La Guerre des vampires

Chapitre 4LA TOUR DE VERRE

 

– Jusqu’alors, continua l’ingénieur, toutce que j’avais vu dans Mars ne s’écartait pas des hypothèsesvraisemblables, tous les êtres que j’avais rencontrés avaient, àpeu de choses près, leur équivalent sur la terre.

« J’avais couru de terribles dangers,mais il m’avait été impossible de lutter ; j’avais toujours pume rendre compte en peu de temps des ressources de mes ennemis etde leurs moyens d’attaque.

« Il n’en était plus de mêmemaintenant ; j’entrais dans le domaine de l’inconnu, j’étaiscomplètement dérouté, j’arrivais au seuil d’un monde mystérieuxdont j’ignorais tout et je comprenais que les moyens dont j’avaisusé jusqu’alors pour me défendre ne me seraient peut-être d’aucuneutilité contre ces nouveaux ennemis.

« L’aspect même de ma prison me prouvaitune civilisation avancée ; les plaques de verre perforé degrande dimension sont d’une fabrication assez compliquée, même dansl’état présent de l’industrie terrestre.

« Ce qui m’intriguait surtout, c’étaitcette coupe de sang fraîchement répandu que l’on avait placée prèsde moi. Voulait-on me forcer à le boire, ou n’était-ce qu’unhorrible symbole du sort qui m’était réservé ?

« Enfin, allait-on me garder longtempscaptif dans cette cage aux lignes géométriques où j’auraiscertainement fini par devenir fou ?

« Je m’assis à terre – il n’y avaitaucune sorte de siège dans ma cellule pour tâcher de réfléchir.

« J’essayai vainement de deviner commentje me trouvais là. Comme je l’ai dit, il y avait une lacune dans mamémoire ; depuis la mort d’Eeeoys, à laquelle je ne pouvaissonger sans un serrement de cœur, tout demeurait dans mon souvenircomme voilé d’une brume que mes efforts n’arrivaient pas àpercer.

« Je me contraignis à ne plus penser auxchoses passées, à étudier sans perdre de temps un moyend’évasion.

« Cela m’était d’autant plus difficilequ’ainsi que je l’ai déjà dit je ressentais une immense fatiguecérébrale, un accablement profond comme celui qui succède àl’ivresse spéciale causée par certains alcaloïdes, comme lahaschichine ou la morphine. J’attribuai cet état de choses auparfum des aérophytes ; mais je sentis que, peu à peu, cettetorpeur se dissipait sous l’influence de l’air vivifiant quelaissaient pénétrer les vitres perforées.

« Je fis plusieurs fois le tour de macellule, dont les dimensions étaient d’environ quatre mètres danstous les sens et qui formait un cube parfait ; mais siminutieux que fût mon examen, je ne pus découvrir aucune traced’ouverture, ni trappes, ni lucarnes, ni portes, ni fenêtresd’aucun genre.

« Les parois étaient d’une seule pièce etle verre demi opaque ne permettait de supposer aucune issuesecrète.

« Il fallait pourtant bien que je fusseentré par quelque endroit. J’auscultai le sol, qui était de la mêmematière que les murs ; il sonnait creux à tous les endroitségalement.

« Je me comparai à un insecte enfermédans une boite de carton, j’étais réduit à la même impuissance, etje n’avais pas comme l’insecte des mandibules pour essayer decreuser les murs à la façon des abeilles perceuses et deslime-bois.

« Je finis par m’aviser que je pourraispeut-être casser le verre des parois en me servant de la vasque quiétait également en verre.

« La vasque se réduisit en miettes, maisles parois, qui étaient d’une épaisseur considérable, ne furentmême pas entamées ; je ne réussis qu’à me faire une écorchureaux doigts et à m’inonder de sang.

« J’étais à la fois furieux et humilié.Rien n’était plus vexant pour mon amour-propre d’ingénieur, que deme trouver arrêté par une simple feuille de verre. La faim quicommençait à se faire sentir était un autre aiguillon qui eût dûstimuler mon génie inventif ; mais j’avais beau me creuser latête, je ne trouvais rien. Je restai plus de deux heures accroupidans un coin, comme un fauve dans sa cage.

