La Maternelle

VI

C’est sûrement par accident que j’ai voulufaire souffrir Tricot.

Du reste, il a compris que je n’étais pasfoncièrement mauvaise, que j’avais plutôt besoin d’être traitée parla douceur et il ne me tient pas rancune : quand je passe, montorchon à la main, tirant mes épaules de manœuvre, il me considèreavec sollicitude et il réfléchit avec la même gravité que devantl’état de purée de ses chaussures.

Je dois même dire, à mon avantage, que monintimité augmente avec les élèves. Dame ! ma finesses’applique à ne rien négliger. Tout en acceptant l’importance desgrandes personnes, l’enfant veut qu’on ait égard à sapersonnalité ; il faut s’occuper de ses affaires, le prendreau sérieux, montrer qu’on le connaît.

Ma popularité s’établira solidement à lalongue, parce que je suis en bons termes avec les têtes principalesqui attirent et conduisent des groupes. Ces chefs, je m’adresse àeux ; en quelque sorte, je leur demande des nouvelles de lacorporation.

– Ça va-t-il le métro ? (On jouebeaucoup au Métropolitain.)

Ou bien :

– Qu’est-ce qu’on fait, le soir, quandpapa ou maman n’est pas rentré à huit, neuf heures ?

– On va voir au poste qu’est-ce qui abien pu arriver.

Je prouve ma bonne volonté à m’instruire parune moue patiente, amusée ou consternée ; on ne peut douterque les questions corporatives m’intéressent réellement. Il nes’agit pas d’un vain bavardage : on me répond posément.

Lorsque la directrice est en conférence avecune personne officielle, dans son cabinet, il faut du silence àtout prix. La normalienne envoie trois ou quatre de ses élèves(généralement Richard, Léon Chéron, Irma Guépin), pour m’aider àoccuper sans bruit les tout petits. Nous distribuons – sur lesgenoux, dans le creux du tablier, – des tuyaux de paille coupésmenu, de la dimension d’un grain de blé, et des bouts de fil ;nous montrons à faire des bagues, des chaînes de montre, desbracelets. La coquetterie séduit même les mioches de deuxans ; tous s’appliquent, – à langue tirée. Voici de latranquillité pour une heure.

Moi et mes aides, nous n’avons qu’à veiller àce qu’ils n’avalent pas leur fil ou leurs pailles. Alors, face àl’atelier, nous causons choses sérieuses. Irma, les mains dans sespoches de tablier, riante, rengorgée, pérore à son gré :

– Une fois que maman s’avaitdisputée avec sa patronne, j’ai été au poste avec mon petit frèreMimile dans les bras ; il braillait tellement pour téter, quele brigadier a renvoyé maman tout de suite. Maintenant que Mimilene tette plus, puisqu’il est mort, Mme Chartier meprête sa petite Lisette pour aller chercher maman au poste, maisLisette pleure pas assez fort, rapport qu’elle est née à sept mois,qu’on dit, alors je suis obligée de la pincer… »

Richard, philosophe, intervient avec ce talentqu’ont certains enfants de répéter et de prendre à leur compte lesdires des grandes personnes :

– C’est le monde renversé, c’tepatronne-là : c’est elle qui se pique le nez et qui cherchedes raisons aux ouvrières !

Irma, contrariée, mais n’y pouvantrien :

– Oui, c’est le monde renversé !

Léon Chéron ne bavarde pas ; il courtde-ci de-là, ramasser les pailles qui roulent.

Moi. – Les jours allongent, on peut jouer lesoir dans la rue ; avez-vous recommencé le traineau ?

Richard. – Le traîneau de Kliner est cassé, ya une roulette qu’est tombée dans l’égout, faudrait la remplacerpar une roulette de lit. J’ai essayé d’en enlever une au lit àmaman, j’ai pas pu… Mais, de ce moment c’est la guerre entre lesPlâtriers et les Panoyaux, parce que les ceusses del’école des Panovaux ont chiné nos croix qui sont pas sibelles qu’à eux… Dimanche, on les attend su’ le tas d’sable duboulevard…

Aujourd’hui, avant le déjeuner, j’ai regardédans le panier de Gabrielle Fumet. Il ne contenait rien, – selonl’habitude. Quelques autres paniers se promènent ainsi, toujoursvides. J’ai interrogé là-dessus, d’un air détaché, aimable, laSouris qui est à la tête d’un groupe auquel se rattache GabrielleFumet. J’ai appris, – d’un regard large, ironique à peine, qui amesuré ma triste ignorance et qui lui a pardonné, – j’ai appris quel’on apporte son panier vide par convenance, par respect humain,pour ne pas choquer le monde. On ne montre pas son derrière dans larue, ni dans l’école, n’est-ce pas ? Eh bien, on ne montre pasnon plus sa débine.

Sur la question du pain, les enfants sontd’une sévérité tragique, il ne faut pas badiner avec cela.

Je me rappelle que la normalienne s’est fait« moucher » une fois ; elle n’y reviendra plus. Ellesurveillait le déjeuner.

Léonie Gras, à un bout de table, mangeait sanspain.

Mademoiselle, très affable, mais en même tempstrès déesse, demanda d’un ton trop négligent :

– Tiens, toi, pourquoi n’as-tu pas detartine ?

Léonie présente son masque extraordinairementcreusé, expérimenté. Un temps : un regard rigide, pointu, dansles yeux de la normalienne. Puis une phrase à mots froids détachés,qui font remuer la maigreur et le douloureux des joues :

– Il a plu toute la soirée.

Ce renseignement jeté à la normalienne – dequelle hauteur de misère ! – contenait la plus sanglanteprotestation.

« Vous vous moquez pas mal qu’il pleuve,vous qui gagnez votre pain, à l’abri, le jour… Pourtant, ilfaudrait réfléchir que le mauvais temps a de l’importance pourd’autres… et vous devriez faire attention à vos paroles ; toutle monde ne peut pas être « Mademoiselle » et enseignerla morale en costume noir, sans se crotter. »

Moi, un seau d’eau glacée ne me serait pasautrement descendu par tous les membres.

La normalienne n’a pas insisté ; elles’est détournée inopinément vers Berthe Hochard, de qui elle aredressé la serviette ; elle s’est éloignée.

« Va, va, ma fille, me suis-je dit enmoi-même ; va préparer quelque belle leçon conforme auprogramme. »

Toute cette journée, elle m’a semblé porteravec moins d’aisance son air habituel de virginité impérieuse.Aurait-elle compris que son attribut de Diane est un luxe, lequel –comme tous les luxes – est compensé par une misère correspondanteet qu’il ne faut pas, dans une satisfaction inconsidérée, blesserles gens qui peinent pour vous.

Encore à propos du pain. Je sais bien qu’unefemme de service ne peut se permettre d’avoir une idée : lesadjointes même doivent laisser à la directrice le monopole deformuler des opinions concernant l’école. Si une mesure inusitéeparaît s’imposer, les adjointes consultent naïvement,inférieurement, de façon que l’initiative émane de Madame.Mais enfin voyons (notre pain rassis, à Mme Paulinet à moi, est insuffisant), ne pourrait-on organiser « unservice ad hoc ? » Le matin, à l’insu de quiconque, unemain discrète glisserait un trognon dans chaque panier vide. Nousregorgeons de dames patronnesses prêtes à souscrire. Et leprésident de la délégation cantonale, donc ! En voilà un quiest disposé aux participations généreuses. Il accompagne parfoisM. Libois.

Il a la manie des discours solennels et neufs,toutes les classes réunies, dans le préau :

– Mes enfants, je suis été petitcomme vous…

C’est un ancien entrepreneur enrichi. Jel’aime bien ; il distribue des sous aux gamins qui lereconnaissent dans la rue et nasillent tout au long, sans setromper :

– Bonjour, m’sieu l’président de ladélégation cantonale !

Il m’a interpellée une fois en me crochetantle menton de son index :

– Vous, la fille, si vous lâchez votreplace, venez me trouver ! Vous avez l’air d’une bonnebougresse.

Dieu me pardonne ! j’ai vu rougirM. Libois. D’ordinaire on s’émeut ainsi pour les gens auxquelson tient de près. Par exemple, on rougit de voir son pèreridicule.

M. Libois porte tant d’intérêt àM. le président de la délégation !

Je n’aurais jamais cru qu’une pourpre aussisubite et aussi intense pût monter au visage d’un homme.

Tous les mois, la grosse dame patronnesse endeuil apporte des sacs de bonbons. Il faut des gâteries auxpauvres, d’accord. Mais la donatrice exagère : une moitié del’argent pourrait être appliquée à des achats de pain ; lejour des bonbons je ne cesse de dépoisser avec mon éponge les toutpetits qui ressemblent à des oiseaux pris dans la glu ; lesucre vous colle partout, aux tables, aux bancs, aux portes.

Et puis un fait notoire : dans unquartier besogneux, les enfants sont plus privés de soupe que deconfiserie. Parfaitement ; il est de mode, par exemple, defaire déjeuner un mioche avec un rogaton douteux, une bribeinsuffisante, mais de lui donner deux sous pour acheter desbonbons. Une tartine de saindoux et deux sous de pastilles dementhe, – laisse-moi t’embrasser, gros joufflu…

On ne saurait imaginer la bizarrerie desparents à Ménilmontant. Ainsi, l’on croit peut-être que la majeurepartie des enfants mangent à la cantine : il est tellementavantageux pour eux de recevoir, moyennant deux sous, unenourriture saine, abondante, bien chaude l’hiver ! Lacorrosive charcuterie revient excessivement cher. Eh bien ! iln’y a pas la moitié des élèves qui déjeunent à l’école.Soupçonne-t-on pourquoi ? Parce que c’est trop d’ariad’aménager le panier, c’est-à-dire d’y mettre un chiffon deserviette, un morceau de pain et une bouteille bouchée. Mêmedes indigents qui ont la cantine gratuite n’en font pas profiterleurs enfants ! c’est trop d’aria.

Maintenant que je suis camarade avec beaucoupde mères, j’essaie de les raisonner. Sans avoir l’air d’y toucher,dans nos jacasseries, en passant ; mais on ne remue pas labêtise inerte, on ne remue pas la misère déchue à l’état de massecroupissante.

L’autre jour, je voyais Louise Guittard,piteuse, famélique, sur le banc, dans le préau, attendant qu’onvînt la chercher pour déjeuner. Enfin, à midi et demi, sa mèrearrive. Il tombait de la neige ; sa gamine n’avait pas decoiffure.

– Vous devriez la laisser déjeuner ici,dis-je ; regardez, là-bas, ce réfectoire. Alors la mère, unefemme avachie, aussi molle de cerveau que de corps :

– Ah ! qu’est-ce que vousvoulez ? Le matin on n’en finit pas… s’il fallait encorepréparer un panier !…

Au bout d’une demi-heure, Guittard est revenueglacée, les yeux cernés, le nez rouge dans sa face blême. Je nesais quel ignoble repas elle avait fait, mais elle fleurait leroquefort et la mauvaise « vinasse ».

Tout l’après-midi, à la dernière table de lagrande classe, elle m’a peinée : un hoquet affreux soulevaitses dérisoires épaules pointues, projetait son menton, déclanchaitson gosier. La normalienne discourait généreusement dans sachaire ; Guittard avait l’air de ne pouvoir absolument pasavaler ses paroles.

La mère Guittard ne mérite pas d’être admiréecomme une exception.

La semaine dernière une femme amène un élèvenouveau : tablier blanc et tête malpropre.

– Madame, dit la directrice, laissezl’enfant pour aujourd’hui, mais nous n’acceptons pas de tablierblanc, c’est sale tout de suite : si vous n’en avez pasd’autres, je vous donnerai de l’étoffe pour en tailler unnoir ; et puis je vous prierai de faire couper les cheveux etnettoyer la tête de l’enfant : j’ai des bons gratuits à votredisposition.

La mère déclare « qu’elle n’a pas besoinde tout ça ». Le lendemain elle n’envoie pas l’enfant, lesurlendemain il arrive seul, à dix heures et tel que le premierjour : tablier blanc déjà maculé, chevelure en friche.

– Rose, reconduisez cet enfantimmédiatement et dites que le Règlement est formel : untablier de couleur et la tête propre ; rappelez que, si l’onveut, cela ne coûte rien.

La mère, occupée à moudre du café, tout deboutsur le palier, en compagnie d’une voisine, lâcha le tiroir dumoulin, par la violence de son indignation.

Elle avait laissé radoter la directrice ;jamais elle n’aurait cru possible une pareilleprétention !

Elle m’accabla d’invectives, attrapa sonenfant comme si elle l’arrachait à mes mains indignes et me cria sarésolution sous le nez :

– Ah bien ! s’il faut tantd’histoires pour envoyer un enfant à l’école, celui-ci n’irapas ! J’ai bien moins de mal à le garder à la maison ; iljouera dans l’escalier.

Si un élève habitué à manger à la cantinen’apporte pas ses deux sous, par hasard, on ne lui refuse pas lagamelle, bien entendu. On fait crédit très facilement ; ladirectrice sait même, en bonne charité, oublier les dettes, le caséchéant ; mais elle doit prendre garde qu’on n’abuse.

Il arrive aux enfants de perdre leurs sous,mais aussi, de temps en temps, l’un, l’autre succombe à latentation : il achète une toupie, des billes, n’importequoi.

– Où sont tes deux sous ?

– Je sais pas.

Il y aurait danger de se contenter de tellesréponses.

Parfois, on est fort embarrassé :

– Virginie, la cantine ?

– Madame, maman m’avait donné mes deuxsous, mais, en route, v’là papa qu’avait plus de tabac, alors, ilm’a dit : « Tu raconteras à l’école que tu les asperdus. »

(Mes enfants ne mentez jamais : voilà,Virginie ne ment pas.)

(Mes enfants, vos parents sont parfaits :soyez tranquille, Virginie a le fin sourire ; elle sait queson papa est un malin, au-dessus de toutes les vérités.)

Certains parents ont de l’amour-propre. Tantpis pour l’estomac des enfants.

Les deux petites Cadeau sont nourries à lacantine dix jours de suite ; puis interruption :censément elles vont déjeuner à la maison. C’est la fin dequinzaine et l’on n’a plus quatre sous à leur donner pour lacantine. Il suffirait d’un mot à la directrice pour arranger leschoses. Non ; le boulanger fournit à crédit. Se tenantsagement par la main, les deux petites Cadeau sortent prendre unelivre de pain, le mangent dans la rue, par la pluie et par la bise,et quand le temps convenable est écoulé, elles rentrent ens’essuyant la bouche, comme les gros gourmands, les lèvres grasses,à plusieurs reprises, sur le poignet.

20 février. – À cause de macamaraderie, de plus en plus cimentée, avec les mamans des élèves,je subis des conversations inouïes.

Un soir, comme je sortais, mon ouvrageterminé, à sept heures passées, deux femmes flanquées de leursmioches bavardaient devant la porte de l’école ; certainementleur exorde remontait à plus de trois quarts d’heure. Il gelaitassez fort.

Elles se séparèrent et l’une d’elles,Mme Pluck, m’accompagna jusqu’à ma porte, tout enparlant « dare-dare » sans perdre de temps :

– Hein ? Croyez-vous que ça a de lachance les enfants, aujourd’hui ? Croyez-vous que c’estsoigné : on vient les chercher… Moi, à six ans, je gagnais mavie.

– Pas possible ? quel travailpouviez-vous donc faire ?

Il a bien fallu que nous nous arrêtions sur letrottoir, devant chez moi ; on ne peut pas laisser unehistoire en train. Le jeune Pluck, tout ratatiné par le froid, latête penchée sur l’épaule, toussotait péniblement, à petitessecousses exténuées.

– Ma mère était cardeuse de matelas et, àcette époque-là, on défaisait la laine à la main ; c’était monouvrage, dès six ans, quand on commence à devenirraisonnable… Dame, on en boulotte de la poussière ! etpuis, n’est-ce pas ? les gens ne font guère carder les matelasqu’après un décès ; en v’là de la mauvaise poussière, car il ya poussière et poussière, mais celle-là c’est rudement de lamauvaise. J’en ai-t-y attrapé des drôles de maladies ! dans lenez, des polypes, on aurait dit du corail qui me poussait ; etdans la gorge, des angines ! Les amygdales, on me les aretirées à huit ans, bien sûr, ça ne sert à rien… Ah ! puis,je ne sais plus tout ce qu’on m’a encore charcuté… Eh bien, aufait, je n’ai plus qu’un poumon… J’ai gagné ma vie, je ne dis rien.Tout le monde ne peut pas avoir deux poumons, non plus, pasvrai ? Mais c’est pour vous dire que les gosses d’aujourd’huisont bien heureux… Le mien, le médecin prétend qu’il est un peutuberculeux, laissez donc, si c’est ça, il ne sera passoldat : autant de gagné.

J’ai pensé ne pas en être quitte avant minuit.Des hommes entraient dans la gargote, puis sortaient et nousapostrophaient :

– Vous feriez bien mieux de rentrerjacter devant le comptoir ; ça serait un vermout queje picterais, si toutefois j’étais pas de trop.

La chère amie m’a raconté toute sa vie. Dureste, c’est leur manie, aux femmes du quartier : dévidertoutes leurs affaires à la personne la moins connue, dès lapremière rencontre.

Et alors, maintenant, chaque fois que la mèrePluck peut m’attraper dans la rue, elle n’a plus depréambule ; c’est toujours la même histoire quicontinue :

– Comme je vous le disais… les femmes ontnécessairement quelque chose qui cloche du côté du ventre, maismoi, déjà, étant gamine, avec cette poussière de matelas qui selogeait partout…

Je suis forcée de faire des progrès. Il n’yaura bientôt plus de différence, au point de vue conversationrenseignée, entre moi et n’importe quelle matrone deMénilmontant.

Tous les samedis matin, à six heures, je suisguettée par la mère de Léon Ducret ; elle est employée commeextra chez le vins-hôtel meublé attenant à l’école.

– Parce que, le samedi soir, ça sesuccède les chambres, et il faut préparer tout un matériel,m’a-t-elle expliqué.

Elle est enceinte. Sa première causerie s’estlimitée à l’historique complet de quatre grossesses précédentes.D’inévitables questions m’ont, toutefois, assaillie :

– Vous n’avez pas d’enfants ?

– Non, ai-je répondu, le visage un peudétourné, comme si j’apercevais quelque chose de curieux au bout dela rue, vers le boulevard.

– Vous n’en avez jamais eu ?

– Non, ai-je fait d’un ton modeste, avecun léger coup d’épaule qui pouvait signifier : « Ça s’esttrouvé comme ça. » Je n’ai pas eu la bêtise d’alléguer que jene suis pas mariée, cette circonstance n’ayant aucun rapport avecla question.

Mme Ducret m’a expertisée dela tête aux pieds avec une moue désapprobatrice.

– Oui, je sais bien, a-t-elle prononcé,on se drogue… mais ça abîme…

Elle a froncé les sourcils, elle me trouveterriblement abîmée.

Et voilà dix samedis, vingt samedis, qu’ellem’entretient de son ventre fécond et des inconvénients menaçants dema stérilité voulue.

C’est une persécution formidable : à sixheures le matin, à la sortie du déjeuner, à la sortie de quatreheures, le soir à sept heures, le dimanche à n’importe quel moment,la mère de Julie Kasen, celles de Léon Chéron, de Louise Guittard,de Bonvalot, de Tricot, d’Irma Guépin, la mère Doré, toutes, dèsqu’elles peuvent me saisir, ont à se plaindre des infirmitésspéciales du sexe, toutes ont à m’exposer des théories populairesde gynécologie.

Et il faut non seulement que j’entende, maisencore que je réponde, sans faire la pimbêche, puisque le monde oùje vis se caractérise principalement par cet échangecontinuel : confidences immédiates, complètes, et curiositécynique, impérieuse, sur le chapitre intime.

De toute façon, je ne pourrais donc pas éviterce genre de conversation aussi banal que l’appréciation de latempérature ; et d’ailleurs à qui la faute ? Il paraît –miséricorde ! – que j’ai une mine « quiengage » : une ciselure parisienne avec « censémentdes restes de masque », m’a ditMme Paulin ; et les autres camarades ne mel’ont pas mâché ; dès qu’on me voit, on est édifié sur montempérament, on sent combien je suis femme et que « j’ai passépar tous les chemins ».

La mère Doré secouant sa coiffure impérialediadémée de cuivre, daigne amicalement m’accepter à sonniveau :

– On a bien des embêtements, mais il y ade sacrés bons moments tout de même, hein ! la Rose defeu ?

Et c’est pourtant vrai : ses yeuxluisants de coquetterie goulue peuvent se comparer à mes yeuxbrillants de réflexion morale.

Maintenant que je me civilise, maintenant queBonvalot, Adam, Richard et mes amours de babies en robe d’azurm’ont appris que les yeux se disent : leschâsses, les mirettes, en langage familier, j’ai fait aussicette découverte : lorsque je viens chercher ma portion lesoir à la gargote, le sarcasme boueux des consommateurs s’attaquesurtout à mes yeux. Et j’ai peur… j’ai peur bientôt de toutcomprendre !

La récréation d’aujourd’hui. L’explosionhabituelle, le fouillis des têtes, des bras disloqués, les crispour le plaisir de crier, le galop pour le plaisir de galoper.Puis, les mots, si charmants :

– Louise, veux-tu, on va jouer au papa età la maman ? Alors, Louise, angélique, sérieuse, pas entrain :

– Ah ! bin, non, j’me bats pas.

Mais, au bout de la cour, à l’opposé de labande d’asphalte où piétinent les maîtresses, en revenant detravailler aux cabinets, je surprends une vingtaine d’élèves,filles et garçons, Bonvalot, Adam, Irma Guépin, etc., acharnés àconspuer Tricot qui est en guenilles : sa chemise passe auderrière, ses genoux de pantalon sont arrachés, son tablier sansbouton échappe aux épingles, sa figure est en mauvais état, sescheveux semblent avoir servi à balayer. La troupe épileptiquebraille cette moquerie :

– Ah ! la purée ! Ah ! lapurée !

Eh bien, ce matin, la normalienne a commentéune petite fable, « La Renoncule et l’Œillet », d’oùcette objurgation : « il faut rechercher la bonnesociété, rejeter les promiscuités disgracieuses, juger les gens surl’extérieur », d’où aussi un parallèle entre l’enfant bientenu et l’enfant mal tenu… Et la férocité à conspuer Tricot et samisère pourrait bien n’être que l’effet de cette leçon imprudente.La normalienne ne se défie pas assez des interprétations « àcôté ». Pauvre Tricot ! Il faut fuir la mauvaisecompagnie. Y a-t-il pire approche que la sienne ?

Il est vrai que Mademoiselle a eu soind’amender sa morale par un aperçu complémentaire :« Toutefois, pour être heureux, il faut regarder au-dessous desoi, jamais au-dessus. »

Je ne connais guère qu’une demi-douzained’enfants, comme la Souris, Léon Chéron qui puissent prendre cetteleçon dans le sens utile ; les autres entendront plutôt qu’ilfaut guetter le malheur d’autrui et s’en réjouir.

Et encore, non, je répudie la tendancetotalement.

Irma Guépin… Qui expliquera l’intuition desenfants ? Qui expliquera surtout la transmission magnétiqueentre personnes du sexe, quelle que soit la différenced’âge ?

Depuis qu’Irma Guépin est ma préférée, elle atoujours eu ce jeu, le soir, dans l’intimité des quelques enfantsrestants, de m’embrasser à l’improviste – pour me faire peur – cou,cou ! – au moment où je suis distraite par un autrebambin.

L’autre soir, elle s’est arrêtée enchemin : à un mouvement de mes cils, elle a senti que, si ellem’embrassait à l’improviste, elle recevrait un soufflet.

Cela aurait été infailliblement !Pourquoi, mon Dieu ? Je me le suis demandé l’instantd’après.

Il n’est pas permis de devenir pareillementintolérante.

J’ai adressé un signe rassurant à Irma.

– Allons, viens sur mes genoux !

Si les maîtresses étaient seulement douées dela pénétration enfantine !

Elles usent étroitement de formulesconvenues ; sans même se méfier de la double face des mots, àplus forte raison ne soupçonnent-t-elles pas l’effet produit,compliqué, désastreux, qui peut résulter d’un appoint inattendud’atavisme ou d’exemple.

Par une ironie sans pareille, le dévouementsublime, la foi professionnelle totale se trouvent unis à demesquins préjugés, à une vue fausse du peuple, du monde. Et cetteconstatation stupéfiante s’impose que la carrière d’institutriceest étrangère au progrès des idées, étrangère même aux intérêtsféminins.

J’ai entendu la directrice, au visage fin etbienveillant, dire carrément :

– Je parcours la Revueféministe, parce que M. Libois me la prête, mais vouspensez bien que je n’achèterais pas cette publication dedéséquilibrées.

Étant donné ce retard indéniable sur lemouvement intellectuel, il faudrait savoir comment sont fabriquéesles institutrices.

Mlle Bord a encore moins l’air« de se douter de quelque chose » queMme Galant ; ou plutôt la normalienne estmieux l’adepte de notre enseignement aveugle, dogmatique.

Mais, au fait, les institutrices sont de deuxsortes : les normaliennes et les autres, simplement pourvuesdu brevet élémentaire ou du brevet supérieur.Mme Paulin m’a appris cette importante différence,du premier jour, rien qu’à sa façon d’appelerMlle Bord, « la normalienne », etmoi-même, depuis, j’ai constaté non seulement une dissemblance,mais un antagonisme entre les institutrices. La normalienne secroit d’une autre essence que sa collègue ; elle jugeinférieure et « popote » toute institutrice qui ne sortpas de la fabrique spéciale. Mme Galant est quelquepeu médisante et ironique à l’égard de Mademoiselle.

Dès qu’un problème me tracasse, il faut quej’en glose – directement ou indirectement – toute seule et devantle monde. J’ai pris ce travers de m’entretenir avec moi-même (àpreuve ces notes que j’écris) et je marmonne à demi-voix, en allantet venant, dans le préau, dans l’escalier, dans la cour del’école ; c’est le tic des gens solitaires et aussi c’est bien« peuple » avec cette habitude et la manie de siffler enfrottant, je suis tout à fait « de mon métier ».

En outre, machinalement, pendant notre quartd’heure de déjeuner, je lance à Mme Paulin desparoles qu’elle ne peut comprendre, faute d’en connaître lespréoccupations de départ, et elle me regarde sans répondre, un peualarmée de mon état mental.

– Je voudrais bien savoir ce qui se passeà l’école normale, dis-je inopinément, entre deux bouchées.Mme Paulin saute de sa chaise, comme piquée au plusgras ; elle achève de retrousser ses manches au-dessus de soncoude, essuie le bout de son nez sur son bras et me foudroie de sesprunelles irritées :

– Vous n’allez pas faire la bêtise dedemander à être femme de service à l’École normale ? En v’làde l’orgueil… Ça vous quittera, ma petite… Parbleu !« attachée » à l’École normale, ça frime, on se gobe…Mais, j’en parle savamment, j’y ai été volée, moi : telle quevous me voyez j’ai été pendant dix-huit mois auxiliaire à l’Écolenormale – eh bien, croyez-moi, c’est une sale boîte… Et puis,tenez, voulez-vous que je vous dise encore une chose qui m’inquiètepour vous ? C’est l’ambition qui vous perdra, na !

Il faut noter que Mme Paulinse considère comme « appartenant à l’enseignement » etque, par conséquent, elle a été obligée de prendre parti dans laquerelle entre normaliennes et non normaliennes.

Elle est contre les normaliennes.

– Ces poseuses-là ne sont bonnes qu’àjeter de la poudre aux yeux. Dame ! pour cela, elles s’yentendent.

Et maintenant, grâce à elle, je suis à peuprès renseignée : j’ai pu compléter ses histoires par lesmodèles placés sous mes yeux et (à un certain point de vue) parl’analyse de mon propre cas. Voici donc l’opinion que je mefais.

Les jeunes filles internes à l’école normalemènent une vie incomplète et artificielle. D’abord elles sont tropséparées du dehors, trop éloignées des affections naturelles et duspectacle du monde ; puis, jusqu’à dix-huit et vingt ans,elles s’exilent encore, absorbées par l’idée du brevet supérieur àconquérir, sans autres préoccupations que celles des compositionset des examens ; elles ne prennent même pas assez d’exerciceet de récréation. De sorte qu’elles ont peu de santé, des minesgraves et ennuyées, des amitiés romanesques pour leurs maîtresseset pour leurs compagnes et que, de plus, elles sont profondémentpénétrées de leur propre supériorité.

Ce sont des personnes de serre chaude ;leur savoir professionnel même est purement théorique ; ellesconnaissent les enfants d’après leurs livres, elles apprennent àfaire la classe par « principe ».

Les normaliennes sont des demoisellesqui ne savent ni raccommoder, ni enlever une tache, ni mettre lecouvert ; jamais elles n’ont touché un balai, un torchon, unfer à repasser (l’économie domestique n’existe dans le programmequ’à l’état doctrinal) ; quelle peut être leur conception desrapports entre les divers éléments sociaux ?

On prépare ces élues à être tout, excepté devraies femmes et des mères intelligentes et bonnes. Et ce sont cesdemoiselles, névrosées et pédantes, incapables de s’assurer lasanté, la gaieté, de se servir elles-mêmes, de participer autravail commun de la cuisine et du nettoyage, – ce sont ces« précieuses » totalement ignorantes des individus, desgroupes, des concurrences matérielles, qui se chargent de soignerl’enfance, de former l’intelligence et le cœur des petits enfants,en vue des terribles difficultés de la vie !

Aussi, avec quelle magistrale inconscience,avec quel superbe dévouement propagent-elles l’erreur et lepréjugé ! Avec quel sublime aveuglement distribuent-elles lapâture uniforme, à tort et à travers ! Et il faut avouer que,comme institutrices, elles font de l’effet !

Les autres, simples titulaires de brevet,vaudraient mieux, s’il n’y avait pas cette satanée rivalité qui lesoblige à parader aussi et à montrer un savoir livresque égal àcelui des normaliennes. Je crois que la générosité femelle estéquivalente de part et d’autre, mais les non normaliennes seraientséparées des élèves par un abîme moins grand. Et encore…

Ce soir ma concierge m’a remis une nouvellemissive de mon oncle, toujours dans le style bourru etlaconique.

« Maintenant, je dois être fixée surcette enquête, dit-il. Ce n’était pas la peine de faire lasainte-nitouche. Alors il est probable que l’on me verrabientôt. »

Alors me laisse rêveuse. Non, mononcle, je ne suis aucunement fixée, je ne veux rien savoir. Jen’irai pas vous demander l’explication de vos excusesdissimulées…

Subitement, pourquoi ce soupçon absurde, enéclair, – que Mme Paulin et mon oncle se sontabouchés ? Folie. Toutefois, j’en suis sûre maintenant, – peuaprès notre conversation sur l’École normale, – j’ai surpris undouble jeu : Mme Paulin m’observait à ladérobée. Elle continue d’ailleurs et, de plus, elle s’empresse à decordiales complaisances, – comme quelqu’un qui a« vendu » son camarade et qui n’a pas cessé del’aimer…

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