La Maternelle

VII

20 mars. – Encore une bellejournée ; dès le matin, le temps a été clair et doux ; jeregrettais d’avoir si peu de chemin à parcourir pour me rendre àmon travail ; j’aurais marché indéfiniment, je humais dansl’air toutes sortes d’incitations à rester dehors, toutes sortesd’espoirs à chercher dans le lointain.

Mais c’est étrange comme l’école changed’aspect, lorsque l’air est vivifiant, frais, sain. Je n’avais pasencore si fortement remarqué cette couleur jaune-marron desboiseries, des tables, des armoires, des bancs ; et cettehauteur de plafond, ces cordes pendantes de vasistas !

Et comme le grand espace du préau, desclasses, sent la cage ! Un froid d’insensibilité s’émanait desmurs, du mobilier, j’étais égarée, seule, dans un endroit nonaffectueux, non disposé pour contenir et dégager de la tiédeurcordiale. Est-ce drôle, ce besoin de m’éparpiller qui se tourne ennostalgie ! Le marronnier noir avec ses bourgeons blancs etroses prêts à éclater m’a singulièrement attendrie. Est-il assezfaubourien et spécial en son genre ! Il pousse là, enferméentre quatre murs, dans le sol parisien, sans humus ; il a unentêtement de pauvre à vivre étiolé, sans suc, sans brise, martelé,tailladé par la cohue des récréations, il prouve un enracinementtenace pareil à celui des enfants d’ici qui poussent sans air, sanschaleur, sans nourriture.

La journée habituelle s’est écoulée. J’ai étéarrachée à mon spleen par l’engrenage du service.

Le médecin et le délégué cantonal sont restéslongtemps en conversation avec la directrice pendant la récréation.J’ai entendu que l’on se préoccupait des épidémies inévitablesfavorisées par le changement de saison.

Je m’aperçois que le printemps agit sur lesenfants ; ils ne savent pas, ils se tortillent, ils flairent,ils interrogent le ciel, comme par l’instinct de s’envoler.

J’observe « ceux en cire », lesanémiques avec des têtes d’octogénaires, les moribonds dont lecramponnement à l’existence ne s’explique pas, puisqu’ils n’ont nisang, ni chair, – ceux-là le printemps doit leur donner l’alarme ded’épidémie qui les guette ; on dirait que la besoin desubstance vivifiante, s’émeut obscurément en eux, ils ouvrent lebec, ils remuent les mâchoires à vide, ils désirent de la salive,de la sève. Dimanche dernier, sur un arbuste poudreux, en caissedevant un marchand de vin, j’ai vu une chenille maladive qui setraînait péniblement, qui s’arrêtait, balançait la tête, cherchaitla vraie verdure, – pourquoi ai-je pensé à GabrielleFumet ?

D’autre part, certains bruns aux yeuxbrillants ont du sang de bohémiens dans les veines, on devine chezeux un souvenir de migration ; les portes, les murs semblentles gêner ; ils se consultent sans trouver à quoi jouer etpourtant une fermentation inaccoutumée les soulève.

Deux élèves ont cané l’école(traduction : ils ont fait l’école buissonnière), le frère etla sœur – six ans et quatre ans, – se tenant par la main, avec leurpanier du déjeuner, sont allés aux Buttes-Chaumont – les pattesflaneuses, le nez en avant, renifleur, attirés par l’odeur. Ils ontmangé leur pain, assis par terre, dans le jardin. Mais la fillette,fatiguée, a fini par se mettre à pleurer, le garçon n’a plusreconnu son chemin. Un cantonnier les a ramenés à trois heures, unpeu avant la fin de la récréation. Grand scandale ! On les aplantés contre le mur, au pilori ; toute l’école a défilédevant eux. Il y a eu un speech de la directrice, sur ces deuxvagabonds qui auraient pu être ramassés par des saltimbanques.

Oh ! la tête des deux vagabondssanglotants ! Le frère avec un grand front, un nez large, lasœur avec une de ces bouches trop fendues, faites pour vomir lescris puissants de rassemblement. Et le défilé ! Les toutpetits qui suffoquaient et commençaient à pleurer, parcontagion ; la mine pensive de Tricot, l’air narquois deBonvalot, le regard apitoyé de la Souris et la mine rancunière deLéonie Gras, qui n’a pas voulu regarder, elle !

– Parbleu, c’est les deux Pantins, m’adit Mme Paulin ; ils s’appellent Pantois, maison les surnomme Pantins, parce que l’été, vous verrez, ils sonttout raides, tout mal articulés. Ah ! les deux petits bougres,ils sentent venir l’été !… Figurez-vous qu’ils sont quatreenfants, il y en a un plus grand et un plus petit que les deuxd’ici, avec le père et la mère, ça fait six personnes : ilshabitent une chambre au sixième étage si bien exposée qu’en été ilest absolument impossible de dormir dans cette étuve, ah !mais, une fournaise à se sauver… Alors, on accroche tous lesmeubles au mur et au plafond, – c’est drôle les chaises et la tableau plafond ? – on passe le chiffon mouillé par terre et on secouche à même, avec une simple chemise, sur le carrelage nu, c’estle seul moyen d’arriver à dormir un peu… seulement, je vous le dis,ces deux gosses ont une drôle de touche, l’été, ils sont comme enbois… Comprenez-vous, ils ont vu le soleil aujourd’hui… ils ontétouffé, ils ont cherché de l’air… Ah ! les deux petitsbougres !

À la sortie de quatre heures, le châtimentcontinue : les deux Pantins sont dans le préau, assis à part,tels des pestiférés, contre le mur, entre les deux portes declasses. La punition réussit, car, serrés l’un contre l’autre, ilspleurent interminablement, affaissés comme des loques.

Au milieu du préau, la directrice,Mme Galant, la normalienne délibèrent : lesdeux Pantins s’en vont seuls d’habitude, faut-il les faireaccompagner, ou bien faut-il envoyer chercher la mère ?

Ces dames sont là, plantées, noires, pleinesde pédagogie et de conviction, décidées à opérer le sauvetage, laguérison morale des deux vagabonds, à tout prix ; leurs yeuxplanent, leurs fronts se chargent de nuages, elles semblentconsulter le bâtiment scolaire, les lignes droites, les anglesrigides, la peinture marron et cette atmosphère de Règlementinhérente aux locaux.

Mme Galant qui n’est pas deservice conduira les deux-Pantins à leur porte, et demain, onenverra une lettre aux parents : une sévère corrections’impose.

– Et puis, a demandé la directrice,n’avez-vous pas, dans votre livre de morale, quelques histoires quis’appliquent à leur cas ?

