La Guerre des vampires

Chapitre 2LA VILLA DES LENTISQUES

 

Bâtie au centre d’une profonde vallée, lavilla des Lentisques s’élançait comme une île de marbre blanc d’unocéan de fleurs et de verdures. C’était un rêve grandiose réalisépar la féerie du million.

Les merveilles de l’architecture arabe yavaient été combinées, harmonieusement fondues, avec tout ce que lestyle vénitien déjà si proche de l’Orient, offre de plus noble etde plus magnifique dans ses lignes, de plus éclatant dans sacouleur.

Les briques coloriées, imitées des azulejos del’Alhambra, les mosaïques représentant de somptueuses brocatellesfaisaient ressortir plus nettement la svelte blancheur des colonnesqui soutenaient les galeries ciselées à jour par des sculpteursvenus à prix d’or du Maroc et de Bagdad.

Les toits dorés, les coupoles d’azur rayonnantau soleil semblaient l’environner d’un nimbe irréel, d’uneatmosphère de songe.

Cela était trop beau pour être vrai, on nepouvait s’empêcher de penser qu’un coup de vent allait dissiper laradieuse apparition comme ces mirages d’eaux et de verdures quihantent les sables stériles du grand désert.

D’après les ordres d’Alberte, les vieux arbresde la vallée avaient été respectés ; une seule percée – dansla direction du nord – laissait apercevoir les sables jaunes de lacôte lointaine et la Méditerranée, telle une étroite bande plusbleue sur l’azur profond du ciel.

Georges Darvel était demeuré immobile, sous lecoup d’une admiration si vive qu’elle confinait à la stupeur.

La villa des Lentisques, dans son idéaleperfection, ne lui rappelait rien qu’il eût vu, ou même qu’il eûtlu, à part peut-être ce miraculeux domaine d’Arnheim sicomplaisamment décrit par Edgar Poe.

– Que pensez-vous de notre petiteinstallation ? demanda Ralph Pitcher avec bonhomie.

– Je pense, dit Georges, que le palaisd’Aladin ne devait être qu’une ignoble bicoque, une repoussantetanière auprès de cette villa.

– N’exagérons pas, mon jeune ami,répondit Ralph d’un air de vaniteuse modestie ; mais il est defait que la villa des Lentisques réunit à elle seule les efforts etles trouvailles de trois civilisations.

« L’élégante noblesse de l’Italie s’ycombine au luxe paresseux des Arabes, enfin le sens méticuleux duconfort britannique est venu compléter tout cela.

– Il me semble qu’une partie de latoiture est en verre ?

– Oui, c’est notre laboratoire aménagésur la plus vaste des terrasses ; de même, nous avons utiliséune des coupoles pour y installer notre télescope, tout celad’ailleurs sans gâter le profil architectural de magnifiquedemeure.

« Personne ne soupçonnerait que ce palaisdes contes de fées est un des arsenaux les plus formidablementoutillés de la science moderne.

« D’ailleurs, vous allez pouvoir en jugerpar vous-même…

Pendant cette conversation, l’aveugle Zaroukavait poussé les battants d’une haute porte de cèdre aux ferruresarabesques, un spacieux vestibule apparut, dallé de mosaïque etsoutenu par des colonnes de stuc ; de la voûte pendait uneancienne lanterne turque en cuivre ouvragé, dont le dessin étaitaussi compliqué que celui de certains ostensoirs gothiques.

Le vestibule, par une triple baie à ogivessarrasines, s’ouvrait sur le patio, vaste cour intérieure plantéed’orangers, de citronniers et de jasmins, rafraîchie par le jetd’eau d’une monumentale fontaine surmontée d’une nymphe debronze.

Un cloître aux grêles colonnades faisait toutle tour du patio et offrait, avec ses fauteuils de cuir de Veniseet ses profonds divans, un abri commode contre la chaleur ;dans le silence à peine troublé par le murmure de l’eau courante,c’était là un lieu à souhait entre tous pour la méditation et larêverie.

