La Guerre des vampires

Chapitre 5LA CATASTROPHE

 

À leur place accoutumée, sur la terrasse quidominait la vallée, Georges Darvel et ses amis continuaient ladiscussion qui les avait passionnés pendant le repas et dontl’étrange événement de l’après-midi était le sujet.

Dans le feu de cette conversation, Georges setrouva mis au courant de diverses découvertes dues à ses compagnonset encore ignorées du grand public.

C’était le capitaine Wad qui avait découvertles rayons Z qui, depuis, ont permis de prospecter les mines àtravers plusieurs kilomètres de couches géologiques, grâce auxquelson peut maintenant faire exploser une poudrière, incendier uneflotte, à des distances invraisemblables.

L’ingénieur Bolenski avait perfectionné letéléphone, qui est pour la vue ce que le téléphone est pour l’ouïeet renouvelle le prodige des miroirs magiques qui permettent decontempler les absents malgré l’éloignement de la distance.

Il avait aussi donné le principe de cesstations médicales aérostatiques situées au-dessus des nuages et oùl’homme, dans une atmosphère chimiquement pure, saturée devivifiants ozones, guérira en quelques jours de la plupart desmaladies.

Ralph Pitcher, lui, s’était attaqué auproblème de l’énergie sans fil ; il était sur le point detrouver le moyen de transporter, sans l’intermédiaire d’aucunconducteur, la force électrique à de grandes distances, comme celaexistait déjà pour le télégraphe et le téléphone. L’heureuxaboutissement de ces recherches causerait une révolution danstoutes les sciences ; les torrents inaccessibles, la puissancemême des marées et des ouragans deviendraient aisémentutilisables ; les accumulateurs des aéroplanes et dessous-marins pourraient être chargés à distance sans fatigue, niperte de temps.

En dépit de l’admiration qu’il éprouvait pources géniales trouvailles, Georges Darvel ne put s’empêcher depenser que, si tant d’efforts n’avaient pas été éparpillés,l’exploration de Mars eût été depuis longtemps menée à bien.

Il en fit tout haut la réflexion avecl’étourderie de la jeunesse. Ce fut Pitcher qui se chargea de luirépondre.

– Mon cher Georges, lui dit-il, vousparlez là comme un enfant, le savoir humain est un tout dont lesparties sont étroitement enchaînées les unes aux autres. On n’estpas maître de trouver ou de ne pas trouver. Comme un mineur dans sagalerie, le savant est obligé de suivre le filon de vérité nouvellequi s’offre à lui et ce sont bien plus nos découvertes qui nousdirigent que nous qui dirigeons nos découvertes.

– Croyez, d’ailleurs, ajouta placidementle capitaine Wad, que l’exploration de Mars n’y perdra rien.

« Sur la planète où nous allons aborder,la science est l’arme la plus formidable que puisse nous fournir levieil arsenal terrestre…

En ce moment, par une suite toute logique dela conversation, on parlait des moyens de se rendre invisible.

Le capitaine avoua de bonne grâce qu’ils’était autrefois attaqué à cet étrange problème.

La chimère de l’invisibilité, dit-il, atoujours hanté les cervelles humaines ; pour moi, c’est unepreuve qu’elle est réalisable.

« Tout ce que l’homme rêve – et mêmetout ce qu’il peut nettement concevoir – finit pars’accomplir tôt ou tard.

« Il est contraire au bon sens que notreesprit conçoive une chose qui ne puisse jamais exister.

« Dès l’origine de l’histoire, dans lesvieux récits mythiques égyptiens et sanscrits, on trouve déjà destypes de dieux et de magiciens qui apparaissent ou disparaissent àvolonté.

« L’antiquité grecque a la fableadmirable de l’anneau de Gygès qu’on peut lire dans le vieilHérodote, les contes arabes et persans sont pleins de semblablesrécits.

« De nos jours encore, ce rêve apréoccupé les poètes et les romanciers.

– Auriez-vous obtenu des résultatspratiques ? demanda Georges avec un peu d’incrédulité.

– Non. Mais je pense que l’on peutarriver à cela, et j’ai noté une grande quantité de faits sur cettehypothèse à laquelle l’événement d’aujourd’hui donne une nouvelleforce.

« En effet, si la nature crée desinvisibles, il n’y a pas de raison pour que nous n’arrivions pas àsurprendre son secret.

« Sans parler des miracles des Hindousdont j’ai été témoin ; dans certaines affections nerveusesn’entraînant nullement la folie, mais seulement une exaspération dela sensibilité, souvent des malades ont été frôlés ou mêmebousculés par des êtres très palpables, maisinvisibles.

« Qui nous dit que ce que nous appelonshallucination n’est pas une réalité, seulement plussubtile ?

– Si nous rentrions dans le laboratoire,interrompit tout à coup l’ingénieur Bolenski, il fait ici unechaleur accablante ; l’air liquide nous donnera du moins unpeu de fraîcheur.

« Je suis sûr qu’il se prépare un orageterrible ; je me sens les nerfs frémissants comme des cordestrop tendues.

– Rentrons, murmura le capitaine ;depuis que le soleil est couché, j’éprouve moi aussi un malaisegénéral.

À ce moment, un grand éclair silencieuxdéchira la voûte du ciel, montrant l’amas chaotique des nuagestourmentés et noirs aux franges livides, pareils à des drapsmortuaires capricieusement tordus.

Le paysage entrevu une seconde, avec les picsrouges et dentelés des montagnes, la ligne pâle de la mer, étaitrentré dans les ténèbres.

Une buée lourde du parfum des feuillages etdes fleurs montait de la forêt ; il n’y avait pas un soufflede vent ; dans cet accablement de la nature épuisée, lesilence n’était troublé que par les abois des chacals, desululements des rapaces nocturnes, qui prenaient quelque chose deplaintif et de déchirant.

– Oui, répéta Ralph Pitcher, après uninstant de silence, rentrons au laboratoire ; je ne saispourquoi, je me sens le cœur étreint d’une angoisse… Si j’étaissuperstitieux, je croirais qu’il va m’arriver quelque malheur.

– Dussiez-vous rire de moi, murmuraBolenski, il me semble toujours que le hideux monstre de tantôtrôde et tournoie autour de nous.

Personne n’eut l’idée de se moquer del’ingénieur, tous ressentaient à un degré plus ou moins vif la mêmeinstinctive appréhension.

– Nous aurions peut-être dû allerau-devant de miss Alberte, dit Georges en aspirant avec effortl’atmosphère embrasée.

– L’automobile est déjà partie pourTabarka, répondit Ralph ; d’ailleurs la route n’est ni longueni périlleuse et, à moins que la foudre ne tombe…

Il n’acheva pas sa pensée, quoique les parolesdu jeune homme lui eussent laissé une vague inquiétude.

Quelques minutes après, les quatre savantspénétraient dans le laboratoire où, depuis la fuite de l’invisible,tout était demeuré dans le même état.

L’ingénieur Bolenski alluma les lampesélectriques et mit en marche le ventilateur à air liquide.

– Voulez-vous, fit-il, que je tire lesrideaux de feutre ?

– Non pas, dit le capitaine Wad, nouspourrons ainsi contempler tout à notre aise la tempête qui seprépare, grandiose ; il y a des moments où le laboratoire estentouré d’éclairs de tous côtés, on a la sensation de se trouver aucentre d’une fournaise ardente…

Zarouk entrait à ce moment, l’air égaré etserrant quelque chose sous son burnous.

Son premier geste fut de fermer avecprécipitation la trappe du plafond de verre qu’en entrant Bolenskiavait ouverte distraitement.

– Qu’y a-t-il ? demanda Pitcher.

Le Noir grelottait de peur.

Pour toute réponse, il jeta sur la table dulaboratoire l’objet qu’il dissimulait sous son burnous et quin’était autre que le corps d’un jeune chacal.

– Que veux-tu que je fasse de cela,poltron ? dit le naturaliste :

Mais Pitcher poussa un cri de surprise.Machinalement, il avait passé la main sur le pelage de l’animal. Lechacal n’était plus qu’une sorte de long sac flasque, entièrementvidé de toute la substance vivante, une peau molle flottant autourd’un squelette.

Le capitaine Wad s’était rapproché, avaitécarté les poils jaunes un peu en arrière de l’oreille. Il montral’épiderme criblé de taches rouges.

– Je m’en doutais, murmura-t-il enbaissant la voix, les mêmes taches sanglantes que sur la main et lepoignet de master Frymcock !

« Ce chacal a été saigné à vif parl’invisible !…

– Ou par les invisibles… Qui nous dit quel’espèce humaine ne va pas être en butte à une invasion de cesmonstres, troublés dans leurs retraites séculaires par ledéfrichement des forêts, les chemins de fer, les sous-marins et lesaéroplanes ?

– Eh bien, nous lutterons ! s’écriaPitcher, avec une sorte d’enthousiasme.

« Si en dehors des notions connues que setrouvent ces monstres, nous aurons vite fait de trouver le défautde la cuirasse.

« Ce ne serait pas la peine, vraiment,d’être les héritiers de tout ce que le génie humain a découvertdepuis cinq mille ans pour se laisser vaincre à la premièreattaque !

« Ces invisibles buveurs de sang auraientpu avoir des chances de succès aux époques ignorantes de la Romepaïenne où on les eût pris pour des dieux, au lugubre temps duMoyen Age, où on eût vu en eux des diables, maintenantnon !

« La science est armée contre tous lesennemis, contre toutes les catastrophes et elle ne regarde riencomme impossible !

« Réjouissons-nous, au contraire, d’avoirété les premiers à éventer la présence de ces êtresétranges !

« À nous reviendra l’honneur d’unedécouverte immortelle !

Ces paroles avaient dissipé l’impressionpénible causée par la trouvaille de Zarouk ; le Noir futminutieusement interrogé.

Suivant son habitude, après le dîner, il étaitallé se reposer dans le jardin de la villa, au pied d’une desstèles de porphyre qui supportaient de grands vases de faïence deNabeul, aux gais bariolages, tout près d’un antique olivierpeut-être deux fois millénaire et dont les fruits allongés, de lavariété que les Arabes appellent « dent de chameau »,étaient déjà connus des Carthaginois.

Ses maîtres le savaient, chaque jour, Zaroukpassait là de longues heures, la face éclairée d’un vague sourire,l’oreille tendue à tous les murmures, à tous les bruissements dujardin.

Ses sens, d’une suraiguë délicatesse,discernaient le battement d’ailes ou d’élytres et le bourdonnementparticulier à chaque sorte d’insecte, le rampemou des caméléons etdes couleuvres, la fuite sournoise des porcs-épics et des chatssauvages dans les branches. Il distinguait jusqu’au gémissement desarbres en travail de sève, jusqu’au craquement des graines mûresdont le soleil fait éclater les coques et lance au loin lessemences.

De subtiles fragrances lui disaient laprésence lointaine ou proche de chaque plante et de chaquebête.

Dans ces méditations extatiques, Zarouképrouvait, centuplées, les vives jouissances que peut procurer à undilettante une musique sublime exécutée par un orchestreparfait.

C’était sans doute au cours de ces ivressesque son ouïe et son odorat s’étaient si merveilleusement affinés,arrivaient à suppléer au sens de la vue.

Zarouk avait été tout à coup dérangé dans sonextase par un battement d’ailes confus suivi bientôt d’un râled’agonie.

Suant de peur, il n’avait pas bougé de sacachette, reconnaissant de suite la présence de l’épouvantable« djinn ».

Enfin, le bruit avait cessé, le Noir s’étaitenhardi, et avait trouvé sans peine le corps vampirisé duchacal ; c’est alors que, tremblant de sa propre audace, ils’était réfugié dans le laboratoire.

Après le récit de Zarouk, il y eut un momentde silence, tous quatre demeuraient perdus dans leurs pensées.

– Sans doute, ces êtres hideux, dit enfinBolenski, possèdent une intelligence formidable, car pourquoiressembleraient-ils de façon si formelle à des cerveaux ?

La discussion reprit, plus acharnée et pluspassionnante.

– Plus tard, sans doute, murmurapensivement le capitaine Wad, l’homme sera devenu pareil à cesgigantesques cerveaux ; c’est une évolution qui se produiracertainement dans quelques centaines de siècles.

« C’est une vérité banale, que toutorgane inutile se résorbe ; déjà – c’en est un exemple le plussimple – chez les civilisés, l’orteil s’atrophie ou même disparaîtcomplètement.

« Je vous l’expliquais hier, à dîner, etc’est une indication que l’on doit à Berthelot, une nourriturechimiquement simplifiée amènera la résorption de l’intestin et del’estomac, rendra par suite inutiles certaines fonctions dufoie.

« L’homme, sustenté par des produitsqu’il s’assimilera presque immédiatement, n’aura besoin que d’untube digestif de plus en plus court.

« Plus tard même – j’en suis, certain –il arrivera à réparer l’usure quotidienne de l’organisme parl’injection directe d’une substance spéciale dans les artères.

« L’ensemble de l’appareil digestifn’aura plus de raison d’être.

– Je veux bien admettre, objecta GeorgesDarvel, que par la suppression graduelle des organes, ces monstres– appelons-les, si vous voulez, des Vampires, en souvenir deschauves-souris humaines décrites par mon frère – soient parvenus àn’être plus que des cerveaux, cela n’explique pas qu’ils soientinvisibles.

« Puis enfin, le nez, les yeux, lesoreilles, qui semblent chez eux ne plus exister qu’à l’état derudiment ?…

– Je vais vous répondre, répliqua lecapitaine, et cela sans même faire intervenir les rayons obscursqui suffiraient cependant à justifier l’hypothèse.

« Tout récemment, un savant hongrois aréussi à rendre la vue à des aveugles en agissant directement surles lobes optiques, c’est-à-dire sur les centres cérébraux quicommandent à la vision.

« Il y a là une donnée précieuse, un faitdont l’avenir montrera les conséquence incalculables.

« Selon moi, le mécanisme grossier dessens est appelé à disparaître ; la cellule nerveuse percevra,sans leur intermédiaire, toutes les impressions extérieures.

« Le goût, l’ouïe, l’odorat et le tactn’auront plus, pour ainsi dire, de raison d’être.

– Les Vampires, fit alors Georges Darvel,en seraient donc arrivés à cet état idéal que nous ne faisons quesoupçonner ?

« Permettez-moi de vous dire qu’ils’offre à cette hypothèse séduisante bien des objections.

– Par exemple ?

– Pour n’en citer qu’une admettrez-vousla disparition des muscles et de la force musculaire ?

« Il me semble…

– Il vous semble à tort, continua lecapitaine Wad, avec animation ; je vais ici poser une thèsedont l’énoncé fera bondir de colère tous les champions pugilistes,boxeurs, cyclistes, unijambistes et autres…

« Le muscle est un mécanisme lourd etgrossier, une dépendance de l’appareil digestif dont le cerveau,arrivé à son summum de perfection n’aura nul besoin.

« C’est le muscle qui apparie l’êtrehumain à l’animal, qui rabaisse sa dignité d’êtrepensant !

« À de rares exceptions près, les hommesde génie qui ont dominé le monde n’ont jamais possédé une grandevigueur physique.

« Ceux qui ont dompté les peuples etasservi l’univers ont été la plupart du temps d’un tempéramentchétif.

« Personne ne songe à se représenterNewton, Louis XI, Sixte-Quint, Michel-Ange, Napoléon comme capablesd’exploits athlétiques.

« L’esprit domine la matière, le cerveaudirige le monde !

« Par la puissance de leur intellect,l’énergie de leur volonté, des empereurs ou des philosophes onttenu sous le joug des multitudes, du lit de douleur où ils étaientcloués.

« Voltaire, Renan, Descartes étaientdébiles, valétudinaires.

« Je pourrais multiplier lesexemples.

– Il suffit. J’ai compris… Alors, d’aprèsvous, le muscle est appelé à disparaître.

– Mais, c’est évident ! Cela crèveles yeux, il suffit de réfléchir un instant pour s’enconvaincre.

– C’est une simple question de quelquescentaines de siècles, interrompit Ralph Pitcher, non sansironie.

– Sans doute, reprit le capitaine, maisdéjà, à notre époque, l’habitant d’une grande capitale se sert deses muscles de moins en moins.

« Grâce aux automobiles, aux chemins defer, aux aéroplanes, il n’aura bientôt plus la peine demarcher.

« De moins en moins, il se soumet àporter des fardeaux.

« Bientôt, les aliments condensés luiépargneront la peine même de digérer.

« L’exercice physique ne sera plus qu’unluxe ou qu’un métier.

– Mais les travailleurs des champs et desusines, dit Georges, surpris de cet étrange paradoxe. Vousconviendrez avec moi…

– Qu’ils fournissent un labeurmusculaire. D’accord ! Je n’ai jamais songé à le nier. Mais celabeur tend à diminuer de jour en jour.

« Les machines, autrement dociles etpuissantes que le travailleur, commencent à le remplacerpartout.

« Le laboureur, le paysan lui-même arecours, pour faire sa récolte, aux batteuses, aux faucheusesélectriques ou à vapeur.

« Il faudrait des centaines de chevauxpour exécuter le travail d’une seule locomotive, qu’un mécaniciendirige d’une simple pression de doigt sur la manette durégulateur.

« Le temps où la machine auracomplètement remplacé l’homme est proche, très proche !…

Le capitaine fut interrompu au milieu de sonéloquente tirade par un grondement de tonnerre.

L’orage, qui menaçait depuis si longtempsd’éclater, se déclarait enfin. Toutes discussions cessèrent pour lacontemplation, à travers les murailles de verre, du fantastiquespectacle.

L’orage semblait avoir pris pour centred’attraction la vallée profonde au centre de laquelle s’élevait lavilla.

L’atmosphère sans cesse déchirée par degigantesques éclairs silencieux était livide. Les forêtslointaines, les plans heurtés du paysage se détachaient du sein desténèbres, silhouettés en traits d’un feu bleu pâle. Par moments, lefluide s’épandait en larges nappes de clarté blême.

C’était comme si, tout à coup, on eût ouvertles écluses d’un vaste lac de lumière qui victorieusementsubmergeait les ténèbres, les forçait à reculer devant un flotimpétueux de fantastiques rayons.

Les fontaines lumineuses, les pyrotechnies etmême le bombardement d’une ville par une flotte de cuirassésn’eussent pu donner qu’une faible idée de ce spectaclegrandiose.

La pluie s’était mise à tomber en gouttesénormes mais c’était une pluie spéciale, dont les lamesphosphorescentes faisaient songer à quelque averse infernale.

Le Dante eût tiré de cette perspectivebouleversée une des plus terribles descriptions, un des plus cruelsépisodes de son Enfer.

Georges Darvel et ses amis contemplaient cespectacle avec une admiration mêlée d’épouvante. Bien qu’habituésaux tempêtes fréquentes dans cette région, jamais ils n’avaientassisté à un cataclysme pareil.

Pensifs, ils songeaient à tout l’inconnu dumonde qui nous entoure, à l’incertitude de notre science, sirudimentaire, si débile, réduite aux hypothèses dans tous les casintéressants.

Ce n’était certes pas là un orageordinaire ; comme dans un condensateur gigantesque, uneeffroyable accumulation de fluide s’était produite dans le cerclemontagneux qui entourait la villa.

Le fantastique phénomène déroulait ses décorsde flamme sans cesse renouvelés, depuis une heure déjà, lorsque soncaractère se modifia brusquement.

Aux nappes horizontales et bleuâtres defluides s’associèrent des éclairs verticaux, d’un rouge aveuglant,rayant le ciel d’une ligne droite parfaite, sans les brisures etles zigzags des éclairs ordinaires.

Ils crépitaient autour de la villa avec desourdes explosions. Un vieux chêne-liège situé à cent pas de là futatteint par l’un d’eux et s’écroula avec un fracasretentissant.

Ralph Pitcher et le capitaine Wad échangèrentun regard plein d’anxiété.

– Je ne croirai jamais que ce sont là deséclairs ordinaires, murmura le naturaliste en hochant la tête.

« Peut-être serait-il prudent de ne pasdemeurer ici.

– Bah ! fit l’ingénieur Bolenski,vous croyez donc qu’il y a du danger ?

– Eh bien ! oui, je le crois,partons.

– Je ne suis pas de votre avis, s’écriadédaigneusement le Polonais, et je ne vois pas trop à quelle sortede danger vous faites allusion.

« Croyez-vous que nous serons plus àl’abri dans la villa ?

« N’oubliez pas que ce laboratoire estpourvu de quatre paratonnerres.

Il ne put achever. Une seconde, une lueuréblouissante parut au-dessus du plafond de verre, qui flamboyacomme un brasier.

Une seconde après une masse incandescente, uneboule de feu s’abattait sur le laboratoire avec un épouvantablesifflement auquel succéda une sourde commotion.

À demi aveuglé par le météore, la main droitebrûlée, les vêtements roussis, Georges Darvel s’était rejeté enarrière avec un grand cri.

Les parois de verre étaient en miettes :poussé par l’instinct de la conservation, le jeune homme s’étaitélancé sur la terrasse qui, on le sait, était de plain-pied avec lelaboratoire.

Il revint presque aussitôt sur ses pas, enentendant les appels déchirants qui s’élevaient des décombresfumants.

À ce moment, un jet de flamme s’éleva, d’uneblancheur éblouissante ; c’était la bonbonne d’éther etd’autres matières explosives qui prenaient feu.

Cette tragique clarté blanche qui montaittoute droite vers le ciel zébré d’éclairs ajoutait à l’horreursublime de la catastrophe.

Tout cela s’était produit avec une fulguranterapidité, le drame n’avait pas duré en tout une minute.

Georges Darvel éprouvait aux yeux et aux mainsune douleur atroce, il trébuchait dans les débris de verre cassé,la tête perdue il se sentait attiré vers la grande flamme blanched’où partaient des hurlements atroces.

Tout à coup, un homme s’élança vers lui, labarbe et les vêtements brûlés, l’air d’un fou, gesticulant dans laflamme.

– Georges, mon cher enfant, est-cevous ?

À la voix, Georges Darvel reconnut lenaturaliste Pitcher.

– C’est vous, monsieur Ralph ?balbutia-t-il, c’est à peine si je vous vois !… J’ai les yeuxpleins de sang, les prunelles brûlées !…

« Quelle chose effrayante !… Mais lecapitaine Wad et M. Bolenski ?

– Morts tous deux, j’en suis certain… EtZarouk ?

Pitcher montra une masse inerte à trois pas delà.

– Je ne sais, fit-il, s’il a été tué surle coup ou s’il n’est qu’évanoui.

« Aidez-moi à l’emporter… Il ne faut pasque nous restions ici une minute de plus… Il y a du picrate etd’autres explosifs plus dangereux en bas ! Je suis surpris quetout n’ait pas déjà sauté !

Pitcher et Georges, affolés, emportèrent lecorps de Zarouk et le portèrent à l’extrémité la plus éloignée dela terrasse.

– Il n’y a que l’aile qui renferme lelaboratoire qui sautera, avait dit Pitcher.

Tous deux étaient stupides d’étonnement et defrayeur, après la secousse violente, le sursaut instinctif qui lesavait fait prendre la fuite, ils demeuraient hébétés, épongeantavec leurs mouchoirs leurs prunelles ensanglantées.

Ils ne songeaient même pas à gagner lacampagne, à se mettre tout à fait en sûreté, comme les serviteursde la villa dont ils entendaient les cris d’effroi et qu’ilsvoyaient courir éperdument vers la forêt.

À cet instant, la silhouette maigre de Mr.Frymcock parut sur la terrasse.

– Eh bien, sir, fit-il, avec le plusgrand calme, que se passe-t-il donc ?

« Le tonnerre est tombé sur lelaboratoire ?

– Ce n’est pas le tonnerre, bégayaPitcher, je ne sais pas ce que c’est… Wad et Bolesnski sontlà-dessous.

Et il montra les décombres au-dessus desquelsondoyait comme un panache géant la grande flamme blanche del’éther.

– Mais il faut les secourir !

– C’est inutile, d’ailleurs tout vasauter !…

Et Ralph Pitcher eut un ricanement defolie.

– Oui, tout va sauter, répéta Georgesmachinalement.

– By God ! grommelaFrymcock, la frayeur leur a fait perdre l’esprit ! Hé, sirs,cria-t-il, secouez cette stupeur, il faut combattre l’incendie,retirez s’il se peut de la fournaise le capitaine Wad etl’ingénieur.

Ralph Pitcher s’était redressé, il porta lamain à son front avec une expression de lassitude et d’égarement.Son visage couturé de brûlures et de balafres causées par leséclats du verre était crispé par les efforts qu’il faisait pourreconquérir son sang-froid.

– Oui, murmura-t-il, il le faut ! Jevais vous aider… Je viens d’avoir une terrible crise d’abattementet de désespoir.

Stimulé par l’exemple, Georges s’était levé àson tour.

– Allons, un peu de courage, sirs, ditFrymcock, à nous trois, nous pouvons peut-être faire la part dufléau.

« Si je savais seulement où sont lesbombes extinctrices.

Tout près d’ici, il en existe une réserve surchaque terrasse de la villa, dit Ralph qui se remettait lentementde la terrifiante secousse ; mais il y a mieux. Je vais ouvrirle compteur de gaz ignifuge.

« Que n’y ai-je songé il y a uninstant !

Comme beaucoup d’habitations, la villa étaitpourvue de ces bombes de verre qui, en se cassant, dégagent des gazimpropres à la combustion ; mais pour comble de précaution, àproximité du laboratoire, il existait un gazomètre rempli de gazalcalin, en volume assez considérable pour éteindre le plus violentincendie.

Sans se soucier du danger d’explosion toujoursimminent, Ralph Pitcher alla tourner la clef du compteur pendantque, de leur côté, Georges Darvel et Frymcock ouvraient lesrobinets des réservoirs d’eau placés sur la terrasse.

En quelques minutes, les flammes disparurentpour faire place à une masse de vapeur âcre et nauséabonde ;le danger d’explosion était conjuré. La villa se trouvait commeenveloppée d’un nuage blanchâtre.

Quand il se fut un peu dissipé, Ralph et sesdeux compagnons auxquels s’était joint le Noir Zarouk qui,décidément, n’était qu’évanoui, s’avancèrent à travers lesdécombres fumants armés de lanternes qu’était allée chercher lapetite Chérifa, la seule de tout le personnel de la villa qui n’eûtpas pris la fuite.

Le spectacle était lamentable.

Du merveilleux laboratoire aux parois deverre, il ne restait plus que les quatre poutrelles d’acier del’armature ; les instruments précieux qui avaient coûté tantd’efforts et tant d’argent étaient en miettes ; noircie etgrotesquement tordue par la violence du feu, la statue quisoutenait les appareils téléphoniques gisait parmi les ferrailles.Au centre de la pièce, un trou noir se creusait, un abîme fumant àdemi comblé par les débris.

Sur le bord, les sauveteurs trouvèrent lecorps de Bolenski, hideusement défiguré, la cervelle s’échappait ducrâne fendu comme par un coup de hache.

Le malheureux ingénieur avait les yeux toutgrands ouverts, il avait dû être tué avec une rapiditéinstantanée ; son visage gardait encore une sorte de sourireque les caillots de sang et les balafres des brûlures rendaientatroce.

– Pauvre Bolenski, murmura Pitcher,essayant de leur cacher les larmes qui coulaient de ses yeux, luisi plein d’enthousiasme et de vie, il n’y a qu’uninstant !…

« J’ai beau faire, j’ai beau chercher, jene m’explique pas une telle catastrophe…

– Si seulement le capitaine Wad avait puêtre préservé, murmura Georges Darvel. Cherchons. Quisait ?

– Je n’ai plus d’espoir, dit Ralph, ilest là !

Et il montrait l’abîme béant à leurspieds.

– Il faut pourtant que nous sachions,déclara Frymcock. Si vous voulez, je descendrai le premier.

– Inutile que tu exposes ta vie,interrompit Zarouk, je descendrai si on le veut.

– C’est moi qui descendrai, dit GeorgesDarvel à son tour…

À ce moment, les sons d’une tromped’automobile retentirent dans la nuit, dominant le grondement dutonnerre.

– Miss Alberte ! C’est elle, s’écriaPitcher avec désespoir.

« Comment lui dire que Bolenski et lecapitaine sont morts ?

Tous quatre se regardèrent, consternés.

Les sons de la trompe se rapprochaient.

– Il faut prendre une décision, dit RalphPitcher… J’irai ou plutôt non allons-y tous ; c’est lemeilleur parti à prendre.

La mort dans l’âme, ils se résolurent enfin àdescendre, traversèrent le patio dont la belle mosaïque étaitnoircie par la fumée, ils atteignirent la porte d’entrée au momentmême où l’auto faisait halte.

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