La Maternelle

VIII

Toute la semaine, j’ai gardé un rire nerveux,effrayant, un rire « de Saint-Guy ».

Enfin, dimanche, la mesure a débordé :Mme Paulin m’a fait une seconde visite, en grandapparat : nu-tête, mais des mitaines noires, une chaîne de coudorée, l’air d’une charbonnière glorieuse. Alors, j’ai eu une crisede larmes telle que la couturière phtisique, ma voisine, a dûperdre plusieurs sous à écouter la scène derrière ma porte.J’espère que maintenant je suis guérie. Nous étions assises face àface, Mme Paulin sur le bord du rocking-chair, moisur le bord du lit.

J’ai vidé mon cœur :

– Eh bien, oui, si vous voulez le savoir,j’ai dû me marier avec un galant homme élégant, instruit – qui m’alâchée parce que je n’avais plus de dot. Oui ! je suiscouverte de diplômes ! Oui, j’étais une demoiselle du monde…Et je ne veux plus recommencer l’expérience. Est-ce que je sais sil’on ne se moque pas de moi ?… Sans doute, on a besoin dedocumentation, on veut voir… on a trouvé le cas bizarre… Je ne suispas à marier !… On ne bafouera pas ma tendresse une secondefois… Et d’abord une sorte de contrat d’honneur m’empêcheraitd’abandonner ces pauvres enfants qui m’ont donné leur affection etqui ont besoin de mon dévouement… Tenez, si je me mariais, jevoudrais, en guise de dot, adopter un des plus misérables… LouisClairon… que je dirais mien et je voudrais être épousée pour mondéshonneur… Laissez-moi !… Et puis, vous savez :quelqu’un me gêne, m’excède, je ne veux plus le voir àl’école… et je vais demander à permuter… Laissez-moi, je veuxchanger d’école.

Mme Paulin a eu l’intelligentebienveillance de ne pas m’interrompre. Ensuite elle m’a essuyé lesyeux, elle m’a consolée par de vagues paroles accommodantes, elles’est bien gardée de discuter : tout ce que j’ai voulu m’a étéconcédé, promis, comme à un enfant gâté.

Elle m’a embrassée avant de partir. Je merappelle maintenant qu’elle n’avait pas précisément l’air d’unepersonne qui a perdu la partie, – sans doute la satisfaction deconnaître « mon histoire ».

25 mai. – Ce matin, dans la classe dela directrice, je me suis agitée comme une folle, à entendreprofesser la normalienne. Les tout petits se sont amusés : àleur idée, je faisais la comédie sans guignols.

« Un Arabe mourant de faim dans ledésert, trouve un sac d’argent ; il aurait bien préférétrouver un sac de dattes, aussi rejette-t-il avec dépit ce trésorinutile. Morale à développer : l’argent ne rend pas heureux,il faut le laisser aux gens déraisonnables. »

Je dénonce la tromperie malfaisante de cetenseignement, puisque l’argent est le sang vital des sociétésactuelles. Déplorez le fait, si vous voulez, mais ne faussez pas laréalité.

Ah ! les bons élèves crédules, LéonChéron, Irma Guépin, la Souris ! Ah ! mes pauvres visagespointus !… à l’assassin ! à l’assassin !

J’étais donc dans une disposition d’espritdéfavorable ; à la sortie du déjeuner, la mère de Vidal – lebossu ornithobatracien – a voulu absolument bavarder un peu.

– Votre Eugène n’a pas de chance, dis-je,il me semble que son cou et son épaule se paralysent, sa tête netourne plus…

Très misérable, un nourrisson sur le bras, lamère Vidal détient un accent d’acceptation résignée impossible àimaginer ; elle vous expose, avec une conviction irrécusable,des nécessités stupéfiantes :

– Le père était alcoolique ;n’est-ce pas ? c’était forcé : il avait été au Tonkincinq ans… il avait la médaille, c’était forcé qu’il soit alcoolique– et vous savez comme les alcooliques ont des enfants, à chaquecoup, ça ne peut pas rater, vous le savez… eh bien, tousles enfants que j’ai eus avec cet homme-là sont morts, saufEugène ; ils étaient tous estropiés… (Tous, on diraitqu’il s’agit d’une quantité, une vingtaine au moins.) J’en aid’autres de meilleure santé, – ajoute-t-elle d’un air récompensé,avantageux (et comme un commerçant dirait : j’ai des produitsd’autres marques meilleures), – tenez, en v’là un, d’un cocher, iln’aura qu’un peu de coxalgie, là, dans la hanche…

Elle secouait sur son bras un avortonratatiné, verdâtre, inerte.

Par une subite et puissante clairvoyance,devant cette femme inconsciente et ses deux lamentablesprocréations, ma mauvaise humeur a laissé l’école et s’est attaquéeaux parents.

Gare à vous ! voilà du nouveau.

L’année scolaire prendra fin dans deux mois,mon expérience grandit. Ce soir, je suis très forte. Les objetsautour de moi projettent une médiocrité austère. Ma privation,toute ma privation de fille pauvre m’élève à la vision justicière.Le silence de ma chambre – comme le calme en moi – est solennel. Jetouche à la vérité.

La mère Vidal est là, dans ma pensée, avec sesdeux avortons, qui attend un verdict, – et d’autres sont là quiattendent de comparaître… Et je sais maintenant que la sévéritépremière de mon jugement portera sur le crime desparents !