Une jeune fille parut, vêtue de toile écrue,les oreilles parées de lourds anneaux.

– Chérifa, dit le naturaliste, tu vasmontrer à ce gentleman la chambre qui lui est destinée, puis tu leconduiras au laboratoire où je vais l’attendre. Tu donneras desordres pour que notre hôte soit pourvu de toutes les chosesnécessaires.

Georges regardait la jeune fille. Son teint debronze clair, ses grands yeux noirs fendus en amande, son nezaquilin, ses lèvres un peu fortes et les tatouages bleuâtres qui lamarquaient au front et au bras, disaient clairement sonorigine.

Elle pouvait avoir quinze ou seize ans ;elle était dans son genre d’une beauté accomplie.

– Chérifa, expliqua Ralph Pitcher à voixbasse, est la fille d’un cheik nomade de la Chehahia.

« Miss Alberte l’a soignée et guérie dela variole, une des maladies qui font le plus de ravages parmi lesArabes ; depuis, elle n’a plus quitté sa bienfaitrice àlaquelle elle est entièrement dévouée. C’est une sorte d’esclavevolontaire, une humble amie qui a toute la confiance de missAlberte.

« Chérifa est gaie, douce, charmante,intelligente et nous rend de grands services par son incessantevigilance et son sens pratique déjà très développé.

« C’est un exemple de ce que pourraientdevenir les Arabes, si on s’adressait à leur raisonnement et à leurcœur, au lieu de les piller et de les brutaliser, comme cela arrivepar malheur encore trop souvent.

Georges suivit sa conductrice jusqu’à unehaute et spacieuse chambre du second étage, dont les fenêtresogivales aux vitraux de couleur donnaient sur un balcon quidominait la campagne.

Il fut surpris de la science du confort et dela simplicité de cette pièce. Les murailles revêtues de céramiqueaux arabesques éclatantes, le plafond légèrement creusé en voûteoffraient des angles arrondis qui ne pouvaient donner asile ni à lapoussière ni aux microbes. Les rideaux en perles de Muranotamisaient l’éclat de la lumière sans l’intercepter, enfin lesmeubles établis d’après les dessins d’un élève de Walter Craneétaient en cuivre forgé ou en porcelaine, suivant une mode quicommence à s’introduire dans les salons de quelquesmilliardaires.

Des gerbes polychromes de fleurs de verrerecelaient les ampoules des lampes électriques et une grandebibliothèque renfermait en des reliures admirables les publicationsrécentes de la science et les chefs-d’œuvre éternels despoètes.

Un vaste cabinet de toilette attenant à lachambre offrait l’appareil le plus complet de bains chauds etfroids, de bains électriques et de bains de lumière.

Tout cela était d’un goût parfait et d’unesimplicité royale.

– Tu seras bien là, dit Chérifa avec unrire éclatant qui découvrit ses dents blanches. Voici le téléphone,voici le bouton électrique pour appeler les serviteurs à touteheure du jour ou de la nuit.

« Mais, n’as-tu pas faim ? Nedésires-tu pas quelques rafraîchissements ?

– Je te remercie, j’ai déjeuné trèssuffisamment à Tabarka.

– C’est bien, je te laisse…

Vive et légère comme ces gazelles du désert,dont elle avait les grands yeux tendres et pensifs, Chérifa avaitdéjà disparu.

Demeuré seul, Georges Darvel prit un tub dontla chaleur et la poussière de la route lui firent particulièrementapprécier le bienfait, puis il remplaça son vêtement de voyage parun complet de pyjama et descendit au patio.

Là, il retrouva Chérifa, qui lui servit deguide jusqu’au laboratoire qui occupait à lui seul la plus vastedes terrasses de la villa. C’était un immense cube de cristal forméde cinq gigantesques vitres maintenues par quatre colonnes etquatre poutrelles d’acier ; on y accédait par une sorte detrappe intérieure.

D’épais rideaux de feutre permettaient d’yproduire à volonté – par la seule pression d’un bouton électrique –le jour ou la nuit, la clarté la plus radieuse ou les ténèbresopaques.

Quoique Georges Darvel connût les laboratoiresles mieux outillés de Paris et de Londres, il aperçut là une fouled’appareils dont il ignorait l’usage ou du moins qu’il n’avaitjamais vus.

Il y avait des plaques photographiques deplusieurs mètres carrés de surface, des miroirs enduits d’un tainspécial qui gardaient nettement pendant quelques minutes les plusfugitives images de nuages et d’oiseaux.

De gigantesques tubes étaient braqués vers leciel, de puissants microphones devaient apporter aux oreilles desexpérimentateurs les plus imperceptibles bruits du ciel et de laterre.

Le jeune homme vit encore des appareilsinconnus, composés de miroirs lenticulaires reliés à de puissantespiles et à des flacons à tubulures remplis de liquidesmulticolores.

Le laboratoire communiquait par un escalier àvis avec une annexe où se trouvaient les armoires de produitschimiques, les puissants fours électriques et les frigorifiques,ainsi que la bibliothèque richement garnie des introuvablesbouquins des alchimistes et des talmudistes.

L’ensemble constituait une installation uniqueet merveilleusement complète.

En pénétrant dans ce sanctuaire de la science,Georges Darvel était demeuré tout interdit, en proie à unerespectueuse émotion.

Ralph Pitcher s’empressa de venir au-devant delui.

– Mon cher ami, lui dit-il, vous êtes desnôtres à partir d’aujourd’hui. Je vais vous présenter à noscollaborateurs, aux amis dévoués de votre illustre frère, lecapitaine Wad et l’ingénieur Bolenski.

À ces mots, deux personnages en longue blousede laboratoire qui, aidés de Zarouk, étaient occupés à décanter lecontenu d’une bonbonne dans une grande cuve de verre, abandonnèrentleur besogne et se hâtèrent d’accourir.

Il y avait, entre l’Anglais et le Polonais, uncontraste frappant. L’ingénieur Bolenski, de haute stature, avecdes yeux d’un bleu très clair et une longue barbe d’un blond pâle,était expansif et bruyant ; tous les côtés impulsifs ducaractère slave, – franchise, loquacité, imagination prompte ethardie jusqu’à la témérité, – apparaissaient pour ainsi dire àchacune de ses paroles, à chacun de ses gestes.

Le capitaine Wad, de taille moyenne avec delongues moustaches déjà grisonnantes et des yeux noirs presquedurs, était raide, glacial, gourmé ; ses gestes, rares,avaient une précision d’automate.

On devinait qu’il devait être plus sérieux,logique avec lui-même jusque dans ses paroles les plusinsignifiantes ; mais, sous ces dehors un peu secs, lecapitaine était l’homme le plus loyal et le plus généreux.

Ce fut avec une cordialité réelle qu’il serrala main de Georges, dans un shake hand d’une énergie toutebritannique, en l’assurant de toute sa sympathie, et de tout sondévouement.

– Vous savez, monsieur Darvel, fit RalphPitcher, que ce n’est pas là une simple formule de politesse, lecapitaine ne dit rien à la légère, il pèse le sens de ses mots etil n’est guère prodigue de semblables protestations.

Quant à l’ingénieur, il semblait fou de joieet ne se lassait pas de contempler le jeune homme qui, trèsintimidé, se confondait en remerciements.

– C’est étonnant, s’écria le Polonaisavec émotion, comme monsieur Darvel ressemble à son frère ! Ilme semble le voir tel qu’il était quand nous habitions ensemble ledésert sibérien.

« Tout à l’heure, en l’apercevant, j’airessenti comme un choc en plein cœur ; quoique je fusseprévenu de son arrivée, je n’ai pu m’empêcher, une seconde, depenser que notre cher grand homme était de retour, j’ai cru voirsurgir, triomphant, l’explorateur du ciel, le conquérant desastres !

Il y eut un moment de silence, les quatresavants se regardèrent ; ils venaient d’avoir la mêmepensée.

– Croyez-vous sincèrement, messieurs, ditenfin Georges avec hésitation, que mon frère soit encorevivant ? Qu’il puisse réussir à rejoindre la terre ?

– Je crois fermement, répondit lecapitaine Wad d’un ton grave, que votre frère est encorevivant.

– Cependant, ces signaux brusquementinterrompus ? objecta le jeune homme avec tristesse. Je vousl’avoue, je n’ose montrer autant d’espoir, autant de confiance quevous-mêmes… Je voudrais bien être dans l’erreur, je vous le jure,et pourtant…

– Mais cela ne prouve rien, jeune homme,que les signaux aient cessé ! interrompit le Polonais d’unevoix tonnante.

« Notre ami peut être parfaitementvivant, sans pour cela posséder le moyen de continuer àcorrespondre avec la Terre, moyen très difficile même pournous !

« Raisonnons un peu : Robert Darvela atteint la planète Mars sain et sauf, et il y a acquis assez depouvoir sur les habitants pour faire établir ces lignes lumineusesque nous avons pu photographier. Pourquoi aurait-il péri ?

« Nous n’avons aucune raison de lesupposer.

– Cependant, objecta encore le jeunehomme, cette étrange histoire de captivité chez les Erloors àpartir de laquelle les signaux n’ont plus paru ?

– Le fait n’est nullement probant.Réfléchissez que Robert a certainement échappé au péril, puisqu’ilétait en mesure de nous le raconter.

« Il parlait là d’un événement bienantérieur.

– Je vous dirai encore autre chose, fit àson tour le capitaine Wad. Robert Darvel ne peut pas êtremort ; il y a des causes mystérieuses et profondes au succèsd’une tentative aussi inouïe elle ne peut pas avoir été vaine. Laforce consciente qui gouverne les mondes et qui régit lesphénomènes avec la plus rigoureuse logique ne peut avoir permis untel voyage inutilement.

« Qu’on m’accuse si l’on veut d’être unmystique ; mais je crois qu’il fallait de toutenécessité – j’allais dire de toute éternité – que Mars et la Terre,les deux planètes sœurs, entrassent en communication ! Ilfallait que Robert Darvel réussît comme il fautqu’il revienne sur la Terre, l’enrichir de toute lapensée, de toute la science d’un univers nouveau !

« C’est une vérité pour moi aussi limpideet aussi claire qu’un théorème d’Euclide…

Le capitaine Wad, si froid l’instantd’auparavant, avait prononcé cette phrase avec un enthousiasme etune chaleur si communicatifs que Georges se sentit à demi persuadédu rôle providentiel attribué à son frère sur la destinée des deuxplanètes.

– D’ailleurs, ajouta Pitcher, avec sonflegme habituel, nous n’attendrons pas que Robert Darvel revienne,nous irons le rejoindre et très prochainement.

– En auriez-vous déjà trouvé lemoyen ? balbutia Georges qui, peu à peu, se sentait gagné parla foi ardente des deux savants.

– Nous en sommes bien près, répondit lecapitaine, devenu pensif ; nous ne sommes plus arrêtés que pardes détails pratiques de construction de notre appareil, desdifficultés techniques tout à fait secondaires et que nousrésoudrons sûrement.

« C’est l’affaire de quelquessemaines.

« Je reconnais d’ailleurs que ce que j’aipu sauver des notes de votre frère à Chelambrun nous a puissammentservi.

– Je vous aiderai ! s’écria Georges,les yeux étincelants de joie.

– Vous savez, reprit le capitaine qui,absorbé par ses pensées, ne l’avait pas entendu, que tous lesphénomènes physiques, mécaniques ou chimiques se réduisent à unseul : le mouvement.

« C’est maintenant une vérité banale.

« La chaleur est un certain mode demouvement, comme la lumière en est un autre.

« Nous pouvons vérifier tous les joursque le mouvement se transforme en chaleur, la chaleur enélectricité, l’électricité en lumière.

« Il était logique de présumer quel’électricité dans certaines conditions peut se transformer enfluide volitif, en volonté.

« L’homme réalisera tout ce qu’il voudra,le jour où il pourra ajouter à son cerveau débile la puissancepresque infinie des courants électriques, où il pourra charger sonsystème nerveux de fluide volitif comme on charge d’électricité unaccumulateur.

« Alors, il ne connaîtra plus ni lafatigue, ni la maladie, ni peut-être – qui sait ? – lamort.

« Il n’y aura plus d’obstacle pourlui ; il pourra tout ce qu’il voudra !

« Votre frère, lui, avait trouvé le moyend’emmagasiner le fluide volitif ; nous avons cherché, nous, lemoyen de transformer l’électricité en énergie volitive.

– Et vous avez trouvé ? demandaGeorges, haletant, émerveillé, presque effrayé des horizonsgrandioses qui s’offraient à son imagination.

– Je vous l’ai dit, à l’instant, nous nesommes plus arrêtés que par des détails techniques.

– D’ailleurs, interrompit l’impétueuxBolenski, nous sommes en mesure de vous faire constater dèsmaintenant des résultats pratiques, nos découvertes ne sont pas depures théories !

« Vous allez en juger.

Le Polonais alla prendre, sous une cloche, unbizarre casque de verre et de cuivre terminé par un faisceau defils de platine reliés à un accumulateur.

Il en coiffa le capitaine Wad, qui l’avaitlaissé faire avec un silencieux sourire et qui ainsi casquéressemblait assez à un scaphandrier en costume de travail.

– Vous voyez, reprit l’ingénieur,continuant sa démonstration ; en ce moment, le courant fournipar l’accumulateur est en train de se transformer en fluide volitifet de s’emmagasiner dans le cerveau de notre ami.

« Regardez comme ses yeux fulgurent,quelle étrange expression de calme et de puissance a revêtu saphysionomie ; elle semble maintenant entourée d’une sorted’irréelle clarté !

« Sa volonté est maintenant doublée,triplée, décuplée…

« Il pourrait nous ordonner ce qu’ilvoudrait ; en dépit de nous, nous serions forcés de luiobéir.

Georges Darvel se taisait ; l’ingénieurBolenski prit ce silence pour de l’incrédulité.

– Vous en voulez une preuve, dit-il, lecapitaine va vous ordonner mentalement de vous agenouiller ;essayez de lui résister !

– Je serais curieux, en effet… murmura lejeune homme en se raidissant de toutes ses forces.

« Si vous réussissez à me faire fairecela malgré moi, je n’aurai plus rien à dire.

Le capitaine lui lança, à travers son masque,un regard fulgurant.

Georges Darvel eut au creux de l’estomac lasensation cuisante d’une brûlure.

Il eut beau s’arc-bouter, la facecongestionnée, le front emperlé de sueur, malgré lui, ses musclesse détendirent, il s’agenouilla.

– C’est effrayant, balbutia-t-il. Quipourrait résister à une semblable puissance ?

– La science est souveraine, ditorgueilleusement le bon Ralph Pitcher.

– Vous comprenez parfaitement, ajouta lePolonais, que si notre ami vous ordonnait par exemple d’allerprendre ce couteau de dissection là-bas sur la planche, et decouper la tête à l’honnête Zarouk qui nous écoute de son coin avecébahissement, vous ne pourriez pas vous dispenser de le faire.

« D’ailleurs, tenez, vous êtes déjà entrain d’obéir à la silencieuse injonction du capitaine.

Pâle comme un mort, les dents serrées, levisage crispé, Georges Darvel se dirigeait en effet vers l’endroitoù se trouvait le couteau, avec les gestes anguleux et raides, lesgestes contraints d’une marionnette humaine.

En poussant un profond soupir, il prit l’arme,la serra convulsivement et marcha droit au Nègre qui se reculait,vaguement effrayé.

La lame était déjà brandie, lorsqu’un regarddu capitaine arrêta net le meurtrier malgré lui, l’immobilisa dansla pose du sacrificateur antique.

Le visage de Georges exprimait une souffranceet une fatigue indicibles.

– Je vous en prie, murmura-t-il, arrêtezpour un instant ces terribles expériences… Ce que j’éprouve estatroce… Il me semble qu’un autre être s’est installé en moi etqu’on m’a volé ma personnalité.

« Je crois maintenant à tout ce que j’ailu sur la possession et l’envoûtement…

– Avec cette différence, expliquaBolenski, que ces phénomènes de domination d’un être par un autrequi ne se produisaient que rarement, dans des circonstances et avecdes tempéraments d’une nervosité exceptionnelle, sont maintenantobtenus par nous en toute occasion, avec la plus grandefacilité.

– Cependant, dit vivement Ralph Pitcher,il ne faut pas que ces expériences, assurément prodigieuses, voussoient aussi pénibles.

« Nous avons voulu seulement vous prouverque la possibilité d’atteindre la planète Mars n’est point unechimère.

– J’en suis maintenant absolumentpersuadé, répondit Georges, qui se remettait peu à peu de l’effortqu’il avait fait pour résister au vouloir tout-puissant ducapitaine Wad, rien ne doit vous être impossible.

– Maintenant, dit l’ingénieur Bolenski,voici autre chose. Regardez bien.

Il avait dit quelques mots à l’oreille deZarouk ; celui-ci appuya sur un contact électrique ; unetrappe ménagée dans l’épaisseur du toit de verre se rabattit surelle-même ; alors le Polonais prit avec précaution dans unecaisse un fuseau de verre tourné en spirale et effilé aux deuxextrémités.

Il le saisit entre le pouce et l’index et letint sous les regards du capitaine.

Quelques minutes s’écoulèrent dans le plusprofond silence ; tout à coup Bolenski ouvrit les doigts.Rapide comme une flèche, le fuseau de verre s’éleva et disparut ensifflant par la trappe entrouverte.

Georges Darvel demeurait muet de surprise,perdu dans un monde de pensées.

Le capitaine Wad qui venait de se débarrasserdu casque de verre s’approcha de lui en souriant.

– Je vois, dit-il amicalement, que cespetites expériences – de simples expériences de laboratoire – ontproduit sur vous une certaine impression ; mais ce n’est rien,absolument rien, auprès de ce que nous pouvons réaliser avec lesmêmes moyens.

Georges Darvel s’inclina respectueusement.

– Permettez-moi, murmura-t-il, tout ému,de vous remercier encore une fois du grand honneur que vous mefaites en m’associant à vos merveilleux travaux.

– Je suis persuadé que vous deviendrezbientôt pour nous un collaborateur précieux.

– J’y tâcherai, dit modestement le jeunehomme, quoique je ne soupçonne guère, vraiment, en quoi un ignorantde ma sorte peut être utile à des savants tels que vous.

Le capitaine ne répondit rien à ce complimentobligé, du premier coup Georges Darvel lui avait été sympathique.Il était secrètement persuadé que le jeune ingénieur se montreraitdigne de sa parenté avec l’explorateur du ciel, qu’il était decette race des vrais chercheurs qui forme comme un peuple à part,dont les élus se reconnaissent à des signes mystérieux, parmil’humaine cohue inconsciente et abêtie.

Georges examinait maintenant avec attentionune statue de bronze noir dressée sur un socle d’onyx, au centre dulaboratoire.

Elle représentait un adolescent tenant d’unemain une cloche, présentant de l’autre des tablettes. Le torse à lafois délicat et puissant était traité dans le style de laRenaissance italienne. Les prunelles, suivant la mode des anciens,étaient figurées par des saphirs et des lèvres d’un arc fier etgracieux étaient légèrement entrouvertes comme si la statue allaitparler.

– Vous admirez notre messager ordinaire,expliqua Ralph Pitcher.

« Ce chef d’œuvre de la sculpturefrançaise sert tout simplement à dissimuler les appareils d’unpuissant téléphone haut-parleur.

« Ce bronze est une merveille, unefantaisie princière de miss Alberte, qui l’a payée quatre millelivres.

– J’ai rarement vu quelque chose de plusbeau !

– Cela n’a rien d’étonnant, cette statueest une des dernières œuvres de Falguière, le maître de la grâce.Voyez comme la physionomie exprime bien l’anxiété d’un messagerporteur d’une nouvelle dont il ignore lui-même encore lagravité…

À ce moment, la cloche tinta.

Une voix claire sortit de la bouche debronze.

– C’est moi, miss Alberte…

« J’espère au moins que je ne vousdérange pas, au milieu de quelque expérience délicate ?

– Nullement, miss, répondit Pitcher, enparlant à proximité de la tablette qu’offrait la statue, je penseque vous vous portez bien et qu’il ne vous est rien arrivé defâcheux ?…

– Tout est au mieux.

« J’ai terminé les affaires qui, endernier lieu, me retenaient à Malte beaucoup plus promptement queje ne le pensais.

« Le Conqueror pourra doncreprendre la mer dès demain.

« J’espère par conséquent être de retourà la villa dans la soirée.

– Faut-il prévenir Chérifa ? Jecrois qu’elle ne comptait pas sur un retour si prompt.

– Je vous remercie, elle est déjàprévenue. Il est convenu qu’elle viendra m’attendre à Tabarka avecl’auto…

« Mais j’allais oublier, M. GeorgesDarvel est-il arrivé ?

– Oui, miss, il y a deux heures àpeine.

– Dites-lui combien je serai heureuse dele voir, quel plaisir me cause sa présence dans notre Thébaïde.

« Mais, adieu, ou plutôt à demain, jesuis obligée de tenir tête à une foule d’importuns et j’airendez-vous avec mon sollicitor dans un quart d’heure pour ceprocès que l’État du Transvaal s’est avisé de m’intenter.

La statue était redevenue muette. Georgesétait encore sous le charme de cette voix musicale et fraîche qui,bien des minutes après, semblait encore retentir à sesoreilles.

– Je vous aurais bien mis encommunication, dit le naturaliste, vous auriez pu vous-même luiprésenter vos compliments ; mais elle était trop pressée, vousavez dû vous en rendre compte.

« Dans ses business’s travels(voyages d’affaires), elle n’a pas un instant de répit.

« Il lui faut un cerveau exceptionnelpour tenir tête victorieusement, comme elle le fait, à tous lesbandits de la finance internationale liguée contre sesmilliards.

– Vous apprécierez, ajouta le capitaineWad, quelle intelligence intuitive et pénétrante.

– Même en science ? demandaGeorges.

– Même en science. Il y a des jours oùelle nous stupéfie par la justesse et par l’audace de sesaperçus.

« Certes, miss Alberte sera l’épouseidéale, la compagne élue entre toutes de votre illustre frère.

Georges Darvel demeura silencieux. Maintenantque l’enthousiasme excité en lui par les stupéfiantes expériencesdes trois amis était un peu tombé, il ne pouvait s’empêcher deréfléchir à l’effroyable distance qui séparait Robert de la vieilleplanète natale et le doute envahissait de nouveau son esprit.

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