« Enfin, à force de me tenailler lecerveau, l’inspiration tant attendue arriva. Je me souvins d’unevieille expérience dont notre professeur de cinquième nous amusaitautrefois à la classe de physique et que cet excellent homme – ununiversitaire de la vieille école – intitulaitpédantesquement : Moyen merveilleux de couper le verresans diamant.

« Voici comment je procédai : jeroulai en tampon un pan de ma robe de plume et je me mis à frotterénergiquement un coin de la muraille. Au bout d’un quart d’heure dece travail, la surface du verre était brûlante et mon tamponmenaçait de prendre feu.

« Alors, je projetai brusquement quelquesgouttes de sang sur la partie chauffée.

« Un léger craquement se fit entendre, lasoudaine rétraction des molécules avait amené une rupturepartielle, le verre était étoilé.

« Je recommençai l’opération à une autreplace, puis à une troisième et à une quatrième avec le mêmesuccès.

« Je suais à grosses gouttes, mais unespace suffisant pour me livrer passage ne tenait plus qu’en un oudeux points, il suffirait d’une forte poussée pour que le morceauentier se détachât et allât tomber au-dehors.

« Je m’arrêtai un instant pour medemander si je ne ferais pas mieux d’attendre la nuit pour sortir,la prudence me le conseillait.

« Le bruit du verre brisé pourraitattirer mes geôliers.

« D’autre part, je réfléchis que s’ilsvenaient me visiter ils s’apercevraient sans nul doute de matentative d’évasion. Je décidai de ne pas attendre et de m’en fierà ma bonne étoile.

« Je donnai donc un vigoureux coup degenou dans le morceau de vitre que cernaient les cassures, il tombasans faire autant de bruit que je l’avais craint, ce quej’attribuai à l’épaisseur du verre.

« L’air et la lumière entrèrent àflots.

« Je me hâtai de profiter de cette issueet, me courbant avec précaution pour ne pas me blesser aux anglescoupants, je me trouvai sur une plateforme de plain-pied avec lesol de mon cachot.

« J’étais au sommet d’un gigantesqueédifice, une tour de plus de cinquante mètres de rayon, construiteavec le même verre opaque que les murs de ma cellule.

« Quand je dis une tour, c’est plutôt unbâtiment circulaire qu’il faudrait dire, car l’intérieur étaitévidé et formait un immense puits dont je n’apercevais pas lefond.

« Une grande quantité de cellulessemblables à celle dont je sortais s’espaçaient régulièrement,formaient comme les créneaux de ce rempart géant.

« J’eus alors la curiosité de me rendrecompte du mode de fermeture de ces cachots. Comme j’aurais dû lesupposer, chaque paroi se déplaçait tout d’une pièce en glissantdans une rainure, et elle était maintenue en place par un simpleverrou d’un métal rouge et brillant comme le cuivre. On se fera uneidée de ce genre de porte à coulisse par celles qui séparent lescages des fauves, chez les dompteurs.

« Puérilement, je m’amusai à ouvrir descellules voisines de la mienne, toutes étaient vides et nues ;mais, au milieu de chacune, je retrouvai la coupe de sang.

« Dans un grand nombre, la coupe étaitvide et le sang desséché et bruni, mais j’en vis quelques-unes oùla coupe était encore à demi pleine, comme si avant son départ unhôte absent y avait trempé les lèvres.

« Puis je détirai mes membres avecdélice ; la tour de verre était deux ou trois fois plus vastecomme le Colysée et la plate-forme circulaire sur laquelle je metrouvais, et que d’ailleurs ne protégeait aucune balustrade, mesemblait d’une vastitude infinie.

« Un soleil ardent plongeait ses flèchesaiguës jusqu’au fond du gouffre central, d’où montaient des voixconfuses.

« Je me penchai vers l’abîme ruisselantde lumière et je comptai jusqu’à trente-neuf étages de colonnettestous d’une couleur différente ; chaque colonnette étaitséparée de la voisine par une niche profonde, un trou d’ombre, ettoutes les niches étaient exactement de la même dimension ;l’ensemble donnait l’effarante sensation d’un colossal rayon demiel aux alvéoles pareils.

« Au-dessous du trente-neuvième étage,les rayons du soleil n’arrivaient plus, l’ombre commençait,laissant deviner à l’infini d’autres étages semblables.

« Je me demandai avec une sorte deterreur si cette tour d’une épouvantable monotonie se prolongeaitainsi jusqu’aux entrailles de la planète et je cherchai vainementl’usage de ces niches profondes où l’on eût pu loger des millierset des centaines de milliers de statues.