– Nous en avons certainement, a dit lanormalienne.

– Il y en a qui s’appliquent tout àfait ! a prononcé avec force Mme Galant, et,fanatique, implacablement dévouée à la pédagogie, elle a emmené lesdeux Pantins. Ils sont venus à elle : deux pauvres dosétriqués, rétrécis, de guingois, deux fronts piteux, à demi levéspour implorer une entente miséricordieuse, – maisMme Galant pensait trop haut, à ce moment-là, ellen’a rien vu.

L’obscure incitation du printemps chez lesenfants, l’obscur désir d’évasion, de nouveau et parconséquent de beau, porte à réfléchir au besoin d’art chezle peuple.

Il s’avère que, chez le peuple, les louablessouhaits « d’en dehors » tournent mal, parfatalité : la poétique, saine, nécessaire influence duprintemps tourne à la flânerie affameuse ; l’aspirationmagnifique sert à renforcer les préjugés, la servitude, lamisère.

Le besoin d’art conduit au café-concert inepteet ordurier, aux bars, aux débits à ornementation brillante, ilconduit à acclamer l’apparat militaire, à lire Rocambole avecpassion, à bayer d’aise devant les enluminures violentes desjournaux illustrés : reproductions de fêtes officielles,apothéoses de gouvernants, accidents, crimes, exécutions.

Les enfants jouent à la guerre, aucheval, au voleur ; ils reproduisent dans leurs jeux leurdestinée d’obéir, d’être exploités et malmenés ; et, laconception du mieux, le besoin d’art, ne peut élever chacun qu’aurêve de devenir, à son tour, celui qui commande, celui qui exploiteou qui frappe : l’officier, le cocher, le gendarme.

Mme Paulin, elle-même, paraîttoute singulière, tout « marchande de printemps ». Elleme fait penser aux duègnes du théâtre classique.

Dès le premier jour, elle m’a voué une sincèreaffection ; maintenant ses égards s’accentuent, elle mesoigne, elle me couve, dirai-je, comme une mère ayant unfils à marier.

Et je me rappelle cette invitation dejadis : « Venez donc, le dimanche ; dans ma maison,il y a des jeunes gens, on s’amuse ». Elle m’avait même citéle fils de sa concierge : « Un garçon qui a fréquentébeaucoup les cours du soir – et de plus, réformé du servicemilitaire pour un motif qui n’empêche pas lessentiments ».

Elle avait eu l’intelligence de ne pasinsister. Une nouvelle lubie serait vraiment comique !

Dans tous les cas, elle m’a demandé, –négligemment, trop négligemment, – si je ne pensais pas à memarier.

J’étais d’assez bonne humeur :

– Pourquoi pas ? je suis comme lesautres. Seulement, je veux quelqu’un de ma sorte, ai-je dit avecl’idée de me moquer d’elle.

Mais Mme Paulin est beaucoupplus fine que l’on ne croirait. Elle pressent, par exemple, que« quelqu’un de ma sorte », ce n’est pas un garçon desalle, malgré ma qualité de femme de service.

Tiens ! tiens ! Elle a hoché la têteet elle a gratté son bras nu avec la gravité demi-souriante d’unerespectable personne qui connaît les derniers secrets duprintemps.

Le beau temps persiste. Depuis deux jours monexigence aventureuse s’enquiert des livres que l’on confectionnepour les écoles. Ces ouvrages officiels revêtent une importanceconsidérable, puisque les institutrices s’en rapportent à eux, sansdiscuter, puisqu’elles y ont recours dans tel cas grave comme levagabondage des deux Pantins.

J’ai pu chiper, oublié sur le bureau, un deslivres où la normalienne choisit ses thèmes oraux ;titre : « Morale pratique de l’école enfantine ». Unpetit livre à couverture bleue, gentil, coquet. Ce bleu sur matable, près de la lampe, égaie ma chambre, émoustille mesidées ; je souris à ma fumeuse, à ma rocking-chair et me voiciinfusée d’une indulgence infinie.

Aujourd’hui, les enfants ont étéparticulièrement instables et inattentifs ; il a fallus’égosiller après eux, du matin au soir ; on aurait cru quequelqu’un les attendait, les appelait, dans la rue, au loin. Ilsont joué à faire la noce. Et maintenant, je comprends très bien lanoce dans le peuple, le besoin de dépenser, de gâcher, l’illusionde la liberté, l’incursion hors de la misère, l’illusion d’être –pendant un moment – d’une autre catégorie sociale, de la classeheureuse… Comme ça va bien avec le printemps !

Quelle récréation forcenée ! Il fallaitvoir Adam… Lorsqu’une idée a frappé les enfants au cours d’uneleçon, souvent ils la reprennent entre eux à la récréation, – commeà l’entr’acte du théâtre de Belleville, on s’extasie sur les coupsde scène. Ce matin, Mademoiselle avait prononcé, dans un récitd’histoire, cette phrase quelconque : « Alors lesNormands ont pillé la vallée de la Garonne », il fallait voirAdam, deux heures après, au milieu de la cour, faire rouler sesépaules et avancer son mufle écarquillé dans une formidableadmiration compétente :

– Hein ! mon vieux ! lesNormands ont pigé et avalé la Garonne !

Et c’est samedi de paie ce soir ! Enquittant l’école, j’ai perçu, deviné, flairé un brouhaha, unéclairage, une odeur de grande liesse commençante… Je vais lire etj’ai du bleu dans l’esprit : un murmure confus filtre àtravers les murs, eh bien ! il ne m’est pas désagréable desentir l’énorme effervescence nocturne du quartier venir jusqu’àmoi.

Dimanche. – J’ai cessé de lire versdeux heures du matin, quand la rue a retrouvé son calme. Ceux quiont fait la noce n’ont pas la tête plus en capilotade que moi.

Le séduisant livre bleu ne contient qu’untraité de singeries ; d’un bout à l’autre, le conseil faux,anti-naturel, sue l’insensibilité grossièrement roublarde.

Je parlerai seulement de la première partie,consacrée à la réglementation des rapports de cœur à cœur.

1° Le respect envers les parents. – Uneprofane comme moi n’aurait jamais pensé à révéler aux enfantsqu’ils devaient réfléchir et calculer avant de se jeter dans lesbras de leur mère. Eh bien, il est indispensable de débiter desleçons là-dessus, il est indispensable qu’une personne diplômée,officiellement déléguée, une spécialiste, quoi ! intervienneet apprenne aux enfants – dès l’âge de deux ans – « qu’il fautbannir tout ce qui, dans leurs rapports avec les parents, tombedans une camaraderie condamnable ». Je copie textuellement. Etl’auteur, avec gravité – je l’affirme – enseigne les signesextérieurs de respect et d’amour à donner aux parents ;exactement comme on procède au régiment pour le soldat et lessupérieurs.

Oui, madame, l’enfant qui saura bien cetteleçon de gestes aura du respect pour ses parents ; oui,madame, l’enfant qui composera bien scrupuleusement samine en approchant sa mère, celui-là aimera lemieux sa mère.

Le livre, avec une logique implacable, exposeensuite qu’autrefois les signes de respect n’étaient pasles mêmes, ils étaient plus accentués : il s’agitdonc bien d’une mode, d’une convention strictement réglée, àlaquelle on doit être attentif. Autrefois, un enfant disait vous àses parents et s’agenouillait souvent avec crainte ;aujourd’hui, l’on peut se dispenser du vous et de lacrainte, mais « la distance entre parents et enfants n’en estpas moins grande », et il n’en existe pas moins une nécessitéde « démonstrations » qui prime tout.

Malheureusement je ne peux pas reproduire latexture sinistre et pierreuse de cette leçon.

Une pareille matière, bien entendu, comportedes exemples historiques. L’auteur cite comme fils « presqueirréprochable », le marquis de Mirabeau « qui s’accusaitd’avoir profité de la loi qui abrégeait le deuil, autrefoisextrêmement long après la mort d’un père ». Hein ? est-cebeau, est-ce d’un noble cœur, d’une profonde sensibilité, ceMirabeau qui dissertait et se dépitait publiquement de son manquede tenue ? Et comme les enfants doivent comprendre que,regretter son père, c’est exhiber longtemps des habits noirs !Le code sur la façon de traiter la famille va ainsi jusqu’aubout : du salut au crêpe ! Quelle prévoyance de la partdes éducateurs ! Les parents n’ont pas à s’inquiéter :tout est réglé jusqu’après leur disparition ! Et quellecommodité pour la jeunesse munie d’un programme classiqued’affection pour toutes les circonstances !

Je ne commenterai pas l’obéissance aveugle dueaux parents « qui sont les représentants de la loi »,parce que je veux rester sur les choses qui parlent au cœur del’enfant ; nous sommes dans le sentiment – avec l’auteur, –restons-y.

Il y a un chapitre spécial sur ledevoir d’aimer ses parents. Un enfant pourrait ne pasaimer ses proches croyant que c’est facultatif ; on luisignifie que c’est obligatoire et crac ! il se dépêche.

Un exemple de dévouement filial est fourni.Car, enfin faut-il savoir dans quelle forme il est préférable de sedévouer filialement. Découpez-moi votre abnégation sur le patronci-dessous :

« Une maison s’écroule ; dans lesdécombres on retrouve le propriétaire appuyé sur les deux poignetsle dos en voûte, supportant à grand’peine une masse de décombres etprotégeant sa mère qui était tombée devant lui et qu’il auraitétouffée sans son admirable dévouement. Retiré des décombres, dèsqu’il peut parler, il s’écrie : « Je sais que je suisruiné, mais je ne me plains pas, j’ai eu le bonheur de sauver mamère. »

Voilà le cri filial, voilà le jet de l’âme,voilà la première exhalation de l’homme transporté d’affectionémue : « Je sais que je suis ruiné… » On le voitmesurant d’un regard circulaire l’importance du dégât. Puis :« Je ne me plains pas », seconde préoccupationd’intérêt ; il annonce d’avance la générosité de ce qu’il vaproférer, afin d’en tirer toute la compensation possible, « Jene me plains pas », c’est-à-dire : « Malgré la perteimmense que je subis, vous allez admirer ma grandeurd’âme… »

Hein ! ce mélange de calcul et deprétendu dévouement, cette façon de peser la perte et le reliquat,cela sent-il assez le convenu, l’ostentation papelarde, l’absencede tout sentiment vrai ? Hein ! est-ce assez ensignes extérieurs, cette morale ?

Et comme on se représente bien les enfantsfaçonnés sur cet unique souci de l’apparence ! Comme on lesvoit, parlant, agissant pour être appréciés, sans âme et sansnaturel, incapables de la moindre impulsion désintéressée.

J’en connais des quantités, à l’école, quijouent la comédie « du bon cœur ». Virginie Popelin,notamment, excelle dans le genre : lorsque les maîtressesconfèrent entre elles, à proximité ou bien dans l’entrée quand desparents stationnent, elle a d’abord un coup d’œil calculateur et demise en scène, pour s’assurer du public attentif, puis sa voixmonte, d’une amabilité creuse, d’un timbre faux trop poussé à lasonorité :

– Je mangerais bien mon bonbon… mais jem’en passerai, tiens, je te donne mon bonbon, prends-le, c’est pourtoi.

Et, sournoisement, elle guigne le boneffet de sa générosité. N’est-ce pas d’exacte tradition ?La vertu sur commande, au moment favorable :faire le bien pour la galerie ! Du reste, le livre ne s’encache pas, avec son titre d’une exactitude impudente la Moralepratique. Oh ! l’inconscience, l’âpre cuistrerie dufaiseur d’histoires morales !

Quel funèbre dévot laïque, noir, sec, compassépeut avoir conçu l’idée de codifier la tendresse, la palpitation del’être, le don éperdu de toutes les fibresimpressionnables ?

Je viens d’interroger la couverture du livrebleu : ils sont deux auteurs, ils se sont mis à deux pouramplifier le noble souffle purificateur : un maître d’études,et son chef. Parbleu ! ces gens ont tellement l’habitude decraindre le qu’en dira-t-on, et d’agir pour le résultatsuperficiel, ils sont contraints à un tel truquage professionnel,qu’en fait de morale, innocemment, ils indiquent aux enfants laroublardise ; ils n’enseignent pas le bien, ilsenseignent à prendre les attitudes louables : del’artificiel, rien que de l’artificiel. Ce sont des fonctionnairesqui ne voient que sous le joug administratif et, – je le sens bientous les jours à l’école, – il n’y a pas de nature possible enatmosphère administrative.

En effet, – je l’ai constaté, je l’ai entenduavouer par des maîtresses, je l’ai entendu conseiller presquecrûment par la directrice et par l’inspecteur, – dansl’enseignement, le mot d’ordre n’est pas de fournir des leçons quiprofitent aux enfants, il s’agit de leçons qui fassent del’effet au regard du public. Et pas moyen d’échapper à cetteobligation.

