La Guerre des vampires

Chapitre 6LE CASQUE D’OPALE

 

Robert Darvel s’était arrêté, on eût dit qu’ilhésitait, qu’il se passait en lui une lutte et qu’il y avait desparties de sa relation qu’il eût désiré ensevelir dans l’oubli.

– Vous êtes fatigué ? demandadoucement miss Alberte.

« Peut-être voudriez-vous prendre un peude repos ?

– Jamais de la vie, s’écria Pitcher ensautant sur son siège avec une vivacité toute juvénile, j’espèrebien que Robert ne va pas nous « laisser en plan » àl’endroit le plus palpitant !

– Je ne suis nullement fatigué, ditRobert en souriant, et je n’ai nulle envie de frustrer votrelégitime curiosité ; mais ce qui me reste à vous dire dépassetellement la norme des hypothèses humaines que, malgré moi, je suisdemeuré hésitant.

« Tous ceux qui ont écrit sur leshabitants des planètes sont partis de données terrestres, qu’ilsont plus ou moins modifiées au gré de leur imagination, et,parfois, de leur ironie ; ce que j’ai à raconter – ce que j’aivu – est tout à fait en dehors – et au-delà – des plus chimériquessuppositions.

« C’est un grandiose et monstrueuxcauchemar comme un rêve de l’Apocalypse, vu à travers l’imaginationd’un Edgar Poe…

– Nous vous écoutons, murmura missAlberte, d’une voix presque implorante.

Les paupières mi-closes, le regard comme perduvers les surhumaines visions de la planète rouge, Robert Darvelcontinua après s’être recueilli un instant :

– Je vous ai dit quelle sensationd’invincible terreur produisait en moi ce rire aigu, dontl’intonation avait quelque chose de surnaturel.

« Je crois, moi qu’il n’y a point desurnaturel.

« Ce que nous appelons ainsi est fait denotre ignorance et de notre faiblesse ; il y a seulement deschoses que nous ne savons pas ou que nous ne comprenons pas.

« Tout ce que nos sens et notreintelligence peuvent percevoir doit s’expliquer ou notre existencemême serait une ridicule et monstrueuse absurdité !

« Je me remis peu à peu de la terreurinvincible que me causait ce ricanement dont je n’avais jamais pudécouvrir l’auteur et je poursuivis mon chemin, après m’être assuréqu’il me restait encore trois de mes torches de cire.

« À l’extrémité de la galerie des sphèresvertes, je me trouvai arrêté par une grille massive, les barreauxétaient de véritables colonnes, et ils étaient si rapprochés qu’ilm’était impossible – si maigre que je fusse devenu de passer autravers.

« Le métal, très oxydé, était d’un brunsombre ; mais en le grattant avec le tranchant de ma hache jeconstatai qu’à l’état de neuf il devait être d’une éclatantecouleur vermeille.

« J’y portai quelques coups de hache,plutôt par acquit de conscience ou par je ne sais quel gestemachinal – ce qu’on appelle « acquit de conscience »n’est souvent pas autre chose – que dans le réel espoir defracasser les robustes barres.

« J’eus la surprise de voir la grillecéder avec un craquement et s’effriter tout entière, comme si ellen’eût été formée que de traverses de bois pourri.

« Je réfléchis bien vite que l’effet dutravail de la forge qui donne aux métaux une contexture fibreuse,très résistante, se détruit promptement à la suite de chocs répétésou simplement au bout d’un temps plus ou moins long.

« Les molécules métalliques un momentresserrées par la violence du martelage ne tardent pas à reprendrel’état cristallin, et leur fragilité devient alors extrême.

« N’est-on pas obligé de remplacer, aubout d’un délai très court, les essieux des locomotives qui netarderaient pas à se rompre d’eux-mêmes ? Et ce sont lesmétaux les plus durs qui, à la longue, deviennent les pluscassants.

« Les barres que je venais de briser etdont j’examinai les débris ne constituaient plus qu’une croûteoxydée par l’humidité des siècles, et dont l’apparence seule étaitdemeurée imposante.

« Aussitôt après la grille, un largepuits se creusait, d’où montaient de nauséabondes bouffées.

