La Maternelle

II

J’habite, à quelques pas de l’école, dans lamême rue, une des rares maisons qui ne soient pas un hôtel meublé.Il y a une sage-femme au premier et un trafiquant enreconnaissances du Mont-de-Piété au troisième. Ma chambre est ausixième étage sur la cour.

Mon oncle, mon dernier parent, ayant fait unchoix judicieux des meubles dont il pouvait se séparer, me les adonnés.

Mes biens mobiliers ne se composent passeulement d’un lit de sangle et d’une malle, je possède, en outre,une étagère avec des livres, une table, une chaise et un fauteuil.Seulement, voilà : ma table est un guéridon de jeu, ma chaise,une fumeuse, et mon fauteuil un rocking-chair en osier quelque peudétraqué ; si l’on ne s’assied pas juste au milieu, elle sedéforme, gémit et fuit tout d’un côté ; on peut jouir à lafois du roulis et du tangage sur ce fauteuil : pour seremettre, on peut faire du cheval sur la chaise.

Le soir, au sortir de l’école, je prends, auvins-restaurant qui est en bas de chez moi, du bouillon dans uneboîte à lait et une portion dans une assiette. Il faut que jetraverse la salle où s’alimentent des hommes et des femmes d’aspectétrange ; des boulettes de pain me cinglent la figure et desmots d’argot moqueurs courent après mes jupons. Je monte vite. Machambre cellulaire, au papier ridé, ne me ragaillardit pas ;mon dîner n’est pas bon.

Mais je ne veux pas me sentirabandonnée ; je ne veux pas m’ennuyer. Vite, je me débarrassede la corvée de manger, puis je remue mes livres, je pose du papiersur ma table : la solitude et le silence font sortir de moitoute l’animation recueillie dans la journée, j’écris.

Des jours ont passé. Comment celava-t-il ? Je ne peux pas répondre autrement : cela vabien.

Et d’abord, j’ai revu le fameuxM. Libois, délégué cantonal.

Déception ! Malgré les dires deMme Paulin, mon impression est qu’il ne m’honorerad’aucune persécution. Il ne regarde pas les femmes de service, il abien trop affaire avec la directrice : ce qu’ils en débitenttous les deux ! Pas possible, ils ne parlent pas del’école.

Mme Paulin a raison sur cepoint : ce monsieur n’est pas mal ; une belle santé, mafoi ! Il sait interroger les enfants ; son visagebienveillant, réfléchi, n’est pas précisément gai, il porte plutôtle reflet de la gaité, avec une certaine lassitude élégante.

Ce monsieur tenait à la main des revues et unlivre ; sans doute il fait de la littérature. Parbleu !son affection pour les enfants consiste en la recherche dedocumentation. Ce monsieur met les pauvres en chefs-d’œuvre… Jem’étonnais aussi qu’il donnât son temps pour rien avec une telleprodigalité : le code masculin s’oppose aux dépenses sansprofit.

Ses yeux pâles, ses yeux de Russe,inventorient de temps en temps la normalienne. Bonnechance !

Je l’ai frôlé une fois par la nécessité duservice, une autre fois, exprès ; je voulais m’assurer de sonindifférence.

Je suis émerveillée à la fois dufonctionnement facile et des bienfaits de l’école maternelle.

Du reste, l’agencement apparaît impropre àl’usage domestique, à la vie ordinaire ; dans l’air, dansl’odeur, la couleur, la disposition des lieux, il y a uneincrustation de discipline, par quoi les gens et les enfants, unefois là, se trouvent changés, scolarisés… les genseux-mêmes, moi-même… L’« administratif » s’empare de moi,bon gré mal gré, sous le plafond de cinq mètres.

Avant d’être du métier, je me demandaiscomment on pouvait manœuvrer à souhait cent, deux cents bambins.C’est relativement simple, à cause de l’aspect autoritaire quereçoivent les grandes personnes dans le désert des locaux, à causeenfin du groupement et de ses lois : sur une file de cinquanteenfants, il suffit de cinq ou six qui exécutent un ordre pourentraîner les autres. Toutes les marches en rang, du préau auxclasses, des classes à la cour, se font en chantant ; latranquillité sur les bancs s’obtient aussi par des chants, ou pardes mouvements de bras. Évidemment il ne faut pas avoir peur derépéter, ni de crier le commandement ; mais enfin, je leconstate, une réunion d’enfants ressemble à une mécanique bienengrenée : inutile que le conducteur touche toutes les piècesde la machine, il suffit de mettre en branle la force motrice.