« Les colonnes avaient toutes la mêmeforme, des fûts arrondis et sans aucun ornement, avec deux boulespour base et pour chapiteau.

« Les pâtes de verre qui les formaientétaient colorées violemment, ces boules et ces cylindresétincelaient comme de grosses pierres précieuses.

« Je ne pouvais me rassasier de leurcontemplation, leur étincellement m’hypnotisait, je dus me rejeteren arrière, je me sentais attiré par le gouffre éblouissant, secouéd’un frisson de vertige.

« Je me demandai encore quel pouvait êtrel’usage de cette infinité de niches ; ma supposition la plusvraisemblable fut que je devais me trouver en face de quelquecatacombe aérienne, de quelque vaste cimetière vertical ;chaque niche sans doute devait recéler le cadavre embaumé ou réduiten cendres d’un Martien des anciens âges.

« Pourtant bien des détails venaientcontrecarrer cette hypothèse… L’immense cirque n’avait pointl’aspect délabré des tombeaux où se plaisent volontiers les plantesamies des ruines ; aucune touffe parasite ne s’était agrippéedans les interstices ; le verre avait l’éclatante netteté deschoses neuves.

« Je n’essayai pas plus longtemps dedéchiffrer cette énigme que l’avenir, sans doute, résoudrait, jem’arrachai au charme fascinateur du gouffre et je regardai vers lacampagne que j’apercevais d’une énorme hauteur.

« Jamais plus étonnante perspectiven’avait frappé mes regards accoutumés aux merveilles.

« Une mer violette, aux lames crêtéesd’un rose vif, d’un rose de fleur de pêcher, déferlait doucementvers une côte profondément déchiquetée et qui de loin ressemblait àun amas d’éponges visqueuses, mêlées de buissons de corauxfantasquement tourmentés.

« Des fjords se creusaient, des capss’avançaient avec des formes de bêtes chimériques ou de plantes derêve et tout ce lointain, comme lavé d’une délicieuse couleurjonquille, se reflétait dans les vagues à peine émues de l’océanviolet.

« Très loin, une haute montagne auxflancs ventrus, au sommet effilé, se couronnait d’un cimier defumées rousses : c’était le premier volcan que j’eusse aperçudans Mars.

« Je ramenai mes regards vers lespremiers plans du radieux paysage : une douzaine de tours deverre exactement pareilles à celle au sommet de laquelle je metrouvais s’élevaient sur la mer violette, y formaient un archipeldiapré de toutes les couleurs du prisme.

« Je constatai alors qu’extérieurementles tours ne présentaient aucune ouverture ; c’étaient lesmêmes rangées de piliers et d’arcades, mais sans nichesprofondes.

« Leur structure me rappela lesportraitures de la tour de Babel, telles qu’on les trouve dans lesanciennes bibles de Royaumont.

« Je marchais de surprise en surprise,d’éblouissement en éblouissement.

« La tour où je me trouvais s’élevaitcomme ses voisines du sein des vagues, et je ne cherchai pas àcomprendre par quel prodige je m’y trouvais transporté.

Je voulus parcourir toute laplate-forme ; du côté opposé, c’étaient encore des tours etpour dernier horizon la mer violette, où, là-bas, une vapeurbleuâtre indiquait peut-être un continent.

« J’étais sous le charme de ce décord’une sérénité divine. Sans les tiraillements d’estomac que jeressentais, je n’eusse même plus songé à mes projets d’évasion. Lesilence le plus profond planait dans le calme de ce belaprès-midi : je n’avais vu ni entendu personne, nul geôlier nes’était mis à ma poursuite et je me demandais si tout cela n’étaitpas un rêve.

« Ce fut avec un soupir de regret que jem’arrachai à la contemplation du bel horizon mystérieux, pourrecommencer la lutte pour la vie et pour la science.

« Je fis une seconde fois le tour de laplateforme circulaire : la logique me disait que pourdescendre vers les étages inférieurs il devait exister quelqueescalier, quelque échelle, ou peut-être quelque ascenseur.

« En cela, je me trompais, la surfaceunie et lisse de la plate-forme semblait coulée d’une seulepièce ; s’il existait quelque trappe secrète, les joints enavaient été raccordés avec une subtilité qui échappait à la simplevision humaine.

« J’étais déçu, mais nullement découragé.Je sentais qu’il ne fallait pas attendre que la faim et la fatigueeussent achevé d’abattre mon énergie pour essayer de me sauver.

« Je pensai que, s’il m’était possibled’atteindre une de ces niches qui s’ouvraient immédiatementau-dessous de la plate-forme, j’aboutirais bien quelque part, cesouvertures ténébreuses devaient avoir une issue ; le toutétait d’y parvenir.

« Je ne fus pas longtemps à en trouver lemoyen.

« J’enlevai de sa rainure une des portesà coulisse qui fermaient les cellules et, en la brisant, j’arrachaile verrou de métal rouge.

« Je me trouvai ainsi en possession d’unebarre d’un demi-pied de long, dont je me servis pour creuser uneexcavation aussi profonde que possible dans le pavage vitrifié.

« Cela fait, j’enfonçai la barre dans letrou et je l’y assujettis solidement.

« Puis je déchirai un grand lambeau de marobe de plumes qui, je l’ai peut-être expliqué, était faite depeaux d’oiseaux artistement cousues ; je défis ces peaux, jeles tordis, je les assemblai et j’en fabriquai une cordeletted’environ deux mètres de long, dont j’éprouvai la solidité entirant dessus de toutes mes forces.

« J’attachai solidement cette corde à labarre de métal rouge et je me laissai glisser jusqu’à la nichesituée au-dessous.

« Le trajet n’était guère périlleux pourun homme habitué aux exercices physiques comme je l’étais, pourtantj’avoue que, quand je me sentis suspendu au-dessus du gouffrechatoyant, je fermai les yeux et j’eus besoin de toute ma volontépour ne pas céder à l’attirance du vertige.

« Sitôt que mes pieds frôlèrent le rebordde la corniche, j’y pris un point d’appui et, une minute après, jeme trouvai sain et sauf, entre deux éblouissantes colonnes de verreazuré. Je me reposai quelques instants après ce tour de force queje ne me serais pas senti le courage de recommencer.

« À ma droite et à ma gauche, setrouvaient deux coupes pareilles à celle que j’avais trouvée dansmon cachot et toutes deux étaient pleines de sang.

« Je ne voulus pas m’arrêter à cesinistre présage ; j’avais la joie de constater que lesprétendues niches étaient bien, comme je le croyais, les entréesd’autant de couloirs qui circulaient dans le massif de la tour.

« Je marchai donc hardiment dans lesdemi-ténèbres par une allée en pente douce qui, au bout de quelquespas, m’amena dans une autre galerie circulaire celle-là et suivanttout le contour de la plate-forme.

« J’ai parlé tout à l’heure dedemi-ténèbres, je me trouvais en effet baigné d’une clarté grisâtreet crépusculaire, les galeries n’étant éclairées que par le peu delumière extérieure que laissait filtrer le rempart de verre,c’était une clarté de limbes et de rêve, où les ombres des pilierstransparents se dessinaient en teintes atténuées, d’une délicatesseirréelle.

« Le sol de la galerie circulaire où jeme trouvais était aussi incliné en pente douce, il tournait toutautour du bâtiment en une spirale immense où venaient aboutir àchaque étage les couloirs qui venaient des niches.

« Je descendis, pendant des heuresinterminablement ; malgré moi, les vers de Baudelairechantaient dans ma mémoire :

Des damnés descendant sans lampe

D’éternels escaliers sans rampe…

« J’avoue d’ailleurs que ma curiositéétait si vivement excitée par cette étrange construction que je nepensais plus ni à la fatigue, ni à la faim qui me tourmentait.

« Enfin, j’atteignis un étage où uneinfinité d’autres galeries venaient se brancher perpendiculairementsur celle que je suivais et rayonnaient dans toutes lesdirections.

« L’éternelle spirale continuait encoreau-dessous et sans doute allait rejoindre le fond du gouffre dontje n’avais pu mesurer l’immensité.

« Malgré le désir que j’avais d’éclaircirle mystère de la tour de verre, je m’arrêtai, car à partir de cetendroit la galerie était plongée dans d’épaisses ténèbres.

« Le dirai-je ? J’eus peur que cettediabolique spirale n’en finît jamais, je me vis condamné àdescendre en tournoyant éternellement comme le damné duPoète.

« Les galeries latérales m’attiraientbien davantage ; à leur extrémité, je voyais briller une lueurtrès douce comme celle d’un feu lointain ; mais elles étaientsi nombreuses que mon embarras recommença. Je ne savais laquellechoisir et j’étais talonné par la peur de m’égarer dans unlabyrinthe inconnu.

« Après un moment d’indécision, je m’enrapportai au hasard et pris la première venue des galeries.

« Je descendis d’abord par une pente trèsraide, et au bout d’une vingtaine de pas je me trouvai arrêté parune porte de verre du même système de fermeture à coulisse quecelle de ma cellule.

« Je l’ouvris sans difficulté et, l’ayantfranchie, je me trouvai dans une haute salle, dont la vue m’arrachaun cri d’admiration.

« Par d’immenses panneaux, d’un verrecette fois limpide comme le cristal, et qu’encadraient des colonnesde métal rouge, un paysage sous-marin se déployait à perte de vue.Des bosquets de coraux blancs et roses alternaient avec de blondesprairies de varechs nageurs, de fucus, d’algues d’une variétéinfinie. Les splendides fleurs marines s’étalaient parmi destouffes vigoureuses, qui me rappelaient les luxuriantes végétationsde l’Afrique centrale.

« Quelques algues arborescentes portaientd’étranges fruits, pareils aux ananas et aux bananes des culturesterrestres.

« Il y avait des corolles aussi largesque cette Victoria Regina des marais australiens, dont la fleurmesure près d’un mètre.

« Des lianes d’une légèreté incomparable,d’un incarnat délicieux jetaient çà et là leurs festons.

« Ailleurs, une forêt de fucus géantsarrondissait des troncs de pourpre sombre, déployait comme desbanderoles de vastes feuillages couleur d’ambre qui frissonnaientau moindre remous de la vague.

« Mais ce dont je fus frappé, dans cepaysage merveilleux, ce fut de constater que ces végétaux marinsétaient disposés dans un ordre qui ne semblait pas dû auhasard.

« Des allées et des avenuesgéométriquement tracées aménageaient des percées dans cepaysage ; je me souviens encore d’un massif d’algues auxfeuilles rubanées, aux longues fleurs jaunes, qui offrait à peu dechose près l’aspect d’un champ de blé mûr.

« Certains buissons aux baies azuréessemblaient encore porter la trace des ciseaux de l’émondeur, enfin,les allées de sable rose étaient entretenues avec le plus grandsoin.

« Le paysage sous-marin offraitd’ailleurs une vive animation.

« De beaux poissons aux écailles d’azuret d’or se jouaient dans les algues ou filaient comme des éclairsde nacre entre les buissons de corail ; des crustacés bleusparmi lesquels je reconnus plusieurs congénères de celui quej’avais vu dans les premiers temps de mon séjour dans Mars,rampaient gravement sur le sol ; des méduses se balançaient,diaprées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

« Je vis même des tortues, peudifférentes du caret et de la tortue franche dont nous tironsl’écaille, brouter les herbes avec la tranquillité de moutons aupâturage.

« Des congres sortaient lentement dedessous les buissons, avec l’allure sournoise des vipères, desraies poursuivaient des hippocampes.

« J’avais devant moi le plus vaste et leplus admirable des aquariums.

« J’étais profondément ému.

« Je comprenais que cette fois je metrouvai dans Mars. Tout ce que je voyais portait le signe d’unprogrès très avancé.

« J’oubliais en un instant les fauves etles sauvages auxquels j’avais affaire ; mon cœur battait plusvite, à la pensée d’être initié à cette intellectualitéinconnue.

« Ceux qui avaient créé sous les eaux dela mer ce parc merveilleux, ceux qui avaient construit la tour deverre ne pouvaient être que des hommes d’une hauteintelligence.

« Je ne m’étonnais plus maintenant qu’ilseussent respecté ma vie.

« J’étais tout enthousiasmé ; je nedoutais plus de l’avenir. Avec cette belle confiance que donne leculte d’une idée, j’étais sûr d’être bien accueilli par eux.

« J’apprendrais leur langage.

« Je les initierais à tout ce que jesavais, je leur apprendrais à connaître la Terre, je leur diraisl’histoire des races humaines et les destinées des peuples.

« Ce qui me frappait dans le spectacle decette vie sous-marine, c’est que je n’apercevais ni squales, nipoulpes, ni aucun des animaux dévorateurs qui sont les pirates desgrands fonds.

« Je contemplais avidement le magnifiquepanorama ; je me trouvais déjà amplement récompensé de toutesmes épreuves par ce spectacle, lorsqu’un être qui avait à peu prèsla forme humaine apparut au tournant d’une prairie de fucus.

« il était de petite taille, ses membresétaient courts et trapus, mais il ne manquait point d’une certainegrâce vigoureuse dans la démarche.

« Tout son corps était couvert d’unpelage sombre qui rappelait celui des loutres de mer et desphoques.

« Seuls, le visage et les mains étaientpapelonnés de petites écailles brillantes qui n’empêchaientnullement de distinguer les linéaments des traits et la blancheurde l’épiderme.

« Certaines maladies produisent desécailles semblables.

« Je me rappelai alors l’étrangeassertion d’un médecin danois au Moyen Age, au sujet d’une maladiede peau qui affecte les pêcheurs du nord dont la nourriture secompose exclusivement de poisson salé :

La lèpre – dit-il – n’est peut-être qu’unemaladie que parce qu’elle ne se passe pas dans un milieu aquatique,c’est simplement un phénomène naturel qui s’accomplit mal, elleindique que dans certaines conditions la face humaine est appelée àse couvrir d’écailles.

« Je demeurai longtemps pensif, car jepartage moi aussi cette théorie, que toute maladie n’est que leprélude d’une évolution nouvelle de l’homme vers un autre état plusparfait ou tout au moins différent.

« Jamais, au cours des passionnantesrecherches auxquelles mon existence a été consacrée, je n’avaisressenti un plus vif intérêt.

« Je ne me lassais pas de contemplerl’homme marin, et tous les détails de son anatomie extérieure sontencore présents à ma mémoire. Ses doigts assez longs et terminéspar de courtes griffes bleuâtres étaient réunis par une membranequi devait lui permettre de nager facilement, mais qui nes’étendait pas assez loin pour enlever à ces organes l’agilitéordinaire aux doigts humains.

« Les yeux bruns et clairs n’avaient riende l’expression de stupidité et de fixité que donne aux poissons lemanque de paupières ; ils reflétaient la beauté etl’intelligence comme ceux de beaucoup d’amphibies, dont Michelet anoté la ressemblance avec l’homme et qu’il suffirait de peud’efforts pour domestiquer.

« La bouche était petite et surmontée demoustaches retroussées, qui donnaient à l’être marin la vagueapparence d’un seigneur du temps de Louis XIII ; le frontbombé, le nez court et bien dessiné n’offraient aucune apparencebestiale.

« Je me demandai aussitôt grâce à quelleconformation il pouvait respirer et vivre sous la masse des eaux,sans être pourvu de branchies comme les poissons, ou sans allerrespirer à la surface, à la façon des mammifères amphibies.

« Je me souvins alors d’une vieillethéorie légendaire très en faveur près des médecins, encore un peualchimistes, du dix-huitième siècle.

« Avant la naissance, l’échange du sangveineux et du sang artériel se fait directement, sansl’intermédiaire des poumons, par un trou percé dans la cloisonmédiane du cœur et nommé trou de Botal[4]. Ce trou sebouche en quelques heures aussitôt que l’enfant a donné signe devie.

« On était autrefois persuadé qu’unnouveau-né, alternativement plongé dans l’eau tiède et dans l’air,garderait la faculté de respirer sous l’eau et dans l’air, que letrou de Botal ne se boucherait pas chez lui.

« Il existe d’ailleurs un exemplehistorique du fait. Le célèbre architecte anglais Lightwater, quidonna le plan – exécuté seulement cent ans après sa mort – dudessèchement du Zuyderzee, possédait la faculté de vivre dansl’eau ; le fait est attesté par de nombreux contemporains.

« Les savants officiels, sans se donnerla peine de faire aucune des expériences indiquées dans les vieuxauteurs, se sont amplement moqués de cette fantastiquehypothèse.

« Seul Berthelot, dont la bibliothèqueétait riche de plus de trente mille volumes d’alchimie et demédecine ancienne, avait réservé ce curieux problème, que sa mortne lui permit pas d’élucider.

« Le génial chimiste savait parexpérience que les plus incroyables légendes recèlent souvent unepart de vérité et il ne niait jamais rien au hasard.

« Il se plaisait à dire qu’il avaitretrouvé les principes de l’hydrostatique et ceux des machines àvapeur dans Héron d’Alexandrie, comme la pyrotechnie dans MarcusGraecus, et il ne rejetait jamais aucune opinion sans l’avoirmûrement examinée.

« Pour mon compte, je suis persuadé queles médecins du XVIIIe siècle ont eu raison et que rien ne seraitplus facile à l’homme que de vivre dans l’eau.

« N’en avais-je pas d’ailleurs, sous lesyeux, un vivant exemple ?

« Pendant que je m’abandonnais à cespensées, l’homme marin s’avançait lentement vers la cloison deverre derrière laquelle je me tenais tapi.

« Je remarquai alors qu’il tenait en mainune tige de métal rouge, légèrement recourbée vers le milieu, etsur laquelle il s’appuyait comme sur une canne.

« Avec son profil un, peu pointu, lepelage sombre qui couvrait son corps et ses moustaches effilées, ilme fit l’effet d’un énorme chat à face humaine.

« Il se retournait de temps en temps, ilregardait derrière lui comme s’il eût attendu quelqu’un.

« J’eus bientôt l’explication de cetteattitude un animal qui tenait à la fois de la loutre et du morse etqui pourtant avait, comme l’ornithorynque, un bec d’oiseau, lerejoignit en bondissant joyeusement.

« L’animal, l’instant d’après, s’avançaiten rampant, semblait quêter une proie, je compris que l’hommesous-marin chassait et que son compagnon lui tenait lieu dechien…

« Tout à coup, un grand poissoncartilagineux, de la même espèce que la raie commune, sortit dedessous un buisson de sargasses. La loutre s’élança, mais uneseconde trop tard, le squale fuyait de toute la vitesse de sesnageoires.

« Alors, l’homme lança la tige de métalcourbé qu’il tenait à la main.

« Sans effort apparent de la part duchasseur, l’arme décrivit une courbe, alla atteindre la proie etrevint se placer, pour ainsi dire d’elle-même, dans la main quil’avait projetée.

« Le squale était tombé mortellementfrappé, la loutre l’acheva de deux coups de griffe, et vint ledéposer aux pieds de son maître, comme eût pu le faire le plusdocile et le mieux dressé des terrestres épagneuls.

« Le chasseur ramassa la proie et laplaça dans un filet qu’il portait en bandoulière et qui me paruttressé avec les fibres de ce byssus dont on fabrique des étoffes enSicile.

« J’étais stupéfait de cette scène de lavie sous-marine que je surprenais, pour ainsi dire, sur le vif.

« Je me rendis compte alors que l’arme demétal devait être analogue, dans son mode d’action, à ce boomerangdes naturels de l’Australie, simple bâton qui revient vers celuiqui l’a lancé, après être allé frapper le but désigné.

« L’homme avait fait quelques pas dans madirection ; je vis que son filet renfermait déjà d’autrespoissons et de gros fruits pareils à des ananas et qui étaientproduits par un grand végétal au feuillage lilas, aux tiges raideset piquantes comme les cactus.

« Maintenant, il se rapprochait lentementde la vitre derrière laquelle je l’observais ; son visageexprimait une vive curiosité.

« Bientôt, nous ne fûmes plus séparés quepar l’épaisseur du cristal.

« Nous nous regardâmes silencieusementpendant une minute et tout à coup, sans que j’en pusse deviner laraison, l’homme marin parut en proie à la plus vive terreur.

« Il n’avait sans doute jamais vu d’êtrepareil à moi, tout son corps était agité d’un tremblement et il neparaissait pas comprendre les sourires et les signes amicaux que jelui faisais pour le rassurer.

« Finalement, il tourna les talons ets’enfuit.

« Je l’eus bientôt perdu de vue sous lesbosquets de la campagne sous-marine.

« Je demeurai quelque temps immobile à lamême place, perdu dans mes pensées.

« Mon étonnement grandissait à mesurequ’un peu plus de mystère de la planète se révélait à moi.

« Enfin, je résolus de continuer monchemin dans cette galerie qu’éclairaient de place en place lesgrandes baies de cristal donnant sur le fond de la mer.

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