« Ma torche levée au-dessus me montra lesparois munies d’anneaux scellés à distance égale, comme pourfaciliter la descente.

« Je n’hésitai pas. J’attachai, d’unbandeau improvisé avec un pan de ma robe, mon flambeau au-dessus demon front et, après avoir éprouvé la solidité des anneaux, jecommençai à descendre.

« Plusieurs fois la fétidité marécageusedu fond me souleva le cœur jusqu’à la nausée ; jem’obstinai.

« Il y avait un quart d’heure que jem’enfonçais dans ces puantes ténèbres sans paraître plusavancé ; la fatigue commençait à se faire sentir et je medemandais si j’aurais la force de remonter et si la lumière de matorche durerait assez de temps pour m’éclairer.

« Au bout d’une demi-heure de cetteingrate gymnastique j’étais complètement découragé et j’allais medécider en maugréant à remonter vers les galeries supérieures,quand mes pieds ne rencontrèrent plus d’anneau à la placeattendue.

« J’apercevais devant moi une mareboueuse qui devait être le lit à demi desséché d’un fleuve ou d’uncanal souterrain.

« Dans la vase gisaient de vastessquelettes. Je reconstituai d’un coup d’œil des sauriens prochesdes plésiosaures, de géants crocodiles moitié serpents et moitiécrapauds, dont l’épine dorsale de vingt mètres venait s’arc-bouterà des reins trapus et courts.

« Des ailettes d’os menus, qui avaient dûêtre des nageoires, remplaçaient les pattes antérieures.

« Je me hâtai de traverser le vaseuxcanal, en proie à une singulière fièvre de découvertes. Je sentaisque j’avançais vers quelque trésor d’un prix inestimable. Ilfallait qu’il en fût ainsi pour qu’on eût accumulé tant d’obstaclespour le garder : la grille, le puits et ce profond canal oùles indiscrets devaient être dévorés par les reptiles affamés. Maisles siècles avaient passé, l’oxyde avait rongé le métal de lagrille, le canal s’était desséché, et les sauriens féroces étaientmorts de faim ou de vieillesse.

« C’était moi, venu des plus lointainescontrées du ciel, qui allais recueillir le fruit de ces précautionsséculaires.

« Je pris pied sur un quai de granit enface d’un portique tout rongé par les lèpres de la moisissure.

« De l’autre côté, quatre noires figuresimmobiles, de la taille d’un homme, étaient agenouillées devant unegrande coupe sur laquelle étincelait un objet que je pris pour unepierre précieuse d’une dimension inusitée.

« Taillées dans le granit avec la rudesynthèse des styles archaïques, les figures représentaient unErloor, un homme marin, et un Martien des lagunes ; laquatrième était un de ces êtres moitié poulpe et moitiéchauve-souris que j’avais vus brodés sur les étoffes.

« Je pensai que la pierre brillante avaitété l’idole de toutes ces races.

« Je m’avançais frémissant d’impatience,mais à peine avais-je eu le temps de faire un pas, qu’un blocénorme s’abîma de la voûte avec un fracas de tonnerre et me frôladans sa chute.

« Sans un craquement préparateur quim’avait averti, m’avait fait instinctivement reculer, j’eusse étémisérablement écrasé par le monolithe, formidable contrepoids dupiège tendu aux profanateurs ; décidément, l’idole était biengardée.

« Ce ne fut pas sans appréhension que jecontournai la masse sous laquelle j’avais failli être broyé, et queje m’emparai de l’idole si savamment défendue.

« C’était en réalité une sorte de casqueou de masque – à la fois l’un et l’autre – parce qu’il pouvaits’emboîter sur la tête jusqu’aux oreilles taillé dans une pierreaux feux verts et roses comme l’opale.

« Ma torche était consumée aux troisquarts, je me hâtai de remonter et ce ne fut pas sans des effortsinouïs ; j’escaladai le puits, dont la descente – cependantplus facile que l’ascension – m’avait paru si pénible.

« Mon voyage souterrain m’avait pris toutune après-midi ; il faisait nuit quand je me retrouvai dans lagalerie sous-marine.

