La Maternelle

III

Dimanche. J’ai fait mon ménage, à fond, lematin, pour me réchauffer. L’après-midi, je me suis promenéejusqu’aux Buttes-Chaumont.

Les dimanches précédents, j’avais rendu visiteà mon oncle, mais je le dérangeais. Ce jour-là, il reçoit lesattentions d’une jeune personne qui a été élevée à Saint-Denis, àla Maison de la Légion d’honneur, et qui ne montre pas d’estimepour moi.

Je n’ai pas d’amies à qui je puisse confierque je suis femme de service et que j’habite la sinistre rue desPlâtriers, et il ne me plaît pas de mentir.

Mes amies !… Ayant encore beaucoup àapprendre, j’aurais tort de retourner à elles et de contrarier monadaptation par des fréquentations inopportunes.

Car, – ne l’ai-je pas déjà signalé ? –nous autres, gens de Ménilmontant, nous proférons un langagespécial et nous nous entretenons de sujets spéciaux.

Un amour de deux ans, – à cet âge, ô mesamies, où les chérubins de votre monde inventent une poésie pourjaser des douceurs dont on les entoure, – un amour de deux ansbalbutie toujours ses premières paroles, à l’école, pour seplaindre d’avoir été malmené. Il faut le voir froncer leslèvres : « Yose ! Yose ! » des lèvres quiont l’air de vouloir téter encore :

– Yose ! sale gosse là-bas, m’a f…une bâfre su’ la deule…

Et les mignonnes de six ans, l’une des chosesdont elles ont le plus à disserter, savez-vous ?… Elles nedisent pas : « Maman va m’acheter un petit frère ».Non, mes amies, on ne s’exprime pas ainsi dans le quartier desButtes-Chaumont. On a six ans, des jupons de poupée, des molletsminces à faire pleurer, un tablier à manches courtes laissant voirla chair trop frêle des poignets, une figure de soubrette ratée,sérieuse et chiffonnée, avec un nez drôle retroussé ; onjabote en se promenant dans la cour de l’école.

Une camarade demande :

– Pourquoi que ta mère ne vient plus techercher, à la sortie ?

On ne dit même pas : « Maman estenceinte » On se penche, on pointe le menton, et l’on jetted’un ton péremptoire et résigné, applicable aux faits périodiques,inévitables et ennuyeux :

– Maman !… Elle a sabutte.

Vraiment, je ne peux plus aller rendre visiteà Mlle Yvonne de Pérignon, avenue de Villiers, prèsdu pare Monceau.

Mme Paulin m’avait invitée, audébut.

– Venez donc prendre le café, rue desMaronites, à deux pas d’ici, y a des voisins, des jeunes gens, onblague.

Je n’ai pas accepté, à cause de mononcle ; censément. Et je suis affreusement seule.

Le quartier revêt son aspect dudimanche : quelques boutiques sont fermées, les commerces devins sont plus encombrés, ils vendent beaucoup « àemporter », le comptoir devient ami de la famille ; onvoit des bambins se hausser sur la pointe des pieds pour poser leurfiole vide sur le zinc. Les passants plus rares s’offrent uneallure de baguenaude ; les gens « bouclés » pendantla semaine se mettent à l’air, les autres, au contraire, fatiguésd’être dehors, restent chez eux. Ces gens du dimanche rendent larue inhabituelle et plus étrangère.

Au cours de ma promenade, j’ai reconnu avecplaisir des enfants de l’école. Devant chez moi, deux garçons, àplat ventre sur le trottoir, soufflaient dans le ruisseau sur unbateau fait d’un bouchon et d’une allumette. Quelques-uns, mêlés àdes grands de l’école primaire, armés de manches à balai, formaientdes groupes belliqueux ; je ne suis pas sûre que les grandsseuls fumaient. Une bande, se livrant au jeu ultra-chic dutraîneau, fauchait le trottoir : deux gamins s’accroupissentsur une planche supportée par quatre roues hautes de troisdoigts ; les camarades poussent, appuyés à la planche et auchargement ; avec un formidable vacarme de cris et deroulement, le traîneau, mené de travers, heurte les boutiques ouverse sur la chaussée. On relègue les voyageurs assommés dans uncoin ; d’autres marmots se disputent à qui fera le nouveauchargement.

Une fillette m’a dit bonjour. Elle a sept ans,on ne lui en donnerait pas quatre ; ses condisciplesl’appellent « la Souris ». Elle accompagnait sa mère,marchande des quatre-saisons, elle poussait le dessous de lavoiture et criait d’une voix drôle, courageuse : « Quat’sous les pommes, quat’ sous la livre » ; une vieille voixdes rues, qui n’aurait pas pu servir à aucun jeu d’enfant.

Les Buttes-Chaumont ! Cela m’a rappelémon enfance : du bonheur confiant, simple et doux. Des chosesinutiles à mettre ici.

Je suis rentrée avec la nuit, parce que, lesoir, ma rue me fait peur avec toutes ses lanternes d’hôtelsmeublés, ses faux éclairages de marchands de vin et des gens quirôdent et s’effacent, et d’autres plantés là qui semblent vousévaluer. La façade sombre de l’école ménage un espace louche, enretrait, ou stationnent toujours des femmes, des hommes, et, auloin, c’est le boulevard de Ménilmontant, encore plus hasardeux,trop vaste, avec ses arbres égarés et ses tramways hurleurs quifuient le long des réverbères.

Je suis rentrée pas très réchauffée… Onaimerait voir un visage en ouvrant sa porte ; on aimerait voirautre chose qu’une fumeuse, une table de jeu et un rocking-chair…J’ai toujours un serrement de cœur sur le seuil de ma chambre.

Au-dessus de la fenêtre, un piton à rideaux,trop haut planté, conserve un bout de cordon qui oscille etaccueille mon arrivée.

Mais je ne veux pas me laisser agripper par ledécouragement. J’ai pris un livre, sans retirer mon manteau ;l’haleine tiède de la lampe est venue sur mon front et m’a empêchéede lire : j’ai pensé à des promenades de famille, d’amis, defiancés, dans un décor de quartier opulent… nous marchons,souriants… l’avenue se profile claire et monumentale… quand lesmots ont été très caressants, nous nous taisons pour sentir leurdouceur s’élargir à l’infini et, d’un accord spontané, nous nousretournons pour attendre les parents qui sourient derrière nous…J’ai rêvé à de l’affection, à la bonté des choses…

L’obsédante physionomie de M. Liboiss’est imposée à ma méditation.

Est-ce drôle ! Mon ex-fiancé disparaîtdans ce passé chimérique, ses traits échappent à ma mémoire. Je nele hais pas.

Quel soulagement j’éprouverais pourtant àdétester quelqu’un ! Je le sens bien, voilà ce que cherche monintime vitalité : un dérivatif de rancune. Et j’aimerais bienmieux les enfants !

J’ai peur que le délégué cantonal ne porte unintérêt sincère à la malheureuse population de l’école. Cela me legâterait, ce monsieur d’importance. Il faut que le personnage gardecette propriété de crispation qui galvanise une femme… Oui, voyons…à l’avenir je savourerai un âcre plaisir à être encore à genoux parterre, les mains dans l’ordure en sa présence. Je me complais dansma bassesse. Ainsi, un enfant puni dans son amour-propre sebarbouille, se rend ignoble par bravade, par excès de rage.

Les hommes ne mépriseront jamais assez lesfemmes. Mme Paulin m’a lu, hier, ce drame sur soncher Petit Journal ; un désespéré n’ayant pu obtenirla haute position qu’il convoitait a corrigé le sort par deux coupsde revolver. Nous recélons plus de lâcheté, nous, les femmes :si nous ne pouvons pas gravir les marches, nous acceptons de leslaver…

Un frisson m’a secouée ; j’ai attrapé mespaperasses, je me suis mise à les feuilleter, à faire un brin detoilette à mes notes ; j’ai attifé des phrases, comme si ellesdevaient un jour se produire en public. Et, finalement, je me suisobligée à songer à mon métier. Je veux « rejoindre »l’employé qui a la nostalgie du bureau et ne saurait se livrer à lamoindre spéculation en dehors du service ; celui-là est unsage, il construit du bonheur avec les éléments mesquins que lesort lui a départis.

Demain, j’aurai une journée fatigante ;les enfants sont durs à tenir le lundi… Ah ! m’y voici !voici le préau avec ses boiseries jaunes, sa barrière marron. Voicila classe de la normalienne ; derrière le bureau, deuxtableaux noirs et des ouvrages de marqueterie, en laine sur carton,accrochés au mur ; les tables ; dans un coin, le poêle,dans l’autre coin, l’armoire qui renferme des livres, des cahierset les fournitures pour le travail manuel, obligatoire tous lesjours de trois heures et demie à quatre heures ; de la paillede différentes couleurs pour le tressage, du papier en bande pourle tissage, du carton pour le piquage, des perles, de la laine,etc. Au mur encore, très haut, sur de grandes pancartes, sontreprésentées des îles, des montagnes, des mers, pour aiderl’explication des termes géographiques, puis des plantes, desfruits et des légumes, illustrations des leçons de choses. Voici laclasse de la directrice, autant dire ma classe : les cartesmurales montrent des animaux ; les tables et les bancs ont lahauteur du « petit banc » cher aux ouvreuses ;l’armoire contient du papier de différentes couleurs (car les toutpetits font déjà du pliage compliqué) et des jeux de constructionet des guignols ; il est si difficile d’occuper, d’amuser, degarder assis ces bambins ; j’ai dû apprendre à faire lesmarionnettes… Ah ! mon Dieu, demain matin, à six heures, mesfeux ; pourvu que l’allumage ne rate pas… Pourvu que le tempsreste sec ; je n’aime pas manipuler des épaves. Je voisl’arrivée, l’inspection de propreté, la conduite aux cabinets,l’entrée en classe… pourvu que le pain ne soit pas mouillé dans lespaniers… pourvu qu’on n’entende pas trop souvent les appelsd’alarme : « Rose, venez vite, Chéron saigne encore dunez. – Rose, conduisez Guittard au lavabo… »

Comme je me sens mieux ! on dirait que lalampe a réchauffé toute ma chambre. J’aurais tort de meplaindre : n’est-ce pas moi qui ai la plus bellefamille ? Je peux dépenser à plein cœur toutes mes forcesd’affection et, voyons, cet attendrissement qui me pénètre meprouve aussi que je suis aimé !

Mais oui : je connais tous les petits parleurs noms (je n’ai plus besoin de les chavirer pour lire leurmarque et ma sensibilité sait même établir une distinction entrechaque… il y en a de si laids que leur regard m’arrache de ma placeet me fait venir, toute penchée. Ces exigeants, ils m’ontcomplètement adoptée ! Il arrive aussi qu’un petit se dérangesans parler et, levant irrésistiblement vers moi son museausouffreteux, m’apporte ses pauvres mains rouges à dégourdir… Alors,alors, il faut bien croire que la maternité est en moi, sans quoicet enfant ne la solliciterait pas si impérieusement… alors, il estbien certain qu’un petit enfant, quel qu’il soit, appartient àtoute grande personne… des fibres rattachent une génération à uneautre.

Je connais aussi, par leurs noms et par leurstypes, la plupart des moyens et des grands ; mais eux necommercent guère avec moi.

On ne se figure pas combien il est rare quedes enfants accordent leur attention à qui ne les soigne pasconstamment. Ils vous lorgnent, ils notent vos ridicules aupassage, avec leur extraordinaire faculté d’observation, ilss’adressent à votre complaisance, mais vous ne faites pas partie dumonde de leur pensée. Cela me chiffonne… surtout les élèves deMlle Bord : ce sont déjà des personnagesdéfinis, je désirerais être admise dans leur intimité, je me sens àleur niveau… Et pourquoi donc me dédaigneraient-ils ? Est-cequ’ils copieraient la correcte et supérieure politesse deMademoiselle à mon égard ? Quand la sculpturale normalienne meparle, ses yeux ne posent pas sur moi, ils s’étendent audelà ; elle ne doit pas savoir si je suis brune ou blonde. Sesélèves empruntent ce regard distrait, négligent, pour me demanderleur panier, leur béret. J’ai beau les aider, à l’arrivée, audépart, les rafistoler dans la journée, leur servir à déjeuner, ilsne m’aiment pas à la façon de mes tout petits. Je me sens pareilleà une demoiselle habituée aux adulations, qui croit sa beautéirrésistible et qui rencontre un jeune homme parfaitementindifférent ; elle le déteste, elle cherche des rivales àdétester, elle devient capable des pires sottises pour s’imposer àlui… Eh bien, oui ! je suis ambitieuse, orgueilleuse,jalouse ! oui, jalouse… Et j’ai voulu obtenir del’attention ; j’en ai obtenu.

Je ne parle pas de Richard, l’affreux gamin àtête de singe malade, à qui j’ai révélé le goût des pastilles dechocolat. Le cas est tout à fait à part. Il existe entre nous unpacte, intensément sérieux, exempt de sentimentalité. C’est Richardqui a délimité nos rapports. Je lui avais donné un bonbon ; sastupéfaction diminuée, il a exigé de rentrer dans leraisonnable ; on ne peut pas vivre sans attribuer aux faitsune logique. Son expérience ne lui permettait pas de concevoir undon gratuit, il a tiré de sa poche un bout de papier crayonné.

– Tiens, alors je te donne un dessin,a-t-il dit simplement. Et son alors contenaitl’inflexibilité des obligations réciproques.

Depuis cette époque, presque chaque jour, il ya échange entre nous, après quatre heures, dans le préau. (Verstrois heures, la normalienne distribue des carrés de papier et descrayons et autorise l’art fantaisiste.) Je tends un bonbon, Richardtend son croquis, nous ne sourcillons pas.

Pourtant un sentiment ondule chez Richard,mais je ne discerne pas si c’est de la reconnaissance, ou un soucid’honnêteté. Il a œuvré pour moi, expressément, avec conscience,avec goût, selon l’invariable répertoire graphique des jeunesenfants : une locomotive, un bateau, un cheval, un bonhomme.De plus, je constate qu’il laisse le moins de blanc possible ;il affiche, un air satisfait qui signifie : « Tu es bienservie, j’espère ? » Très attentif au sort de sacréation, il ne me quitte pas des yeux que je ne l’aieprécieusement logée dans ma poche.

Quand je me flatte d’avoir obtenu del’attention, je fais allusion à une autre histoire.

Vendredi dernier, il était dix heures passées,je profitais de la présence de Madame dans sa classe pour préparerles tables du déjeuner ; soudain, j’entendis la normaliennequi se fâchait à l’extrême :

– Vraiment, c’est intolérable !Adam ! je ne veux plus de vous ; sortez cinq minutes à laporte, dans le préau, avec Rose.

Depuis le premier jour, je connaissais Adam,le mauvais sujet de la grande classe ; sept ans bientôt, assezgrand, trapu, blond, le teint coloré, la face tauresque ;l’apparence d’un hercule pas méchant, un peu narquois, doué decette intelligence ronde qu’on appelle un gros bon sens ; leregard gai, hardi, coutumier d’une fixité limpide à déconcertermême les grandes personnes. Il représente la vie puissante, décidéeà s’élargir sans précaution ; au déjeuner, il finit lesgamelles restées en souffrance, il mange le gras ; à larécréation, il règne, il conduit toujours une bande, il estparticulièrement autoritaire avec les filles.

Il vient à moi, son tablier retroussé, lesdeux mains dans les poches de pantalon et tranquillement, avecphilosophie, le regard voyageur, il me dit :

– Elle m’a f… à la porte.

(Les enfants ont un langage d’apparat pour lesmaîtresses, mais entre eux, dans la cour, dehors, ils reprennent lestyle du quartier.)

– Tiens ! qu’est-ce que tu as doncfait ? m’informai-je avec beaucoup d’intérêt.

Un haussement d’épaules :

– Ah ! je rigolais.

Et il se détourna vers la cour sans pluss’occuper de moi. Je fus piquée de ce peu d’expansion ; uneimpulsion inexplicable me fit simuler la plus violenteindignation :

– Eh bien, je vais la disputer,Mademoiselle. Dans un instant c’est la récréation : garelà-dessous ! Ah ! elle te met à la porte ! je m’envais l’arranger moi : elle n’a pas le droit de te renvoyer…et, si elle n’est pas contente, je suis plus forte qu’elle.

Adam se campa en face de moi, considéra monvisage, me toisa ; il n’y avait pas à douter de marésolution ; j’avais à demi retroussé mes manches, ce qui – àMénilmontant – est l’indice du sérieux. Il ne répondit pas, nesourit pas, mais une houle passa dans ses yeux bleu foncé,profonds, énigmatiques.

Presque aussitôt retentit le coup desifflet : la longue mèche se déroula : les grands sortantdirectement dans la cour, les petits venant derrière dans la grandeclasse, par la porte de la cloison vitrée ; et, à la queue,les moyens descendant du premier étage. La mèche éclata. Je medirigeai vers la normalienne en station près du marronnier. Adam secollait à moi et tâchait de lire ma physionomie. J’allais d’un airdécidé, querelleur. (Mon intention était de dire : Je vousamène Adam repentant, qui désire prendre part à la récréation.)

– Nous allons voir, annonçai-je ensecouant mon poing, quand je ne fus plus séparée que par une chaîned’enfants de la normalienne qui me tournait le dos. Ah !ah ! Mademoiselle.

Brusquement, Adam me saisit la main droite ety planta un coup de dent terrible.

Arrêtée net, je poussai un cri ; je medégageai :

– Oh ! le vilain méchant !

Il ne se sauvait pas, il continuait, par sonattitude, à me défendre d’avancer. Ses yeux combattaient,implacables, ce n’étaient pas des lueurs mauvaises, mais des lueurs« de justice ». (Je parlerai un jour du sentiment de lajustice chez les enfants.)

Je cachai ma main saignante sous mon tablier.Les clameurs de la récréation avaient dominé mon cri de douleur. Lanormalienne rejoignait sa collègue.

– Je plaisantais, dis-je à Adam, tu es unbrutal ; je voulais que tu demandes pardon à Mademoiselle.

Une espèce de sourire détendit sonénergie ; il allongea une moue significative vers ma maincachée « On ne fait pas de ces blagues-là, tantpis ! »

Des voix en folie le requirent ; ilrompit là, sans autre formalité. D’un geste, il rallia toute unebande.

– Au chemin de fer ! ordonna-t-il.Et il s’élança, imitant le sifflet de la locomotive et suivi de sacohorte grossissante.

Tout de même, je suis contente. Adam faitattention à moi, maintenant.

Samedi, à plusieurs reprises, il m’a frôléeavec prudence, le regard en coin sur mon pouce entortillé, puisl’air dégagé comme un qui ne se souvient pas.

– Alors, tu aimes bienMademoiselle ? lui ai-je demandé au moment de déjeuner.

– Je sais pas.

Ses prunelles ont miroité hardiment sur moipour ajouter : « Recommence à vouloir l’attaquer, tuverras ! »

Le soir, à la sortie de quatre heures, jen’arrivais pas à former la queue du rang, dans le préau ; unevingtaine de mioches, occupés d’une bêtise, clignaient gentiment,riaient et ne faisaient rien de ce que je commandais. Je n’enpouvais plus de m’égosiller, de m’élancer vers l’un, vers l’autre.Adam s’est retourné, les épaules remontées, le mufle tendu,menaçant :

– Voulez-vous vous mettre en rang, tas dem…, morveux !

Cette aimable apostrophe les a décidésimmédiatement. Et j’ai senti, dans mon instinct femelle, quemaintenant Adam me protégeait.

Aujourd’hui lundi, je savais bien que la tâcheserait rude. Mme Galant a été indisposée, prised’étourdissements, tellement « les moyens » étaientinsupportables. De fait, pendant toute la durée de la classe, jen’ai cessé de les entendre taper des pieds. Les petits, excités parle vacarme au-dessus de leur tête, galochaient aussi, tant qu’ilspouvaient. La directrice a fini par passer la main.

– Rose, j’y renonce, je me réfugie dansmon cabinet. Ouvrez l’armoire et tâchez de les calmer avec lesguignols et les constructions.

L’inévitable M. Libois n’est-il pas entrétout de go dans la classe, croyant y trouver la directrice ?J’oserai dire que nous avons croisé nos regards.

Selon ma consigne, j’étais dans le bureau, àla place même de la directrice.

(Que voulez-vous, monsieur le délégué, on nepeut pas toujours me contempler à quatre pattes ; j’aiquelquefois ordre de me tenir debout.)

Je l’avais vu venir, par la portevitrée ; aussi, Dieu me pardonne ! ce sont les yeux del’Autorité qui ont « flanché », comme nous disons àMénilmontant.

(Eh ! Eh ! cher monsieur, un de voscongénères a bien voulu, naguère, concéder que mes yeux noirspossédaient une certaine force… et vraiment, vos yeux slaves sontun peu trop pâlots…)

Et puis, l’Autorité n’a pas eu le temps derentrer toute l’amabilité préparée pour Mme ladirectrice, il en est même resté quantité considérable : undéférent et gracieux penchement d’homme du monde. Dommage de perdretant d’élégance pour une femme de service !

(Je crois que vous auriez voulu dire quelquechose, monsieur le délégué ? Mais il ne m’appartient pas devous entendre.)

Avec la même intonation qu’une authentiqueinstitutrice, j’ai ordonné à mes mioches de se lever en l’honneurde l’Autorité et je les ai gardés sous mon geste jusqu’à ce qu’ilvous ait plu de battre en retraite.

J’ai eu l’impression d’une insistance… Mais jepratique aussi bien qu’une autre cet abaissement de paupières quiétend une barrière infranchissable…

C’est incompréhensible : le lundi,l’école présente un aspect particulier ; les enfants nechantent pas de leur voix ordinaire, leur visage porte des tracesde fatigue malsaine.

– Ils ont des têtes « de lendemainde noce », dit Mme Paulin.

À dix heures moins un quart, la normaliennen’avait pas commencé les exercices de lecture. À onze heures, sonrécit de géographie se coupait à chaque phrase d’une distributionde mauvais points ; l’instant de montrer une presqu’île sur lacarte murale, trois gamins poussés par leurs voisins tombaient lederrière par terre.

Adam était à tuer ; ses camarades aussilâchaient l’excessif de leurs propensions. Richard se grattait despieds à la tête et envoyait des coups de pattes à Gillon qui lepinçait. Il faut, du reste, que j’introduise ici les personnagesmarquants de la grande classe.

Une réunion de soixante enfants possède uncertain lot de types : six ou sept individuscomplets, fortement caractérisés, ressortent et résumentl’ensemble ; les autres sont des exemplaires intérieurs, descopies plus ou moins effacées. Eh bien, dans la classe de lanormalienne, les types, je les dégage et les vois constammentémergeant, frappés de lumière ; c’est maladif, j’allais écrire« vicieux », plus exactement peut-être. Connaître à fondces enfants personnalisés, garçons et filles, correspond à uneexigence de ma nature, de ma féminité ; le malsain est quecela se relie à des imaginations, à des regrets, à des aspirations…Parfois, je suis effrayée de ma perspicacité, en quelque sorteinavouable.

J’ai commencé par Adam, continuonsl’exhibition.

Le lundi, parmi les élèves qui ont encore plusmauvaise « touche » que d’habitude, la palme revient àBonvalot et la normalienne peut lui prodiguer des leçons demorale ! Il siège à la dernière rangée des tables ; ilconstitue le type « inquiétant » : blême, lespommettes vieilles, sinistres, la bouche torse, les yeux coupants,il a la manie de crachoter continuellement ; du reste, il doitfumer. On rencontre, dans le quartier, des adultes à saressemblance, de ceux que les faits divers des journaux désignentcomme de « pâles voyous ». Ses joues se plissent d’unrire jaune, pas gai. Il est détesté par ces dames et même parMme Paulin, sans motif bien précis, car on neremarque pas qu’il dévalise les petits ou qu’il batte les fillesplus que ne le font les autres grands. À vrai dire, on ne le punitpas énormément ; on l’exclut, du regard on le rejette ;il perçoit la réprobation et s’endurcit. Je ne peux considérer sonlong cou sans un malaise étrange et cet enfant au tablier rapiécé,aux souliers troués m’inspire encore plus de pitié que derépulsion : une pitié glaciale, frissonnante… Ses cheveuxlaids, d’un châtain terni, mal plantés, encombrent ses tempes etparaissent toujours trop longs. Je retrouverais Bonvalot dans lesjournaux illustrés : tête d’assassin, tête d’assassiné.

Croirait-on que je le préfère à Gillon quitrône à la table du milieu ? Gillon, espèce de méridional,brun frisé, fils d’un employé ; étale l’insolence, la santé,la superbe, la suprématie de la sottise. Quand il approche tropbouffi, trop engoncé de vêtements chauds et que rien ne se sauveautour de lui, je sens la bêtise reine du monde. Cet après-midi oùla classe était déjà si agitée, pendant la leçon de calcul à deuxheures, pendant le dessin à trois heures, pendant le travailmanuel, il n’a cessé de réclamer : « Mademoiselle !Mademoiselle ! » d’une voix exaspérante. Du reste, tousles jours, à toutes les leçons, il se plaint que ses voisins« copient sur lui », ou se moquent de lui. Et il a descamarades qui le suivent, qui l’écoutent ; dans la cour, ilorganise des jeux tels que d’empêcher les filles de parler envenant fourrer la tête entre elles pour les écouter, en lesséparant de force lorsque, bras dessus, bras dessous, à quatre oucinq, elles déambulent en vraies commères ; d’autres jeuxconsistent à « faire les cornes », à conspuer, à entourerd’un rond dansant et grimaçant les punis, les malchanceux, les plusdécriés de l’école, ceux qui arrivent trop barbouillés, trop malficelés, et que je suis obligée de remettre en état. Certes, jepréfère encore à Gillon l’idiote Berthe Hochard reléguée dans laclasse de Mme Galant ; l’idiote au moins n’aque des idées bêtes. Oh ! la binette obtuse et arrogante deGillon déclarant : « Mon père à moi est employé dans unbureau. » Je le vois devenu grand… officier d’académie…détenteur d’une parcelle d’autorité… Tenez, j’aime Bonvalot, à quij’ai donné, en dedans de moi, un surnom sinistre, un surnom blêmeet fuyant…

À la première table, tout près de la cloisonvitrée, Louise Cloutet se tient droite, reflétant exactement lasagesse de la normalienne ; c’est elle que les camarades ontsurnommée « la Souris » à cause de sa taille minuscule.Brune, son bout de natte serré d’une rosette grenat, non pas enruban, mais en tresse vulgaire, la peau foncée, les yeux noirs,petits, luisants, la figure déjà faite, elle a une physionomiesérieuse de femme pauvre, entendue et courageuse. Son tablier noirbouclé d’une ceinture de cuir jaune est presque toujours paré de lacroix ; avec ses gros souliers de garçon, ses chaussettesnoires et ses mollets bis, incroyablement minces, elle n’offreaucune séduction de petite fille ; mais elle fait aimer lavie, elle vous porte à savoir accepter la destinée allègrement.Elle me présage la ménagère parfaite ; ses gestes disentl’économie, la résolution, l’affection, l’indulgence généreuse.C’est surtout la femelle dans le sens de la bonté infinie. Il fautla voir arriver avec son panier, son carton et son frère, un bambinde trois ans, de l’espèce naine aussi, qu’elle appelle son« poussin » ; il faut la voir, au déjeuner,surveiller la nutrition du poussin ! Dans la cour, elle nejoue qu’avec lui comme une poupée. Son dévouement s’est communiquéà trois ou quatre autres gamines ; elle groupe les maternelleset, par amour pour « le sien », elle soigne, elle amuseles petits des autres. Elle danse en rond ; comme elle sait serapetisser, se rajeunir ! Le poussin est laid etgrognon ; quand il murmure une phrase, le visage de sa sœur,admiratif et ravi, se tourne vers chacun ; « Hein !est-il gentil et intelligent ! » Au milieu de larécréation, si la bande des brise-tout vient à passer, LouiseCloutet transporte le poussin à pleins bras, de place en place,hors de leur atteinte ; son front bouge, la vigilance semblele tendre et l’arrondir : Adam pourrait s’approcher avec sagrosse face et ses épaules de déménageur, il trouverait à quiparler !

Le poussin m’a néanmoins adoptée, comme lesautres tout petits. Louise alors ?… Cela n’a pas étélong : la première fois qu’elle a vu son frère cramponné enmaître à mon tablier, elle m’a absorbée d’un regard intense et ellem’a connue. La Souris m’a promue son égale. La Souris ! Jetâche d’être digne de cette compagne maternelle qui, noyée dans letas, d’un signe ami, m’élève aux régions immenses de sa bravesérénité.

Virginie Popelin, à la deuxième rangée,derrière la Souris, c’est la vicieuse née, incorrigible ethypocrite jusqu’au merveilleux. Blonde claire, bouclée, avec unminois de coquette chiffonnée, trop maigre, d’un rose trop déteint,agréable seulement à distance ; je la vois grandie, trèsdévergondée, mais pas dans la catégorie des filles perdues ;au contraire, je l’imagine mariée, jouissant de la considérationbourgeoise. Pendant les récréations, elle n’est occupée qu’à unechose : farfouiller les culottes des petits garçons soi-disantdéboutonnées, ou conduire des garçons aux cabinets, ou inviter lesgarçons en robe à se baisser pour jouer dans le sable. Douée d’unregard sournois étonnamment rapide, elle singe la maternité de laSouris. Quand on la surprend de loin, en faute, rien ne sauraitdonner une idée de sa promptitude à rejeter ses mains derrière sondos, à attraper une pose insouciante, distraite, le nez enl’air ; on lui adjugerait tous les agréments : candeur,réflexion, rêverie charmante. Saisie sur le fait, elle nie, lespaupières baissées, le bas du visage pincé, avec une obstination defausse pudeur absolument déconcertante.

Je demande quantité de renseignements àMme Paulin pendant le sursis restaurateur où noussommes seules, dans la cantine, avant le déjeuner des enfants.Mme Paulin conserve dans les archives de sa mémoirel’histoire de tous les habitants du quartier. Il y a huit ansenviron, la mère de Virginie, mariée, sans enfant, jeune, ronde,fraîche, était concierge d’une maison où demeurait un contrôleur del’enseignement, célibataire. Sans instruction aucune, elle épelaità peine les noms des locataires. Un jour, faute d’avoir sudéchiffrer la mention « très urgent », elle néglige unelettre adressée au monsieur vérificateur. Grave affaire.

– Eh ! mais, dit aux concierges ledestinataire lésé, vous voyez le danger ! Madame ne peutrester complètement illettrée, elle a des dispositions et del’intelligence, il faut qu’elle monte chez moi, le soir, aprèsdîner, prendre quelques leçons.

– J’ignore, déclareMme Paulin, si la culture a bien marché, mais, unfait certain, c’est que Virginie est née un an après. Et cettegamine-là, elle a bien hérité de la coquetterie de sa mère, mais jevous promets aussi qu’elle en a de la rouerie d’inspecteur !Moi, à la regarder faire la sainte nitouche, je reconnais le mielde ces messieurs fonctionnaires qui sont tout indulgence et justiceet bonhomie par devant vous et qui vous flanquent des rapportssalement traîtres au derrière : Je ne dis pas qu’ils sont toustaillés dans le même drap, ces gros messieurs, mais j’ai vingt ansd’école et je sais ce que je sais…

Revenons au portrait actuel. Virginie hésite àse frotter aux garçons de sa classe qui sont trop grands et surtoutelle ne peut pas leur imposer ses complaisances ; mais alors,comble de la ruse, elle leur demande service.

Une fois, elle s’était rencontrée dans le coindu lavabo avec Bonvalot : celui-ci attiré par un gamin quisuçait un bout de sucre d’orge ; elle-même alléchée par lesusdit gamin qui laissait voir un coin de sa chemise. Empêchée,elle a sollicité Bonvalot :

– Boutonne-moi mon tablier.

– Voilà.

Je lavais les éponges des tableaux noirs. J’airemarqué son sourire remerciant, gâté d’incitation perverse, et, uninstant après, sa voix courtisane :

– Resserre-moi mon nœud de ceinture,derrière, veux-tu ?

Mais Bonvalot l’a empoignée par une épaule etl’a fait pirouetter, en grognant d’un accent canailleinimitable :

– Ah ! Mais, t’as pas fini,toi ? Tu sais, j’aime pas être embêté par les femmes.

Bonvalot n’est pourtant pas insensible au beausexe. Aujourd’hui encore, dans la cour, je l’ai vu pousser JuliaKasen et la faire cogner du front contre le marronnier, parcequ’elle déclinait ses amabilités Depuis longtemps, je suis peinéede certaines persécutions impunément exercées. Parbleu ! lasurveillance détaillée est si difficile dans le pêle-mêle hurleuret forcené de deux cents enfants ! Et il n’y a que deuxmaîtresses « de service de récréation », après ledéjeuner les deux adjointes, ou la directrice et une adjointe. Latroisième maîtresse, ayant participé au service du réfectoire,déjeune à son tour.

Les deux surveillantes se promènent sur labordure asphaltée ; pour plus de vigilance, elles ne doiventpas se parler, d’après le Règlement. Mais leur regard pédagogique abeau courir sur les types, les Adam, les Bonvalot, lesPopelin, il ne peut s’arrêter qu’aux gros faits excessifs.

Julia Kasen est une brune pâle à faceorientale, d’une coulée pure, ombrée de sourcils et de cilssplendides. Si je ne comptais sur la régénérante influence del’école, je dirais que sa destinée infaillible est de devenir unemisérable esclave de la débauche ; et, chose curieuse, cetteenfant ne passe jamais auprès de moi sans me regarder à la dérobée,ou franchement avec un sourire faible et honteux comme si« nous savions », elle et moi. Ses parents sont desjournaliers estimables quelconques, mais elle est jolie, d’unecertaine joliesse spéciale, professionnelle quasiment, et sonallure se ressent aussi d’une sorte de nonchalance fataliste. Etpourquoi Bonvalot a-t-il l’instinct de la cramponner sanscesse ? On devine qu’elle le déteste, elle se crispe, essaiede s’échapper, puis elle le subit, elle se laisse promener par lebras, soumise.

– Rose, Mademoiselle a dit que vousveniez essuyer par terre.

Saluons Léon Chéron communément chargé desmessages de la normalienne ; un brun qui saigne souvent dunez, petite tête régulière, sans accentuation, un type par ledéfinitif de sa banalité. C’est l’échantillon de l’écolier sage,toujours décoré, toujours inscrit au tableau d’honneur ;tablier noir bien tiré, bien boutonné ; intelligence moyenne,droite, pas futé, mais appliqué. À la première table, il est leplus relié à la maîtresse par son attention tendue ; sesoreilles sont écartées, croirait-on, par excès de zèle. Au plusfort des jeux, dans la cour, il ne manque pas de jeter des regardsraisonnables sur Mademoiselle. Des parents à principes doiventl’élever sévèrement ; il a deux frères qui ne le vaudrontpas : un, avec Mme Galant et un, dans les toutpetits, qui vient de la crèche. En somme, une volonté suffisante etlouable. Je le détermine, – par transposition d’âge : artisanà nombreuse famille, besogneux et optimiste ; boncontribuable, bon électeur, bon père, bon travailleur ;l’élément régulier, conservateur, pondéré dans le peuple.

Oui, c’est Léon Chéron le préféré de lanormalienne ; mais la confiance de Mademoiselle, à force desolidité, devient trop distraite et il arrive que le détestableAdam reçoit bien plus d’attentions que le préféré, je saisis mêmeque les beaux yeux marrons de la normalienne fixés sur Adamaffectent une sévérité menteuse, et quand Mademoiselle s’indignevers la directrice : « Madame, voyez ! encore cemonstre d’Adam à cheval sur cette porte de cabinet ! » jedépiste là-dessous un certain sentiment féminin dont ne bénéficierajamais le sage Léon Chéron.

À considérer ces deux enfants sidissemblables, on mesure déjà combien importante est l’éducation dela volonté, mais pour être édifié complètement il faut étudier LéonDucret : celui-là n’a pas de volonté du tout ; un gaminblond fadasse, à visage anguleux, incolore, qui reste où on leconsigne sans oser décamper. Ni bon, ni méchant, il n’est passympathique ; il tortille un dos craintif de basfonctionnaire ; ses jeux diffèrent de ceux descamarades ; tous ses gestes ont des crans d’arrêt : ondirait que la surveillance l’a aplati jusqu’à lui retirer dusouffle, jusqu’à l’estropier. Il désobéit, mais bêtement, pour desriens et avec une ruse mesquine ; il fait penser à l’employéqui use ses facultés à tromper la vigilance du chef, pour desniaiseries : pour lire son feuilleton, pour s’absenter dixminutes. Par exemple, Ducret fourre des cailloux dans ses poches, àla récréation, puis, dans la classe, dissimulé par les élèves assisdevant lui, il lime furtivement des entailles à sa table. Pris enfaute, il s’anéantit, sans ressort. Et pourtant il a été placé à lacrèche dès sa naissance et, depuis quatre ans, il vit à l’écolematernelle. Fallait-il qu’il fût d’une nature inconsistante !Car enfin, ce ne peut pas être l’élevage administratif même quil’ait plié comme un chiffon et rendu si nul ? D’ailleurs, il aune sœur et deux frères plus jeunes et de pire acabit :rabougris, affamés, hagards.

Pour faire pendant à Léon Ducret, côté desfilles, je citerais plutôt dix noms qu’un : BertheCadeau ? Gabrielle Fumet ? Vraiment, je ne peux choisir,elles sont dix dans la classe qui se ressemblent comme dessœurs : visage vieux, allongé, chlorotique, grand nez, grandmenton, physionomie d’une laideur triste vraiment pauvre, corpsmaigre sans grâce et même agaçant par trop d’apathie. C’est le typele plus nombreux et le plus adhérent au quartier. Ça ne parlepresque pas, ça ne sait pas s’amuser, ça ne désobéit presque pas,ça décourage la taquinerie des garçons, ça n’existe presquepas : si bien, dis-je, que, dans le tas, il n’y a pas de sujetfaisant relief. Et elles sont bêtes : l’esprit inextensiblecomme leur figure pierreuse, comme leur corps chétif ; enfin,au lieu d’énergie, de l’entêtement dans le nuisible ou dansl’inutile.

On ne se représente guère une famille fondéepar les Berthe Cadeau, par les Gabrielle Fumet : ça doitdisparaitre on ne sait comment, sans laisser de traces… Ou alors,tout l’opposé ; ça pourrait avoir des enfants, des avortons,beaucoup, sans conscience, par veulerie, presque par maladie, commeun animal a des portées successives… des enfants que ça laisseraitcroupir, sans les soigner… Heureusement que l’école va infuser sonsang « à ces visages pointus ».

Au-dessous, il n’y a plus à mettre que BertheHochard ; l’arriérée de chez Mme Galant :elle reste des heures immobile, assise ou debout, paraissant nerien voir, ne rien entendre. De face, les yeux perdus dansl’espace, la bouche fixe entr’ouverte, les joues inertes, elleévoque l’idée d’une humanité à bout de souffrance, arrivée àl’éternel repos. De côté, l’on s’aperçoit qu’elle a la têtedéformée, cabossée, aplatie, comme par de monstrueuses gifles etque les traits broyés tiennent leur expression immuable d’unesuperposition d’abominables épouvantes. Et l’on se demande quellesétapes affreuses la race a pu gravir, combien il a fallu degénérations suppliciées pour aboutir à un tel anéantissement dansl’horreur ! Et l’on se demande qui a pu souffleter d’un teloutrage indélébile la majesté humaine !

Lorsque je monte au premier, dans la classe deMme Galant, pour arranger le feu, le poêle étant àdroite du bureau, face aux élèves, une cinquantaine de pairesd’yeux s’enquièrent vite de ce que je fais ; seule, BertheHochard, assise à la première table, ne permet pas un vacillement àson regard de pierre. On chante ; les cinquante bouchess’ouvrent à qui la plus ronde sur les e, les i,les a, une partie des gamins rendent distraitement lessons par impulsion mécanique, les autres poussent les voyellesexagérément par sentiment des mots ou par espièglerie, au milieu dece jeu cadencé des gosiers, les lèvres mortes de Berthe Hochardexhalent sans fin le silence intérieur. Si la maîtresse improviseune leçon en s’aidant des pancartes murales qui représentent desplantes, des fruits, l’attention sort en couleur, en relief, desfronts, des yeux, des nez, des joues, la compréhension miroite etchatoie au fin bout des museaux, palpite aux cils et se pose auxmentons ; quelquefois, Mme Galant provoquevolontairement un rire général qui fuse tout droit d’abord, puistrinque et se mêle de voisin à voisin ; alors, il faut bienfrissonner. Berthe Hochard garde sa rigidité inexorable,hallucinante : elle est arrivée ! toutes lesémotions, toutes les larmes, tout le sang, tous les cris, toutesles convulsions ont été arrachées d’elle – et elle attendpatiemment que les autres voyageurs veuillent bien larejoindre !

Je m’améliore beaucoup depuis que je connaisdes enfants de la grande classe.

Ces élèves ont un attachement vrai pour leurinstitutrice, mais ils ne sont pas précisément amis avecelle ; ils sont disposés, mais une mésententesubsiste.

D’une façon générale, les maîtresses abordentles enfants avec trop de pédagogie ; par préjugé de métier,elles les croient trop « enclins à mal agir ». En lesabordant « comme tout le monde », au naturel, on doitmieux réussir.

Quelle précieuse découverte ! Je veux« être amie », moi ! Je veux leur cœur, leurcaractère original ; je veux qu’ils daignent m’admettre dansleur intimité, qu’ils me fassent la charité de leur franchebrutalité. Donc, je me rends le plus possible camarade et pareilleà eux.

Et voici ma chance : ils portent l’odeurde leur famille, ils sentent le fer, l’huile, le charbon desmachines et des outils, le vernis d’ébéniste, les pommes de terrefrites, la sueur, le vin, le musc ; ils répètent aussi lesmanières de leur entourage : les uns font la chaloupe enmarchant, les autres accusent l’allure lente d’ouvriers fatigués,l’air de traîner une voiture à bras derrière eux, l’air de tirer,du dos, l’immémoriale misère. Eh bien ! ils m’imprègnent deleur odeur, puisque je les manipule, puisque je nettoie leurstraces, puisque je m’agenouille… Oh ! cette fadeur que mesvêtements éparpillent dans ma chambre ! Je me rappelle quej’aimais la verveine autrefois… Non, je ne me rappelle rien… Ehbien, aussi, je prends leur allure, une dégaine peuple, ouvrière,carrée, lourde. Je traverse ballante le préau, j’appuie d’unehanche sur l’autre pour apporter une éponge de tableau noir, je mebaisse d’une masse, avec une grâce de coltineur pour mon servicedes cabinets. J’ignore les hésitations de mains blanches, jetripote à même, aïe donc ! J’apostrophe les enfants comme sij’allais leur offrir un verre sur le comptoir et ma voix grattel’accent de Ménilmontant. Telle est l’impression que je me fais àmoi-même, à juste titre sans doute, car non seulement les enfants,mais les mères se familiarisent étonnamment avec moi. Je m’améliorebeaucoup.

Il y a une porteuse de pain,Mme Fradin, qui, dès la Toussaint, s’est improviséed’autorité mon amie. Son gamin est un grand qui vient tout seul àl’école et s’en va de même et je n’ai pas encore deviné commentelle me connaît si bien. Nos rencontres ont lieu le matin, dans larue, à six heures. Elle m’interpelle :

– Hein ! ma vieille, on a du mal àcommencer la journée si tôt ? Qui est-ce qui vousréveille ?… Ah ! oui, la vie est dure à nousautres ; c’est les pieds qui souffrent… pas vrai ?

Je suis forcée de m’arrêter et de soutenir uninstant la conversation. D’abord, par tempérament, je désire garderles meilleurs rapports avec le quartier ; et puis, je n’oubliepas le mot d’ordre administratif : « Il faut être bienavec tout le monde » or la femme de service n’a qu’un moyen deréaliser ce programme, c’est de montrer les qualités d’une parfaitecancanière.

Chaque fois que Mme Fradin metrouve l’air un peu sombre, elle compatit :

– Hein, ma vieille, c’est les pieds quisouffrent !

Du personnel de l’école, c’est moi que lesparents voient le plus souvent et de plus près. Le matin, àl’arrivée, je me tiens toujours contre la barrière du préau(Maintenant que je suis au courant, la directrice ne descend plusdès l’ouverture.) À onze heures, avec une adjointe, je conduis aucoin de la rue les élèves qui s’en retournent déjeuner ; desbonnes femmes m’attrapent par la manche ; il faut absolumentéchanger quelques paroles ; puis je délivre les enfants quel’on vient chercher ; encore quelques mots. À quatre heures,même conduite dehors, même nécessité de lambiner un instant sur letrottoir.

– Malheureux, que vous n’ayez pas letemps d’accepter un verre.

– Pas le temps du tout, merci.

– Prenez donc une prise.

De quatre à six, même remise d’enfantsréclamés à l’intérieur, avec les quelques coups de langueindispensables. Enfin, passé six heures, s’il y a un gamin d’oublié– fait assez fréquent – je vais le restituer à domicile ; et,dame, il faut bien que la mère m’explique tout au long pourquoielle l’a oublié. Si c’est seulement qu’elle n’a pas eu letemps de courir jusqu’à l’école, je suis perdue : je neme tire pas de l’explication à moins d’une grande heure dans lecourant d’air du palier et de l’escalier.

Au milieu même de la journée, il m’arrived’emmener un enfant chez qui le médecin inspecteur a reconnu dessymptômes de maladie contagieuse. Les précautions sont des plusstrictes ; la directrice fait écarter vivement les élèves, lesadjointes, de l’enfant dangereux ; une sollicitudeattendrissante vibre dans sa voix :

– Que personne n’y touche !… Rose,prenez-le par la main.

J’ai dû m’attribuer faussement uneépouvantable gastralgie pour pouvoir refuser sans offense lesnombreuses offres de café, imposées par le code du savoir-vivre. (ÀMénilmontant, le hasard veut toujours, dans chaque maison, que lecafé soit justement prêt, là, sur le poêle.) Grâce à ma mine peubrillante, la chance m’a favorisée, il y a, comme ça, des réussitesqui tiennent à peu de chose : non seulement ma gastralgie estacceptée, mais elle devient un fait du quartier ;j’ai déjà entendu plusieurs fois, dans le groupe des mères, devantla porte de l’école, cette apostrophe effrayante :« Quand vous aurez une gastralgie, commeRose !… »

Le moment particulièrement propice auxrapprochements se doit situer entre cinq heures et demie et sixheures. Quand il ne reste plus qu’une demi-douzaine d’enfants, lamaîtresse qui était de service s’en va. Les mères viennent l’uneaprès l’autre et, me trouvant seule, s’accoudent à la balustrade.Des « spéculations » variées :

– Quel sale temps ? Vous en avez dubalayage dans ce préau ! Et ce poêle, combien peut-il brûlerde charbon ? C’est rudement commode, votre lavabo ; nous,qu’il faut monter l’eau de la cour au cintième !…

J’ai presque toujours les mêmesvisiteuses : la mère de Gabrielle Fumet, celle de LouiseGuittard, la mère Doré.

La mère de Virginie Popelin, qui laissesouvent passer l’heure, me donne deux sous de pourboire toutes lesfins de quinzaine.

Quel bouleversement, la première fois !Ma main qu’il a fallu avancer… ces deux sous tout chauds… la marquedécisive de mon métier, quoi ! (Le premier argent dudéshonneur doit être ainsi difficile à tenir.) Mais là, pas degastralgie pour m’excuser ; là, en conscience, je ne pouvaisrefuser que par orgueil, et je ne veux pas faire la fière. Enfinune pensée est venue, à point, aider mon geste ; au déjeuner,il se trouve toujours des paniers dégarnis : il est bon, parconséquent, d’avoir quelques deux sous de pain à distribuer. J’aiaccepté, pour mes becs affamés, mentalement ; j’ai puarticuler le remerciement et corriger la pourpre honteuse de monvisage par un regard presque brave.

Halte-là ! je ne dis pas tout et je mefais meilleure que je ne suis : en un brusque frisson j’airevécu mes lointaines ambitions de jeune fille et c’est surtoutl’amertume du regret qui m’a décidée à empocher un pourboire.

Comme on a de la peine à se résigner, sansmanifestation, à être une créature finie ! Moi, par accèsintermittents, je me repais de ma déchéance à tel point que merehausser serait peut-être le plus grand tort à me faire ;sans le désastre à parachever, ma vie aurait moins d’intérêt…

Le Règlement défend aux gens de service derecevoir des sous. Je voudrais que l’administration fût informée demon délit. Je voudrais subir l’interrogatoire de quelqu’und’important ; il me semble que je m’enfoncerais dansl’ignominie :

– Oui, oui, j’ai tendu la main, j’aiquémandé des pourboires, afin, parbleu ! d’imiter mespareilles, d’aller chez le marchand de vin.

Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai donc ? Cemensonge me plairait, comme s’il devait faire souffrir…qui ?

J’apporte, le matin, le restant de mon pain,parce que « je n’aime pas le rassis », dis-je àMme Paulin ; le morceau est généralement assezgros.

Mme Paulin m’a d’aborddémontré que c’était bien facile d’éviter cette perte en achetantmoins de pain à la fois. Puis, devant l’heureux emploi de monsuperflu, elle n’a plus rien dit : seulement, elle m’ainspectée longuement, passive, là, grattant ses gros bras nus,ayant l’air de subir une infiltration forcée ; et maintenantelle apporte aussi « ses croûtes ». Qu’est-ce que vousvoulez, elle est comme moi, elle n’a pas l’appétit régulier ;elle a pris trop de pain, elle ne va pas le jeterpeut-être ?

Les adjointes évitent le plus possible lecontact des parents. D’abord, la hiérarchie exige que la directriceseule écoute les réclamations, et puis les adjointes ne veulent passe commettre avec les femmes du quartier des Plâtriers, nis’exposer à des invectives ou à l’offre d’un pourboire. Il fautvoir la maîtresse « de service » le soir, après quatreheures. Les paniers ont été alignés près de la sortie, par terre.Quand on vient appeler un enfant, il quitte son banc et doitprendre son panier au passage ; mais, le plus souvent, il nele reconnaît pas, malgré sa mère qui lui indique au travers desbarreaux : « Celui-là… non… plus loin… »

L’adjointe préside, à deux pas de labalustrade, moi je torchonne au fond du préau, ou même dans une desclasses ; l’adjointe appelle de haut :

– Rose, trouvez donc le panier.

À aucun prix, elle ne se mêlerait à larecherche de la mère.

Avec tous les individus que je connaismaintenant, ma pensée travaille singulièrement : je peux, àtels enfants, attribuer tels auteurs, par induction, à telsparents, telle existence. Je constate en moi des acquisitionsstupéfiantes et des erreurs, des préjugés en déroute, que j’auraisgardés forcément si je n’avais pas touché à la pâte même dupeuple.

D’autre part, maintenant que l’école n’estplus un ensemble anonyme, je l’envisage sous un jour nouveau.J’avais commencé par discerner son rôle général, son but selonla théorie ; depuis quelque temps, mon observationdevient pratique et je dois dire qu’elle n’est plusoptimiste sans réserve. Je crains bien que cette espèce depressentiment noir dont je suis obsédée pendant mon service ne serapporte à l’enseignement même. J’entrevois un enchaînementformidable : les parents, les enfants, l’école, lasociété.

Le souci naît le soir, avec la fatigue, avecla diminution du vacarme scolaire.

Passé cinq heures et demie, le vaste préauprend un aspect morne et vacant de salle publique, avec sespapillons de gaz qui bougent de distance en distance. Les quelquesenfants restant, épars sur un banc, sont disposés à sommeiller ou àpleurnicher. Je m’assieds en face d’eux et j’essaie de stimuler laconversation :

– Où demeures-tu, toi ? Ettoi ? et ton papa, qu’est-ce qu’il fait ? Es-tu allé surles chevaux de bois, à la fête ?

Une remarque : les enfants, si bavardsentre eux, ont peu de mots au service des grandes personnes ;semblablement les paysans ne savent quoi dire aux gens de laville ; mais n’inférez pas, de là, qu’ils soienttaciturnes.

Je persiste à discourir pour dissiper le noirqui me pénètre ; je veux me réfugier dans la douceur égayantedes enfants. Voici Kliner penché comme un pantin disloqué ; ilmontre, à la gorge, une profonde cicatrice ; sa voix difficilescie lentement des sons en bois.

– Qu’est-ce que tu as donc eu aucou ?

– J’ai eu un coup de couteau.

– Où est-ce arrivé ? Cheztoi ?

– Oui, chez nous.

– Ce n’est pas ton papa, poursûr ?

– J’en ai pas.

– Qui ça, alors ?

– Eh bin, pardié, un homme qui venaitdormir.

– Qu’est-ce qu’elle a dit, tamaman ?

– Alle a dit comme ça : ah bin tantfaire, aurait fallu le tuer tout à fait. Eh ! Rose,eurgardez donc le gaz comme i’ danse, i’ faitguignol ! tututu, tututu, danse, danse, danse, tu…

Nous rions aux anges ; les paupièresmi-closes, le nez en l’air, le gosier offert.

Le plus beau rire appartient à Irma Guépin.J’aime bien qu’elle reste tard, le soir ; je m’amuse àl’attifer, à ornementer sa chevelure opulente. Des yeux bleusécarquillés, un nez court, une bouche trop fendue, le frontéclairé, une blondeur et une blancheur alsaciennes, elle rit toutle temps, à tout le monde, et surtout aux garçons. Si elle nechangeait pas, ce serait le type de la fille facile par douceur,par envie de folâtrer, par tempérament bêta et bonasse. En voilàencore une sur quoi l’école devra avoir une action des plusraffermissantes ! Pas de vice en elle ; ce ne serait pasune personne de mauvaise vie, à vrai dire, car elle ne garderaitpas assez de rigueur pour vivre de son inconduite ; ce seraitl’ouvrière sans mœurs, des romances populaires, en plein vent, quise laisse cueillir par le plus hardi. Il faut voir comme Irma est« sans défense » devant Adam. Celui-ci, par exemple, n’ajamais de dessert, il n’hésite pas à s’adresser aux privilégiés etde préférence aux filles ; elles sont plusieurs qui ne luirefusent jamais. Il demande avec une autorité qui magnétise ;la gamine rit à son audace, à sa santé brutale, et donne. Il y a lasoumission d’un sexe à l’autre ; on devine des générations defemmes battues par les mâles et gourmandes de la force.

Je m’assieds et elle se tient debout, entremes genoux. Je ne possède plus de chiffons élégants, moi, je neconnais plus la coquetterie personnelle, et voilà qu’un plaisirm’alanguit comme si je reprenais mon miroir de jeune fille, mescolifichets d’autrefois. L’instinct de mignardise apparaît vitechez cette gentille Irma proprette et gracieuse ; elle seprête à mon jeu comme à une leçon de « bon goût ».

Ce soir, mon chiffonnage de ruban n’allait pascomme je voulais, rien de léger, de mousseux. Et soudain, j’ai vumes ongles usés, mes doigts imprégnés d’une crasse indélébile parle nettoyage du poêle, par le balayage, le lavage. J’ai baisé IrmaGuépin au front et j’ai laissé son ruban neuf, qui était d’unefraîcheur trop délicate pour les mains rugueuses d’une femme deservice.

Que noterais-je encore ?

À l’école où j’ai fait mes études, les grandesélèves choisissaient toutes une petite qui était « leurfille », c’est-à-dire leur protégée et leur poupée. J’ai prisIrma Guépin comme fille, sans y penser, par répétition d’actesanciens. On s’est même aperçu de cette préférence avant que j’eneusse pleine conscience moi-même. La directrice m’a secouée unefois.

– Surveillez donc votre Irma,là-bas.

Quand je l’ai eu baisée au front, Irma estrestée debout devant moi et, tout à coup, son rire a modulé unesonorité particulière :

– Mon ruban mauve, maman me l’a achetéavec une pièce de vingt sous que M. Libois m’a donnée.

– Bien, bien.

– Il attendait le tramway, il m’a parlé,M. Libois. Il m’a demandé qui j’aimais le mieux à l’école.

Irma m’observait dans les yeux avec un airextraordinairement futé et elle chantait :

– Oui, il m’a demandé… il m’a demandé,dé, dé, dé…

J’avais la bouche sèche. Est-ce bête ! Onm’aurait tuée, on ne m’aurait pas décidée à poser une question àIrma !

Elle a continué à chanter, à faire des minesespiègles :

– Alors je lui ai dit… je lui ai ditquelqu’un… il m’a donné vingt sous.

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