Il faut dire d’abord que j’ai des motifsd’être si hautement calme !… Il ne vientplus !

J’exagère ma placidité jusqu’à l’insolencedevant Mme Paulin.

L’école est plongée dans la stupeur par cettedisparition inexpliquée : un mois entier !

Je me sens très bien, très à l’aise… à partquelques étourdissements, vite dissipés, le matin.

Et Mme Paulin ne bronche pas,quoique j’atteigne à l’inconvenance odieuse par mes attitudesfroides, sereines, par mon air « de n’avoir jamais entenduparler de rien… »

Quelles menaces lui a-t-on faites ? – etquelles promesses ensemble ? – pour qu’elle observe une tellerésignation !

Non ! vous m’aimez bien sincèrement,Mme Paulin, et c’est à cause même de la force priseen votre affection, que – telle une enfant ingrate, – je suisméchante à plaisir.

Oh ! comme vous m’aimez de toute votreâme de peuple ! Et comme, là, vous m’êtes supérieure !…Jamais je ne serai « peuple » autant que vous, au pointde vue de l’affection dévouée. Et j’ai beau vous aimer aussi, – jene peux pas renoncer à l’agréable perception de faire souffrir àmon tour.

Il ne vient plus !… J’en rissous cape en traversant les classes.

Mais il ne s’agit pas de cela.

Des images stationnent dans ma mémoire, –comme les femmes dans l’entrée de l’école, – des images barbaresque j’aurais toujours voulu laisser dehors… Je vais« juger ! »

Il y a quatre frères et sœurs du nom deDucret, à l’école ; des enfants malingres, avec accentuation àmesure que les âges descendent, mais aucune difformité ; ilsn’ont d’effrayants que les yeux, hagards, trop écarquillés etvacillants. Généralement, leur panier contient la valeur d’un soude pain pour eux quatre. Ils ont toujours faim, leurs yeux defringale vous suivent dans le préau, dans les classes, dans lacour. Un jour de cet hiver, nous avions commencé de déjeuner,Mme Paulin et moi ; après quelques bouchéesnous avons cessé, nous ne pouvions plus consommer notre pain ;et Mme Paulin a dit le motif : « On sentla faim des Ducret d’ici… »

Trois de ces enfants s’en vont seuls, à quatreheures, mais la mère vient chercher le dernier, âgé de deux ans,parce qu’il a des vertiges ; de temps en temps, il tourne surses jambes et tombe comme une masse.

La veille de Pâques, on l’avait oublié ;je dus le reconduire à sept heures, rue des Panoyaux.

La concierge rit sur mon passage.

– Ah ! vous auriez attendu longtempsqu’on aille vous le réclamer ! Le père est rentré pleind’absinthe, y a de l’occupation là-haut.

Je monte et je trouve, dans l’escalier, assisde marche en marche, d’abord les trois Ducret de l’écolematernelle, puis trois autres plus âgés. Ils devaient être làdepuis longtemps et, d’après leur façon de regarder la porte dulogement, ils attendaient, pour entrer, la terminaison d’une choseordinaire se passant à l’intérieur. Mais je n’ai pas deviné cela,sur le moment ; je suivais mon petit, en ne pensant qu’auvertige. Il file devant ses frères, va jusqu’à la porte et lapousse ; mal fermée, elle s’ouvre toute grande.

En face, je vois le lit, un homme et une femmepris à l’improviste. Des jurons de l’homme et une voix plusgênée : « Allons, entre et ferme la porte. »

Eh bien, je le déclare, renseignée par unehorreur inexprimable et par ma pitié pour les petits Ducret siaffreusement misérables, il existe un crime de lèse-humanité quis’appelle : le crime d’avoir trop d’enfants.

Mais voici une autre comparution.

C’est dans la rue grouillante et malpropre. Lajournée finie, la mère Fondant et une de ses amies m’ontentreprise ; nous obstruons le trottoir ; l’haleine faded’une allée d’hôtel meublé nous caresse le visage, il fait doux ethumide, et, comme dit Mme Paulin, « le tempsest à l’amour ».

– Quand on a beaucoup d’enfants il fautbien taper dessus, affirme la mère Fondant… ou alors faudrait êtretrès riche…

– Oui, dit l’autre femme en riant à dentsblanches vers un gaillard qui l’a bousculée, de cogner sur lesgrands ça aide à élever les petits. Pas vrai, Rose ?

– Écoutez, les enfants qui pleurent, cen’est pas gai…

– Rose est feignante…

De là une dissertation sur la façon de« corriger » les enfants ; le battage des enfantsétant assimilé à une nécessité domestique, telle que le battage destapis.

– Ça ne se bat guère avant cinq ou sixmois.

– Le matin, de préférence, ça les remontepour la journée.

– Dame ! le dimanche, ils écopentdavantage, parce qu’on a plus de temps.

– Moi, les miens je les ai toujoursépoussetés avec une baguette, parce que, chez mon père, autrefois,y en a eu un d’éborgné par un coup de poing ; alors, c’estdans la famille : ma sœur aussi, les siens ne sont rossés qu’àla baguette.

– Quand mon quatrième est né, j’étais sien colère que je n’arrêtais pas de cogner sur l’aîné comme sic’était de sa faute « Toi, chameau, si tu n’étais pas là, çane m’en ferait pas quatre. »

– Enfin, Rose, venez-vous prendre unverre, on est toute en beurre de ce temps-là ?

– Vous savez bien qu’elle ne peut pas,avec sa gastralgie.

Je me rappelle, en effet, la mère Fondantamenant ses trois enfants à l’école et poussant à part l’aînéGaston.

– Celui-là, madame, n’ayez pas peur detaper dessus, c’est un sale enfant ! il a tous lesdéfauts !

Elle criait ces mauvaises paroles avec unepassion sincère, saisissante.

Pauvre bambin inerte ! « Tous lesdéfauts » Il ne parlait pas, n’agissait pas, il ne cherchaitqu’à se cacher ; sitôt lâché par sa mère, il se réfugiaiteffaré dans les jupes de la maîtresse présente. Pareil à un chienqui discerne les personnes amies des bêtes, il m’avait devinée, sapréférence était pour moi. Aux heures de présence dans le préau, –à moins d’employer la menace, – il me suivait partout en tenant uncoin de mon tablier. « Il ne me gêne aucunement, disais-je àla directrice », et, le plus souvent, on tolérait sa manie. Mapitié pour lui différait complètement de mon affection souriantepour Irma Guépin, « ma fille ».

Son âge le plaçait chezMme Galant ; mais il se désolait tant demonter l’escalier sans moi, qu’on le laissait dans la petiteclasse. (Je crois aussi que, chez Mme Galant, ilfaisait un pendant trop lamentable à Berthe Hochard).

Assis au premier rang, dans la classe de ladirectrice, les mains sur les genoux, une épaule remontée parl’habitude de la peur, avec sa figure trop longue, toujours pochée,on aurait dit qu’il comptait interminablement les coups reçus etles coups à venir ; à chaque bruit de l’école un peu accentué,raclement de galoche, ou bien choc sur le bois du bureau, unesecousse remuait son dos étroit, cassé, osseux. Quand la directriceracontait de gentilles historiettes : « Vos parents sontbons – ils n’agissent que pour votre bien – votre papa et votremaman se donnent beaucoup de peine pour que vous ne manquiez derien… » je me suis souvent demandé comment elle n’était pasfascinée par le poche-œil de Gaston Fondant, irradiant vert, jaune,noir, à la rencontre de ses paroles.

Pendant la récréation, Fondant restait isolé,immobile contre le mur ou contre le marronnier. Les autres gamins,quoiqu’ils fussent pour la plupart des enfants battus eux-mêmes, ledélaissaient, sans affectation, par instinct simplement : ilsentait trop les coups. De temps en temps, seulement, l’un desquelques enfants gâtés de l’école s’approchait, venait flairer avecune curiosité prudente la chair massacrée de Fondant.

À la voix de sa mère, le soir, son peu de sangse sauvait du visage et se cachait vite dans son cœur.

– Hein ! croyez-vous, il ne veut pasvenir, il coucherait à l’école, grinçait la mégère. Ah ! lesale enfant ! il est jaloux des autres… Quant à ça, tu peux ycompter, plus tu auras de frères, plus tu recevras deraclées !

Oui, je le crie, je l’affirme, je lerâle : les pauvres commettent un crime en ayant beaucoupd’enfants, puisqu’alors – selon leur propre théorie – ils sontobligés de les maltraiter.

Et l’abomination va bien plus loin qu’on nepense : si la famille est mauvaise, l’école est mauvaise àproportion, puisque son enseignement moral est basé sur la famillesupposée parfaite.

Le jour où j’ai débuté,Mme Paulin m’a offert cette sentence encadeau : « Quand il y a tant de brutalités à la maison,il en faut absolument à l’école. »

Et ici une digression. À mon tour d’êtrejugée.

Je n’avais jamais parlé, dans mes notes, deGaston Fondant, par une sorte de coquetterie. L’ayant un peuadopté, cet enfant, je n’allais pas m’en vanter. Sainte fille,va ! Bonne et modeste, quoi ! Toutes les qualités.

Comédienne !

Ce fut un de ces jours printaniers où lesbâtiments administratifs suintent une austérité froide encontradiction avec la nature et avec le besoin d’affection et desécurité que l’on porte en soi. Et, il faut le dire aussi, un jourde persécution de Mme Paulin. Je terminais cetteséance de prison dans un état d’agacement égoïste. Gaston Fondantet ses deux frères restaient les derniers dans le préau ; jerangeais pour n’avoir plus qu’à balayer après leur départ.

Gaston avait voulu me suivre, selonl’habitude, en trottinant accroché à ma jupe. Je l’avaisrenvoyé : « Laisse-moi ! » de telle façon qu’ilétait allé se blottir près de ses frères.

Comme je partais la corbeille débordante depapiers récoltés dans les coins et sous les bancs, il tira montablier au passage ; des papiers tombèrent. Je me baissai,posai la corbeille par terre, et, avant de rien ramasser, d’uneimpulsion nerveuse irrésistible, je lançai une claque à l’enfant.Moi ! j’ai fait cela !