Il est risible et touchant de voir le sursautdu « signal » chez les élèves de deux ans. Ces innocentsqui sont l’instabilité et le bruit perpétuels, on les faits’immobiliser, se taire pendant des quarts d’heure ! ces bébésqui devraient être l’insouciance, la libre impulsion même, on lesfait obéir strictement au sifflet !

Je mets en principe que les enfants ne sont,par nature, ni très méchants, ni très audacieux ; et, à partquelques inconscients, ils sont très facilement intimidables.

Mais, grands dieux ! n’aurais-je pas unfaible pour les indisciplinés ? pour lesmalintentionnés ! ! ! Je préfère ne pas approfondiret raconter un incident gentil.

Dans un petit espace, entre le mur et le tuyaudu vaste poêle du préau, je cache un torchon qu’il m’est très utilede trouver sous la main, pour accourir, en armes, à touteréquisition. Dès le début, j’avais adopté cet endroit et, chaquejour, trois, quatre fois, mon torchon était tiré de là et jeté parterre à mon grand agacement, car la directrice me répète souventavec sa haute autorité :

– Surtout, Rose, de l’ordre ; nelaissez pas traîner vos ustensiles !

Aujourd’hui, vers une heure, avant la conduiteaux cabinets, comme la marmaille grouillait dans le préau, j’aisurpris une gamine, qui, sournoisement, l’œil sur moi, fouillaitdans ma cachette. C’était la coupable ! je n’avais jamais faitattention à elle, je ne l’aurais pas reconnue dans la rue pour uneélève de l’école, mais elle, elle m’avait observée, elle savait mapersévérance à placer mon chiffon ; une poupée de six ans,tête brune, ovine, vaguement juive, les cheveux relevés par unpeigne, ce qui favorisait l’avancée d’effronterie de ses sourcils,de son nez, de tout son petit museau.

Je m’approchai, réellement furieuse.

Alors elle, avec un sourire qui contenaittoutes les réprimandes susceptibles de lui être adressées et toutesles excuses de sa part, et tous les appels à mon indulgence degrande personne, avec un hochement de tête repentant et d’uneadorable malice :

– Je suis méchante, hein ?

Oh ! ce prodigieux, cet incommensurableinattendu de l’enfance ! Et quelle féminité dans cebrimborion ! J’ai vu une jolie femme accoutumée à tourmenterson mari, cumuler ce jeu irrésistible, cet aveu qui subjugue etoblige à tous les pardons, cette inspiration aux racinesintrouvables qui fait servir la méchanceté même à obtenir unredoublement d’affection.

– Petite Louise Guittard, je mesouviendrai de toi… quand j’aurai des bonbons.

Dans la classe de la directrice, tout enassurant le mouchage des nez et l’équilibre des bambins, parfoismobiles sur leurs bancs comme des feuilles au vent, je m’intéresseaux travaux de Mlle Bord. Mon infime emploi medevient cher, parce qu’il me permet de constater, sur le vif et dèsl’origine, la fonction grandiose de l’école maternelle.

La méthode actuelle consiste principalement àfaire des récits. À travers la cloison vitrée, je vois et j’entendsla normalienne, debout à son bureau, qui raconte une leçon.Correctement vêtue de noir, calme, sculpturale, ni gaie, ni triste,elle est à sa juste place et remplit son rôle exact. Ellereprésente le bien, elle le dégage, elle le projette.

Et j’ai un plaisir grave à compter, en faced’elle, cinq rangées de douze enfants : les garçons tondus,les filles, aux cheveux noués d’un bout de ruban. L’ensembleapparaît toujours gris, piteux, mais, grâce au large éclairage deserre, un aspect vivant, printanier, prometteur, se découvre aussi.Tous reflètent et absorbent la maîtresse, les uns avec vibration,les autres avec un abandon végétatif, le buste mou, la têteinclinée sur l’épaule, les lèvres disjointes. Mais la significationest unanime :

« Tiens : nous sommes la simple,sereine et ouverte nature ; va, tu n’as qu’à susciter en nousla potentielle richesse. »

Mon impression s’accentue : il n’y a riend’arrêté dans ces âmes, ni bon, ni mauvais ; c’est l’indéciseéclosion. Et alors ?… On dirait que mon corps se resserre etque mon front s’évase-… Pensez donc : non seulement onaccueille les enfants à deux ans, mais la plupart viennent de lacrèche où ils ont été admis dès leur naissance ! Comme cetélevage est prévoyant et généreux de la part de la société !L’humanité a procréé, voilà son sang ; attention ! dameSociété, c’est pour vous que vous travaillez !

Une fois, au milieu de ces réflexions,Mme Galant me fit appeler dans sa classe pour unenfant pris de vomissement. Cette maîtresse, en contact avec sesélèves, me parut bien épaisse et bien placide ; je fus étonnéedu peu d’acuité, du peu d’élan, du peu de flamme de sa physionomie.Il me semble que moi… Car, enfin, il n’y a pas à douter :l’école maternelle tente le premier labourage et la premièresemaille… Voyons : la normalienne, la directrice, la grosseMme Galant, les a-t-on placées là, au hasard, aupetit bonheur, comme on en aurait placé d’autres ?… Laissonsces idées ; tout est pour le mieux. Aurais-je eu la grande âmed’une bonne institutrice ? Aurais-je eu le don ?… Allons,pas d’extravagances… à chacun son lot… à chacun selon sesmoyens.

À genoux et à force de bras, j’ai lessivélongtemps le parquet souillé, et quand mes genoux et mes bras ontété brisés, j’ai retrouvé la perspective juste.

Certes, l’attitude correcte de ces dames à monégard ne se dément dans aucune circonstance ; mais, quandelles réclament Rose pour certaines besognes, elles possèdentvraiment, sans affectation, un air, un accent qui établissent ladistance infranchissable entre nous ; on sent combien untablier bleu différencie une femme d’une autre ; on apprécieque le rang est le rang, dans le monde. Ces dames préféreraientsupporter les pires privations plutôt que de toucher à mon torchon.J’avoue que ma corvée est souvent pénible ; et quand il fautse baisser, s’aplatir, s’appliquer à la propreté sous les yeuxhauts et froids d’une supérieure en tablier noir, sous les yeuxamusés de cinquante enfants, Rose devient un peu pâle… et s’il n’yavait pas les quatre-vingts francs par mois pour vous remettre lecœur…

Bien entendu, M. le délégué cantonal adaigné me regarder pour la première fois avec quelque insistance, àun moment où je nettoyais le plancher.

Il a dû le faire exprès ! Toute madignité de créature humaine a réagi en une sueur subite.

M’a-t-il assez examinée, ce monsieur, avec sesmains gantées pleines de brochures et son air de somnolencepensive ! Il expliquait à la directrice les avantages dulinoléum sur le parquetage.

Dessine-t-il ?… J’ai l’échine un peumaigre, n’est-ce pas ?…

A-t-il comparé les postures ? Lanormalienne n’était pas à trois mètres de me marcher sur lesmains.

Si ce Libois avait donc pu glisser et s’étalertout de son long !… Il me semble que désormais nous ne seronsquittes qu’à égalité d’humiliation.

D’ailleurs, ce monsieur est fondé à montrerquelque suffisance : la présence d’un personnage mâledétenteur d’une parcelle de la puissance publique, dans une écoletenue par des femmes, propage un indiscutable émoi.

Dans ce milieu si spécial, on aperçoit avecune singulière amplification « l’état de commerce »institué entre les deux sexes, – en ce sens que chaque personnecherche aussitôt à présenter son maximum d’importance.

Une rumeur électrique : M. ledélégué ! Immédiatement, la grosse Mme Galant,elle-même, compose son maintien. La normalienne rectifie sesbandeaux et devient « d’un marbre plus pur ».Mme Paulin déploie sa malice guetteuse de femme dupeuple : il lui faut un roman, du moment qu’il y a un coqparmi les poules. La directrice arbore une féminitéparticulière ; j’exclus tout soupçon de marivaudage entre elleet le délégué, mais ils se rendent satisfaits l’un et l’autre…

Eh bien ! moi-même… quel bavardage, laRose au torchon !

Dieu merci, mes pires vicissitudes seronttoujours distraites par la merveilleuse œuvre scolaire.L’admiration vous empoigne devant « l’emploi du temps »qui comprend, dès la classe moyenne, dans une seule journée, lesmatières suivantes : exercices de lecture, d’écriture, delangage, anecdotes, récits, interrogations portant sur l’histoirenationale et la géographie, calcul, chant, dessin, morale ettravail manuel.

La normalienne fait un véritable cours et elley joint le prestige d’une méthode brillante. Hier, je l’entendaisdiscourir eu géographie, puis poser des questions :

– Qu’est-ce qu’une mer ?

Un chœur unanime et chantantrépondait :

– Une mer est une grande étendue d’eausalée.

Seulement, comme j’étais occupée à ramasserdes papiers sous le dernier banc, je me suis aperçue que plusieursrangées d’enfants criaient avec un entrain parfait :

– Ma grand’mère elle est étendue dansl’eau salée.

Les mamans des élèves sont plus rapprochées demoi que ces « dames ». Je crois même que plusieursm’accordent une familiarité d’égalité, comme font les bourgeois auxdomestiques de grande maison dont ils attendent un service.

Passé quatre heures, quand a lieu la sortiesurveillée des élèves rentrant seuls, on trouve toujours sur letrottoir, devant la porte, un groupe de femmes en cheveux, entablier, camisole et fichu de laine, un panier ou un nourrisson aubras, jeunes mais fanées, qui regardent sortir le rang, apathiqueset bavardes. Une à une, elles vont appeler leur enfant resté dansle préau, ensuite elles se rejoignent à quelques pas de l’école etrecommencent leur conversation, flanquées de leurs gamins qui sehouspillent.

Quelques-unes me font signe :« bonjour », au passage du rang, puis me demandent :« Envoyez-moi ma bonne pièce ! »

Mais chez la plupart se révèle un sentimentdouble : entre elles et moi, il existe la séparationcompliquée de la domesticité et de la force. D’une part, je suispayée pour leur préparer et leur servir leur enfant et, à cetégard, je mérite un certain mépris malveillant ; d’autre part,j’appartiens à l’administration à laquelle se doit quelquedéférence intéressée.

Le jour de mon début, une mère à qui jedélivrais sa fillette l’arrêta contre la balustrade :

– Fais voir si tu as ton mouchoir ?Ah, bon ! le voilà… C’est que je ne veux pas vous en laisserun tous les jours, dit-elle, en me toisant de coin et en secouantla tête pour ajouter implicitement : Je sais que vous empochezles mouchoirs qui traînent, mais, moi, on ne me roule pas.

Mme Paulin, énergique etprotectrice, me remonte de temps en temps.

– Il faut être d’accord avec les parentsdes gosses, mais il ne faut pas avoir peur de leur parler.

En grattant ses bras nus, elle m’étudie aveccuriosité et mécontentement ; elle flaire en moi quelque chosede pas ordinaire et qui ne l’enchante pas :

– Vous, vous auriez mieux réussi d’êtreentretenue par des étudiants, m’a-t-elle dit une fois, dans sabienveillance bougonne.

Et, de fait, en un mois, je ne suis pas encoreadaptée. Pour être bien la femme de mes fonctions, il faut que jedevienne du même monde que les enfants, que leurs mères, queMme Paulin. J’y incline : je sens que lemilieu me transforme, que des quantités de forces contribuent à meniveler, à m’incorporer. Malheureusement, « la bête ne vautpas cher » ; et, d’abord, je me rends bien compte que jemanque de camaraderie avec ma collègue ; il semblerait quej’aie désappris la phraséologie : je demande de bon gré lesbrèves indications de service, je souris le plus sincèrementpossible, je prodigue les acquiescements obligeants, mais, en dépitde mes efforts, je ne trouve rien à raconter. Or la vraiecordialité n’existe que par la longueur des histoires que l’ondévide, d’une bouche à l’autre, entre commères. Je le sais, je lesais ! j’ai honte de ma sécheresse : des femmes que j’aivues, à quatre heures, s’épancher ensemble, devant l’école, je lesrepince à six heures, au même endroit, en pleine effusion.

D’une façon générale, je pèche par défaut degaieté ; malgré mon tempérament plutôt espiègle et, quoiquej’arrive à balayer, torchonner, arranger des culottes avec unepatiente sérénité, il reste un nuage. Pourtant j’ai emprunté un ticà Mme Paulin dans l’action des besognesparticulièrement fatigantes ou répugnantes. Je souffle entre meslèvres, trois ou quatre notes, en échappement de vapeur, toujoursles mêmes : tuu… tuutuutû – tû – tû tûtu. C’est trèspratique ; cela empêche de penser : on va, on va, commeune machine.

Mais la vraie gaieté peuple, à fondd’insouciance et d’inconséquence, je ne l’acquerrai sans doutequ’avec les années.

En attendant, je me suis offert un petitamusement.

Le régulier, le périodique, le calamiteuxM. Libois avait passé dans les trois classes, il avaitrecueilli les hommages de ces dames : « Oui, monsieur ledélégué, – Bien, parfaitement, monsieur le délégué », et desrévérences et des gestes obséquieux.

Il revint dans le préau en disant à ladirectrice :

– Amenez-moi donc cet enfant ici, endehors des autres.

Il resta un moment seul, planté non loin dulavabo, à moitié dissimulé par un pilier ; ses brochuresplacées sur un banc.

Je ne sais par quelle impulsion, je sortis dela cantine qui nous sert d’observatoire, à moi et àMme Paulin, j’obliquai vers le lavabo, l’airaffairé, une éponge à la main, comme si j’ignorais la présence del’intrus. Je me disais : « Il m’agace, ce poseur avec sesbrochures ».

Je reconnus sur le banc la Revue des DeuxMondes. Alors, ce fut plus fort que moi, je bougonnai touthaut, sans m’arrêter :

– Qui est-ce qui nous amène Brunetièreici ?

M. le délégué dut virevolter à la manièred’un enfant dont on a sournoisement tiré les cheveux parderrière.

Je lavais mon éponge tranquillement. Jeretournai vers la cantine, le nez en l’air. Vous pouvez m’examinertant qu’il vous plaira, cher monsieur ; à mon tour de négligervotre quelconque personnalité.

Le 31 octobre, il a plu toute la journée.Ah ! la pluie d’arrière-saison à Ménilmontant ! La pluiene doit pas pleurer si désespérément dans un autre endroit ;je ne me souviens pas, du temps où j’habitais chez mes parents,d’avoir rencontré sous l’ondée un arbre aussi noir, aussi désoléque le marronnier de la cour.

Les enfants sont arrivés, la plupart nu-têteet mal chaussés ; les uns, pareils à des épouvantails, avecleurs vêtements de guingois collés sur leur carcasse maigre, et deségouttures au bout des doigts et au bout du nez ; les autres,des petits tas informes, comparables aux vieux paillassons dont lesbalayeurs municipaux se servent pour barrer les ruisseaux. Destignasses aquatiques rappellent la race bâtarde de certains vilainschiens d’aveugles.

Les premiers entrés ont marqué leurs pasjuteux sur le parquet, de la barrière aux patères et des patèresaux bancs ; bientôt, un chemin de boue s’est dessiné dans lepréau.

À dégrafer les capuchons, j’ai la peau desdoigts frisée comme après une lessive.

Tiens ! voici Louise Guittard ; elleme convie à rire des perles qui pendent aux oreilles desgarçons.

Mais je m’agace de la stupide et pernicieusemanie des foulards. Il semble, dans le peuple, qu’un foularddispense de donner à un enfant une coiffure, des chaussures, unvêtement suffisant ; du moment qu’il a un chiffon au cou, ilest bien soigné, il n’attrapera pas de mal !

Attention ! Là-bas, sur les bancs,s’élève une rumeur que je connais bien : la rumeur desaccidents de culotte ; et je distingue chez une gamine cetteinquiétude dont la source ne se dissimule pas.

Je m’approche en même temps que ladirectrice : une mare s’est étalée sous la gamine et celle-ci,terrifiée, mal parlante, se défend :

– J’avais… j’avais pas envie.

Une plus grande la montre du doigt et glapitd’un air enchanté :

– Madame ! c’est la môme Prévot…

– Hein ? Comment avez-vousdit ? je n’ai pas bien entendu, interrompt la directrice.

– C’est Marie Prévot, madame, c’est sontablier qui coule ! Sa mère part à six heures, alors, madame,all’ était dehors, toute mouillée ; c’est moi qui l’amène,madame, all’ demeure dans ma maison.

– C’est bon ! du silence… Adam auratrois mauvais points… Tiens, toi, et ne tousse pas, surtout.

La directrice donne une pastille à MariePrévot, et tourne le dos, après avoir réfléchi un instant.

La femme de service ne peut se permettre deformuler un avis ; aussi m’en gardais-je bien ; seulementje ronchonne distinctement :

– Parbleu ! on ne va pas encombrernotre cantine…

La directrice fait volte-face et mefoudroie.

– Votre cantine ! dirait-on pas quec’est un sanctuaire ?… Justement, j’y pensais :conduisez-moi cette enfant à Mme Paulin et qu’onl’asseye près de la cuisinière.

La pluie a comme grossi des tares invisiblesautour de moi. La pauvreté ambiante m’afflige, et de plus – voilàoù se manifeste le grossissement – un fait existe ici-même, sansjamais cesser, qui est profondément douloureux… parfois dessouffles d’avertissement affreux sortent des murs de l’école, commepar moment, dans le quartier, des relents d’infection émigrent desruisseaux et des allées de maisons. Et surtout, dans cette matinéedu 31 octobre, vers dix heures, quand les trois classesfonctionnaient, les tout petits chantant, les moyens et les grandsécoutant un récit, j’ai eu l’intuition d’un grand malheur ;puis, le coup de folie amusante de la récréation est arrivé avantque rien se soit précisé.

À moi la faculté de réagir ! Los audouble contenu – favorable et adverse – des faits et ces idées.

Le mauvais temps rend particulièrementévidents les bienfaits de l’école, et il n’est pas besoin deprouver combien le vaste abri administratif est préférable à la ruenoyée, au logement étroit et malsain.

Les enfants lâchés font penser parfois à desvolailles qui cherchent à picorer ; ils quêtent, s’approchent,on dirait qu’ils vont becqueter les camarades ; ils se fuient,se réunissent, rient, se fâchent, s’évadent ; il y a desvolontés brutales, des minauderies, des complots, des promesses,des menaces ; des trésors sortent des poches, yrentrent ; des gestes se précipitent, se retirent. Des toutpetits se griffent, des fillettes interviennent, justicières ;des commères ne tarissent pas, des forcenés glissent, tapent dutalon, chantent, braillent, en amateurs solitaires. Le cri pointudes filles se dégage en maître.

Encore un bienfait scolaire révélé fortementpar la récréation : le mélange rend les enfants égaux.

À vrai dire, les classes de la société ne sontguère tranchées. Pourtant, on pourrait établir troiscatégories : 1° les enfants de boutiquiers ;2° les enfants de marchands ambulants, d’employés manuels,d’ouvriers à travail et à ménage réguliers ; 3° lesenfants de gens à métier inclassable, à existence instable, – cesderniers les plus nombreux. Car il est caractéristique, dans cequartier, que des quantités de familles (?) logent dans les hôtelsmeublés ; des locations qui se paient à la semaine, voire à lajournée !

Ce n’est pas un semblant de mélange dans notreécole : j’en atteste le tableau suivant. (Heureusement que ladirectrice ne le voit pas ! autrement, gare aux fameusesprescriptions d’hygiène !) Près du lavabo, un gros blond, àtête de Normand, admet cinq camarades à partager un sucre depomme ; mais les doigts se poissent sans parvenir à casser lebâton ; alors, après la manipulation générale, on le passe debouche en bouche : chacun a droit à cinq ou sixsucements ; pendant que l’on déguste, les autres écarquillentles yeux, remuent à vide les lèvres et la langue, avalent leursalive. Mais la plus égalitaire tendance comporte desrestrictions ; il y a des réprouvés : tout seul contre lemur, délaissé, ignoré, un bambin affreux, à tête de singe malade,suit la scène de sucement avec une effrayante expression d’aviditéet de résignation ; il croise ses bras sur sa poitrine, il lesserre, il les enfonce ; je vois sa peau remuer ; ilfrémit des pieds à la tête.

Je suis allée lui montrer une pastille dechocolat ; il n’a pas-bougé ; ses sourcils froncés ontexprimé qu’il était blasé sur ce genre de mauvaise plaisanterie etqu’il avait sa fierté stoïque. Je lui ai mis le bonbon entre leslèvres ; vite, il l’a happé, mais il me regardait, tellementsaisi par une notion extraordinaire que, certainement, il nesentait pas le goût. Richard est son nom.

À l’exemple des maîtresses, je suis toujoursmunie de sucreries. Car, à l’école maternelle, les dragées fontpartie des récompenses, avec les bons points et la croix. On aainsi utilisé ingénieusement, pour la discipline et l’émulation,les trois principaux instincts des enfants : instinct degourmandise, instinct de propriété, instinct de domination.

La grosse Mme Galant, debout,loin de moi, contre la porte de la cour, crie beaucoup et confisquedes bons points, des billes, des soldats en papier, desbouchons ; voilà donc pourquoi ses poches de tablier segonflent, telles des mamelles supplémentaires.

La directrice et Mlle Bordsont en grande conversation près de la balustrade : trèsdroites, très nobles de lignes, elles avèrent l’impériale facultéde planer au-dessus de la multitude, sans la voir, sansl’entendre.

J’ai bien réussi d’avoir bougonné aprèsBrunetière ! M. Libois n’en est pas encore revenu. Ilm’accable de sa curiosité. Je redouble d’impassibilité,d’inattention à l’existence de cc bipède pareil à tous lesautres.

Sur une question qu’il a posée pendant que jetrimais pour la sortie du déjeuner, la directrice m’a considérée aupassage, avec étonnement, et elle a répondu : « Non, non,je ne crois pas. »

À vrai dire, il m’ennuie énormément, ilm’exaspère. Je n’ai pas de goût pour la gloire.

– Enfin, dis-je àMme Paulin, jamais un délégué cantonal n’a montrépareil zèle ! Il ne rate pas une semaine.

– Chuutt ! Malheureuse ! asoufflé Mme Paulin. Il est médecin, il n’exercepas ; mais, souvent, il remplace le médecin de l’école qui estun de ses amis et qui devrait inspecter ici au moins toutes lesquinzaines, sans manquer. Vous avez bien vu, l’autre jour :M. Libois a passé la revue générale des enfants dans lesclasses, parce que son ami était empêché sans doute. Surtout, pasun mot ; censément il n’y a que la directrice qui sait letruc.

Je me suis découvert des tendances à ladélation.

Je comprends très bien maintenant « lebesoin de méchanceté » chez les enfants ; cela existecomme une sorte d’appétit physique. J’aurais éprouvé un bonheurimmense à pouvoir aller jacasser partout, telle une gaminemalicieuse : « Le délégué cantonal et la directrices’entendent pour tromper l’administration ; le médecin del’école signe des rapports sans se déranger ; le déléguécantonal sort gravement de son rôle…

La conduite aux cabinets, d’une heure à uneheure un quart, a eu lieu sous une averse torrentielle, et, toutl’après-midi, les enfants ont été insupportables. On ne se doutepas combien la discipline scolaire est influencée par lesvariations du baromètre. Il semble notamment que l’humiditéatmosphérique s’interpose pour diminuer le magnétisme autoritairede ses maîtresses.

La directrice m’a laissé complètement lespetits, devenus hargneux et qui n’arrêtaient pas de s’asticoter, dese tortiller sur leurs bancs.

J’ai organisé le premier et le plus simple desexercices de pliage. Chaque enfant reçoit un morceau depapier, à charge de la rouler en balle, « comme si l’onvoulait faire jouer le petit chat ». Explicationsconcomitantes :

– Pourquoi le papier se met-il enboule ? parce que le creux de la main est rond.

– Pourquoi des balles de plusieursgrosseurs ? parce que les morceaux de papiers n’étaient pastous pareils et aussi parce que Totor a serré plus fort que Marie,– c’est un homme !

Nous jetons les balles en l’air et nous lesrattrapons, d’abord dans les deux mains, puis dans une seule main,la droite, la gauche. Je pose un vaste cornet sur le bureau ;chacun essaie de lancer sa balle dedans, puis tous ensemblebombardent le but.

Je donne sept balles à un enfant, il lesrenvoie en annonçant avec moi : dimanche, lundi, mardi,mercredi, etc. Tous ces jours-là font une semaine. Chaque jour ases qualités : le dimanche est le premier de la semaine ;le samedi est le dernier, le jour numéro sept, le jour où l’ondistribue les croix, etc.

À Julie Leblanc (trois ans) :

– Qu’est-ce que c’est lesamedi ?

Julie devine qu’on veut lui faire dire unegentillesse ; elle se contorsionne, baisse les paupières etsourit sans répondre.

– Tu ne sais pas ?

– Si.

– Tu ne veux pas le dire ?

– Si.

– Eh bien, qu’est-ce que c’est lesamedi ?

Alors, la mignonne, délicieuse, fière,séraphique :

– C’est le jour où qu’on se soûle.

Je n’entends pas. On n’entend jamais cesétourderies qui sont sans réplique ; on bifurquevivement :

– Eh ! toi, là-bas, ne déchire doncpas ta balle ! Nous allons ranger notre ménage, car il ne fautpas de vilains fouillis dans la classe, et il ne faut pas gâcherses affaires ; déplions les papiers soigneusement et nous lesmettrons en pile dans l’armoire pour les retrouver demain ;ils serviront à faire des bateaux ou des cocottes.

Les deux adjointes, de leur côté, se sontégosillées au point que la normalienne souffrait le soir d’unéraillement de larynx pénible à entendre.

J’ai été étonnée de la détérioration complètedes grands, rendus intolérants et rapporteurs par l’humidité.

– Mademoiselle ! il a craché parterre.

– Appelez Rose… Non, elle ne peut pasquitter les élèves de Madame. C’est toi, Adam, qui as craché !Tu vas essuyer avec un papier et le jeter dans le poêle.

Tumulte. Adam récrimine : « Salecafard » Le mot court : cafard ! cafetière !Mademoiselle crie, se dérange, lance des gestes exaspérés pourmaintenir les têtes immobiles. J’entends que le cracheur et lecafard seront punis : ils rendront leur cahier, ils n’écrirontpas.

La pluie a apporté le bruit nouveau de latoux. Les enfants toussent comme ils rient, par contagion ;mais certains rauquements véritables me cognent dansl’estomac ; les rangées grises de marmots figurent des ballotsde marchandises avariées ; çà et là, quelques enfants decommerçants assez bien habillés, joufflus, roses, font ressortirdavantage la moisissure du stock.

Bah ! au diable le pessimisme ! Enrang pour la sortie : les élèves sont enchantés de retournerpatauger et de trouver la rue obscure à quatre heures. Un maçon etsa femme attendent leur progéniture sous la pluie. Ils ne possèdentqu’un chapeau de famille, un vieux feutre marron taché deplâtre ; c’est la femme qui l’a sur la tête, mais voici lagamine attendue : à son tour d’en jouir. Elle disparaîtcomiquement sous ce couvercle trop vaste ; les parentsrecueillent et renvoient de gros rires à droite et à gauche ;ils ne donneraient pas ce « coup de temps-là » pour cher.Qu’importe leur propre chevelure marécageuse ? Ils rentrerontpar le chemin le plus long.

Personne, ici, n’a de prétention à la suavité.La petite du maçon, au moment du départ, pleurait en tenant sonderrière à deux mains.

– Qu’est-ce que tu as, mamignonne ?

Un garçon blasé sur le pleurnichage féminin ahaussé les épaules et m’a renseignée :

– C’est Machin qui lui a flanqué un coupde pied dans l’ livarot…

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