Extérieur ! Extérieur !Apparence ! L’instituteur, l’inspecteur, ne peuvent pastravailler pour les enfants, ils sont forcés de travailler pour lesnotes hiérarchiques, pour le règlement, pour l’administration. Etl’administration est forcée de fonctionner « pour lastatistique », pour les rapports et les comptes rendus.

La frime s’impose dans tout. Ainsi lagrosse annonce clamée sur tous les tons, à propos de l’entretien del’école, c’est : Propreté. Hygiène. Mais il ne s’agitpas que le nettoyage soit réel. À chaque instant la directriceguide mon zèle :

– Rose, je vous recommande les cuivres,les boutons de porte, ce qui brille… mon Dieu, le reste…

Et elle déploie un geste indulgent, qui medispense de balayer très soigneusement dans les coins.

Quand on prévoit la visite d’une autoritéquelconque, alors on soigne pour de bon la propreté du préau. Rienn’est plus important que l’hygiène de ce grand local, sifoncièrement scolaire. Alors, je m’en paie du frottage et dulavage, mais pour ne pas salir le préau, on y laisse lesélèves le moins de temps possible ; plus il fait mauvais etplus on les maintient dans la cour ; on les parque sous lepetit bout d’auvent, les pieds dans l’eau, sans jouer. En effet, ilfaut pouvoir parader :

– Voyez comme nous observons lesrèglements sur l’hygiène ! Voyez comme nous avons souci del’extrême propreté si indispensable à la santé des enfants !Voyez la netteté du plancher !

Cet hiver, parfois, les tout petitsressemblaient à des animaux, chats, chiens, hors de la maison, quidésirent rentrer ; pelotonnés dans leurs loques, ils fixaientobstinément les fenêtres, la porte du préau où il faisait chaud,comme si la force de leurs grelottements devait faire ouvrir.

– Pas moyen de vous réchauffer, meschéris, nous attendons le délégué cantonal…

À moi-même, l’école inculque des qualitéscomme à tout le monde : j’ai acquis une tendance expresse aumensonge !

Il n’est pas vrai qu’on laisse les enfantsdehors « pour le délégué cantonal ». C’est la visite del’inspecteur primaire, de l’adjoint au maire, ou des damespatronnesses qui leur vaut cette mise à l’air. Le délégué cantonala même protesté contre cette incohérence « de soigner leménage du préau pour ne pas s’en servir ». Parbleu ! il aprotesté pour ce motif que les femmes de service bénéficient seulesdu non-usage du préau.

Je mens encore.

Mme Paulin, devenuesingulièrement sans-gêne avec l’autorité, s’est écriée d’un nonrude :

– On voit bien que monsieur de déléguén’est pas chargé de nettoyer la boue des parquets.

Et M. Libois s’est tu « comme unpetit garçon ». Avez-vous remarqué ? m’a ditMme Paulin.

Après tout, s’il me plait de mentir, àmoi…

J’ai remis le livre bleu à sa place sur lebureau de la normalienne. Mes appréciations manquent peut-être demesure. J’avais trouvé l’école trop parfaite, pour commencer, jeréagis à l’excès ; c’est un défaut très féminin d’aller d’uneexagération à l’autre.

Comment moraliser en gros autrement qu’avecdes histoires du genre critiqué ci-dessus ? Or on ne peut pasfaire du détail. Et tout de même, ces histoires prêchent ladouceur, la bonté ; elles ont déjà le mérite considérabled’appeler l’attention vers un idéal.

Admettons. Mais, nous atteignons le moisd’avril, la grande année s’avance et je ne vois toujours pasresplendir heureusement le dénouement de mon drame.

Avec le système de jeter de la poudre auxyeux, de s’attacher à l’extérieur, de niveler surtout, l’écolediminue les enfants ; autant de simulacres imposés, autant depersonnalité retirée. Et il ne faut pas oublier que nous avonsaffaire à une race débilitée et que, parmi les causes de la misère,se place en premier lieu le défaut de volonté profonde, réfléchie.Que deviendront les enfants-marionnettes, sortant de l’école,l’énergie changée en politesse hypocrite, la décision subordonnéeuniquement au souci du trompe-l’œil ?

La loi de l’obéissance à l’école même vientencore aggraver les regrettables leçons de résignation et decroupissement.

– Adam, fais ça…

– Mademoiselle, je…

– Pas d’explication…

L’enfant n’a pas le droit de défendre savolonté. Il faudrait au contraire le laisser dire, puis lepersuader, et non le contraindre. Mais je baisse la tête,à mon tour, devant cette objection ironique : « Avecsoixante élèves par maîtresse ? »

Allons, allons, pas d’utopie ; il faut dupratique à l’école, du solide et du pas compliqué.

Aujourd’hui, pendant la récréation,j’observais trois gamins : Ducret, Virginie Popelin, MarieDoré ; sans erreur possible, à leur faux air de sagesse, àleur vigilance sournoise vers les maîtresses, ils jouaient àquelque chose de défendu. Eh bien ! ils sont arrivés à unetelle perfection de clandestinité, que je n’ai jamais pu découvrirà quoi ils s’occupaient.

– Parbleu ! ces trois-là sont àl’école depuis l’âge de deux ans… Que dis-je ? Ils ont été misà la crèche le lendemain de leur naissance ; âgés de six ans,ils ont six ans de discipline ? Leur figure même estscolarisée ! Ils exhibent ici une expression spéciale, unephysionomie d’uniforme.

Et voilà précisément le désastreux : cesenfants ne sont plus nature et pourtant on n’a pas amendéleurs instincts profonds ! Les germes de plein airsusceptibles d’apporter la réaction utile ont été étouffés, tandisque demeure la perversion qui rampe et se tapit pour mieux sévirplus tard. Allez donc corriger les goûts de malpropreté de VirginiePopetin, de Marie Doré, maintenant qu’elles se réfugient derrièrele signe extérieur de propreté !

Je voudrais bien changer d’horizon, mais j’aibeau déplacer mon objectif, la vision gaie ne se présente pas. Etencore je m’astreins à la plus grande modération, mes constatationspénibles sont triées. Par exemple, je n’ai pas encore parlé de lafaçon dont les enfants se battent pour de bon, dans larue, je n’ai pas dépeint non plus les scènes scandaleuses faitespar les parents dans l’école même.

Pour excuser ma manie d’écrire, je me distoujours « ces notes peuvent rendre service ». Oui, à lacondition que leur sincérité ne fasse aucun doute. Or, pour trouvercréance, il ne faut pas être trop vrai.

Les gens sont si heureux de pouvoir hausserles épaules et crier à l’exagération ! C’est un procédé sicommode de ne pas croire aux histoires trop tristes et quiéconomise la pitié, si congrûment !

Donc, je resterai « dans la moyenne desfaits ». Pour être capable d’admettre les énormités, il fautune préparation progressive. Moi-même, à mes débuts à laMaternelle, avant « d’être de Ménilmontant », que dechoses j’aurais obstinément rejetées comme impossibles !…Allons, allons, gens ordinaires, gens d’un autre quartier, commentvoulez-vous atteindre la même foi et la même compréhension que moi,qui fus témoin de l’incident suivant !

Un matin glacial, Marie Fadette, cinq ans,apparaît, tablier pas boutonné, souliers pas noués, très pâle. (Onconnaît les différentes pâleurs d’élèves ; pâleur de faim, defroid, de phtisie, de mauvais coups reçus…) Marie Fadette étaitd’une lividité insolite. Et puis, elle n’a pas l’air d’arriver àl’école, elle a l’air d’aller ailleurs, de déménager avec sonpanier.

La directrice, non moins pénétrante que moi,l’arrête au passage, et voici Marie entre nous deux. Aussitôt là,sur le couvercle du panier, nous remarquons une large tacheroussâtre.

– Où as-tu mal ?

Pas de réponse.

– Tu es tombée ?

Signe négatif.

– Ta maman t’a corrigée ?

Même signe.

– Eh bien, parle, voyons !

Les enfants du préau se taisent un instant parcuriosité, et certainement aussi par instinct : quelque chosed’invisible est entré avec Marie Fadette.

Elle ne répond pas et, pendant la courtecessation de surveillance, un gamin mal assis tombe du banc, toutd’une pièce, avec bruit. Sursaut de Marie Fadette en arrière, etune pétrification épouvantée, les yeux désorbités, la bouchebéante, vers le camarade un instant étendu.

– Va t’asseoir, dit la directricesoucieuse. Marie n’était pas placée depuis cinq minutes que deuxhommes demandaient Mme la directrice ;chapeaux mous, vestons, grosses moustaches de sergents de ville.Colloque rapide à voix basse, au-dessus de la balustrade.

Madame, pâle à son tour, se retourne vers lesenfants :

– Marie ! Appelle-t-elle.

Il y a vingt Marie dans le préau. PourquoiMadame n’a-t-elle pas besoin d’ajouter un nom ? Pourquoi savoix changée fait-elle comprendre de quelle Marie il s’agit ?Tous les enfants regardent Marie Fadette qui, seule, s’est levée.Quel pauvre petit être traversant le préau ! Et quel aspect,le peuple des condisciples ! une attention, un aird’expérience, comme vers un spectacle d’arrestation.Oh ! la tête fatale de Bonvalot ! Oh !l’implacabilité présidentielle de Berthe Hochard !

Marie Fadette sait qu’elle doit reprendre sonpanier. Je le lui donne ; il est vide.

– Allons, viens, ma petite, dit un deshommes d’une voix autoritaire le plus possible adoucie.

Une si petite main s’avance, d’un gestefini, sans espoir !… Je n’avais jamais vu si largepoigne s’abattre sur l’innocence. Et jamais plus il ne fut questionde cette éclosion promise à la douceur des jours, qui avait nomMarie Fadette.

Eh bien, gens ordinaires, gens « d’unautre quartier », quand vous aurez vu arriver à l’école uneenfant de cinq ans dont la mère a été assassinée pendant la nuit(l’imaginez-vous s’habillant seule, enjambant le corps, prenant sonpanier ?) quand vous aurez subi cette préparation, nous nousentendrons peut-être et je pourrai tout dire ! Enattendant, je suis obligée de rester modestement dans les faitsmoyens.

Les batailles se succèdent régulièrement, onse promet une tripotée pour telle heure ; cela fait partie del’emploi du temps. Les batailles complètent le devoir d’aller àl’école, n’est-ce pas surtout pour se retrouver et se cogner quel’on afflue chaque jour à cet endroit déterminé ? Aujourd’huiencore Richard et Pluck ont à moitié assommé Tricot et Kliner. Despassants indignés sont entrés prévenir la concierge de l’école. Ladirectrice a écarté les mains : « Nous ne pouvons pas lestenir en laisse. »

– Tu sais, ai-je dit à Richard, si tubats encore Kliner je ne « change » plus avec toi, tugarderas tes dessins.

Et pour bien rester dans mon rôle, j’ai ajoutérésolument :

– Je « changerai » avec unautre.

Car enfin, moi qui ne me bats pas, si je suisune vraie camarade, je ne dois pas avoir d’autre préoccupation quede troquer mes bonbons contre « quéque chose ».

Dans la rue, les plus pauvres se lorgnent detravers ; ce sont toujours les déguenillés qui« écopent ». Les quelques enfants de commerçants,représentent censément la classe aisée, subissent moinsd’avanies ; non pas qu’ils vaillent mieux sous le rapport ducaractère, mais l’éducation est ainsi dirigée que les malheureuxs’attaquent de préférence à la misère ; un qui a son tablierdéchiré se moquera d’un qui a son pantalon troué ; un quitousse enverra une poussade à un qui boite ; la faiblesse etla gueuserie attirent les coups.

« N’élevez pas vos regards trophaut ; luttez entre vous. – La violence envers les faibles estpermise : témoin l’action des parents sur les enfants ;témoin l’éternel refrain de style national : les étrangersnous sont inférieurs, au physique, au moral, ce sont des misérablesauprès de nous, Grands Français, il faut les battre. »

Du reste, l’éducation vient simplement en aideà la propension naturelle : on incline toujours vers le plusfacile à faire. Les bas malfaiteurs dévalisent un débardeur, sur lequai, pour cent sous, plutôt que d’assaillir une poche contenantcent francs. Les cochers d’omnibus et les charretiers « ne seratent pas », réciproquement ; on jurerait qu’ils nepeuvent s’en prendre à d’autres de la difficulté de vivre.

Du reste encore, s’il en était autrement, lesgens comme il faut ne connaîtraient plus de sécurité, ou bien lemonde changerait et – Dieu merci ! – le monde n’a pas envie dechanger.

Pendant que ces pensées me tracassent,évidemment je ne sème pas les éclats de joie, mais enfin, qu’est-ceque Mme Paulin peut bien me vouloir depuis quelquetemps ? Elle m’engage doucement à quelques frais detoilette : « Je suis jeune, agréable ; malgré maprofession de femme de service, on pourrait me remarquer tout demême, si j’avais un peu de coquetterie. On a vu plus drôle queça… »

Pourquoi s’obstine-t-elle à un certain sujetde conversation ? Elle se demande « si je n’ai paséprouvé des peines de cœur et si je ne suis pas entrée ici commeune autre serait allée au couvent. Il ne faut pas ainsi renoncer àla vie ». Textuel.

Pas possible, madame Paulin, vous avez trouvécela toute seule ? J’ai été obligée de lui déclarer sèchementque ces questions personnelles m’étaient désagréables. On peutplaisanter une fois et n’être pas disposée à continuerindéfiniment.

Nous déjeunions.

– Bien, a répondu de bonne grâceMme Paulin, on ne parlera plus que du service.

Elle est allée hier porter une lettre chezM. Libois – affaire de service – je n’ai rien à dire ?déclara-t-elle. « Le délégué n’est pas le monsieur qu’onpourrait croire : très simple et très délicat, il n’est pasriche ; il a de quoi vivre en s’occupant depublications ; il se spécialise dans les études sur laprotection de l’enfance, car il a beaucoup de cœur et – le plusétonnant – il est extrêmement timide. Mme Paulin nemangeait guère, elle épluchait sa nourriture, elle s’adressait àson assiette plutôt qu’à moi. Un serrement d’estomac auquel je suissujette depuis quelques semaines me laisse peu d’appétit etm’obligeait aussi à chipoter dans mon assiette.

« Et Mme Paulin a pleuréla dernière fois qu’elle a vu M. Libois chez lui, parce quecet homme-là est vraiment bon… parce que vraiment il faudrait êtrebarbare… »

J’ai prié Mme Paulin dem’excuser : l’heure était sonnée, mon service ne me permettaitpas de rester dans la cantine.

Après les seules dispositions énergiques desenfants, n’oublions pas celles des parents. Il ne se passe pas dejours que des algarades fâcheuses n’éclatent devant la barrière dupréau : invectives et menaces lancées à pleine voix, contreles maîtresses, contre moi, contre « cette saleadministration ».

Hier. La mère Tricot vient chercher songarçon ; la voici derrière la balustrade, elle porte un paquetde linge mouillé sur l’épaule droite et un seau avec battoir, eaude javelle, etc., dans la main droite ; elle conduit de lamain gauche une fillette toute petite, et, bien entendu, elle estenceinte.

Tricot n’arrive pas à reconnaître son panierdans la rangée installée par terre. La normalienne, qui est deservice, le regarde farfouiller et finit par appeler :

– Rose ; s’il vous plaît…

Alors, la mère Tricot, à gorge déployée,contre la normalienne :

– Mais reluquez-moi c’te mijaurée, c’temomie, qui ne peut seulement pas se baisser ! Il ne voussalira pas, ce panier… Dire que nous payons ces propres àrien ! Croirait-on pas qu’elle a pondu l’obélisque avec sarobe noire ? En v’là un métier de feignante… Enfin il ne saitpas, cet enfant… il a besoin qu’on l’aide… et il est autant que lesautres, vous entendez, espèce de momie ? il vaut mieux quevous, cet enfant-là.

J’ai donné le panier. Tricot franchit labarrière. Sa chère mère, qui réclamait si passionnément des égardspour lui, pose son seau par terre et lui détache une formidabletorgnole :

– Mais aussi, tu ne peux pas le préparerd’avance, ton panier.

Les enfants gardent-ils de la rancune contreleurs parents, après avoir été « corrigés » ? Non,ils sont solidaires des parents, dont ils partagent de bonne heureles souffrances et « ils comprennent les claques ». Ilss’habituent à être claqués comme on s’habitue à mal manger ;on pourrait même dire que, parfois, ils y prennent goût :certains parents ont la taloche gaie, ils rossent jovialement, pourun peu on provoquerait les « corrections ». Et aussi, lesenfants excusent les punitions même injustes, qui s’abattent d’uncoup, par la vivacité du sentiment ; cela n’a pasd’importance ; on n’y pense plus, de part et d’autre, au boutd’un instant. La punition réfléchie, celle qui s’aggrave derèglement, est moins bien acceptée ; les punitions de l’école,assumant un caractère de permanence, pourraient rendre les enfantsvindicatifs et sournois. Tricot n’a pas sourcillé, sa tête aseulement cogné contre la barrière ; chargé de son panier, ila eu la complaisance avisée de prendre à son bras le seau de samère et, l’air entendu, il est parti devant, comme un homme. C’estlui qui, appréciant sa mère, d’un ton de médiocrité satisfaite,disait à Louise Guittard en se frottant une bosse aufront :

– Pendant qu’a m’bat, on a la paix.

Je le répète, c’est une affaire dequartier : les parents ont une façon particulière decomprendre leurs droits vis-à-vis de l’école – et une façon nonmoins particulière d’aimer leurs enfants qu’ils rossent sibien.

On note d’abord curieusement la crainte,l’hostilité et l’exigence des gens du peuple à l’égard del’administration. « C’est nous qui payons ; lesadministratifs sont là pour nous servir », et, en même temps,pour eux, l’école tient du bureau de bienfaisance. Ils s’humilientpour obtenir la cantine gratuite, pour participer à la distributiondes galoches et des tabliers qui a lieu après la Toussaint, maisils s’humilient « à coup sûr ». Ils prétendent céder enpartie leur progéniture à l’administration.

Ainsi, une fois, Léon Ducret avait perdu unepièce de quarante sous en allant faire une course pour uncommerçant, sa mère est venue réclamer à la directrice, sanshésitation :

– Madame, ce petit a perdu quarante sous,faudrait que l’école les rembourse.

Dans son idée, l’école était responsable dugamin. Les gens sont très pénétrés aussi du respect hiérarchique.Ils menacent peu la directrice, mais ils se rendent compte qu’uneinstitutrice adjointe est une salariée d’un genre à part, guèremieux lotie qu’eux-mêmes, et – selon leur expression vindicative –ils ne la ratent pas : facilement, ils adressent une plainte àM. l’inspecteur, ou à M. le directeur de l’enseignement,sur du papier de cérémonie, avec force protestations de dévouementservile.

À propos ! ces dames ont épilogué aveceffarement sur un départ dramatique de M. Libois,dernièrement. La normalienne m’ayant hélé de haut – de très haut –pour un enfant indisposé, M. Libois aurait fait mine des’élancer vers la normalienne, vers l’enfant, puis, – brusquement,« pâle comme un mort » il se serait retiré.

Il n’a pas le cœur solide, pour un médecin,M. Libois !

Le plus étrange, c’est queMme Paulin, ensuite, jubilait et œilladait vers lanormalienne avec méchanceté.

Oui, tous les parents ont une façon d’aimerleurs enfants. Je m’étais trompée sur le compte de certaines femmesmollasses, – de nature bovine pour ainsi dire, – en les croyantcomplètement égoïstes et apathiques, à cause de leur manie degeindre continuellement, d’être toujours en traitement, d’avoir latête entortillée, le cou raide. Évidemment, la grande affaire deleur existence, c’est la conversation sur leur santé, – non pas surune autre misère, non pas sur leur condition sociale, non ! –sur leur malheureuse santé, sur leurs infirmités féminines, surleurs grossesses, – mais il ne faudrait pas confisquer un bon pointmal à propos à leur enfant !

La mère des deux Pantins est venue, une fois,à la rentrée d’une heure, déclarer véhémentement que, si son aînéne sortait pas le soir avec sa croix qu’on lui avait retirée lematin, « ça ne se passerait pas comme ça », et elle estrestée tout l’après-midi, sur le trottoir, à faire le siège del’école, avec deux autres voisines solidaires.

Oui, dans le peuple, on a beau laisser lesenfants sans soins et les brutaliser d’importance, on les aime eton les respecte.

Un auteur latin a formulé cette bellemaxime : le plus grand respect est dû aux enfants. Cettedéclaration fondamentale, je l’ai vue développée dans les livres etsur la scène avec la puissante magie de l’art, je l’ai vuemagnifiquement obéie, dans la vie, par des gens de haute situationou de prépondérante intellectualité. J’ai perçu avec une émotionpalpitante, non seulement le respect, mais le sacrifice dûaux enfants. Mais quelqu’un m’a fait sentir la sainteté de l’œuvrede race dans ma chair même, « en pratiquesublime ». (je ne sais pas si je dis bien, la valeur destermes m’échappe, je roule dans un abîme.)

Elles étaient là – deux femmes singulières –qui parlaient haut devant la porte, sous la réverbère, chacunetenue au jupon par une fillette écoutant, le museau dressé, lesdoigts dans le nez. Sur une allégation dubitative, la mère deLéonie Gras a grandi, d’un sursaut, devant son interlocutrice, etjamais tête renversée en arrière, front superbe, bas de visageserré, paupières de Diane, n’ont exprimé la sévérité d’un acte dedevoir, avec plus d’effluves nobles :

– Moi ! ma chère, tout le temps quej’ai été enceinte, pas une seule fois, je n’ai accepté moins decent sous.

Eh bien, quoi ! Je ne suis plus moi-même,je le sais bien ; je n’ai plus d’ingénuité, plusd’ignorance ; plus d’illusion. J’ai pour tant conservé lafaculté de rougir et certes mon sang se jette encore devant lesmots énormes, pour protéger ma dignité, mais on ne s’en aperçoitguère à cause de mon teint de gras double, de ma bouche au rictusblasé, de mes yeux meurtris.

Mon âme me semble encrassée sans remède, commemes mains.

Le dimanche ne me ressuscite pas.

Qui n’a déjà remarqué une vieille fille,pauvre, seule, – vingt-cinq ou quarante ans, sait-on ? – sepromenant, un jour de fête dans Paris ? Quand les famillespassantes se mêlent du regard, du sourire, se sentent en cohésion,en sympathie dans leur quartier, dans la ville, – la vieille fillea beau vouloir ressembler à tout le monde et faire semblant d’avoirun but, un motif de vivre, – comme on dégage l’être dépareillé,sans attache, sans aimantation !

Cet après-midi j’apercevais dans les vitragesmon corsage plat, mon chapeau sans jeunesse, mon visage désabusé…Pourquoi cette manie de frôler les boutiques ? Pourquoi cetteinsoulevable timidité sur mes paupières ? Il ne me manquaitplus qu’un livre de messe à la main. Mme  Paulin,qui devait guetter le retour de ma triste promenade, est venue mefaire une visite dans ma chambre !

– Une idée qui m’a prise par hasard,a-t-elle exprimé si bien, que la préméditation n’était pasdouteuse.

Elle m’a raconté toute une période de savie : ses fiançailles, des détails sur son défunt mari. Elleest arrivée, sans trop de maladresse, à des considérations sur lanécessité du mariage ; elle a recommencé des allusions quej’ai supportées par faiblesse, par découragement.

Certes, le moment avait été choisi à point.Accoudée à ma table de jeu, dans une sensation affreuse d’abandon,je répondais par des haussements d’épaules, par des motsd’indifférence à l’égard des décisions du sort.

Oui ! mais n’ai-je pas eu l’aird’acquiescer « à n’importe quoi » ? Et j’ai laisséformuler des conseils trop explicites, – presque des« propositions » !

Maintenant je me reprends. Quelle est cettenouvelle persécution ? Ne suis-je pas folle de l’avoirpermise ? Et vraiment, n’ai-je pas entrevu… ?

Je me révolte ! Chassons ces pensées.

Non, abordons-les carrément, une bonne fois,pour en finir ! Assez de lâcheté, assez d’hypocrisie, assez deme tromper moi-même : Mme Paulin a unemission et depuis longtemps déjà ; aucun doutelà-dessus.

C’est prodigieusement bête d’avoir chargé demission Mme Paulin, malgré son âge d’expérience… àmoins que cela ne soit profondément « psychologique »,…car, de qui aurais-je toléré les allusions si bien réussies parMme Paulin ?

Non ! il n’y a là que de l’audaceindécente et de la stupidité. L’affaire est réglée.

Parfois, le matin, à six heures, rien qued’avoir traversé la rue déserte, pleine de clarté, de fraîcheur etrecueillie dans le silence, – malgré çà et là, un vieux soulier, unmorceau de corset, une loque, épaves du mouvement nocturne, –j’arrive au travail, tout offerte à la vie belle et généreuse. Maisje ne me sens pas uniquement dévouée aux bambins, monattendrissement trop féminin et pas assez maternel, s’envole audelà de l’école. J’attrape alors mes torchons, je cherche mescuivres à frotter, les taches à enlever aux parquets du préau, desclasses, de l’escalier.

Ah ! quand la poésie vous lancine, quandvotre substance voudrait s’éparpiller en amour et recevoir lebaiser de la nature entière, du soleil, des arbres – le bonremède : frotter par terre, à genoux, brosser avec rage, lesbras nus ! Va, rêve donc, sale bête !

Ah ! j’en ai étouffé des soupirs sous lebruit de la brosse de chiendent ! Ah ! le besoin deparler avec intelligence et tendresse, j’en ai flanqué de lapotasse là-dessus !