« Après m’être reposé et réconforté,j’eus l’idée, assez explicable, de coiffer le casque d’opale quim’avait fait courir tant de périls ; mais sitôt que mes yeuxse trouvèrent en face des prunelles translucides du masque, uneétrange transformation se fit en moi.

« La pénombre de la galerie s’éclairapour ainsi dire d’une nouvelle clarté. Je vis des bandes d’unelumière phosphorescente que je ne connaissais pas, d’un vertprofond ou d’un violet très sombre.

« J’ai compris depuis que le casque – jesavais maintenant pourquoi ces anciens possesseurs l’avaientregardé comme si précieux – avait la propriété de permettre à larétine d’être impressionnée par les rayons obscurs du spectre etpar les autres radiances du même ordre.

« Il m’eût certainement renduperceptibles les effluves mortels du radium ou des rayons X etd’autres vibrations lumineuses plus subtiles encore, et quiéchapperont toujours peut-être à l’œil humain.

« Je revenais à peine de la surprise quem’avait causée cette découverte, quand je vis passer, si près demoi que j’en fus frôlé, une forme ailée qui disparut rapidementdans la direction de la tour de verre.

« Je la suivis, étrangement ému,pressentant que j’étais sur le point de pénétrer le mystère de cessilencieux palais.

« Chemin faisant, d’autres ombresm’effleurèrent, mais si vite, que je ne pus les distinguernettement.

« Je grimpai précipitamment la spirale,j’entrai dans le couloir d’une des niches.

« Toute parole serait vaine pour vousdonner une idée de la terrifiante vision qui m’apparut, aucun verbed’aucune langue humaine ne pourrait rendre l’horreur et l’épouvantedont je fus pénétré !

« Chaque niche du prodigieux Colysée deverre, sur lequel en ce moment Phobos et Deïmos épandaient leurradieuse clarté, était occupée par un monstre vaguementphosphorescent, une tête énorme, hideuse, entre deux ailes d’unblanc sale. Pas de corps et seulement, en guise de mains, unfouillis de palpes ou de suçoirs qui grouillaient à la base commeun paquet de serpents.

« Les yeux étaient larges et sansprunelles, le nez manquait et la bouche, à peine esquissée, étaittrès rouge.

À cette description précise, tous lesauditeurs de Robert Darvel avaient échangé un regard de muetteépouvante. Le stylographe de Frymcock avait cessé de courir sur lepapier, Zarouk était devenu de ce gris livide qui annonçait chezlui le comble de la peur et Chérifa elle-même s’était étroitementserrée contre miss Alberte.

Subjugué par le souvenir de ses effarantesaventures, Robert continua, sans s’être aperçu du terrible effetque venaient de produire ses paroles.

– Toute cette multitude tournait vers moises yeux vides, et tout à coup une huée stridente s’éleva dugouffre central et monta vers le ciel.

« J’y reconnus, un millier de foisrépété, cet ironique et sec éclat de rire qui m’avait poursuivi lesjours précédents.

« Je n’avais pas une goutte de sang dansles veines, j’étais cloué sur place par une terreur au-dessus desforces humaines et la huée montait vers moi, comme le sifflement del’orage.

« Avec le courage du désespoir, ou plutôtl’instinctif mouvement de la bête traquée, je m’enfuis… Jedescendis comme une trombe l’interminable spire ; je mesentais des ailes aux talons.

« Je ne m’arrêtai qu’au fond de la plusobscure des galeries où se trouvaient les momies, et je savais bienque, même là, je n’étais pas en sûreté contre ces Vampires – je neleur donnerai pas désormais d’autre nom – auprès desquels lesErloors n’étaient que d’inoffensifs chéiroptères.

« Si j’en avais eu la force, je seraisdescendu au fond du puits d’où j’avais tiré le masque d’opale.Ah ! comme je comprenais qu’on eût soigneusement dissimulé cefatal talisman qui permettait de voir l’invisible ! Comme onavait eu raison d’entourer sa possession de périlscompliqués !

« Ainsi, depuis des jours, j’avais vécucôte à côte avec ces effroyables créatures ! Sans doute ilss’étaient fait un jeu de m’épier, de m’observer, comme on fait d’unanimal familier qui ne peut s’enfuir bien loin, qu’on retrouveratoujours, quand le moment de l’immoler sera venu.

« Mes inexplicables aventures de cesjours derniers devenaient parfaitement claires.

« C’étaient les Vampires qui, aux aguetsdans les herbailles du marécage aérien, avaient exterminé mespauvres Martiens et m’avaient fait moi-même prisonnier ; jecroyais sentir encore l’enlacement de leurs tentacules, et jetremblais en pensant au danger que j’avais couru en m’installantdans la niche d’un de ces monstres.

« Les vasques de sang ne m’indiquaientque trop quelle était leur nourriture habituelle.

« Cela me bouleversait qu’il pût existerdes êtres invisibles dans cette planète que j’avais crue habitéeuniquement par des sauvages inoffensifs ou de stupides Erloors.J’avais beau rappeler à ma mémoire les explications de la science,l’idée que j’étais à la merci de ces spectrales créatures m’étaitinsupportable.

« Plusieurs heures, pareil à un fauvetapi dans son trou et cerné par les chiens, je demeurai accroupientre deux monceaux de sphères, la gorge sèche d’angoisse, le frontmoite d’une sueur d’agonie.

« Je m’attendais d’un instant à l’autre àentendre le battement mou des ailes des Vampires, qui venaient enricanant m’arracher à mon refuge. J’avais toujours dans l’oreillela stridence des huées dont ils m’avaient accueilli. Cette seulepensée me laissait sans parole et sans haleine, à moitié mort depeur. Ce fut sans doute l’excès même de cette peur qui m’empêcha dem’évanouir.

« Cependant, les heures passaient etaucun bruit ne venait troubler le silence de la galeriesouterraine ; la pensée que mon masque d’opale me permettraitdorénavant de déjouer les embûches me fut un grand réconfort.J’avais gardé cette pesante coiffure et je n’osais l’enlever, pasplus que je n’osais dormir pendant cette terrible nuit.

Robert Darvel avait passé sa main sur sonfront, d’un geste d’angoisse, comme s’il revivait encore cesminutes effroyables.

Pitcher s’agitait sur son siège, prêt àparler, il allait tout raconter, crier à son ami que les Vampiresavaient envahi la Terre, qu’ils rôdaient autour de la villa, que ledanger de leur présence était imminent. Mais, d’un geste impérieux,miss Alberte lui imposa silence, et Georges et Frymcock mêmeapprouvèrent du regard la jeune fille. N’était-il pas préférable delaisser Robert terminer son récit ? Il serait toujours tempsde l’informer du danger contre lequel il aurait sans nul doute desmoyens de défense.

Pitcher hocha la tête d’un air mécontent,mais demeura silencieux, tandis que Robert, qui n’attribuait qu’àses propres paroles l’agitation et la terreur qu’il voyait peintessur tous les visages, continuait en ces termes :

– Vous serez sans doute surprisd’apprendre que deux semaines s’étaient écoulées depuis ce jour,sans qu’il m’advînt rien de fâcheux ; bien plus, je m’étaisfamiliarisé avec mes geôliers et je vivais – si on peut hasarderune telle expression – en bons termes avec eux.

« Je m’étais convaincu qu’ils ne mevoulaient pas de mal – bien loin de là – ils avaient fondé sur moide grandes espérances, les cris aigus qu’ils avaient poussés, leshuées et les ricanements étaient certainement une façon à euxd’exprimer l’immense étonnement qu’ils avaient eu en me voyantcoiffé du masque d’opale, et je m’aperçus que la conquête de cetalisman quasi magique leur avait donné une haute idée de masupériorité.

« Je les voyais rarement dans lajournée ; à l’inverse des Erloors, ils partaient le matin dèsle lever du jour pour rentrer le soir reprendre leur place, chacundans la case qui lui était attribuée dans le vasteamphithéâtre.

« Comment ils approvisionnaient chaquejour de sang frais leurs vasques, c’est ce qu’ils m’ont toujourssoigneusement caché ; leur invisibilité devait leur rendrefacile la capture de toutes sortes de proies, mais j’ai toujourssupposé que les Erloors et les Martiens des lagunes – j’en avais eula triste preuve – devaient composer leur principal gibier.

« Les Vampires n’avaient pas de langagearticulé, l’espèce de ricanement qu’ils poussaient pour exprimerleur étonnement ou leur colère était le seul cri qu’ils pussentproférer.

« Quand ils voulaient communiquer entreeux, ils se plaçaient l’un en face de l’autre et se faisaientconnaître réciproquement leurs intentions en les devinant, à lafaçon dont les liseurs de pensée pénètrent celles de leursujet.

« J’appris tous ces détails et beaucoupd’autres en très peu de temps. D’abord, ils voletaient timidementautour de moi et, pour me prouver sans doute leurs bonnesintentions, l’un d’eux me guida jusqu’à une salle souterraine quiavait échappé à mes recherches et qui renfermait en abondancetoutes les provisions qu’il pouvait croire m’être agréables.

« Il poussa même la complaisance jusqu’àdesceller à mon intention le couvercle d’une jarre, en se servantde ses longues palpes dont le toucher humide et mou m’avait causéune si odieuse sensation.

« Ces organes, au nombre de cinq dechaque côté, et que j’ai comparés plus haut à un paquet de vipères,étaient d’une force et d’une agilité extraordinaires.

« Cela tenait à la fois des doigts, destentacules et des pattes, et les Vampires avaient, en s’en servant,une très grande adresse ; ils ramassaient à terre les objetsles plus menus, ils nouaient un fil et maniaient avec précisiontous les outils et toutes les armes.

« Quelquefois, ils marchaient sur cespalpes raidies, les ailes étendues, à la façon des papillons ;d’autres fois ils se suspendaient à une voûte, en y faisant adhérercomme des ventouses les suçoirs au nombre de trois, placés àl’extrémité.

Au mot de suçoirs, Frymcock n’avait pus’empêcher de porter de nouveau la main à son poignet ; maisPitcher seul, aperçut cette mimique, accompagnée d’une expressivegrimace.

– En d’autres occasions, poursuivitRobert, ils en soulevaient les fardeaux les plus lourds.

« Quant aux ailes, légèrement arrondies,elles n’étaient pas articulées et membraneuses comme celles desErloors, véritables mammifères, elles étaient composées d’unesubstance cornée comme celles des insectes, par exemples leslibellules.

« Cependant, j’eus grand-peine àm’habituer au hideux spectacle de ces faces de larves, gélatineuseset blêmes, et qu’il eût fallu classer entre l’homme et la pieuvre.Ces yeux sans prunelles, vagues et vides comme ceux des têtes demorts, me causèrent longtemps un malaise que je n’étais pas maîtrede réprimer.

« Je surmontai ce dégoût. Je voulaisétudier de plus près ces êtres étranges.

« Ne sachant comment entrer en relationavec eux, je m’avisai de dessiner avec un morceau de charbon surune planchette un des fruits de la planète que je connaissais lemieux, une châtaigne d’eau ; je montrai le dessin au mêmeVampire qui avait paru me témoigner de l’intérêt en me montrant desprovisions.

« Il comprit bien et me répondit enrépétant très exactement mon dessin, puis, il partit à tire d’aileset revint, d’une rapidité inconcevable, avec plusieurs des fruitsque j’avais demandés.

« J’usai souvent de ce moyen decommunication auquel s’en joignit bientôt un autre : je menaile Vampire dans la salle aux étoffes brodées et je lui fis entendrequ’il complétât pour moi le sens de ces images par ses propresdessins.

« Enfin, il m’ordonna de me placer enface de lui et je vis qu’ainsi, par une sorte de suggestion en sensinverse, il devinait une partie de mes impressions du moment, sinonde mes idées. J’éprouvai d’ailleurs toujours une grande souffrancede cette espèce d’hypnotisme.

« Bien plus, il m’arriva souvent d’êtreobligé de subir les ordres du monstre dont la volonté exerçait surmoi une fascination dont je ne pouvais me défendre.

« Il me forçait par exemple à revenir surmes pas ou à aller, en dépit de moi, dans une galerie éloignée oùil voulait me faire voir quelque objet intéressant.

« Je dois dire pourtant que lesintentions de mon étrange initiateur étaient bonnes, il mettaittout son soin à chercher à me comprendre ; mais en dépit deses efforts et des miens il y avait entre nous un abîme impossibleà combler. Certaines de mes conceptions, de mes sensations même,devaient demeurer pour lui lettre close.

« Je ne recueillis, comme on peut lecroire, qu’un petit nombre de notions sur le peuple des Vampires, àl’aide de ces conversations sans paroles.

« J’appris, grâce aux dessins quetraçaient avec le charbon les agiles palpes du monstre, que lui etles autres Invisibles n’ignoraient rien de mes aventures dans laplanète.

« Il me retraça la première défaite desErloors, vaincus par le feu, la mort du Roomboo et le portraitpresque ressemblant de mes anciens sujets.

« Il me fit comprendre que les Vampiresétaient, quand ils le voulaient, d’habiles artisans, dans touteespèce de métiers. C’étaient leurs ancêtres qui avaient construitles tours de verre reliées par des galeries au milieu de la mer, etentassé tout ce que je voyais dans les souterrains.

« Eux, les Vampires actuels, avaientsimplifié toutes choses et ne se livraient plus à d’autre travailque de chercher leur nourriture.

« Je leur demandai s’ils vivaientlongtemps, et ce ne fut pas sans peine que j’arrivai à fairecomprendre ma question.

« Alors, la hideuse face exprima unetristesse déchirante, les ailes furent agitées d’untremblement.

– Il faudra aussi que tu meures, fut laréponse que me donna le Vampire par le moyen de la suggestion.

« Et il leva huit fois et rabaissa sespalpes pour me montrer le temps qui lui restait à vivre.

« Mais voulait-il parler de semaines, demois, d’années ? Je ne pus arriver à le lui fairepréciser.

« Ce ne fut que plusieurs jours après queje finis par entrevoir la vérité. Les Vampires étaient sous ladomination d’un être terrible, dont ils n’osaient même pasprononcer le nom et qui, affirmaient-ils, avait le pouvoir deconnaître toutes leurs actions et toutes leurs pensées.

« Comme le Minotaure antique, ce Moloch,que les broderies figuratives représentaient par un demi-cercleétincelant, exigeait chaque mois un tribut de Vampires vivantsqu’il dévorait.

« Nul que les victimes désignées n’osaitfranchir la limite des déserts et des mers toujours battues par latempête qu’habitait cet être formidable, dans la région du sud,dans la partie la plus chaude de la planète.

« On avait essayé de lui faire agréerd’autres holocaustes ; mais les Vampires étaient la seuleproie qui lui convînt, encore rejetait-il dédaigneusement les aileset les palpes, sans doute comme de digestion trop difficile.

« Autrefois, les victimes de cet impôtsanglant avaient essayé de résister, s’étaient envolées vers lescontrées glacées du pôle martien, partout la vengeance du dieuvorace les avait rejointes et exterminées ; des tours de verreavaient été réduites en poussière par la foudre, des Vampiresfugitifs avaient été arrachés par une force irrésistible descachettes où ils s’étaient réfugiés, dans les grottes les plussecrètes des montagnes ou dans les fourrés inextricables des forêtsvierges.

« Ces répressions sanglantes avaientporté leur fruit ; depuis un temps considérable, aucunerébellion n’avait eu lieu ; chaque mois, un nombre prescrit devictimes dociles prenait son vol, pour ne plus revenir, vers lescontrées maudites du sud.

« L’Invisible qui me servait d’initiateuravait voulu certainement me faire comprendre qu’il ne lui restaitplus que huit périodes de chacune un mois, avant que son tourarrivât d’aller s’offrir en holocauste au Moloch martien.

« Ces affirmations laissaient en moi unecertaine incrédulité ; la toute-puissance presque divine dumonstre dévorateur me paraissait invraisemblable, non moins que lataille prodigieuse que lui attribuaient les Vampires qui lereprésentaient grand comme une montagne et couronné de flammes.

« Je pensai qu’il ne s’agissait peut-êtreque d’un volcan, ou de quelque autre phénomène naturel, dont lesVampires auraient été jadis victimes, dans des circonstancespropres à frapper leur imagination ; en réalité, je ne savaisque penser. Les Vampires d’ailleurs se montraient pleins de réservesur ce sujet et marquaient la terreur la plus vive chaque fois queje voulais leur arracher un renseignement nouveau.

« Cependant, il fallait bien qu’il y eûtdu vrai dans ce qu’ils avaient raconté, car je fus témoin, au jourfixé, du départ d’un convoi de Vampires vers le sud.

« C’est un spectacle que je n’oublieraijamais.

« J’ai omis de vous dire que, depuis quej’avais découvert ses merveilleuses propriétés, je ne quittais plusguère mon masque d’opale que pour dormir pendant quelques heures.Je venais précisément de me reposer, un peu avant le coucher dusoleil, après une longue excursion dans les galeries, lorsque monattention fut attirée par ce concert de cris aigus pareils à desricanements qui, chez les Invisibles, exprimait le comble del’émotion.

« Je me hâtai de me coiffer de mon masqueet je gravis le plan incliné de la spirale ; maintenant, jen’avais plus peur de m’approcher des niches et d’y entrer.

« Le vaste gouffre intérieur était remplid’une multitude de Vampires qui voletaient en tournoyant, avec despiaillements lamentables ; on eût dit une ruche d’abeilles endésarroi. Je ne me serais pas imaginé que ces monstres, à l’aspectglacial et répulsif, pussent ressentir un si violent chagrin.

« Cependant, ils finirent tous parregagner chacun leur place, mais sans cesser leurs cris, et je visque ceux qui occupaient le rang de niches le plus haut,immédiatement au-dessous de la plateforme, vidaient goulûment lesvasques remplies de sang jusqu’au bord.

« À ce moment, Phobos et Deïmosémergèrent au-dessus de l’horizon, étincelants tous deux dans lacalme pureté du ciel. À cette vue, les aigres clameurs redoublèrentjusqu’à devenir assourdissantes. Puis, tout à coup, les Vampires dela rangée dont j’ai parlé s’élevèrent d’un même coup d’aile enlançant un dernier cri guttural et se groupèrent en triangle, commefont les oies sauvages ou les hirondelles avant de partir pourleurs migrations annuelles et, presque aussitôt, ils cinglèrentrapidement vers le sud, accompagnés par l’universelle lamentationde leurs compagnons.

« Des tours de verre éparses dans la merla plus lointaine, d’autres vols de Vampires s’élevaient etallaient grossir la troupe déjà en marche vers la mort.

« Des clameurs déchirantes passaient dansl’air.

« Ces huées aiguës, pareilles à des riresironiques, me causaient une poignante sensation.

« Derrière les faces hideuses desVampires, je le comprenais, il y avait une âme intelligente etsouffrante ; j’étais profondément ému et troublé ; ledirai-je, j’avais pitié de ces étranges créatures et je medemandais ce que je pourrais bien faire pour les sauver.

« Mais déjà les troupes réunies desVampires formaient un nuage épais qui barrait l’horizon du sud etqui bientôt se perdit dans les brumes légères.

« Dans le vaste cycle de la tour deverre, les rires déchirants ne résonnaient plus.

« Puis, des ailes battirent dans lesilence des profondeurs, du gouffre intérieur, une troupe deVampires monta et alla occuper silencieusement les niches demeuréesvides de la rangée supérieure. Ceux-là étaient les victimeschoisies pour le prochain holocauste.

Robert Darvel, dont la voix donnaitquelques signes de fatigue, s’était arrêté. Il but quelques gorgéesdu breuvage glacé que lui présentait Chérifa.

Miss Alberte et ses amis demeuraientperdus dans un monde de pensées. Ils attendaient impatiemment lasuite des prodigieuses aventures. Seul, le noir Zarouk, les yeuxfixés vers la véranda, semblaient contempler de ses yeux clos undes monstres que l’ingénieur venait de décrire.

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