Mme Paulin me l’avaitannoncé : « On ne peut pas s’en empêcher. »

Oh ! ce fut affreux ; mes doigts, –faute de trouver assez de ressort, – avaient atteint les petitsos ! Et la chair était si pauvre qu’elle ne rougit même passous le choc ! Puis, je vis cette tête d’innocent préparé« à en recevoir encore », qui s’était levée de surpriseet demeurait offerte. Les yeux disaient : « Toiaussi ? Eh bien, va, fais-moi du mal si ça te soulage…, maisoui, c’est dans la nature des plus forts de torturer… j’ai déjàtant souffert… un peu plus, un peu moins… »

Et puis, comme ma gifle restait isolée, il eutune espèce de sourire : « Je ne t’en veux pas, va !dans le fond, tu n’es pas méchante… tu ne savais pas,hein ? »

Après ce jour-là, Fondant continua de seréfugier en moi, mais sa main, à mon jupon, ne s’attachait plusavec autant de ténacité. Des remords creusaient ma consciencevéreuse : ma brutalité n’avait-elle pas retiré à cet enfant ladernière croyance en la Bonté ? N’avais-je pas lâchementabattu sa mourante volonté de vivre ? Il ne se jetait plusdans moi à corps perdu, il me sondait avant :« Veux-tu ? » et ses yeux jaunâtres exprimaient unsouvenir qui me lancinait. Je lui trouvais une langueur pensive« de malade qui aurait pu être guéri ». Autrefois, jem’adressais à lui par des mots espacés : « Tevoilà ?… viens !… » le silence entre nous étaitnaturel et plein de signification. Après ma brutalité, j’auraisvoulu lui parler davantage et je ne pouvais pas… rien ne sortait…J’essayai de lui caresser la joue, mais il eut peur de ma main etsa chair en coton fit rétracter mes doigts.

Enfin, un matin, la Souris tirait mon tablierdans le préau :

– Rose, Rose…

À force d’être assourdie, on prend l’habitude,avec les enfants, de ne presque jamais répondre au premierappel.

– Rose…

Puis, on répond sans écouter, niregarder :

– Oui, oui, bon…

Cependant la voix de la Souris vibraitautrement qu’à l’ordinaire.

– Eh bien, quoi, Rose ? qu’est-cequ’elle a fait, Rose ? demandai-je.

La Souris haussait vers moi des yeux de ciel,un front comme le miroir de ma propre conscience, un visage gravesur lequel était imprégné de l’ineffaçable :

– Rose, Fondant est mort.

Eh bien, oui, na ! Je suis mauvaise, jele sais bien… l’école aussi est mauvaise et l’on ne voit partoutque crimes contre l’enfance.

On vous assène, à chaque instant, sur la tête,« les prérogatives du père de famille », qui doncrevendiquera contre tout le monde les droits criants del’enfant ? Non seulement l’enfant a le droit qu’on nel’empoisonne pas d’alcool et qu’on ne l’empoisonne pas de croyancesasservissantes, mais il porte en lui l’exigence essentielle dene pas avoir trop de frères et de sœurs. (On laisse bien auxlégumes, dans les champs, la quantité de terre voulue pour qu’ilspoussent !)

Et voici des visions qui comparaissent pourhurler cette dernière justice.

Voici des gamins de six ans, noués, arrêtésdans leur croissance, atrophiés sans espoir, par la fatigue deporter continuellement les tout petits sur les bras.

Voici des fillettes, vieilles à treize ans,usées littéralement par le soin de la marmaille. Celle-ci, c’estJoséphine Guépin, qui vient chercher sa sœur et ses deux frères, jene l’ai jamais rencontrée sans un enfant au bras et un autre à sajupe ; elle est finie, le dos rond, le buste déjeté. Ellereste un instant le bec ouvert avant de parler, le temps de gonflerun peu sa poitrine aplatie, et, les yeux ternes, elle me dit sansrancune, sincèrement :

– Maman s’en fiche d’avoir des enfants,c’est moi qui ai tout le mal.

Voici les trois enfants Chéron quis’approchent. Trois qualités de produits : bonne, médiocre,mauvaise. L’aîné, Léon, six ans, a été élevé par sa mère, c’est unbon petit garçon, à intelligence droite, à volonté assez accentuée.Le second, quatre ans, a été mis en nourrice, il a souffert, il estmoins intelligent, moins énergique. Le troisième a été confié à lacrèche. Les enfants de la crèche se reconnaissent entre tous :ils sont plus vieux, plus décolorés, plus mécanisés ; ilsportent en bêtise sournoise la marque de l’élevageadministratif.

Juin. – Aujourd’hui, à déjeuner,Mme Paulin m’a annoncé un décès par accident :chez les Tricot, le dernier né a été étouffé dans la nuit.

– On n’y comprend rien, me dit-elle, fautque la mère l’ait pris machinalement en dormant, car le soir ellel’avait arrangé au mieux. N’est-ce pas ? on n’a ni la place nila literie suffisante, on est obligé de coucher le petit dernierdans le lit des parents : comment empêcher qu’il roule parterre ou qu’il soit écrasé ? Eh bien, on a un excellent moyen,employé dans toutes les familles, surtout en été : la mèredort sur le dos, le petit entre ses jambes ; rien de pluspratique, et aucun danger ; il peut ballotter, à droite et àgauche, il ne tombera pas et il est très bien là, dans le creux. Jevous dis, c’est le bon système : chez les Pantois, le ménagen’a qu’un lit d’une personne, deux gamins dorment par terre, lepère, dans le lit couche, de champ, contre le mur et ledernier gosse entre les jambes de la mère ; bontédivine ! il n’y a pas un pouce de terrain de perdu.

Tout de suite, je saisis l’occasion : ilva m’être facile de démontrer que ce n’est pas aimer les enfants,ni rendre service à la société ! d’en avoir quatre quand on nepeut en loger, en nourrir, en soigner que deux. La belle avancepour le pays d’assumer des frais de végètement et demortalité !

Mais Mme Paulin m’interrompt,la mine grave et, avec un accent religieux :

– Une grande famille, c’est toujoursbeau ; ainsi, chez moi, nous étions une bellefamille : onze enfants.

– Tous vivants ?

– On ne sait pas.

– Comment ? on ne saitpas ?

– Dame, non ! Sitôt qu’un avait dixans, il partait, cédé à des maîtres pour sa nourriture ; on nele revoyait plus jamais. Je ne connais pas six de mes frères etsœurs. Mais enfin : onze enfants, c’est une belle famille etmes parents, à cause de cela, avaient bien de la considération,jusque dans les pays d’alentour.

Mme Paulin, attendrie, levaitdes yeux extatiques. Une immense lassitude a coulé par mes membres,je n’ai même pas essayé d’exposer que la famille cesse dès qu’il ya trop d’enfants, puisque, forcément, on ne se connaît même pasentre frères et sœurs. J’ai mis plusieurs minutes à plier maserviette dans la perfection et Mme Paulin adit :

– Nous sommes riches, vous mangez demoins en moins.

(C’est vrai : je perds l’appétit. Je suisbrisée sans avoir travaillé. Je subis des attendrissements qui nese rapportent pas aux enfants…

(Il ne vient plus. J’ai obtenusatisfaction. Dans la journée, je me plais à observer sur le visagede Mme Paulin un certain vieillissement, – comme lereflet transmis d’une souffrance… Qu’est-ce que j’ai à pleurer, lanuit, dans ma chambre ?… Le dimanche, je redoute une visite deMme Paulin, – ne suis-je pas déçue, le soir venu,de n’avoir vu personne !)

Nous avons fait le service du déjeuner, nousavons donné la pâtée à notre misérable troupe, nous avons comptéceux qui n’ont jamais de pain, ceux qui en manquent aujourd’hui,mais qui boiront la valeur d’une chopine de vin pur, ceux qui ontdu dessert.

Les convives doivent attendre que toutes lesparts soient apportées avant de commencer la danse des cuillères,autrement on ne s’y reconnaîtrait plus : l’avalage despremiers servis irait plus vite que la distribution. Il faut voirces petits Tantales !… Par pitié on sert les Ducret lesderniers : une fois l’aîné s’était évanoui d’aspirer la vapeurde sa soupe ; le cadet, les mains au dos, essayait delaper ; son menton grelottant sur le fer de l’écuelle« jouait la Marseillaise ». (Appréciation descamarades.)

Mangez !… Ah ! ce mouvement desmâchoires qui fait remuer les tempes livides aux veinesdécolorées ! Et ceux qui ont tellement faim qu’ils ne peuventplus manger ! Ceux qui sont habitués à de telles saletésqu’ils ne peuvent digérer une nourriture saine ! Et Pluck« que sa toux nourrit ! »

Des tout petits lèvent les dents lentement,comme s’ils n’avaient plus de salive, comme des vieux dont lesmandibules usées pèsent « du plomb ».

La Souris gave son « poussin » avantde se permettre une bouchée. Puis elle surveille les deux petitesLeblanc et s’arrête inquiète, si elles font mine de chipoter.

Mais, tout à coup, son regard noir pèse surmoi et me suit ; sûrement, quelque chose cloche dans le repas.Je cherche : reste-t-il, un enfant qui n’a pas de pain ?Non, pourtant… Voyons, c’est au bout de la tablée, en face, que çane va pas… Parbleu ! Tricot a la lèvre fendue par un horionpaternel et tellement enflée qu’il ne peut introduire la cuillèreordinaire, je lui prête une cuillère à café.

Quoi encore, maintenant ? un flottement,une agitation, tous se penchent du même côté. En effet, il seproduit un fait incroyable, insensé, abasourdissant :Gabrielle Fumet a trouvé un biscuit dans son panier ! Celadépasse tellement tout ce que l’imagination la plus folle aurait puinventer d’impossible, – il est tellement extravagant que GabrielleFumet puisse « avoir du dessert », que tous s’émeuvent,bayent, rient, se regardent pour bien se reconnaître et murmurenten rêve : Gabrielle Fumet !…

Mme Paulin dirige vers moi unsourire entendu qui signifie : « Farceuse,va ! » mais, j’en ai autant à son service.Mme Galant nous considère aussi, l’une aprèsl’autre, avec un clignement de connivence. Le mystère nes’éclaircira pas. Irma Guépin rit aux anges – elle n’a jamais rienvu de si heureux ; elle donne son dessert à Adam ;immédiatement une contagion de partage se déclare et ce n’est passeulement Gabrielle Fumet, c’est Vidal, Tricot, les Ducret, dixautres qui mangent du dessert pour la première fois de leurvie !

Après le déjeuner, je siffle en balayant, puisje parle toute seule :

– Soyez moins nombreux et tout le mondeaura du dessert. Je me demande si c’est avec préméditationque les misérables sont si prolifiques ? C’est plutôt parignorance, qu’ils pèchent ; dans ce cas, je placerai au-dessusde tout la haute moralité la charité, de leur enseigner à ne pasprocréer criminellement.

Je maudis ma stupide situation dedemi-savante… Voilà une propagande qui concerne un philanthropecomme M. le délégué cantonal ? Que devient-il ?…J’en ris sous cape.

Le soir, je ne fais plus la conversation avecles trois ou quatre bambins retardataires ; je m’assieds enface d’eux, au milieu du préau, sous l’appareil à gaz, et je songe,ayant l’air de compter indéfiniment, là-bas, dans l’ombre, descordes qui pendent. C’est désolant : je rêvasse, oubliant mêmeles enfants autour de moi, je songe dans le lointain… je songe queje suis bien malheureuse.

Irma Guépin s’est levée sans bruit, elle aredressé des cheveux, près de mon oreille, elle a arrangé une caquede ma cravate, absolument comme elle aurait accommodé sa poupée àson idée, avec des mouvements de tête sérieuse, penchée à droite,penchée à gauche ; elle a ramassé ma main gauche et l’a misesur mon genou, pareille à la droite. Je renonçais au moindreautomatisme. Satisfaite de ma pose ; elle a passé derrière lebanc et a piqué sur ma joue, de côté, un baiser « de petitemaman », réservé aux têtes de poupée, puis elle est retournées’asseoir auprès de Tricot.

– C’est ta mère qui viendra techercher ? a-t-elle demandé.

– Je ne sais pas, maman pleure.

– Pourquoi qu’elle pleure ?

– Parce que papa l’a battue… (avecfierté) tu sais, il est fort papa, quand il cogne, çarebondit !

– Pourquoi qu’il l’a battue ?

– Parce qu’il trouve que le peintre vienttrop souvent à la maison.

Silence. Méditation profonde de part etd’autre.

– C’est peut-être ta sœur quiviendra ; dans quelle classe qu’elle est ?

– Dans la classe du certificat d’études.(Un geste péremptoire, une voix d’absolue certitude). Si Mauriceest là pour lui faire la cour elle ne viendra pas ; elle sefiche pas mal de moi dans ces moments-là. Veux-tu qu’on joue à sefaire la cour ?

– Comment qu’on fait ?

– …………………

– Ah bin, non, t’as les mains tropnoires…

Juin. – Voilà plus de huit soirsconsécutifs que je reste assise dans ma chambre, après dîner, sansme décider à prendre la plume. Le peu d’amélioration produite à lafin de l’année scolaire me décourage. Et puis, je voudrais savoirdes choses… et j’ai peur… Un trouble général persiste en moi :un mélange de dévouement et de « la maladie d’un êtreanormal ». Je voudrais sauver les misérables des crimes del’amour… Et moi, de quoi est-ce que je souffre ?…

Où vais-je ? Un courant plus fort que mavolonté m’entraîne : j’envisage maintenant hardiment unecertaine éventualité ; je discute le pour et le contre. Ensomme, je n’ai pas fait vœu de célibat… mon grand ennui provientsurtout des circonstances inaccoutumées… autrement, mon Dieu, jen’éprouve pas une répugnance invincible.

Détail curieux : à ces moments dedélirante imagination, il me semble que j’ai des torts envers lesenfants de l’école : je sens naître des remords dedéserteuse.

Enfin, aujourd’hui, je me suis réconfortéedans l’admiration de Louise Cloutet (la Souris). De jour en jour,le visage de cette enfant se purifie et s’élève ; lerayonnement sage, souriant et bon de ses yeux noirs s’étend de plusen plus loin ; elle prend la morale scolaire juste du bon côtéet dans la proportion voulue. L’école serait valeureuse quand ellen’aurait sauvé et façonné que cette grande personnalité !

Cet après-midi, à regarder la Souris dans laclasse de la normalienne, à la première table, il me semblait quetoute l’école fonctionnait pour elle, passait en elle, que toute lamorale enseignée devenait vivante par cette enfant qui étaitchargée d’en porter la projection salubre dans les ténèbres duquartier.

Elle arrive maintenant, le matin, avec sestrois enfants : le poussin et les deux Leblanc. Quand ellefait miroiter devant eux son front marmoréen, semblable à celui dela normalienne, il y a vingt ans de distance entre elle-même eteux.

J’ai lieu de penser que la mère de la Sourisintervient aussi dans le soin et la protection des deux enfantssans mère.

Au fait, j’ai rencontréMme Cloutet un dimanche matin. J’avais vu desprodiges, autrefois, au cirque : par exemple, un homme sesuspend par les pieds à un trapèze, la tête en bas, on accroche uncheval à ses bras, dans l’espace, l’homme s’allonge comme unélastique. Mais aucun spectacle d’effort ne saurait être plusstupéfiant que celui offert par la mère Cloutet, poussant, dans lacôte de Ménilmontant, une voiture chargée de cinquante kilos decerises. « À la douce, cerises, à la douce ! » Unefemme guère plus grande, ni large que la Souris, une arête de dostoute pointue et une voix si sympathique « de bonnemisère », demandant seulement à rendre service et à manger. Jem’étonnais que les gens ne fussent pas crochetés par cette voix, sipersuasivement chantante sous l’écrasement ; je m’étonnais quetoute la rue ne s’approchât pas…

Cette femme est capable de tout. Sûrement lespetites Leblanc ont affaire à elle. J’avais demandé naguère àl’aînée comment s’arrangeait son dîner :

– Papa est trop ennuyé le soir, il medit : « Tiens, v’là six sous, achetez ce que vousvoudrez. » Il s’en va ; j’achète du saucisson ou du brie,on se couche, on ne le revoit plus.

À présent, j’augure que les petites Leblancmangent de la soupe le soir : depuis peu, la plus jeune sembleavoir les joues mieux nourries. Miracle ! c’est comme de lavraie chair qui lui viendrait à la figure !

Un souvenir, à propos de Louise Cloutet et descadeaux qui sont envoyés à l’école par les parents du quartier desPlâtriers. Le surlendemain du jour de l’an, j’ai vu la Sourisarriver en royal appareil : un brin de plumeau à son béret,drapée jusqu’à terre d’un capuchon éteignoir.

Et quand vous auriez vu Dieu le père tenir ensa main l’univers, – j’ai vu la Souris apporter uneorange !

Allons, je ne resterai plus un seul jour sansécrire ; cet exercice intellectuel entretient ma clairvoyanceet conserve ma dignité. Le travail manuel profite à ma santé ;il me donne en outre la satisfaction d’un office utile par quoi jesuis en règle avec la société.

J’ai pris ma lampe et, dans une glace pendue àl’espagnolette de ma fenêtre, j’ai constaté qu’une louable sérénitééclairait mon visage. De quoi me plaindrais-je ? ma solitudeet ma condition m’ont instruite profondément : jesuis débarrassée d’un maquillage produit par les livres, parl’éducation première ; je juge, j’analyse, je réprouve et jenie, seule contre l’opinion admise, j’attends, je souffre, j’ai desconsolations, je vis, quoi !

Allons, allons, désormais pas d’imaginations,pas de projets malsains, pas de désertion ! Et pourêtre bien sûre de rester dans le bien et dans la vérité, avant deme coucher, j’ai déchiré mes diplômes cachés au fond d’unemalle ; comme une personne guérie d’une vilaine maladiedéchire les ordonnances médicales, et l’on peut venir : Voyezmon tablier bleu, mes mains raboteuses… moi ? J’ai toujoursété « du peuple », je n’ai jamais su que ce que lesenfants m’ont appris, je n’ai jamais rêvé de changer masituation…

Je vais bien dormir d’un sommeil souriant,j’en suis sûre : dans ma poche j’ai retrouvé des miettes depâtisseries. Kliner, revenant de déjeuner à la maison, m’a offert,en cachette, derrière le poêle, un morceau de gaufrette de ladimension d’un timbre-poste, soigneusement au chaud dans le creuxde sa main.

– Je t’ai gardé ta part.

– Ah ! vraiment ? merci, tu esbien gentil d’avoir pensé à moi.

Kliner est ce brun à la gorge entaillée :la figure émaciée, mais l’air intelligent, avec des yeux de geaid’une continuelle mobilité.

J’ai tenu mon poing fermé devant ma bouche etfeint de mâcher longuement ; j’ai même tiré le cou plusieursfois pour avaler.

Kliner, de toute la tension de ses facultés,regardait descendre en moi l’ambroisie et guettait monemparadisement. Car enfin, ça se voit extérieurement une si rarepénétration, ça transforme une personne immédiatement uneabsorption si succulente !

– C’est rien bon, mon vieux ! ai-jeexhalé rayonnante.

Alors lui, parti dans les grandeurs,millionnaire, reprend :

– Hein ? c’est pas du mangerd’ouvrier !

Et, comme deux élus qui, – à l’insu de lafoule envieuse et malgré la coalition universelle – ont connu lafortune, tout l’après-midi, chaque fois que nos yeux ont pu serencontrer, « nous avons bien rigolé ».

Et mes remords sont tout à fait guéris :il n’y a plus aucun danger de désertion ; je suisforte !

Juillet. – Pendant la récréation,dans la cour même, les enfants exhalent une joie forcée de faussedélivrance ; ils apporteraient un autre tumulte dans la rue,ou dans un square. Moi, le matin, ma figure change, il tombe dessusquelque reflet de la pédagogie de ces dames ; et, aussi,intérieurement, j’éprouve la sensation de dépendre d’une autoritéqui ne peut pas se familiariser ; d’instinct, mon corps serétrécit et se garde.

Je voulais constater un résultat à la fin del’année scolaire, le voici : tout le monde a perdu de sonessence propre, tout le monde subit l’influence occulte del’« administratif ».

Dès l’entrée, – à cause de l’odeur unique, dela construction générale haute et déserte, du mobilier symétrique,fait pour l’alignement, à cause du Règlement affiché, imprégné dansl’air, – les enfants et les grandes personnes prennent une âme« de commande ».

Les enfants arrivent, ils décrivent un salutspécial, un salut « qui ne sert qu’à l’école » ; ilscomposent leur voix, leur regard.

Combien de force, de beauté, de possibilitéheureuse apportée là, et détruite ! Car, il faut ledire : c’est le meilleur de l’individu qui se dissout àl’école.

De même que l’art est vivifié et renouvelé parles excessifs, par les « sauvages », de même la vie estorientée vers le mieux par les turbulents. L’espoir de lagénération est dans les mauvais écoliers.

C’est Adam, surnommé par ces dames« L’Exempt de bien faire » qui présente pour moi l’aveniren progrès.

Que diable ! ce n’est pas le sage LéonChéron, le discipliné ne contenant aucun imprévu, qui peut recélerl’Espoir !

J’ai reçu une convocation solennelle de mononcle : « Il sera heureux de tenir le rôle qui eûtappartenu à mon père dans la circonstance présente. » Ilm’attend après-demain, dès le commencement des vacances.

Voilà où j’en suis ! J’ai beau ne pasagir : les événements marchent en dehors de moi, malgrémoi ! Et la situation va se dénouer, à sa date, semble-t-il,comme si j’avais pris part à une série de faits convenus.

Que de chemin parcouru ! Cette lettre demon oncle ne m’a pas révoltée ; elle m’a seulement donné untremblement qui dure encore et aussi une lourdeur de sang et depensée… Ai-je donc rêvé ma résistance ? Il y a donc en moideux personnes : l’une qui refusait, l’autre quiacquiesçait ?

Je ne suis pas sûre des paroles de lassitudeque j’ai laissé entendre à Mme Paulin ; sansdoute elles équivalaient à un consentement.

À moi-même que répondre ? je ne peux pasdire que je n’aime pas ?…

Mais, à mesure que mon amour se dénonce, mesremords aussi se précisent. Et je ne peux pourtant pas mentir dujour au lendemain à toutes mes résolutions !

Demain est le dernier jour de classe : ilfaudrait que cette journée fût bien mauvaise pour que je faillisseà mon devoir qui est de rester au service des enfants.

Oh ! rien n’a été omis. EtMme Paulin à suivi fanatiquement les instructionsreçues. On a fait combattre par avance mes scrupules si graves, messcrupules de conscience : « Les gens du peuple netiennent pas à vous ; ils ne comprennent pas votre sacrifice.Vous les servirez mieux de loin que de près. Il ne faut pasdescendre au niveau des humbles, il faut les élever à soi,etc. »

Vraiment ? Eh bien ! si, demain, lesparents, les enfants me renient, nous verrons…

Mais j’espère bien être empêchée de me rendrechez mon oncle, après-demain. Si j’y vais, c’en est fait !… Jele sens à ma faiblesse physique, à ma volonté qui s’égare, à mamémoire obscurcie… quelle honte ! je le sens au trouble quim’envahit… le trouble de mes premières fiançailles ! Lacréature humaine subit des lois bien ironiques : j’ai beau merépéter qu’une fois déjà j’ai été déçue, bafouée, tant pis !l’aspiration renaît !

Ce sont « les gens d’ici » quidécideront. Demain, j’aurai une attitude qui criera verstous : « Ne me laissez pas partir ! » Et nousverrons !

Je veux passer cette nuit à écrire, à penser,je veillerai « en compagnie des enfants de l’école » àqui je me confesserai d’avance, en cas de défaillance.

Et, quelle que soit la journée de demain,j’aurai soin d’en tracer la relation – comme le testament d’uneexistence au seuil d’une autre existence.

Car, aujourd’hui encore je suis une« personne provisoire », l’épreuve de demain fera de moidéfinitivement une vieille fille ou une femme… (Donc, je ne doutepas : mon mariage est certain, si je veux !)

Sais-je ?… De toute façon, un plaidoyerdemeurera pour prouver que je n’ai pas déserté de mon pleingré !

Mais je ne déserterai pas ! Mes petitsenfants, je vous évoque tous, là, dans ma chambre : ne melaissez pas partir, accrochez-vous à moi, comme vous avez fait tantde fois par jeu.

Écoutez bien : j’étais une bourgeoise,différente de vous, de vos parents ; j’étais d’une autre« classe sociale », comme on dit… Eh bien, cetteclasse veut me reprendre ! Il paraît qu’on nes’évade pas de sa classe ! On se figure pendant quelquetemps que l’on a changé de camp, on s’illusionne soi-même, c’est unsemblant !

Mais je commettrais la pire des lâchetés àvous abandonner ! Vous avez des droits sur moi ! Vousm’aimez, vous comptez sur moi, – mes soins maternels sont attenduspar votre besoin de vivre. Et, après cette année d’affectionréciproque, je ne vous verrais plus !

Vous ne savez pas ? On m’a promis que jevous reverrais – autrement qu’en tablier bleu !

Non ! Adam, piges-tu ? Rose, devenueune madame et visitant l’école ! Bonvalot, tudégotes ?… Si je fais ça, Bonvalot, enlève ta galoche et ne merate pas !

Et vous, les mamans, les femmes deMénilmontant, qui m’accostez dans la rue, qui me traitez encamarade, j’aurai eu beau faire : je ne suis pas de votrebord, je ne suis qu’une déguisée ! Est-ce vrai ? Est-cepossible ?

Mes pauvres amis, je n’ai pas dit le plusterrible : si je m’en allais, je ne pourrais plus vous aimer.Si je m’en allais, pour me marier, je voudrais avoir des enfants àmoi, j’aurais des enfants de ma propre chair et ma maternité pourvous n’existerait plus !

Ne me laissez pas partir ! Votre contacta développé en moi une sorte de sauvagerie maternelle ; je lesens bien au serrement brutal de mes fibres, je serais comme unebête qui a des petits, je n’aimerais plus que « lesmiens » ! Des enfants à moi !… À cette imagination,le sang martèle mes tempes… on dirait que mes entrailles vonts’évanouir…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer