La Maternelle

V

Ce matin, à neuf heures moins un quart, dansle préau, on a entendu venir de la rue des cris affreux d’enfant etun murmure de foule. La directrice qui comptait les sous de lacantine, assise près de la barrière, a échangé un regard impuissantavec Mme Galant.

Depuis quelques minutes, l’entrée avait cessécomplètement. Tous les matins le courant d’enfants arrivants secoupe ainsi, pendant un temps plus ou moins long ; il estarrêté par un accident ordinaire de la rue : rixe entre hommesou femmes, excentricités d’ivrogne, amours de chiens.

Cette fois, un père amenait sa fille à forcede gifles et de poussades ; une troupe d’élèves accourus detous les bouts du quartier formait cortège ; il y eut unenvahissement tumultueux.

L’enfant battue fut projetée la première dansle préau : Louise Guittard ; un crêpe est piqué à sonbéret depuis huit jours ; c’est… c’est son secondpère qui l’accommode si rudement.

Je l’ai vite prise par le bras et conduite aulavabo, sa figure de pauvre mouton, barbouillée de larmes, étaitenflée, labourée d’ecchymoses.

Les camarades ont afflué derrière, bruyants,excités, hilarants, profitant de leur nombre pour continuer àmanifester, l’accent canaille :

– Mince alors ! T’as vu c’tepâtée !

Ils viennent poser leurs paniers près del’endroit où je tamponne Guittard ; plusieurs, chez quipersiste l’émerveillement de la magistrale correction, portenteux-mêmes de terribles marques paternelles sur le visage.

Que de notations instructives j’aurais àenregistrer ! Voir battre un camarade est une occasiond’importance qui fait sortir la nature, qui grossit et accentue lesphysionomies et, dans tous les cas, il apparaît incontestablementque notre vieille âme héroïque et conquérante n’est pasmorte ; j’en juge à la façon dont Bonvalot tire les cheveux àJulia Kasen, sans méchanceté, par débordement enthousiaste.

Le choc nerveux s’est communiqué aux gaminsdéjà assis ; les cous se sont allongés vers Louise Guittard,les figures ont grimacé leur expression « de la rue »,j’ai vu courir le long des bancs l’avidité féroce, stupide et lâchede la foule.

Mme Galant a donné le signaldu chant, comme unique moyen d’apaisement. La pédagogie a de cesinspirations : un hosanna criard se déchaine :

Petit papa, c’est aujourd’hui tafête…

J’avais des fleurs pour couronner tatête…

Quant à moi, l’émotion concentre ma forced’observation sur les laideurs. Quelle lamentable espèced’enfants ! J’en compte çà et là une quantité, filles,garçons, grands, petits, moyens, qui, sans erreur possible, – ontle visage modelé par les coups. En a-t-il fallu des brutalitésdepuis leur naissance ! Car la chair reprend sa forme aprèsune torgnole, le sourire renaît après les pleurs. En a-t-il falludes réitérations pour que des coins de visage restent de travers,pour que les joues gardent l’air giflé, pour que l’apparence derenifler des larmes s’installe définitivement, même quand l’enfantrit !

Mais il y a pis que les déformationsaccidentelles ! Cette enfance pèche par mille stigmates dedégénérescence. Voici la petite Doré atteinte de strabisme et vingtautres, victimes de la même hérédité alcoolique. Quand ce ne sontpas les yeux, ce sont les hanches qui chavirent : nouspossédons toute une collection de coxalgies ; nous recélonstrois boiteux, sans compter Vidal, le bossu ; quant auxrachitiques, aux noués, aux scrofuleux, on ne les distingue mêmepas : autant prendre l’effectif entier, à un degré près.

Les ressemblances d’animaux ne se doivent pasdédaigner : beaucoup d’enfants, émules de Richard, offrent desfaces de singes, vieilles à grandes rides, et leur gaieté plissetoujours péniblement. Nous foisonnons en têtes de poissons, àbouches molles, en félins à nez aplatis, en boucs, en crânes platsde casoars, en mâchoires de lévriers, en mentons qu’on croiraittombés, allongés en excroissances morbides. Des oreilles décolléesdeviennent si drôles, montrées par un gamin qui glapit :

– Madame ! i’ n’a pas lavé sesgarde-crotte !

Des petites filles vocalisent, la nuquerenversée ; je reconnais des têtes de noyées, des physionomiesde mortes que se sont disputées l’éclampsie et l’inanition.

Par compensation, aucun tableau poétique dumonde ne saurait être égalé à celui offert par la mignonne LouiseGuittard, la tête penchée sur l’épaule, les yeux en velours, leslèvres tuméfiées, chantant de toute sa bonté convaincue :

Petit papa, c’est aujourd’hui tafête…

À propos de Louise Guittard,Mme Paulin m’a informée.

– V’là encore une adresse pour Libois.(Elle dit Libois tout court ; j’ai essayé, ça ne me va pas.)Il s’occupe des enfants les plus battus : il ose lui-mêmeendoctriner les parents, ou bien il les signale.

– Tiens ! la philanthropiepolicière.

Mme Paulin hausse lesépaules :

– Non ! il les signale pour leurfaire coller un secours ! Il prétend que c’est avec des painsde quatre livres que l’on empêche le mieux les parents d’assommerleurs gosses ! Des bêtises ! Les gens le sauront, ilsbattront le rappel exprès… Est-il assez godiche, le délégué !Il ne vous parle jamais ?

– Dieu non !

– Moi, il me parle, même dans la rue. Etpuis la directrice fait porter souvent des lettres chez lui, ausujet des maladies contagieuses, je crois. Ça devrait être votreservice. Écoutez, il ne faut pas m’en vouloir, je n’ai pasintrigué. C’est lui-même qui a dit à la directrice :« Envoyez-moi de préférence Mme Paulin, parceque je la connais. » Du reste, il habite dans mes parages, lagrande belle maison neuve en face du métro. Alors quand il est là,je monte la lettre. Je ne suis pas forcée, mais, n’est-cepas ? on aime bien voir l’intérieur de ces messieurs. Etcroiriez-vous qu’il est devenu bavard tout d’un coup !« Vous avez bien fait de monter, Madame Paulin. Qu’est-ce queje vais vous offrir ? Un verre de bordeaux ? Et l’école,ça marche le service ? Vous vivez d’accord ? – D’accordavec Rose, que je réponds ! Pour sûr, Rose, monsieur, j’en aijamais vu une pareille. »

Cette pie borgne n’a-t-elle pas raconté je nesais quelle histoire à propos du pain qui manque dans les panierset de notre petite invention d’y suppléer. Elle devait être un peugrise. M. Libois, paraît-il, avait l’air, à chaque instant, dechercher des objets qu’il ne trouvait pas, – ou d’un chien à quil’on marche sur la patte (parbleu ! il se détournait pourrire). Il lui a donné la bouteille entamée à emporter, il lui adonné le paquet de biscuits, il lui a serré les mains. Une paired’amis, quoi !… (Il ne savait plus comment s’endébarrasser.)

Dans tous les cas, il faut que je signifie àMme Paulin de ne plus me mêler à sescommérages.

La directrice a séjourné dans sa classe toutela matinée. J’ai eu suffisamment de besogne après les poêles qui netiraient pas ; impossible de dégourdir la température à dixdegrés, excepté au premier, chez Mme Galant. Ilfaut dire que, dans la classe de la normalienne, au-dessus desfenêtres et de la porte donnant sur la cour, les vasistas quiferment mal, attendent l’architecte depuis un an.

Armée de mon tisonnier, en allant d’un poêle àl’autre, je n’ai pas cessé de recenser les tares de ma populationenfantine. Et l’atavisme moral ! Et les perversionsinstinctives !

L’autre jour, quand Mademoiselle racontait« la Mésange », plusieurs de ses élèves, aux phrases ducommencement, – restaient distraits, à peine intéressés, – Gillon,par exemple, – c’était déjà de l’obtusion intellectuelle, maisd’autres riaient malignement : indice de perversion ; etje me rappelle maintenant, placée de côté comme j’étais, avoirremarqué des crânes singuliers, en ruines, avec des pansabattus.

Il est vrai qu’au milieu du récit, Irma Guépinpleurait, la Souris, sublime, contractée à l’extrême, vibrait d’uneseule pièce ; j’aurais compté les ondes frémissantes de soncorps ; Adam assombrissait terriblement son facies de taureau.À la fin, il régnait une palpitation générale ; il planaitquelque chose de plus fort que le destin de ces enfants et qui lesemportait, les transformait, les sauvait : le grand souffle dusentiment. Et Bonvalot n’était plus l’assassin, ni Virginie Popelinla vicieuse, ni Julia Kasen la sacrifiée ; et Léon Chéron,Léon Ducret et les « visages pointus », Gabrielle Fumet,Berthe Cadeau, s’embellissaient de personnalité.

Mes tout petits eux-mêmes amenuisaient leursfrimousses pour saisir la délicatesse des mots et leurs becs, leursnez travaillaient, tels des menottes malhabiles qui cherchent àprendre un objet un peu trop gros, un peu trop lourd.

Mais comment faire durer cette minutesentimentale, tout de suite envolée ?

Il me semble que la classe a une âmecollective, lourde, croupissante, où s’envase la servitudemisérable : quelle peut être l’action de la maîtresse surcette stagnation ? N’est-ce pas seulement une actionpassagère, rapide et vaine comme le souffle du vent surl’eau ?

Ainsi, chez ces mêmes enfants si indignéscontre Mistigris, j’ai vu apparaître, au bout de peu de temps,l’inclination du peuple envers les brigands. Hier, Mademoiselleorganise cette expérience d’inviter ses élèves à raconter eux-mêmes« la Mésange », chacun participera à la narration pour unépisode, à la suite. La parole est à Louis Clairon.

J’ai observé Clairon, un garçon de lacatégorie simiesque, nature bretonne, à l’air intelligent ettêtu.

– Y avait un chat qui avait faim…

– Mais non, rectifie mademoiselle,Mistigris venait de déjeuner.

– Y avait un chat qui était encolère…

– Mais pas du tout…

Le parti pris était flagrant ; Clairon serappelait très bien, mais il ne voulait pas que le chat-brigand fûtsans excuse ; il n’a pas cédé :

– Y avait un chat qui n’avait rien dutout…

Et voilà le malheur : l’inclination dupeuple pour les brigands n’est pas l’instinctive bienveillance àl’égard du réprouvé ayant osé agir contre tous, elle n’est pas duenon plus à l’obscure perception qu’un malfaiteur c’est un pauvre etqu’un pauvre c’est « du peuple », non, je crois plusbanalement que cette inclination révèle un goût fanfaron del’oppression et découle des romans feuilletons, des mélodrames, dela mauvaise éducation héroïque, du besoin d’art malservi.

Je voudrais garder ma confiance entière dansles bienfaits de l’enseignement moral. Vain désir ! La réalitébrutale m’étreint à chaque instant.

J’ai entendu la mère Doré renouveler saplainte à la directrice :

– Punissez cette morveuse, elle a déjàdes idées… c’est trop jeune, est-ce vrai ? madame ? c’esttrop jeune.

Il faut que l’école touche joliment juste pouravoir une influence améliorante !

Alors, une morale par enfant ?

Dame ! Que dirait-on d’un hôpital où lesmalades seraient répartis pêle-mêle dans les salles, d’après leurâge simplement, et où un médecin, n’ayant pas le moyen d’examinerchaque cas particulier, prescrirait la même potion pour soixantepatients différents ?

Quelle tête ferait le visiteur à considérerles malades un à un ? J’en suis là : je ne puism’empêcher de détailler les enfants, de scruter les parents, lequartier, et de m’arrêter à chaque tare particulière.

Et alors, étant agenouillée entre un banc etune table à nettoyer par terre, j’aspire comme des bouffées devérité : on ne peut pas alléguer que l’école se trompe –appréciation trop vague – il faut spécifier : la leçon a letort d’être servie pareille à tous, aux forts, aux faibles, auxgentils, aux affreux ; tel conseil profitable à Pierre peutparfaitement nuire à Paul.

La morale c’est le bien de l’individuconsidéré dans son milieu. Chaque nature et chaque situation a lasienne. Quelle révélation ! Et maintenant j’écoute cesmalheureuses maîtresses verser leur médication collective, sanssouci ni de tempérament, ni de famille, ni de condition économique.Je ramasse des papiers, je renifle les odeurs différentes desenfants et je me dépite : mais fourrez donc le nez sur vosélèves !

Certes, ces dames moralisent à propos detoutes les choses diverses (conformément au manuel spécialde leur métier), mais pas à propos des enfants divers.

Tous les exercices de la classe et les jeux dela récréation doivent fournir prétexte à sapience. On ne l’oubliepas ; il n’est pas jusqu’au modèle d’écriture qui ne porte sesfruits.

La leçon que l’on arrose le plus de vertueuxpropos est celle de calcul. Morale et calcul, à premièreconsonance, cela ne se marie pas nécessairement.

La normalienne, le lundi, le mercredi et levendredi, d’une heure trois quarts à deux heures et demie, secharge, des plus aisément, la craie à la main, de cet heureuxrapprochement.

« J’ai deux douzaines de cerises, vousallez les voir sur le tableau ; j’en veux faire trois partségales : une que je mangerai de suite, une que je conserveraipour ce soir, une que j’offrirai à un camarade. »

Et la craie marche, et la langue, et tout ypasse – sans que le truquage apparaisse – l’addition, lasoustraction, la division, la frugalité, la prévoyance, l’économie,la générosité… et un cerisier et une assiette et une table.

C’est bien. Et je ne suis nullementsatisfaite.

Du reste, j’ai l’esprit chagrin et il nem’arrive que des ennuis.

Je suis allée dimanche, voir mon oncle, surune convocation brève et peu aimable.

– Qu’est-ce qu’il y a ? m’a-t-ilcrié à brûle-pourpoint.

– Mon oncle, c’est vous quim’appelez…

– Tu ne sais rien ? Qu’est-ce que çaveut dire : on est venu dans le quartier, chez la concierge,faire une enquête… oui, quand tu écarquilleras les yeux… et c’étaitsurtout toi, tes antécédents, que l’on voulait connaître. Tu y esmaintenant ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Mon oncle, peut-êtrel’Administration…

– Ce n’est pas l’Administration ; ils’agit d’une de ces agences qui font des recherches dans l’intérêtdes familles.

J’ai fini par rabrouer mon onclevertement ; il avait l’air de douter de ma conduite.

Et je ne veux pas approfondir cette histoirede concierge. Que m’importe ?

J’ai beau faire, une inquiétude inexplicablevit en moi. Des riens m’agacent, sans motif.

Et me voici dans ma chambre. Si seulementj’avais du feu, je serais moins mal pensante ; le bec de malampe à pétrole parcimonieux, avare, ne me communique pas l’égoïsmedigne et accommodant du monde qui a chaud.

Le temps de monter mes six étages, mon dînerétait figé ; et je ne m’habitue pas à ces gens à accroche-cœurattablés en bas dans la gargote, ni à leurs éclaboussures d’argot,ni à leurs bouchons, ni à leurs boulettes de pain.

Ma digestion ne s’accomplit pas, je ne peuxpas me coucher ; pour un peu, je sortirais. J’ai peur et j’aienvie… Quel réconfort trouverais-je dehors ? Voilà bien dequoi soulager ma douloureuse aspiration vers une bonté aimante etbelle : la rue des Plâtriers, le boulevard de Ménilmontantavec leurs ombres, leurs projections blafardes de débitsempoisonneurs et ces gens à démarche rôdeuse qui ne vont nulle partet ces formes inquiétantes qui stationnent, et ces coups de siffletsinistres…

J’ai honte de moi, je voudrais un prétexte… jevoudrais avoir oublié quelque chose à l’école. J’irais… une foisles réverbères allumés, la fonction du quartier c’est la débauche…toute femme jeune passe au milieu de la convoitise et de laconcurrence… je ferais quelques pas, je sentirais toutes sortes demenaces autour de moi. Devant la façade assombrie de l’école, jeverrais des personnes en train de chercher, de parler, de monter lagarde. Juste là, sous le drapeau, et le long des affiches, jeretrouverais le même trottoir occupé qu’à onze heures et à quatreheures lorsque l’on attend la sortie des élèves… à peu près mêmesvisages, mêmes vêtements. Faut-il l’écrire ? de celles quiviennent chercher leur enfant dans la journée, il y en a, je crois,qui reviennent la nuit devant l’école.

Sans doute, c’est seulement la curiosité devérifier qui m’attire dehors… Belle curiosité ! c’est plutôtmon intolérable solitude qui me pervertit.

J’ai souvent rêvé cette inouïe fortune :un enfant que l’on ne viendrait pas retirer le soir et dont je neretrouverais pas les parents à l’adresse marquée sur la fiche, jel’emmènerais chez moi, je le ferais dîner, je le coucherais, je ledorloterais. Comme cela doit être bon d’avoir un enfant à embrasserdans le silence du chez soi, quand, dehors, guette la nuithostile !

Le fait s’est produit,Mme Paulin me l’a raconté : un bébé de quatreans, demeurant soi-disant rue des Panoyaux ; l’heure passe, onle reconduit ; à cet endroit, la mère était inconnue.Perplexité. Le petit, paraît-il, a eu comme une intuitionterrible : il s’est mis à réclamer sa mère avec cet affolementde l’instinct vers une seule protection, avec cette épouvante del’être perdu qui sent la voracité partout, autour de lui… ah !mais, de tels cris, par les rues, que n’importe où la mère auraitété, à proximité, elle serait sortie. La femme de service a ramenél’enfant à l’école.

– On aurait dû se douter de quelquechose, dit Mme Paulin. Ce mioche de misère qui, lamoitié du temps manquait de pain, ce jour-là, on avait trouvé unénorme gâteau dans son panier…, on aurait dû comprendre… Je merappelle ; on en a coupé une douzaine de parts et même lemioche n’en a pas goûté, tellement il était content de voir bâfrerles autres, de faire le riche…

La directrice l’a mis en garde chez laconcierge. On l’a hébergé quatre jours, après avoir informé lamairie, le commissaire. Pendant quatre jours, il a appelé, il agratté aux murs, aux portes, voulant aller chercher sa mère.Jamais, jamais on n’a eu d’elle aucune nouvelle. L’Assistancepublique est venue retirer de la bouche de l’enfant ce motanti-administratif : maman.

Parfois toutes mes fibres crient que j’étaisfaite pour avoir des enfants ; alors, exclue du mariage,créature dénaturée, je forme des imaginations monstrueuses !Il y en a un petit que je guette : Louis Clairon… sa mère al’air si fini !

Avant la fermeture, quand les maîtresses sontparties, j’essaie mes chances :

– Qui est-ce qui veut s’en aller avec moiet que je sois sa maman ?

Hélas ! personne ne se précipite dans mesbras.

Je m’habitue aux déboires. Dans les premierstemps, le soir, au milieu du préau, sous le gaz, assise sur un banctrop bas en face de trois ou quatre bambins, je conversais naïve etignorante, je tâchais d’accorder ma voix à la douceur et à lapureté enfantines, je modulais une intonation chantante, jolie,délicate :

– Dis donc, Léonie, maman va venir, tuvas rentrer à la maison, il y a une table ronde, hein, je suissûre ? Et la soupe est sur le fourneau…

À mesure que je parlais, Léonie Gras, uneroussotte frisée comme un caniche, faisait : non, non, de latête, souriant avec des yeux malins, telle une enfant que l’ontaquine par une offre dérisoire : « Donne-moi tesdragées, je te donnerai une poignée de cailloux ». Elle mesouffla sur le nez comme sur une bougie, par dédain, puiss’expliqua :

– Non ! on mange chez l’troquet avecmaman.

Elle ponctua cette déclaration d’un avancementde menton : « Voilà, ça t’ennuie, tu esjalouse ! »

– Ah ! fis-je interloquée, maisaprès tu vas faire dodo ?

– Non, maman boit avec des gens et moi jeliche les verres.

Et encore ce coup de menton qui signifie enlangage de Ménilmontant : « Voilà, ma vieille, ça te lacoupe ! »

Ensuite ce fut Bonvalot, blafard, lespommettes trouant la peau, le cou détiré. Il était en retenue.

– Tu aimes bien ta mère ?

Signe de tête négatif.

– Comment ! tu n’aimes pas tamère ?

– Non, a’ m’bat. (Brèche-dents, il cracheà distance, en soulevant à peine les lèvres.)

– Et ta tante, que j’ai vue une fois, tul’aimes ?

Hochement négatif.

– A’ m’bat.

– Et ta grande sœur ?

Même jeu.

– A’ m’bat.

Il crachote froidement, d’un air demillionnaire qui regrette mais ne saurait vous accorder ce que vousdemandez.

– Et ton père ?

– Y bat maman… il lui jette les assiettesà la tête, elle lui rejette les morceaux.

– Et moi, tu ne m’aimes pas nonplus ?

Silence. Il crache moins loin. Puis, un signefurtif, entre nous deux seulement, indiquant que, tout de même, ila un sentiment pour moi.

– Tu m’aimes parce que je te donne desbonbons ?

– Non.

– Parce que je t’apporte ta gamelle, jete débarbouille ?

– Non.

– Pourquoi alors ?

Il me regarde, mécontent, rechigné, puis, lespaupières baissées, il dit sans amabilité :

– Parce que y a des images dans tesyeux.

J’y pense maintenant, ce n’est pas biendangereux de prôner aux enfants la soumission et l’admirationenvers les parents indignes. Est-ce que Bonvalot coupedans les leçons sur les parents ? Admettons, mais nous voilàloin des bienfaits suprêmes de l’école ! Nous en sommes àplaider son innocuité.

Certes, l’enfant ne tient pas grand compte desconseils. Toutefois, dans le cas de contradiction apparente, ils’empresse de choisir ; ayant entendu ces deuxexhortations : « Imite tes parents. – Sois sobre »,si les parents se grisent, l’enfant aura soin de ne considérer quel’exhortation à suivre l’exemple familial.

5 février. – J’en étais sûre !Je passe mon temps à confronter les leçons et la matièreenfantine : voyons si « ça colle »…

Ce matin, dans la grande classe, c’étaientsurtout le dos, les épaules que j’observais ; quellesdifférences dans les nuques ! Adam concentre là sa force etGillon sa bêtise ; quelques petites filles montrent déjà, sousleur natte, une pureté de marbre : Julia Kasen, Irma Guépin,Léon Chéron et la Souris ont la nuque archibrune et mince,mince !

La normalienne donnait un simple exposéhistorique. Superficiellement, tous les enfants avaient l’air aussiabsorbant, aussi bénéficiant ; mais, à fixer mon attention, jevoyais les phrases tomber différemment sur eux ; un dépitirrésistible me crispait : cette forme de parole ne s’adaptepas à cette forme de tête…

Quel malheur, quand la normalienne ne pénètrepas dans les ténèbres des petites intelligences, ou quand elleouvre aux enfants un aspect trop compliqué de son intelligence, àelle ! On croirait voir quelqu’un offrir de bonne foi descouleurs à un aveugle et attendre qu’il choisisse.

Ma solide complexion de Parisienne« mollit » singulièrement.

Le délégué cantonal a chaperonné une nouvelledame patronnesse, une grosse vieille en deuil, à qui l’on aprésenté le personnel, y compris les femmes de service.

M. Libois s’est fendu d’un petit discourssur les mérites de chacune : très dévouéeMme la directrice, très dévouées,Mlle Bord, Mme Galant,Mme Paulin.

Pourquoi ai-je rougi comme une imbécile quandmon tour est venu ? Et pourquoi l’autre – imbécileaussi, – qui était souriant sans solennité, pour dire les méritesde ces dames, – a-t-il semblé plus sérieux… pourquoi s’est-ildispensé de me regarder ?

« Et enfin Mlle Rose,dont vous… dont les soins maternels n’ont pas moinsd’importance… »

D’ailleurs, rien d’anormal ; autrement,Mme Paulin n’aurait pas manqué de le remarquer.

Pourquoi suis-allée pleurer dans lacour ?

Il ne faut s’en prendre à personne ; jetraverse une crise. N’ai-je pas déjà pleuré hier, à propos d’unpetit nouveau ? Sa mère venait le chercher ; il a hésitécomme s’il ne disposait que d’un baiser, il allait me le donner,vite il l’a donné à sa mère. Je suis restée la tête basse…

À la vérité, j’ai attrapé un tourment jaloux àvoir tous ces enfants des autres, à voir tous ces gens quipossèdent des enfants. Je voudrais posséder aussi.

Le mal est plus grave que l’on necroirait ; je n’ose l’avouer : « J’ai fait unnid ! » J’ai disposé un coin dans ma chambre pourrecueillir d’aventure un enfant abandonné… j’arrange des bouts dechiffons… Un précédent existe, juste dans la famille ; mononcle a longtemps gardé une vieille tourterelle apprivoisée quicouvait un œuf en bois, à repriser les bas…

J’ai signalé une espèce très commune dans lesquartiers pauvres : des enfants à visage pointu, front pointu,nez pointu, menton pointu ; comme si, à pleine main, on enavait pincé la cire blette. Ah ! oui, la cire ! Car on nepeut guère nommer chair cette substance décolorée, creuse, oùtransparaissent quelques veines ténues, bleuâtres. Et ces visagesd’enfants n’expriment que l’incapacité ; leur seul caractère,c’est la laideur, même pas excessive. Voilà une régénérescence quis’impose !

La voyez-vous, grandie, cette élève à figurepointue ? appelez-la Berthe Cadeau, ou Gabrielle Fumet :une couturière osseuse et graillonnante, au long nez pointillécomme ses doigts, dédaignée par la débauche même ; tenez, ellehabite là, sur mon palier, dans la chambre voisine de lamienne : une pauvre assassinée, n’ayant jamais rien osé, dontle masque hébété s’effraye lorsqu’on parle du mieux àrevendiquer.

Eh bien, en guise de régénérescence parl’école, écoutez la leçon d’inertie, de routine, qui s’abat sur lesnuques molles.

« L’ambition punie. – Il y avait unefois, dans en colombier, deux pigeons qui s’aimaientbeaucoup ; ils allaient chercher du grain dans l’aire dufermier et se désaltéraient dans l’onde pure d’une fontaine. Onentendait le murmure de ces heureux pigeons et leur vie étaitdélicieuse. Mais, hélas ! l’un d’eux se dégoûta des plaisirsd’une vie tranquille. Il se laissa séduire par une folle ambitionet livra son esprit aux projets de la politique. Le voilà quiabandonne son vieil ami. Il part du côté du Levant. Il voit despigeons qui servent de courriers, il envie leur sort.

« On le met bientôt dans leurs rangs. Ilporte, attachées à son pied, les lettres d’un pacha et fait aumoins trente lieues par jour.

« Mais un jour, le Grand Seigneursoupçonnant le pacha d’infidélité voulut savoir ce que contenaientles lettres. Une flèche tirée perce le pauvre pigeon et il tombeensanglanté. Pendant qu’on lui ôte les lettres pour les lire, ilexpire plein de douleur, condamnant son ambition et regrettant ledoux repos de son colombier où il pouvait vivre en sûreté avec sonami. Que d’hommes ressemblent à ce pigeon ! Ils dédaignent lebonheur qu’ils ont sous la main, pour courir après un bonheur qui,toujours, leur échappe. »

Il faut voir, dis-je, cet enseignements’appesantir sur la misère des chairs étiolées et des tabliersrapiécés !

Et l’histoire d’une petite curieuse :

« Berthe a un très grand défaut :elle est d’une curiosité incroyable, elle veut tout entendre, toutsavoir, toucher à tout. Quand elle marche dans la rue, sa têteressemble à une girouette, elle ne cesse de tourner ! Elleveut suivre ce qui se passe à droite, à gauche, devant, derrière.Si deux personnes causent ensemble, elle tâche d’entendre cequ’elles disent. Sa mère a honte de l’emmener en visite, parce que,en arrivant, elle inspecte la pièce où elle est et regarde lesobjets les uns après les autres. Elle ouvre les tiroirs pour palperce qu’ils renferment. Elle feuillette librement les livres qui sontsur la table ! Un jour, elle s’est permis d’ouvrir une boîtequi appartenait à un collectionneur d’insectes ; dans cetteboîte, il avait renfermé un énorme bourdon à corps velu ;l’affreux insecte armé de son dard a sauté à la figure de la petitecurieuse. »

Où en est mon drame dans tout cela ? Jedevais enregistrer les améliorations de cette année décisive, envoilà un tiers d’écoulé : quoi d’amélioré chez GabrielleFumet, chez Bonvalot, chez la petite Doré ? Je note del’assouplissement, de la discipline, de la mécanisation ;certes, les rangs manœuvrent de mieux en mieux pour la conduite auxcabinets, pour la sortie du déjeuner. Les superbes leçons sur lesinconvénients de la turbulence, de l’impétuosité, de la vivacitésemblent avoir porté leurs fruits… Je me demande si l’école n’a paspour principal effet de rendre convenable, polie, résignée, lamisère physique et morale ? Habile résultat, certes, à unpoint de vue spécial… mais enfin je croyais que l’on devaitredresser, développer, armer cette enfance inférieure ?

Allons, tout le monde ensemble : le salut– puis les mains au dos… Ah ! la belle uniformité !

La pauvreté, le vice, la maladie ontenfanté ; la misère humaine a enfanté, elle vous envoie saprogéniture, avec des supplications… Vous rangez par grandeur, pargrosseur, par âge, vous dites : « Soyez bien sages, nebougez pas ! » Puis : « Exécutez bien tous lemême mouvement, attention ! »

Et l’alcoolisme, la tuberculose, la fringale,la névrose, le rachitisme contorsionnent en chœur le mêmesimulacre !

Ainsi, font, font, font, les petitesmarionnettes !…

7 février. – Ma mauvaise chances’accentue. Décidément je ne trouve plus de justice nullepart ! Ne me semble-t-il pas que les punitions infligées auxenfants manquent trop cruellement de mesure !

Enfin que l’on réfléchisse : la mêmepunition est bénigne ou monstrueuse selon la sensibilitéet la condition de l’enfant. Ici encore, avant desentencier, il faudrait envisager la monographie desadministrés.

Parbleu ! cette étude individuelle estimpossible et l’éternel résultat se produit : les peccadillessont terriblement châtiées, les grosses fautes sont presqueexonérées. (Ces dernières appartiennent aux enfants qui ont del’estomac et qui digèrent facilement les fortes réprimandes,les premières sont le fait des délicats, émotionnés par des riens.)Je ne demande pas la punition proportionnelle des grosses fautes,je souhaite la décharge des peccadilles.

À la récréation de ce matin, j’ai observé unpetit nouveau qui, nécessairement, avait la sensation d’être perdudans l’école étrangère, – pour avoir retiré sa ceinture, on l’amis, selon l’usage, en pénitence, cinq minutes, contre le mur de lacour, face au marronnier, en lui disant : « Tu vas resterlà tout seul, personne ne s’occupe plus de toi. »Punition excessive parce que l’enfant était nouveau. Pendantquelques instants il a connu l’infini désespoir de l’abandon total.Contre son mur, il faisait penser à un aveugle, à unasphyxié : il tâtait le vide à mains tremblantes, il ouvraitle bec, palpitait, affolé d’être tout seul. Sait-on combien unenfant se laisse suggestionner ? Combien son imagination lepeut halluciner ? Les désolations sans cause sont peut-êtreles plus atroces.

Mme Galant détient le recorddes punitions regrettables. C’est une maîtresse fanatiquementdévouée à l’enseignement – je ne dis pas dévouée aux enfants – elleemploie une pédagogie de dévote : implacable, sans pardon.Quand elle a annoncé une punition, elle s’en souvient, fût-ce troisjours après, et elle possède cette extraordinaire faculté depouvoir sévir comme cela, à froid.

Beaucoup d’élèves ont la terreur du sergent deville, du commissaire. Ces croquemitaines lui servent tropfréquemment, – sans discernement.

J’ai pris des informations, moi.Parbleu ! ces enfants ont pour parents des camelots, desmarchands des quatre-saisons, des ambulants, continuellementpourchassés et saisis par la police ! Les enfants ont, denaissance, ils ont par habitude, ils ont dans le sang, dansl’estomac, l’effroi du sergent de ville ; ils savent desexemples terrifiants de désastres causés par les« agents ».

Ce soir, au moment de la sortie de quatreheures, dans le préau, Mme Galant s’est tout à coupfaite sévère :

– S’il te plaît, Kliner, j’ai promisavant-hier de te conduire chez le commissaire ; arrive un peuavec moi, mon bonhomme.

J’ai vu la mort passer sur le visage deKliner ; ses yeux se sont retournés d’ans un horriblestrabisme. On ne soupçonne pas la quantité d’épouvante que peutcontenir la carcasse d’un enfant de cinq ans.

Évidemment Mme Galant necalcule pas ses effets : c’est de la chance, quoi !

Mais, assez de couleur sombre, j’avoue qu’ilest bon, parfois, de ne pas tenir compte de la situation dechacun ; par exemple, chez nous, on ne constate pas depréférence injuste, pas de traitement selon que les enfantsparaissent être de famille plus ou moins aisée (imperfectionfréquente des établissements privés, des écoles payantes). La pitiémême se manifeste modérément et j’approuve : c’est souventgriffer la misère que de la plaindre, ouvertement.

Certes, la gentillesse de visage et d’allureexerce son attirance, mais je l’affirme, on lâche les cajoleriesinstinctivement, sans idée de rang. Et, par contre, on surmonte, ondéguise la répulsion de la laideur.

Je vois la normalienne mettre une applicationvraiment généreuse à traiter les affreux – Vidal, Richard –comme les autres, comme s’il n’existait aucune différenceentre eux et les plus agréables, ce qui, – vis-à-vis des camarades– est bien plus charitable que de témoigner de la compassion.

– Voyons, quelqu’un de solide pourreporter la pelle à Rose ? Mais oui, Vidal.

Je le certifie : le front superbe deMademoiselle jure à la face du ciel que Vidal le bossu, – crapaudet oiseau mutilé – est aussi solide qu’Adam. Je certifie que Vidal,sa pelle à la main, a conscience d’être pareil à tous. Et il y a cesublime : personne ne rit ! Mademoiselle impose sespropres yeux à toute la classe, Mademoiselle délègue sa proprebeauté à Vidal.

À propos de beauté, demandez le grandévénement du jour ! la grande découverte de ces dames :« Notre délégué se néglige ! »

Ces dames n’ont plus d’autre sujet deconversation. Pensez donc : après trois ans de chapeau deforme et de pardessus ultra chic, M. le délégué est apparuavec un simple « melon » et une espèce decover-coat ! Littéralement, son élégance a descendude plusieurs crans !

Ces dames ne subissent plus si fort leprestige autoritaire de M. le délégué. Je ne suis pas faitecomme tout le monde, moi : j’oserais plutôt moins le regardermaintenant.

Pour en revenir au problème des punitions, jevoudrais les remplacer par du raisonnement et del’explication : « Tu as fait cela, c’est mal, je vaist’expliquer pourquoi. Écoutez, vous autres, pourquoi votre camaradea mal agi. »

La pédagogie officielle prône chaleureusementce système. Mais où trouver le temps, le moyen, avec soixanteenfants par maîtresse ?

Et puis, encore ce procédé est si dangereuxquand on ignore la condition des élèves.

Hier matin, aussitôt l’appel terminé, dans laclasse, la normalienne à son bureau, le visage composé, annonced’une voix caustique :

– Je vais vous raconter une histoire deMlle Brouillon.

Toutes les têtes se tournent vers HélèneLeblanc.

– Mlle Brouillon, unegrande fille de six ans, habille sa petite sœur. Savez-vouscomment ? Elle lui a mis des chaussettes dépareillées !Voilà trois jours aussi, que Mlle Brouillon négligede faire recoudre les boutons à son tablier.

Moi qui suis allée reconduire les deux petitesLeblanc oubliées récemment à l’école, je connais une autrehistoire. Leur mère a filé, voilà quatre jours, abandonnant mari etenfants, emportant pêle-mêle une partie du linge ; si bien quebeaucoup de pièces se trouvent dépareillées, notamment deschaussettes, – et que les boutons de tablier restent décousus.

Accablée sous le regard de la classe,Mlle Brouillon se durcit, dans le sentiment dublâme immérité.

Et il y a sa voisine, Léonie Gras, – l’air pasbête et pas commode, – qui sait la fugue de la mère et qui fixe desinguliers yeux récriminateurs sur la maîtresse.

Oh ! Oh ! Mademoiselle lanormalienne, prenez garde au sentiment de la justice aussi bienchez l’enfant réprimandé que chez l’enfant témoin !

Pensez donc ! La logique sentimentaledétermine la personnalité présente et future : dès lespremiers ans, l’enfant se fait une base de « justicepossible » sur laquelle il appuiera toute sa vie ; et dela justice rendue à lui-même, il dégage sa propre dette debonté.

Analysez Mlle Brouillon, lefront contracté, les yeux sombres, la bouche serrée : safaculté de comparer travaille, cristallise, forme du définitif.Prenez garde ! Sous l’influence de votre admonestationmalavisée, Mlle Brouillon va fausser saconscience.

Dans la plupart des cas, je crois quel’exemple du mal serait moins dangereux sans le soulignement de lapunition. Celle-ci ne garantit pas l’avenir, elle n’intimide queles inoffensifs, tandis qu’elle donne de l’intérêt au mal.Infailliblement les enfants sont fiers d’un camarade coupable d’uneaction « à suite répressive ».

Un jour, M. l’inspecteur primaire arriveà onze heures, une partie des enfants étant en rang, dans le préau,prêts à partir déjeuner. L’inspecteur, c’est le chef suprême devantlequel les adjointes, la directrice même, bégaient ettremblent : si un enfant se tient de travers devantM. l’inspecteur, ces dames se croient perdues. À l’aspect d’untel personnage, les élèves devaient donc saluer de la main,militairement, et se redresser le plus correctement possible.Pendant l’instant où les maîtresses présentent leurs proprescivilités, Adam, – toujours écouté, – fait un signe, lance unordre : « Les bérets sur les têtes et les mains dans lespoches ! »

La directrice, Mme Galant,Mademoiselle en ont pleuré.

La punition d’Adam a été le retrait de tousses bons points, l’interdiction partielle de jeu et de travail encommun pendant plusieurs jours.

Mais, ensuite, il fallait entendre les gaminsfanfarer devant les absents, devant les aînés de l’écoleprimaire :

– Adam a rendu tous ses bonspoints ! Il ne jouera pas, il n’écrira pas pendant unesemaine !

Traduction : « Hein ! Adam estépatant ! et, par conséquent, nous, ses camarades, sommesépatants. »

Adam n’a pas eu un moment de honte devant lescopains ; il se sent soutenu. Toute punition éveille lasolidarité latente. Et, chez les enfants, fonctionne puissammentl’instinct coaliseur des êtres de même espèce, de même faiblesse.Devant le châtiment, les bons élèves même reconnaissent qu’il y aun ennemi commun : le maître.

Ce soir, j’avais mon spleen : il avaitfait un après-midi splendide, avec un soleil de fiançailles et dessouffles d’air moite ensorcelants, et l’école sentait la prison, lelocal étranger à la vie… et mes mains couturées, corrodées decrasse étaient si laides sur mon tablier taché… Et je regrettais detant maigrir ; le dégraissement ne m’embellit pas,fichtre ! je n’ai plus besoin de me composer une coiffurevieillissante : la mère Guittard, qui a bien quarante-cinqans, m’a dit en montrant Louise :

– Son père a encore mangé la moitié de sapaie ! Ça ne vous étonne pas ? À nos âges on estfixé sur la rosserie des hommes, pas vrai ?

Toutes sortes de circonstances contribuaient àme mal disposer.

Mme Paulin m’avait agacée ausuprême degré :

– Dites donc, Rose, ces dames ont bienraison : il se néglige ! il ne met plusde gants.

– En quoi cela peut-il nousintéresser ? je ne comprends pas cette manie de s’occuper del’extérieur des gens. M. Libois ne met plus de gants pourentrer dans l’école des Plâtriers, la belle prouesse ! Ça luifait un ridicule de moins.

Jamais je n’avais parlé àMme Paulin sur un ton aussi insolent. La pauvreexcellente femme, un soufflet n’aurait pas autrement fait jaillirses larmes.

Je me suis excusée ensuite : une fatiguede tête, le bruit des classes… il y a des moments où il ne faudraitpas s’occuper de moi ; les paroles me crispent sans même queje les comprenne.

Là-dessus, passée l’heure réglementaire,Tricot restait à m’embarrasser.

Il ne songeait nullement à pleurer :l’impossible tâche de rattacher les ficelles de ses souliers endécomposition l’absorbait complètement. Sans doute pensait-il à laneige fondue, à la boue glaciale dont le quartier ne se nettoie pasdepuis un mois.

Tricot est un des plus marmiteux : ondirait que ses vêtements ont séjourné un temps déraisonnable dansla Seine ; il a une face de vieille femme de bureau debienfaisance, et des vilains cheveux « en tête deloup. »

Alors, je ne sais pourquoi, un irrésistiblebesoin m’a prise de le tourmenter.

– Ma foi, puisqu’on ne vient pas techercher, je vais éteindre le gaz et t’enfermer là, seul, toute lanuit.

Sursaut d’épouvante de l’enfant.

Écroulée sur un banc, en face de lui,j’ajoute, la voix dure :

– Tu comprends, ça ne m’amuse pas deposer là pour toi.

Des mains qui se précipitent, battent l’air,implorantes ; un bégaiement :

– Ma… ma… maman va venir tout de suite…attends encore un peu… tiens, écoute, on l’entend qui marche.

– Non, non, je ne veux pas attendre.

Tricot quitte son banc ; piétinementaffolé.

– Si, si… écoute, elle est arrêtée à laporte qui parle…

De vagues roulements de voitures traversent lesilence. Il lève l’index et tâche de me « donner lechange » : Ah… ah…

– Non !

Je sors un trousseau de clés de ma poche.

Le menton de vieille femme danse et les yeuxextravagants m’enveloppent tout entière pour m’empêcher defuir.

– Je… je te raconterai une histoire,veux-tu ? Je te raconterai la fête de Ménilmontant ;pendant ce temps-là, maman arrivera.

– Non…

– Dimanche, je t’emmènerai à la fête. Tuverras les manèges de cochons, il y en a de gros comme un cheval…et des noirs… mais les blancs sont bien plus drôles, avec la queueen ficelle…, et tu sais… la tête remue pour de vrai !

– Non.

Et je me lève.

Alors Tricot s’élance, s’accroche à montablier et, pleurant, les yeux hagards, cherchant mes yeux pour lesfasciner, il parle d’une modulation rapide et caressante, avectoute la persuasion d’une grande personne qui veut embobiner unbébé :

– Si tu veux me garder encore, je temènerai voir où qu’on vend des gâteaux… tu sentiras comme ça sentbon… tu verras qu’on met du sucre dessus avec une boîte à sel… tuverras…

J’éteins le bec de gaz au-dessus de ma tête etje me moque :

– Tu verras… tu sentiras… en v’là un beaurégal.

Alors, éperdu, Tricot arrache de sesentrailles le cri suprême :

– Je t’apporterai un sou !

Il a bien fallu que j’éclate de rire pour nepas éclater en sanglots.

– Voyons, tu ne devines pas que jeplaisante ? Je ne m’en vais pas… tu sais bien qu’il fautencore que je balaie.

Tricot a été un moment avant de se remettre,haletant, regardant le parquet sali. Tout de même, il m’a faitrasseoir et il s’est planté debout contre mes genoux, les mainsdessus, pour que je ne me relève pas ; il a essuyé ma jouemouillée avec le coin de son tablier et – tout de même – pour plusde sûreté, il a tenu à me distraire en me racontant « Le petitgarçon qui était tombé dans un puits ».

Le gaz fait : chuutt ; là-bas, lelavabo, le calorifère, les patères au mur. Un grand silence ;le mobilier scolaire même semble attentif. Tricot me cajole avec debons yeux de grand’mère ; il a une gentille petite voixsimple. J’écoute, en mordillant mon pouce, les paupièresbaissées.

« C’était un autre petit garçon qui avaitété bien plus méchant que ça encore. Sa maman l’avaitenvoyé faire une commission et il était tombé dans le puits en sepenchant trop pour tâcher de voir des poissons. On lui avaitpourtant assez défendu de se pencher là… Au fond du puits, il avaitde l’eau jusqu’au menton et il appelait : « Maman !Maman ! » parce qu’il avait peur là tout seul.

« Mais sa maman n’entendait pas parcequ’elle était occupée à causer avec la fruitière, puis après avecla mercière, puis après avec l’épicière du coin.

« Heureusement un monsieur passe et ildemande :

« – Qu’est-ce qu’il y a pour crier commeça ?

« – C’est moi qu’es dans lepuits :

« Alors le monsieur fait descendre leseau et dit : Assieds-toi dedans. Il tire sur la corde et ilremonte le seau qui n’était pas rempli qu’avec de l’eau, puisque lepetit garçon était dedans.

« Et le petit garçon sort du seau et ilse secoue comme un chien baigné, en envoyant des gouttes toutautour.

« V’là justement sa mère qui arrive. Ellecroit que c’est le monsieur qui a poussé son petit garçon dans lepuits et elle se met en colère, parce que ça abîme joliment leseffets et les souliers d’être trempés comme ça.

« Et elle dit au monsieur que c’était pasmalin de faire un tour pareil à un enfant pour qu’après il soitrossé par sa mère. Et elle voulait sauter après la barbe dumonsieur. Mais il a expliqué que c’était lui, au contraire, quiavait retiré le petit garçon du puits.

« Alors la maman a dit au petitgarçon :

« – Attends un peu, tu vas me lepayer !

« Et comme il faisait un froid de chien,que tous les ruisseaux étaient gelés, la maman a invité le monsieurà entrer chez le marchand de vin et à prendre un verre, histoire decauser un peu. Pendant ce temps-là, le petit garçon était sur letrottoir, derrière la porte, qui égouttait, en attendant derecevoir sa volée. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer