La Maternelle

IX

Je donne sincèrement – et sauf quelqueslacunes – la relation de cette dernière journée qui a fixé monsort.

Mes étourdissements du matin ont été un peuplus inquiétants que d’ordinaire : la fatigue d’avoir passéune partie de la nuit à méditer, à écrire, – et la conscience quece moment de ma vie est décisif.

Le dernier jour de classe !

Les portes s’ouvrent. Miséricorde ! ondirait qu’il n’y a plus de mauvais garnements ! Adam, Tricot,Bonvalot, – d’autres, toute la clique, – vous décochent leur espècede salut militaire ; c’est dégoûtant de correction.

Voici les élèves sur les bancs qui attendentpaisiblement l’inspection de propreté et la conduite auxcabinets ; à peine si quelques tout petits miaulent, setiraillent, se grafignent d’une patte molle. Est-ce la chaleur quiles abat ? Le thermomètre du préau marque vingt degrés dèsneuf heures du matin.

Voici la normalienne dans sa classe. J’imaginede torchonner les vitres de la porte d’entrée donnant dans lepréau, pendant qu’elle improvise un discours de circonstance.

– Vous avez bien profité de mes leçons,vous en serez récompensés dans toute votre vie…

Je frotte avec rage : Voyons,mademoiselle, ne faut-il pas un fond, au bonheur, pour attacher sesracines ? chez ces misérables, est-ce votre prédication quiconstituera la base indispensable ? est-ce que, dans lasociété, les bonnes qualités toutes nues – sans assaisonnement deprotection, de capital, etc., – fournissent l’origine dusuccès ? Mademoiselle, est-ce que votre sagesse ne rendra pasplutôt ces déshérités mieux exploitables ?

La normalienne continue, fervente, visitée parun rayon de soleil blanchissant, sévèrement belle dans sachaire :

– Vous souvenez-vous ? quand vousêtes arrivés ici, plus petits, vous lanciez de vilains gestes, vousemployiez de vilains mots, et vous étiez criards, indolents,turbulents ! Regardez comme vous êtes changés !… Au moisd’octobre vous irez à la grande école, on dira tout de suite :« Oh ! oh ! ceux-ci viennent de l’école maternelle,ce sont les plus sages… »

J’ai beau siffler au-dessus de ma main quifonctionne, la critique bouillonne quand même : Ah !mademoiselle, pendant l’année écoulée, vous avez beaucoup parléentre ces murs, mais vous n’avez rien modifié de ce qui règne audehors. Ah ! l’immense ironie : « Soyez sobres, ayezle respect de vous-mêmes et des autres, soyez justes, soyez bons,etc. » – et dehors : les cabarets, les taudis, labestialité, l’exploitation !… Croyez-vous que votreenseignement changera la production du quartier ? Chaqueportion de Paris garde sa spécialité : dans le faubourgSaint-Antoine, on fabrique des meubles, dans le Marais, se produitl’article de Paris – il semble que, dans le quartier des Plâtriers,on fait de la misère, des enfants, de la prostitution, del’alcoolisme.

Les heures passent et – fait singulier –j’oublie la réalité, par longs intervalles : l’échéance dedemain sort totalement de ma pensée. Mes enfants, vous ne melaisserez pas partir, moi qui vois si clair, moi qui connais sibien votre intérêt !

Un grand événement cet après-midi.

Une ancienne institutrice vient de seprésenter, – qui – vu sa retraite insuffisante – a l’autorisationde parcourir les écoles et de photographier les élèves par groupes.La vieille qui n’a plus de larynx et s’exprime surtout parhochements de tête, par sourires, par signes, avoue qu’endéfinitive elle ne gagne rien à ce métier, mais elle conserve lajoie « de voir des classes », d’être au courant del’enseignement ».

Je considère son costume d’institutrice,autrefois noir, son chapeau ravagé, ses gants troués ; je nesais quelle envie me prend d’aller m’incliner devant cette détresseacharnée à rester « chargée de service ».

Aurai-je maintenant l’égoïsme dedéserter ?

– Mes enfants, annonce la directrice,comme c’est le dernier jour de classe, la dame déposera lesphotographies chez la concierge de l’école ; la semaineprochaine, chacun pourra en retirer une, moyennant cinquantecentimes.

La dame aux gants troués s’empresse deréclamer, en cachette, que l’on veuille bien « en donnerquelques-unes gratis, aux plus pauvres ». La dame au corsagereprisé flaire la population de l’école, elle n’a pas peur de nepas en vendre beaucoup, elle a peur que tout le monde n’en aitpas.

En place pour le premier groupe, dans la cour,à l’opposé du marronnier et des cabinets ; les élèves de lagrande classe par étages : une rangée d’enfants accroupis surles cailloux, ceux de la seconde rangée assis sur des bancs, ceuxde la troisième rangée tout debout par terre et ceux de laquatrième rangée debout sur les bancs.

L’ensemble de l’étalage rappelle lesexhibitions de ce marché de brocanteurs dénommé « le Marchéaux puces ».

La normalienne anémique – selon le devoir detoute bonne institutrice à la fin de l’année scolaire, – fiévreuse,fanatique, s’évertue à maintenir la tranquillité dans lesrangées : il ne faudrait pas de flottement et pas de mauvaisetenue.

Et, tout d’abord, mon cœur se serre auspectacle dérisoire de cette jeune fille, usée à vingt ans, chargéed’entraver et d’embellir ce demi-cent de gamins, ce lot débordantde pauvreté, de laideur, de maladie et de vice.

On n’en finit pas de les placerconvenablement : on a beau masquer des horreurs, ilen ressort toujours de nouvelles : c’est Kliner qui tourne safigure du mauvais côté, du côté assassiné ; c’est Tricot quiremue ses pouces de pieds par les trous de ses chaussures ;c’est la petite Doré qui louche plus que d’habitude, c’est Vidalqui abuse de sa bosse, c’est Bonvalot qui crachote et allonge tropson long cou ; si l’on redresse Virginie Popelin, on exhibefâcheusement Pluck qui tousse trop pour se tenir droit.

Il faudrait à chaque enfant une mise enlumière à part, devant l’appareil photographique ; de mêmequ’il faudrait une éducation pour chaque tempérament bien défini etbien situé.

En effet, selon que je me déplace, les mêmestêtes présentent des aspects de dégénérescence répulsive, ou desaspects de croissance normale, touchante. Je médite :

– Certains ingrédients se qualifient dedangereux, étant à la fois remèdes et poisons. De même,nos élèves ont des instincts dangereux.

Attention donc ! imprudentesinstitutrices, vous excitez chez cet enfant une certaine partieatavique à laquelle il fallait se garder soigneusement de toucher,tandis que, cette même partie, vous ne l’exaltez pas assez chez cetautre enfant ! Vous n’avez rien à leur donner à cesmalheureux, mais vous avez à mettre en valeur, ou à atténuer cequ’ils possèdent virtuellement.

Tenez, Adam doit se manifester dansl’exceptionnel ; si vous ne lui procurez pas del’exceptionnel bon, il tombera dans l’exceptionnelmauvais ; et ils sont nombreux, les camarades de mêmeacabit : leur « sauvagerie » bien employée en feraitdes gens précieux, des sauveteurs, – mal entreprise, elle lesrendra « ennemis de la société ».

Tant pis ! l’école est tropnombreuse : sur ces germes si divers, on étale uniformémentune couche d’engrais moral – et alors, quel étouffement, quellefermentation !

Je réarrange quelques chevelures de fillettes.Mme Paulin me surveille à la dérobée, anxieuse etforte. Bien entendu, elle n’ignore pas la convocation de mon oncle.Elle cherche à deviner ma décision. Ses traits rigides disent qu’aubesoin elle me conduira de force.

Ah ! la photographe déclare que le groupeest enfin « bien composé » ; les enfants immobilesont compris la nécessité du signe extérieur de sagesse, lanormalienne les hypnotise, sculpturale, un livre à la main (lelivre bleu).

– La photographie « fera del’effet », prévoit la directrice, au comble de lasatisfaction.

Et maintenant : garde à vous !regardez bien ce qui va sortir de cette boîte… regardez encore… ilfaut trois clichés.

Tout à coup, dans un éclair de révélation,j’ai découvert ce qui couvait sous la couche de morale. Pendant uninstant les têtes se sont offertes déscolarisées, naturelles,transparentes, vers l’appareil, et il m’a semblé voir ces innocentsde cinq à sept ans, dans leur faiblesse, tendre la gorge àl’avenir.

Mes enfants, je ne vous quitteraipas !

J’ai vu Irma Guépin, Louise Cloutet, JuliaKasen, Berthe Cadeau, tendre la gorge aux différents martyres desfemelles pauvres : martyre de l’amour, martyre de lamaternité, martyre de la débauche, martyre du travail impayé, IrmaGuépin avec ses yeux bleus écarquillés, son nez court, sa blancheuret sa blondeur alsaciennes, souriant sans défense ; LouiseCloutet avec sa physionomie de ménagère soucieuse d’économie, JuliaKasen, d’une joliesse orientale, nacrée, Berthe Cadeau figurepointue de couturière héroïque et bornée.

J’ai vu l’un des Ducret, les yeux hagards,serrant son bec affamé pour toujours : j’ai vu Tricot avec satête de vieille femme du bureau de bienfaisance, ses cheveux enchicorée fanée, j’ai vu Richard affreux, simiesque et résigné,cherchant en vain à échanger leur laideur obligeante contre un peude bienveillance ; j’ai vu Léon Chéron et l’aînée des Leblancpromettre leur sang et leur substance à quelque maîtreinsatiable ; et Louise Guittard, avec sa tête ovine, résignéeaux coups, ressemblant au petit mort Gaston Fondant ; etBonvalot fermé, les tempes farouches, affrontant sa mauvaisedestinée, les bras croisés ; et une gamine sans nom, – Marietout court, – le visage dur, expérimenté, sinistre, et Pantois,l’un des vagabonds, les épaules aplaties, les yeux bas – les ailescoupées !

J’ai vu le sort de ces enfants renduinévitable par l’école ; ils attendaient ficelés, prêts à êtrelivrés ; leurs vêtements loqueteux ; leur chair creuse ettarée attendaient…

Pluck ne toussait plus, parti déjà dans uneespèce de sérénité moribonde. (Le médecin a dit que ce n’était pasla peine de l’inscrire à la grande école : octobre est troploin pour sa frêle poitrine.) Et, justement, non loin du groupe,reléguée dans un coin pour tout le temps de la photographie –Berthe Hochard demeurait pétrifiée dans l’éternelle tranquillité.Alors Pluck et Hochard m’ont fait l’effet de deux libérés« ayant fini de souffrir ».

Un frisson m’a saisie : quel tributdevaient encore payer les camarades pour rejoindre les deuxarrivés !

– Mes enfants, n’est-ce pas ? il nefaut pas que je vous abandonne ? Je suis des vôtres !

Et pourtant, machinalement, j’ai avancé lesmains pour me garer ; pensez donc ! cette immense moissonde larmes, de sang, d’abjection, promise par une école de quartierpauvre !

Imaginez le « futur » dévoilé :au premier regard, on s’enfuirait éperdu d’horreur !… Cespetites têtes, ces petits corps, ces fragilités affamées dedouceur, pensez donc cette chétive enfance pantelante, sansrien devant les ronces, les crocs, les griffes del’avenir !

Mais, si l’on pouvait seulement prévoirapproximativement, on ne résisterait pas à devenir foud’épouvante : ça, ça qui vous regarde, cette misère deviendragrande et vivra ! ça, ça, ces douces petites lèvres qui,éclosent, c’est la matière, le fond, la substance de la misèrefuture ! Vous savez bien, les crimes, les suicides, lestrafics odieux, toute l’abomination humaine, ça pousse comme autrechose, les voici !

Assez ! assez ! je ne veux pas quela Souris offre si tendrement sa chair à manger ! Assez desourire, Julia Kasen ; assez, Irma Guépin…, ils tetueront !… assez, Léon Chéron, avec ta croix desagesse !…

J’allais crier, peut-être, heureusement lapose était finie. La normalienne emmenait ses élèves,Mme Galant s’apprêtait à placer les siens.

Il s’agissait encore d’arranger un joligroupe, faisant de l’effet, avec un Ducret, unPantois, un Chéron, une Leblanc. J’ai laissé la vieilleinstitutrice photographe à l’œuvre, j’ai marché jusqu’aux cabinets,pour rien, pour remuer ; j’ai donné un coup de balaiinutile.

Puis, est venu le tour des tout petits. Ledirectrice a appelé : Rose et Mme Paulin. Legroupe n’était pas facile à coordonner. Il fallait d’abord mouchertous les nez.

Je ne me sentais pas dans mon état ordinaire,la sueur me perlait aux tempes, une sorte de vapeur gênait ma vue.C’étaient mes tout petits à moi ; ils m’accueillaient avec desmines espiègles et bonnes, fronçant le nez, rapetissant les yeux,pinçant le bec. Mais la douce aimantation qui existe entre eux etmoi me faisait souffrir ; ces enfants étaient encore frais,presque sans stigmates ; à les toucher, j’éprouvais le malaisede toucher à du sang, à de la chair écorchée.

Allons, trêve de gentillesses, il ne faut plusoser un mouvement ; présentons les têtes ! Soyonssages !

Alors, ce fut étrange, il me sembla d’abordque tous ces minois innocents agrandissaient une supplication versmoi, ils comprenaient, ils demandaient grâce. L’effroi béant desyeux me saisissait et faisait lentement mon sang se retirer et monsouffle cesser.

Puis cette terrifiante scène exista : cespauvres yeux avaient une voix et criaient : Nous sommesperdus ! Nous savons ! Tu nous abandonnes ! Et tudissimules bien inutilement : il y a longtemps que c’estdécidé… Tiens ! M. le délégué vient te chercher avecson visage bienveillant.

La paralysie me clouait ; j’essayaipourtant de me retourner pour voir.

Ensuite je ne sais plus… Des heures s’étaientécoulées, il ne restait que deux ou trois enfants dans le préau. Jeme rappelle la directrice :

– Vous avez été indisposée, Rose, je vousdispense du service, Mme Paulin le finira. Vouspouvez vous en aller.

Arrivée à ma porte, je n’ai pas voulu monter,j’ai eu peur de la solitude dans ma chambre malchanceuse.

J’ai préféré continuer mon chemin sans butdéterminable. D’après mon imagination confuse, « l’onm’attendait », je devais apparaître à quelque endroit duquartier pour empêcher un grand malheur. Et je voulais discuteravec moi-même : irais-je demain chez mon oncle ? Il mesemblait qu’en marchant je trouverais l’irréfutable motif à resterfemme de service. Et cette découverte – dans la rue – étaitindispensable ; l’école ne me tenait pas par des liensinarrachables.

Un fait dominait ma mémoire, j’ignore par quelphénomène : on était allé chercher un médecin, ilétait venu, lui ! Il avait disparu au moment de marésurrection. Mais on avait dû, un certain temps, le laisser seuldans la cantine où j’étais évanouie ; j’avais la certitudequ’un baiser puissant, fougueux, m’avait été donné et – malgré masyncope – mon être tout entier avait bu ce baiser ! La preuveétait que j’en portais encore le feu en moi…

J’ai voyagé à l’aventure, tournant dans lequartier, d’abord la rue des Panoyaux, la rue des Couronnes, la ruedes Maronites. Puis, par l’habitude du dimanche, le chemin desButtes-Chaumont m’a requise. Là, j’ai voulu revenir chez moi, mais,dans mon trouble, j’ai continué à m’éloigner vers la Villette, lelong d’une rue interminable, la rue Bolivar, je crois. C’estseulement au débouché du Canal que j’ai retrouvé ma direction parles boulevards extérieurs.

Mais que de temps, que de divagation, que dedistance ! Par-ci, par-là, je m’arrêtais pour rattraper lanotion du réel, je m’obligeais à nommer les chosesenvironnantes : « Voyons… telle rue… bon ! unemarchande de frites et de gras double… un marchand de chaussuresd’occasion, de cinquante centimes à deux francs ; il y a dessouliers de bal. » Malgré moi, à chaque arrêt, des enfants del’école s’interposaient dans ma pensée ; je les voyais avecles yeux de l’âme dans des attitudes ayant existé, j’évoquais destraits de leur destinée et leur image hallucinante m’attirait commedans un trou ; je serais tombée, si je n’avais précipitammentcontinué ma marche.

Et voici l’impression en quelque sortematérielle, survivant à chaque apparition : ma chair seséparait du quartier, ma personnalité se retirait d’un milieu quin’était pas le sien, je retournais par aspiration naturelle vers maclasse d’origine.

Dans une rue, j’ai été offusquée de la teinteuniformément rousse des devantures de boutiques, ce rouge de vieuxsang me crispait ; j’ai voulu me planter devant les affiches,du concert Mélino, j’ai lu tout haut des noms d’acteurs… la petiteIrma… Soudain, j’ai eu la vision de la petite Doré : je larencontrais, avec un cabas au bras où se dissimulait à moitié unebouteille contenant un liquide verdâtre.

– Qu’est-ce que tu apportes là ?

– Du lait, Rose.

Elle ajoutait tout bas : « Quatresous de lait pour eux cinq, il n’y en aura pas assez pour les fairedormir ; quatre sous d’absinthe, y en aura assez… Dodo,l’enfant do… » Et elle sortait la langue avec un air sicontrarié d’être obligée de mentir, puisque sa maman le lui avaitrecommandé, elle inclinait gracieusement sa mignonne tête d’enfantobéissante, que je me penchais du même mouvement… C’était levertige ! vite, vite, j’ai, marché…

Au milieu d’une chaussée bruyante de voitures,j’ai souvenance d’avoir compté des quantités de vieux ouvriers enblouse noire, ou en gilets à manches qui étaient tous Léon Chérondevenu homme : l’artisan honnête, régulier, intelligent,sobre, qui entretient soigneusement une nombreuse famille. C’estlui qui, avec ses douze heures de travail et ses six francs parjour, vous fournit les jolis trottins, les délicieuses modistes,les minois affriolants sans lesquels Paris ne serait pas Paris. Ilpart le matin à l’atelier, rentre, se couche, repart, donne sonargent ; on lui raconte n’importe quoi, lorsque les fillessont en retard ; quand il a usé sa vie à les élever jusqu’àdix-huit ans, un soir, elles disparaissent. Peu après, c’est unvieux triste qui retombe aux salaires d’apprenti ; il acinquante ans, c’est un vieux d’hôpital.

J’ai changé de rue ; il n’y avait plus devoitures, la chaussée était trop étroite ; par les fenêtresdes maisons, toutes sortes de nippes et d’ustensiles débordaient,les taudis étaient si délabrés que je voyais branler les murs, j’aibien été forcée de m’arrêter ; les maisons vacillaient. Jesuis restée longtemps appuyée, le dos à une porte, en face d’unefabrique d’où sortaient interminablement des fantômes de femmes enqui je reconnaissais Gabrielle Fumet, Berthe Cadeau ; maisvoilà qu’elles me souriaient éperdument de toute leur phtisiepointue, parce qu’il n’y avait pas de pain dans leurs paniersfermés… Montrez-moi, un peu… J’ai dû encore reprendre ma course. Jene suis pas entrée dans les Buttes-Chaumont, il m’a suffi detoucher à la grille, je scrutais avec application les cailloux parterre, j’ai vu Kliner, dans le préau.

– Eh ! toi, là-bas, ne file donc pascomme ça ! Tes deux sous de cantine, s’il te plaît ?demandait la directrice.

– Je les ai pas ; papa en a pas.

– Je croyais… (Elle allait dire : Jecroyais que tu n’avais pas de papa.)

L’enfant continuait :

– Il attend que maman lui en envoie, ellelui en envoie pas.

– Où est-elle, ta maman ?

Allons, les grands artistes, il s’agit d’unseul enfoncement du regard, d’exprimer aussi clairement que si vousarticuliez pour être applaudis du parterre au poulailler, ils’agit, dis-je, de répondre avec les yeux :

– Ma maman, ma protection, mon admirationet mon affection, ma maman à moi, tout petit, elle est absente pourcause de démêlés avec la police…

Non, laissez-nous, cabotins, gens d’un l’autrequartier, artistes, gens ignares que vous êtes, je crois qu’il fautavoir des yeux bleus de six ans, la tête exsangue, à moitiédécollée et être un élève de la Maternelle de Ménilmontant… Tenez,il faut d’abord fourrer sa langue sous les dents du fond à gauche,cela entr’ouvre la bouche, de travers et fait saillir la pommette…Le vertige ! le vertige !…

J’ai marché droit et vite, à heurter lespassants. Mes souvenirs se perdent alors, mais je me suiscertainement trouvée non loin du Canal, à la Villette, au déclin dujour, vers huit heures par conséquent, et j’ai certainementrencontré, pour de bon, la Souris, sa mère et le poussin qui m’ontdépassée sans me reconnaître. Mme Cloutet allait àgrands pas, courbée, le poussin pleurait lugubrement sur sonbras ; elle avait un air d’évasion muette. La Souris tenaitson jupon, obligée de courir pour la suivre, et elle levait sonvisage sérieux, doux, ses petites jambes se hâtaient, son petittablier noir flottait, et elle disait d’une voix maternelle,pénétrante et indulgente :

– Il est bien petit, ton poussin, maman,mais il est bien méchant.

Je n’ai pas voulu continuer dans la mêmedirection ; du reste, on apercevait le boulevardextérieur.

Si je m’asseyais sur un banc ?

Et demain ? Qu’ai-je doncdécidé ?

Les gaz s’allumaient, des gens équivoquescirculaient. J’ai subi l’apparition de Gillon donnant le bras, deforce, à Julia Kasen, délicate et jolie. Gillon représente touteune race savourant la beauté à sa manière ; sans douterépète-t-il quelque façon paternelle, car il éructe avec sonoritéet prononce d’un ton de domination gaillarde :

– Quante j’aime, v’là comme jesoupire !

Oh ! sur moi, les yeux de pervenche deJulia Kasen !… Debout !

Je ne me suis plus ralentie avant d’avoiratteint ma rue des Plâtriers ; l’ombre s’accumulait propiceaux frôlements audacieux et aux talonnements quiaccompagnent : quante j’aime, quantej’aime…

Enfin, je suis arrivée devant l’école,croulante de lassitude et rentrée dans mon bon sens, c’est-à-dire –comme après m’être brisée à lessiver ou à frotter – devenue sage,molle, sans idée, approbatrice.

La photographie de l’après-midi, l’aspect desgroupes, les visions de ma course errante, toutes les impressionspénibles s’éloignaient et s’effaçaient. À peine me restait-il unsouffle de faculté critique qui achevait de s’épuiser dans unsemblant d’ironie et qui allait faire place à la béate acceptation.Je me parlais toute seule, gentiment, arrêtée sur lachaussée :

– Eh bien ! oui, c’est l’école etson drapeau national, et ses affiches officielles, et soninscription imperturbable : Liberté – Égalité – Fraternité.C’est le puissant et austère monument, cubique et massif, qui secarre dans le quartier ; le grand Dépôt de Morale !… On adit : Faites-nous beaucoup d’enfants, apportez encore etencore des enfants ; ici, c’est la vinfabrique de Bonheur…Pourquoi pas ? L’école donne tout le possible… et ils seronttoujours bien aussi heureux que leurs parents… leurs parentsvivent, après tout… ils les imiteront…

Un fiacre me fit monter sur le trottoir.J’avais un immense besoin de repos physique et de paix morale,j’aspirais avidement à sourire à quelqu’un, à être d’accord, àtrouver du bien, rien que du bien. Je souriais à l’école.

– Eh, mais ! l’affiche est déjàcollée sur la porte : « La rentrée des classes aura lieule 18 août. » C’est vrai : je suis en vacances !

L’année scolaire était finie, ma tâche étaitfinie, je n’avais plus à me tourmenter. J’éprouvais unesatisfaction de peine récompensée, de loisir gagné, je tournais latête à droite, à gauche, pour jouir tout de suite des vacances.Quant à demain, j’étais soulagée complètement ; leschoses s’accordaient je ne sais comment : j’irais demain, chezmon oncle – et cependant je ne déserterais pas.

Toutes les devantures de marchands de vinflamboyaient et toutes les lanternes d’hôtels meublés : levins-restaurant, le vins-tabac, le vins-crémier, l’épicerie etvins… et l’hôtel des Passagers, et l’hôtel de l’Habitude… Dans larue traînaient encore des odeurs d’absinthe et d’oignon, et déjàdes relents de musc ; on ne voyait plus de petits enfants,mais des moyens couraient encore et criaient ; des passantsallaient, étranges, imprécis, lents comme des gens en avance ;c’était encore la soirée, pas encore la nuit. Un bien-êtrem’envahissait, une douce fermentation : tout se tenait,l’école, les maisons, l’éclairage, l’odeur ; cela formait unmilieu ami, où l’on était chez soi, à sa place, dans sonquartier.

J’appréciais l’organisation des choses :avoir quinze jours de repos payé, avec cette conscience du devoiraccompli, avec cette espèce de provision d’honneur !

Deux femmes se concertaient dans le retraitd’ombre de l’école, juste avant la lumière blanche du marchand devin attenant. Je les connaissais ; l’une était la mère deLéonie Gras, l’autre, son nom m’échappait.

– Bonsoir, dis-je, en secouant la têtecomme une camarade. Et j’ajoutai à demi-voix : N’est-ce pas,que vous voulez que je reste ?

– Tiens ! c’est la Rose…

Elles s’approchèrent :

– Croyez-vous qu’en v’là unmalheur !

– Quoi ? quel malheur ?demandai-je.

– Comment vous ne savez pas ? Lamère Cloutet vient de se fiche dans le canal avec ses deuxgosses ; on l’a retirée encore vivante et c’est une grandechance, car elle est enceinte, mais les deux pauv’ gosses sontnoyés.

– Hein ?… la Souris, lepoussin ?… ma pauvre petite mère Souris ?

Mais j’étais trop avachie de fatigue, j’avaisusé tout mon désespoir, toute ma raison sensible, l’affreusenouvelle ne put qu’achever mon hébétement. Je restai un moment àessayer d’atteindre la catastrophe avec ma pitié, à essayerd’accorder mes nerfs à cette affliction, les larmes ne jaillirentpas, il ne sortit de moi qu’une loquacité délirante ; parlerme soulageait comme une émission de sanglots.

– Ah ! la mère est sauvée etjustement qu’elle était enceinte ! c’en est une chance,là ! on peut dire !… Figurez-vous que j’arrive de loin etje les avais rencontrés tous les trois… elle portait le petit quipleurait, il pleurait à fond, vous savez ces pleurs sansconsolation où coule la détresse accumulée de toute une race… et laSouris, si vous aviez vu ses mignonnes jambes quitricotaient ! Vous connaissez sa voix sage et bonne ?Voilà qu’en passant près de moi, elle raisonnait : « Ilest bien petit, ton poussin, maman, mais il est bienméchant ! » Si vous aviez entendu la façon aimante dontelle appuyait sur l’e du petit : « Ilest bien petit, ton poussin… » Et, faut croire que je medoutais de quelque chose ; en sortant de l’école, je suisallée par là sans motif… Mais je n’ai pas voulu les suivre et je merappelle : au bout, c’était le Canal et l’on apercevait lesdeux montants d’une passerelle comme deux longs bras noirs vers leciel… Alors, on l’a repêchée tout de suite, la mère ?

Ce récit terminé, je le recommençai presqueidentique, puis, n’étant pas encore apaisée, je portais la têtede-ci de-là, cherchant une continuation à mon discours.

À la longue, les deux femmes me regardèrentcurieusement ; l’une dit :

– La mère Cloutet a bu un coup… ça arriveà tout le monde.

L’intérieur du marchand de vin tirait monattention ; une gamine y dormait, le front sur une table demarbre, je reconnus Léonie Gras et me rappelai qu’elle manquaitl’école depuis un certain temps. Alors, j’obéis à mon stupidebesoin de verbiage.

– Tiens ! Léonie là-bas, ses cheveuxfrisés cachent presque le verre… vous ne l’envoyez donc plus àl’école ? Vous auriez tort, vous savez, pour façonner lesenfants, dans leur intérêt moral…

Quelle surprise ! La mère Gras se penchad’une détente brusque et me répondit :

– Venez donc un peu que je vous explique,vous Rose, la Maternelle ; y a longtemps que j’ai envie devous causer… Venez donc là, dans le coin.

Elle bombait ses épaules et avançait le mentoncomme Adam quand il va se battre ; son intonation copiaitcelle des provocations en usage dans le quartier :« Viens donc un peu, su’ l’ boul’vard, si t’es pas unfeignant ! »

Je la suivis, moitié de gré, moitié parcequ’elle me tenait le coude. Elle se mit à me parler dans lafigure.

– Non, elle n’ira plus à vot’ école mafille… c’est pas la peine, pour apprendre qu’il faut rester dans ladébine comme père et mère et se tenir bien tranquille, en crevantde faim tout comme eusses et surtout pas oublier de diremerci… Mais c’est pas vrai, vos histoires ! il ne suffit pasd’être poli… Et qu’est-ce que t’avais l’air de rigoler en meregardant, avec ton intérêt moral ? L’intérêt c’est debouffer… J’y ai été à l’école, moi, est-ce que ça m’a empêchée decrever la misère ?… Ah ! oui, j’ai fait comme ma mère,pour sûr !… Et quand ma gosse me répétait vos bonimentsd’école, je croyais entendre mes premiers patrons : del’ordre, de la propreté, du respect, de l’obéissance, de lapolitesse… Oui ! et des dix-huit heures de travail et malnourrie, et pas de pitié, pas de bon Dieu, jusqu’à ce qu’on vousflanque dans le ruisseau… Et v’là que c’est toujours les mêmesboniments que de mon temps ! mais je veux autre chose !…Dis donc, la Maternelle, est-ce que tu crois que c’est toujours lesmêmes qui la danseront !… Dis donc, chienne de garde, chienned’administration, me v’là, moi, devant ta baraque en pierres detaille, et v’là ma gosse…, est-ce que : tu crois que ça varecommencer ? Je te le demande ?… Qué que tudis ?… Tu veux pas me répondre… De quoi que tu te mêlesalors ?… On n’a pas besoin de toi, laisse donc lesmalheureux ; tu n’auras pas ma gosse pour ton école decrève-la-faim !… Va-t’en de not’passage !…

Et, du geste le plus irréconciliable qu’eûtjamais précipité la maternité en révolte, elle me chassa de samisère.

FIN

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