mortelles blessures, et ne succombaient qu’une foisvainqueurs.

« Quand je me retrouvai sain et sauf, lafatigue, l’émotion et les blessures que j’avais reçues me causèrentun évanouissement qui dura plusieurs heures, en dépit des soinsdont m’entouraient mes Martiens.

« Je rouvris les yeux : Eeeoys étaità mes côtés, me regardant avec une tendresse inquiète etm’aspergeant le front d’eau fraîche. En me voyant revenir à la vie,ses petits yeux bleu faïence d’une expression un peu niaisebrillèrent de plaisir. Elle pleurait de joie en m’embrassant.

« J’avais souvent trouvé fatigants lessoins affectueux dont elle, m’entourait – surtout depuis qu’elles’était mis en tête l’étrange projet de m’épouser – ; maisj’avoue que ce fut de bon cœur que j’embrassai à mon tour ses jouesrebondies et roses.

« – Que tu nous as fait peur !murmura-t-elle, nous croyions bien que tu avais été dévoré. Mais,tu vois, nous ne t’avons pas abandonné. Promets-moi qu’une autrefois tu ne seras plus si imprudent.

« – Je te le promets, dis-je tout ému dece naïf dévouement.

« – Il ne faudra plus t’aventurer sansnous dans les régions maudites du Sud ! Les Erloors ne sontqu’un des moindres dangers que l’on y rencontre ; maisj’espère que te voilà guéri de ta curiosité. Nous allons revenirvers notre pays, où tu seras heureux et tranquille, près demoi…

« Entre toutes ces phrases qu’elledébitait avec volubilité, une seule avait attiré monattention :

« – Tu viens de dire que les Erloors sontun des moindres dangers que l’on rencontre dans cetterégion ?

« – Explique-moi quels sont les autresdangers.

« – Je ne sais, balbutia-t-elle, commeregrettant d’avoir parlé.

« – Comment, tu ne sais ?

« – Je sais seulement que c’est un paysterrible, d’où nos ancêtres ont été chassés autrefois, il y a bienlongtemps. Mon père a dit qu’il ne faudrait pas s’y attarder.

« Je n’en pus tirer autre chose ;mais je demeurai pensif. Certes, la pauvre Eeeoys perdait son tempsà me sermonner. Tout blessé et contusionné que j’étais, jamais plusâpre désir ne m’avait tenaillé de pénétrer jusqu’au fond le mystèrede la planète et je me jurai d’y parvenir.

« Cependant les Martiens m’entouraient enpoussant de bruyantes clameurs. Ils m’embrassaient les mains, ilsdansaient, ils riaient aux éclats.

« J’étais adoré de ces pauvres gens, telle « bon roi » des contes de fées et des romans dechevalerie.

« Leur idolâtrie pour ma personneéclatait dans les moindres choses.

« Ils avaient pansé mes blessures avecune compresse de feuilles de géranium qui ont, on le sait, lapropriété d’amener une cicatrisation rapide. Ils avaient remplacéma robe de plumes rouges et vertes par une autre aussi somptueuse,et ils se hâtèrent de m’apporter de la viande grillée, des fruits,tout ce qu’ils avaient pu se procurer.

« Je fis grand honneur à cettecollation ; mes Martiens me regardaient manger d’un air deravissement extatique. Eeeoys me découpait les morceaux sur le platde bois avec un couteau de silex et me faisait boire entre chaquebouchée, en me recommandant de bien mâcher et d’allerdoucement.

« Nous nous trouvions alors sur les bordsdu fleuve torrentueux dont j’ai parlé. En face de moi la montagnedont les flancs recélaient la caverne des Erloors laissait encoreéchapper par ses embrasures des tourbillons de fumée noire àl’odeur fétide, une atroce odeur de chair brûlée.

« Je ne pouvais douter que les monstresn’eussent été exterminés jusqu’au dernier.

« Je me trompais. Je vis tout à coup unErloor, puis un second sauter précipitamment par cette mêmeembrasure d’où je m’étais élancé avec mon parachute ; lesmorsures du feu leur arrachaient des cris qui avaient quelque chosed’atroce. Ils n’allèrent pas loin, d’ailleurs. Éblouis par laclarté du jour, ils dégringolèrent tête baissée dans le fleuve quiles entraîna, aux acclamations des Martiens.

« L’endroit où était dressé le camp étaitdélicieux. C’était une clairière ombragée de grands arbres etbornée vers le fleuve par une plage de sable rose. Les feuillages,comme je l’ai remarqué dans toutes les régions de la planète quej’ai parcourues, n’avaient presque nulle part la coloration vertedes frondaisons terrestres. Ils offraient toutes les gammes dujaune et de l’orangé, depuis le chrome vif des oranges et despotirons jusqu’au jaune éclatant des bananes, au vert fiévreux descitrons.

« Ces arbres n’étaient plus les éternelssaules, les hêtres rouges et les noisetiers qui peuplaient lacontrée du nord. Des végétaux de la famille des palmiers et desbananiers agitaient au vent le panache de leurs amples feuillagescouleur d’or bruni ; c’était littéralement une forêt d’ord’une richesse presque fatigante pour le regard.

« Le sol était couvert d’une longuemousse violette, douce au pied comme le plus moelleux tapis dehaute laine, et des cactées hérissées de piquants et couleur de ferrouillé bordaient les sentiers, semblaient les clôtures de ce parcnaturel.

« Cette forêt-là faisait songer auxcapricieux paysages de l’Arioste, à l’Atlantide, à la Floride, àtous les pays de rêve où, de tout temps, s’est réfugiéel’imagination des poètes blessés par l’inexorable dureté des hommeset des choses ; elle avait un air de légèreté irréelle ;ses couleurs étaient trop adoucies et, à la fois, trop éclatantes,ses bosquets trop noblement disposés pour que tout cela ne fût pasune illusion qui, d’un moment à l’autre, allait s’évanouir.

« Je m’arrachai à cette contemplationpour demander à la tendre Eeeoys des détails sur madélivrance ; elle s’empressa de me les donner, toute joyeuseet toute fière d’un exploit que le caractère peureux des Martiensme faisait paraître, à moi-même, à peine vraisemblable.

« – Quand tu nous eus quittés, dit-elle,je demeurai quelque temps plongée dans la consternation. Je croyaisque je ne te reverrais plus jamais et je pleurais à chaudeslarmes.

« Nous demeurâmes longtemps autour dugrand feu que nous avions allumé et il nous semblait que,maintenant que tu n’étais plus là, ce feu n’aurait plus la mêmeefficacité pour nous protéger.

« Nous nous regardions avec un muetdésespoir… Ce fut moi qui repris courage la première… Je déclaraique je te suivrais toute seule s’il le fallait, mais que l’on nepouvait t’abandonner ainsi.

« J’eus beaucoup de peine à les décider…Ils étaient démoralisés, il faisait nuit, ils seraient dévorés parles Erloors sans profit pour personne.

« L’objection capitale qu’ils opposaientétait la propre défense que tu avais faite.

« Je réussis pourtant à les convaincre enleur montrant les malheurs qui ne manqueraient pas de fondre sureux s’ils laissaient périr leur bienfaiteur et leur prince…

« J’insinuai même que la défense faitepar toi n’était peut-être qu’une manière d’éprouver leurcourage.

« Enfin je fis si bien que je les décidaià s’armer de torches résineuses et à se mettre à ta recherche.

« Il était facile de suivre le chemin quetu avais pris. C’était un large sentier sableux bordé à droite et àgauche d’inextricables halliers ; les vestiges de tes pasmarqués sur le sable ne nous permettaient pas de nous tromper.

« Nous marchâmes deux heures aussi viteque nous le permettait le soin de ne pas éteindre nos torches. Laforêt était silencieuse ; nous n’avions jusqu’alors aperçuaucun être vivant.

« Tout à coup, nous entendîmes au loindes cris, que nous connaissions bien, que nous ne pouvionsconfondre avec d’autres, les cris des Erloors.

« Nous hâtâmes notre marche, nouscourûmes.

« Un peu plus loin, le sol portait lestraces d’une lutte, et je ramassai quelques touffes des plumesrouges et vertes de ta robe.

« Le doute était impossible : tuavais été pris par les Erloors…

« À ce moment, les nuages qui cachaientPhobos et Deïmos se déchirèrent, nous montrant la montagne escarpéeautour de laquelle voletaient des milliers d’Erloors pareils à unetroupe d’oiseaux de nuit.

« Mes compagnons épouvantés refusèrentd’aller plus loin ; ils avaient compris qu’ils se trouvaienten face d’un des repaires des monstres et que c’était là qu’ilst’avaient emporté.

« Cependant une chose me rassurait ;il entrait, comme tu le sais, dans les mœurs des Erloors de dévorerleurs victimes sur place ; puisqu’ils s’étaient contentés dete faire prisonnier, c’est qu’ils n’en voulaient pas à ta vie.

« Malgré ce raisonnement, je passai lerestant de la nuit dans les transes ; mes compagnons avaientallumé un grand feu solidement protégé par un toit debranchages ; tous tremblaient de peur, étonnés eux-mêmes des’être aventurés si près du repaire de leurs ennemis.

« Cependant les Erloors dont les troupessans cesse grossies allaient et venaient dans le ciel comme desnuages noirs emportés par un vent violent ne paraissaient pas sesoucier de notre voisinage. On eût dit que la satisfaction que leurcausait ta capture leur faisait oublier ou mépriser notreprésence.

« Ce fut pourtant avec un sentiment dedélivrance que nous vîmes le jour se lever, et les Erloors chasséspar la glorieuse clarté disparaître jusqu’au dernier dans lescavités de la montagne.

« Nous tînmes conseil.

« Beaucoup, découragés, voulaient seremettre en marche vers le nord. Quelques-uns même, égoïstes,allaient jusqu’à dire, pour s’excuser, que tu étais d’une racesupérieure et que tu te tirerais parfaitement d’affaire toutseul.

« Il me fallut encore une fois leur fairehonte de leur lâcheté.

« Après de longues discussions, il futdécidé que le camp demeurerait où il se trouvait, et je suis sûreque, du haut de la montagne, tu aurais pu distinguer notre feu.

« Je me rappelai alors cette colonne defumée aperçue de l’embrasure du roc et dont la vue s’était trouvéesi à propos pour me réconforter dans mon désespoir.

« – Nous passâmes cette journée, continuaEeeoys, à étudier la montagne, mais elle était inaccessible de touscôtés, il ne fallait pas songer à en tenter l’escalade.

« Le découragement et le mauvais vouloirallaient croissant.

« Un vieillard pourtant fit unedécouverte intéressante. Il y avait un endroit de la montagne où ledur basalte était sillonné de couches terreuses[2].

« Il émit l’idée que peut-être, encreusant, on pourrait se frayer un passage souterrain jusqu’auxErloors qui, surpris dans leur sommeil, affolés par le feu, nepourraient nous résister.

« Précisément cette partie de la base dela montagne était couverte de buissons, qui permettaient decommencer les travaux sans être aperçu de l’ennemi.

« Tout le monde se rallia à cette idée,bien que la construction d’une galerie souterraine dans de tellesconditions offrît pour nous beaucoup de difficulté.

« Je me demandais avec angoisse, si nousarriverions à temps pour te sauver. Le soir même, heureusement, undes nôtres eut la chance de trouver pris à l’un des pièges que nousavions tendus à tout hasard au bord dû fleuve un superberoomboo.

« La gigantesque bête fouisseuse, quin’était que légèrement blessée, fut attachée solidement. C’était làun collaborateur tout trouvé pour nous aider dans notre travailsouterrain.

« Le plus difficile fut de décider leroomboo à se mettre à l’œuvre. Il fallut un jour entier d’effortspour y parvenir ; il se débattait furieusement dans ses liens,il écumait en poussant des beuglements de fureur.

« Pour arriver à notre but, nous dûmes lebattre, le priver de nourriture. Mais nous n’en vînmes complètementà bout qu’en le menaçant avec des charbons ardents dont, en dépitde sa cécité, le voisinage lui causait une profonde terreur.

« Nous eûmes enfin la satisfaction de levoir se mettre au travail avec une sorte de rage ; ses duresgriffes d’ivoire faisaient voler autour de lui la terre et lespierres ; il avançait avec une rapidité dont nous étionsdéconcertés.

« Derrière lui, deux de nos plus robustescompagnons agrandissaient l’ouverture et en étayaient sommairementla voûte avec des pierres plates et des branches d’arbres.

« En moins de deux jours, nousatteignions le repaire des Erloors.

« Tu sais le reste et comment nous avonseu le bonheur de t’arracher aux griffes de ces démons…

Eeeoys s’était arrêtée, baissant les yeux avecune feinte modestie, mais il m’était facile de voir combien elleétait orgueilleuse du succès dont elle s’attribuait avec raison laplus grande part.

« J’étais pour ma part très étonné del’initiative et du courage dont venaient de faire preuve mesMartiens.

« Je ne reconnaissais plus les sauvagesmisérables et abrutis par la peur qu’ils étaient encore quelquesmois auparavant, et j’étais profondément touché de ce qu’ilsvenaient de faire pour moi.

« Je me promis de ne plus les abandonnerainsi à la légère et de faire tout ce que je pourrais pour aider àleur progrès matériel et moral.

« Tout le reste de la journée et unepartie de la nuit suivante se passèrent à se reposer et à banqueteren mon honneur ; les vivres ne manquèrent pas, la forêt étaitextrêmement giboyeuse et mes chasseurs étaient devenus fort adroitsau tir à l’arc.

« Parmi les animaux que je voyais pour lapremière fois, je noterai une variété de paons au plumage d’un rosedélicat, aux caroncules pendantes comme celles des dindons ;une sorte d’autruche d’un jaune canari, dont les ailes manquaientabsolument, n’étant rappelées que par deux moignons trèscourts ; les plumes réduites à des fils formaient une sorte detoison brillante d’un aspect singulier qui ne me rappelait aucunoiseau terrestre, sauf peut-être – mais de très loin – l’aptéryx dela Nouvelle-Zélande. Parfumée de baies odoriférantes, la chair del’étrange bipède était d’ailleurs excellente.

« Je citerai encore une espèce de tortueterrestre à carapace d’une si belle couleur orangée qu’on l’eûtdite cuirassée d’or bruni ; mais ce n’était pas là sa plusremarquable particularité. Le col, très long, sortait de dessous labrillante carapace, pareil à un serpent, les pattes étaient hauteset l’arrière-train, puissamment développé, permettait à l’animal des’élancer en sautant, de procéder par bonds, à la façon desgrenouilles.

« Cette tortue vivait dans les sous-boishumides, et se nourrissait d’insectes et de petits mammifères.

« Dans les mêmes parages, les Martiensavaient aussi tué une hideuse bête, dont je ne connais l’équivalentni dans les planches des naturalistes, ni dans les caprices lesplus fous des peintres du fantastique.

« Qu’on se figure un bipède, hautd’environ un mètre, avec de hautes jambes menues comme celles deséchassiers et une gueule effroyable, rappelant par sa formeallongée et ses dents aiguës celle d’un caïman, presque pas decorps. L’épine dorsale était réduite à deux ou trois vertèbres, etcette formidable mâchoire était presque directement articulée avecles os très élargis du bassin.

« Ce monstre n’était pour ainsi direqu’une gueule sur deux jambes, les pieds étaient palmés et tout lecorps recouvert d’écailles jaunâtres.

L’œil très petit exprimait une incroyableférocité ; une crête couleur de sang, capricieusement découpéeet tuyautée, comme la fraise de dentelle d’un gentilhomme du tempsde Shakespeare, ajoutait à l’horreur de cet être extravagant.

« J’appelai cet animal un« eurygule »[3], et je mepromis d’en prendre un vivant dès que je le pourrais.

« Les Martiens qui l’avaient tué meracontèrent qu’ils l’avaient surpris dans un endroit boueux, sedandinant sur ses longues pattes à la façon des cigognes.

« Je refusai de goûter à la chairblafarde de l’eurygule, dont les Martiens, moins scrupuleux quemoi, se régalèrent, en la déclarant très savoureuse et trèstendre.

« Ils étaient encore occupés à dépouillerquelques-unes de ces bêtes, qui excitaient vivement leur curiosité,lorsque la nuit vint. J’ordonnai aussitôt de jeter une nouvelleprovision de combustible sur le brasier et d’en apporter uneréserve pour la nuit, ce que mes sujets s’empressèrent d’exécuter,avec une remarquable promptitude.

« Ils manifestèrent leur joie, enconstatant qu’aucun Erloor ne sortait du rocher et je compris, auxexplications d’Eeeoys, qu’ils se figuraient avoir détruit toute larace de ces monstres.

« Je me gardai bien de les détromper,mais je n’étais pas, pour mon compte, aussi rassuré.

« Je ne connaissais en somme de laplanète qu’une infime portion, et il n’était pas douteux pour moiqu’il n’existât, à une distance plus ou moins grande, d’autrescavernes d’Erloors.

« Il eut suffi qu’un« rescapé » du dernier massacre allât implorer contrenous une troupe alliée, pour nous mettre dans un terrible danger,d’autant plus que la contrée où nous nous trouvions nous était àpeu près inconnue.

« Malgré ma fatigue, je ne pus fermerl’œil de toute cette nuit. Mes alarmes furent vaines cette fois.Heureusement, le sommeil de mes compagnons ne fut troublé par aucunincident.

« Dès l’aube, toute la troupe était surpied et procédait avec ardeur aux préparatifs du départ.

« Malgré leur victoire, mes sujetsétaient impatients de se retrouver en sûreté dans leurs hameaux desmarécages ; peut-être aussi la vanité n’était-elle pasétrangère à leur empressement ; ils avaient hâte de montrer àleurs proches et à leurs amis les animaux et les fruits inconnusqu’ils avaient trouvés dans la grande forêt.

« On se mit gaiement en marche, par unlarge sentier dont les mousses rougies faisaient songer à duvelours usé.

« Eeeoys et moi étions les seuls à neporter aucun fardeau, les Martiens étaient lourdement chargés del’attirail du campement et des produits de leur chasse.

« Un grand nombre portaient encore desvases d’argile pleins de charbons ardents et munis d’une anse, quej’avais fait fabriquer peu de semaines auparavant et qui neressemblaient pas mal pour la forme à certaines urnes à eau béniteou encore au « couvet » des fumeurs flamands. Cetteinvention, toute grossière qu’elle était, remplaçait tant bien quemal les allumettes chimiques ou le briquet à amadou que je n’avaispas eu encore la possibilité de fabriquer.

« Je ne pouvais parfois m’empêcher desourire à la vue de ce cortège, auquel les mitres de plumes et leslongues robes de duvet, les arcs et les flèches, donnaient un airvaguement babylonien.

« Vers le milieu de la journée noustraversâmes une rivière aux eaux rouges, couleur de sangclair ; de grands roseaux de la famille des bambous quicroissaient en abondance sur les rives nous donnèrent la facilitéde construire un pont que, par prudence, je fis détruire sitôt quenous fûmes passés.

« À ce propos, vous avez dû être frappés,dans toutes les descriptions que je vous ai faites, de laprédominance des couleurs rouges et orangées dans la planète Mars.Je ne puis expliquer ce fait que par la grande abondance desminerais de fer, de chrome et d’autres métaux, ou peut-être parl’existence dans l’atmosphère de certains gaz qui ne se trouventqu’en faible proportion dans la nôtre.

« Le paysage présentait maintenant unaspect grandiose. Des arbres géants dont le tronc lisse filait sansune branche jusqu’à cinquante ou soixante mètres formaientau-dessus de nos têtes une voûte impénétrable, il régnait sous leurombrage un silence profond, qui me fit songer aux cryptes d’Elloraet d’Elephanta que j’avais visitées et dont la forêt martienneoffrait toute la mystérieuse horreur.

« De temps à autre, une vaste clairièreformait comme un golfe de soleil dans ces ténèbres, et nous yfaisions halte quelques instants, avant de nous replonger dansl’ombre des piliers végétaux qui, à la longue, produisait sur moi,aussi bien que sur les Martiens, une écrasante impression detristesse et de malaise.

« Eeeoys, plus que tous ses compagnons,était apeurée, nerveuse. À chaque pas, elle se retournait, comme sielle eût craint d’être suivie, et je sentais son bras appuyé sur lemien agité par instants d’un violent frisson.

« – Qu’as-tu donc, mon enfant ? luidemandai-je en caressant doucement ses cheveux rouges, que je luiavais appris à tresser comme les jeunes filles de la Terre.

« – Je ne sais, murmura-t-elle, entournant vers moi des yeux brillants de larmes, je crois toujoursentendre au-dessus de nous un bruit de battements d’ailes…, parmoments, il me semble qu’un brouillard passe devant mes yeux… j’aipeur, je pressens quelque malheur avant la fin de la journée.

« Je m’efforçai de la rassurer.

« – Je ne te croyais pas si peureuse,dis-je en riant, vraiment je ne te reconnais plus…

« Qu’as-tu à redouter ? Ne suis-jepas près de toi ?

« – J’ai peut-être tort, fit-elle toutetremblante, mais j’ai peur, et j’ai senti tout à l’heure une mainglacée se poser sur mes cheveux.

« – C’est ton imagination…, ce sont tesnerfs… Raisonne un peu tes craintes, comme je t’ai appris à lefaire, et tu verras qu’il n’y a ici aucun sujet de péril. Il faitgrand jour, nous sommes nombreux et bien armés et je suis là, à tescôtés !… Enfin, les Erloors ont été anéantis.

« – Ce n’est pas des Erloors que j’aipeur…

« – De qui alors ?

« – Je ne sais pas… C’est quelque choseque je ne puis pas t’expliquer…

« Elle tremblait comme la feuille.

« – Tiens, écoute, ajouta-t-elle en seserrant contre moi, en ce moment j’entends très nettement un bruitd’ailes.

« Je prêtai l’oreille pour complaire à ceque j’appelais son caprice et, à mon grand étonnement, il me semblaentendre tout près de nous comme un imperceptible bruit, comme unbattement d’ailes très légères.

« – C’est quelque insecte, dis-je,voulant trouver une explication à tout prix.

« J’étais au fond un peu étonné ;mais je ne m’alarmai pas outre mesure j’expliquai à la petiteMartienne que sous ces voûtes de ramures, comme dans un véritableédifice, l’écho se répercutait avec une grande netteté ; cequ’elle avait entendu, c’était le bourdonnement de quelque guêpedes bois – peut-être très lointaine –, si même elle n’avait pas étévictime d’une simple hallucination, suite des émotions des joursprécédents.

« – Mais tu viens d’entendre commemoi ?

« – Parce que tu me l’as suggéré, sansdoute…

« Je me perdis dans une longueexplication sur la suggestion et les hallucinations collectives, oùla pauvre Eeeoys ne comprit sans doute pas grand-chose, et quipourtant parut un peu la rassurer.

« Elle s’efforça de sourire ; maismalgré cela elle demeurait obstinément serrée contre moi, et je visbien que ses terreurs n’étaient pas calmées.

« Elle eut un soupir de délivrance, quandnous sortîmes du couvert enténébré des grands arbres pour entrerdans une plaine marécageuse, coupée de taillis et de bouquets deroseaux, au bout de laquelle une colline rousse semblait barrerl’horizon.

« À ce moment, un des Martiens quimarchaient en tête de la colonne revint vers moi, la mine inquiète.Bien qu’il affirmât être absolument sûr de la bonne direction, ilne reconnaissait plus ce paysage ; il n’avait jamais vu lacolline qui s’étendait devant nous.

« Je supposai qu’en dépit de sesaffirmations il s’était égaré ; mais je lui dis de continuer àmarcher vers le nord ; j’étais bien sûr, quoi qu’il arrivât,de retrouver mon chemin grâce aux étoiles et aussi grâce à certainscanaux que j’avais pris comme points de repère.

« On se remit donc en marche ; maisà mesure que nous avancions, la colline rousse prenait un aspectbien fait pour nous donner de la surprise.

« On eût dit que la masse dont elle étaitcomposée était agitée d’un perpétuel mouvement, et que la forme deses contours se modifiait d’instant en instant. Son sommet semblaits’élever ou s’abaisser, suivant le caprice de la brise.

« Je crus un moment avoir affaire à un deces monticules sablonneux comme j’en avais vu dans le Sahara etdont les vents varient sans cesse l’aspect ; mais je visbientôt que j’étais complètement dans l’erreur ; jen’apercevais aucun de ces panaches poudroyants que forme le vent etqui montent parfois à de grandes hauteurs.

« À mesure que j’approchais, cettebizarre colline ressemblait plutôt à une prairie agitée par labrise, à un capricieux amas de verdure qui eût flotté dans l’air,comme certaines plantes aquatiques flottent entre deux eaux.

« Je ne tardai pas à être fixé à cetégard.

« Une saute brusque de vent poussa surnous un nuage verdoyant, nous demeurâmes quelque temps à moitiéensevelis sous des milliers de petites plantes.

« J’avais déjà vu dans le centre africaindes plantes aériennes, dont la tige déliée évoque l’image des filsde la vierge et qui naissent et poussent, fleurissent et meurentsans toucher le sol ; mais cela n’avait aucun rapport aveccette prodigieuse masse de verdures flottantes.

« J’étais prodigieusement intéressé.

« Tout en me dépêtrant tant bien que malde cette brassée de plantes dans lesquelles j’étais entortillécomme dans un filet, j’en pris une et l’examinai avecattention.

« Elle n’avait guère plus de deuxdécimètres de long ; les feuilles disposées à droite et àgauche d’une tige très menue étaient profondément découpées. Par legroupement de leurs folioles, elles rappelaient la feuille du frêneou celle de l’acacia.

Leur couleur variait entre le jaune verdâtreet le brun roux. La fleur ressemblait à un minuscule lis jaune etla racine formait une petite houppe de fibres aussi fines que descheveux.

« Après avoir étudié quelque temps laplante, je la laissai tomber pour me rendre compte de la façon dontelle pouvait se soutenir en l’air.

« C’est alors que j’assistai au phénomènele plus déconcertant.

« Non seulement, comme je le prévoyais,les feuilles étalées de chaque côté de la tige formèrent parachute,mais elles furent agitées d’un rapide mouvement de vibration, elless’ouvrirent et se refermèrent comme les feuilles de la sensitivelorsqu’on s’en approche brusquement.

« La racine même, véritable houppenerveuse, participait à ce mouvement, comme si elle eût joué lerôle de gouvernail de cet aéroplane végétal.

« Je vis bientôt la plante s’éleverlentement au-dessus de ma tête et se perdre dans le flot mouvant deses congénères.

« Je serrai précieusement deuxexemplaires de ces curieuses aérophytes dans les poches de ma robede plumes ; s’imaginant sans doute que je venais de fairequelque précieuse trouvaille, Eeeoys m’imita de point en point.

« Je constatai avec joie que mesMartiens, maintenant qu’ils avaient pu se rendre compte duphénomène, n’en étaient pas effrayés. Ils se débarrassaient enriant des paquets d’herbe et se moquaient les uns des autres de s’yvoir empêtrés.

« Nous n’en étions pas moins bloqués parles aérophytes qui formaient devant nous une muraille tout aussiinfranchissable que l’eût été un roc escarpé.

« La nuit venait, et je ne voulais pasnous exposer à être étouffés par ces maudites plantes pendant notresommeil.

« Force nous fut donc de revenir sur nospas et d’installer notre camp sur la lisière de la forêt où mapetite compagne avait eu si peur.

« Les feux furent allumés et lessentinelles disposées comme de coutume.

« Le ciel était d’une pureté admirable,l’air embaumé d’un parfum d’eau et d’herbes fraîches.

« Je remis au lendemain le souci de faireune trouée dans la masse des aérophytes et, après avoir unedernière fois recommandé la vigilance aux gardiens du feu, je melaissai aller au sommeil.

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