Et il faut ajouter que depuis trop longtempsMme Paulin me couve avec une affection patiente,avec une sorte de supplication, les yeux humides :

– Mon enfant, pourquoi te fais-tu du malà toi-même ?

Assez ! assez ! je ne veux rien quede l’anéantissement. Enfin, après deux heures de suée, quand lesenfants arrivent, je leur appartiens sans réserve ; aplatie,matée, j’ai pour eux une bonté de bête de somme docile,éclopée ; ils peuvent me tirailler, m’appeler, me fairebaisser et relever cent fois de suite, ils reçoivent tous le mêmesourire usé, complaisant. Et Mme Paulin peutprendre ses airs penchés !

Une sorte d’hébétement me béatifie ; jejuge les choses en « bonne femme ». Je ne pense plus ouje pense tout court, niais, superficiel.

Les tout petits, qui sont encore, dans unecertaine mesure, de jeunes animaux, me sentent une créature infime,pareille à eux ; ils mirent leur passivité dans lamienne ; le plus qu’ils peuvent, ils se frottent à moi, metendent leurs yeux, leurs nez. Parfois, devant le lavabo, quand lesclasses fonctionnent, je baise un petit museau mâchuré, quicomprend bien que je ne suis pas d’un acabit raffiné.

J’ai constaté que plusieurs enfants nesavent pas embrasser ; oui, des enfants, la réalisation,le symbole du baiser ! C’est mignon, faible, à peine éclos, çadevrait battre du bec vers vous comme ça ouvre les yeux… Non !ce geste ne se pratique pas dans leur entourage, on ne leur a pasappris, ils n’ont pas eu l’occasion… Ils veulent bien, ilsfouillent, ils appuient leur bouche maladroitement. Richard – jel’ai vu souvent au clignement de ses yeux, à une nervosité deslèvres, – il essaierait bien, mais il ne peut pas se décider…

On n’imagine pas ce singulier effet : lapremière fois que, sur le point d’embrasser un enfant, je me suisaperçue qu’il ne comprenait pas l’intention de mes lèvres, cela m’aendolorie comme si je découvrais une mutilation.

Il y a des essais de baiser que l’on n’oubliepas.

Un dimanche, – j’avais lu, dans le journal,des histoires peu égayantes ; le crime du jour était celuid’un conscrit ayant assassiné une vieille femme, sa bienfaitrice, –l’après-midi, au début de ma promenade, je reconnais Bonvalot quitraînait lugubrement à la chasse aux bouts de cigarettes. Uneimpulsion irrésistible, – je ne sais quel besoin d’être d’accordavec quelqu’un, – m’a fait appeler :

– Veux-tu qu’on soit amis, tous lesdeux ?

– Ça m’est égal…

– Quand tu n’es pas à l’école, ledimanche matin, il faut venir me voir. J’ai des livres à images,j’ai des choses à manger et puis, j’ai des sous… Tiens, entrons aubazar, je veux t’acheter ce qu’il te plaira ; choisis…Bon ! mais tu vas m’embrasser.

Bonvalot est un de ceux qui ne savent pas. Ila posé, enfoncé son museau près de mon oreille ; et – je lecertifie – j’ai senti à mon cou, le froid impressionnant de sonnez, comme le froid de l’objet qu’il avait choisi avidement, sanshésitation : un couteau.

Mais pourquoi ces histoires decaresses ?

Je vis dans une obsession continuelle :un danger moral me menace.

Mme Paulin ne m’entretientplus de rien hors les questions de service, et elle me persécutedavantage que si elle disait les préoccupations inscrites sur sonvisage. Ses yeux me suivent et me tourmentent. Heureusement quej’ai mon précieux dérivatif.

Aujourd’hui le lessivage a fonctionnérudement ; j’en suis tout avachie. Ce soir, le coude sur matable, je souris à tout ce qui me passe par la tête… Bonjour,Tricot… Celui-là, pour donner un baiser, il ferme les yeux et iltire le gosier, comme s’il avalait un cachet trop gros.

Aux environs du jour de l’an, quand il a gelési fort, la dame patronnesse en deuil, qui apporte tant de bonbons,assistait à une récréation dans la cour. Tricot se trouva prèsd’elle, arrêté ; on voyait sa chair des cuisses, on devinaitque le tablier ne recouvrait aucun vêtement chaud.

– Mon Dieu, ce pauvre amour, comme ildoit avoir froid ! dit la dame avec un mouvement de recul.

Je me rappelle la mine de Tricot, cherchantautour de lui, par terre, où était le chien, la bête soignée, quiinspirait si douce pitié à la belle dame. Puis-je faire autrementque de sourire, très amusée ?

Vraiment, je me trouverais dans un étatexcellent, s’il n’y avait pas cette Mme Paulin quime plonge dans la honte avec ses mines de garde-malade fanatique,implacablement décidée.

Je lui tiens rancune d’avoir prononcé desparoles insensées qui, maintenant, me donnent à l’infini lesentiment de ma déchéance. Je considère comme criminel de présenterà notre détresse une espérance irréalisable…

Une espérance ?… Alors, mon mal, ce n’estpas la volonté de refuser ?… C’est la timidité decroire ?

Je m’égare, je ne sais plus lire en moi-même.Je voudrais m’en aller loin, loin… être morte.

Ma déchéance s’accomplit si manifestement quej’éprouve une admiration obséquieuse pour plusieurs enfants chezqui subsistent des lignes de distinction et de beauté.

Ce matin, Irma Guépin et Léonie Grastournaient une corde, Julia Kasen sautait : brune, mince,tablier noir serré, chaussettes noires, les bras collés au corps,elle dansait sans autre mouvement que le rebondissement rythmé d’unobjet élastique. Cette impassibilité officiante n’appartient qu’àJulia ; il semble que des effluves divinisent son visage fixe.Une forme féminine très pure vous reste dans les yeux, monte etdescend, se balance comme un insecte dans le soleil… Je revenais demon service des cabinets, j’ai arrondi de gros yeux indolents,telle une servante commune qu’émerveille sincèrement la finessearistocratique de sa jeune maîtresse.

Un peu plus loin, dans la cour, une autresatisfaction m’a requise : la Souris a adopté les deux petitesLeblanc dont la mère « a filé ». Sans négliger « lepoussin », très réellement et sans comédie, elle les a prisessous sa garde. Elle arrange leurs cheveux, leur col. « Tu n’aspas oublié ton mouchoir, aujourd’hui ? demande-t-elle,donne-le, tu as du noir au front. » Elle pose les questionsque doit poser une mère : « Combien de bons points, cematin ? Et toi, as-tu bien mangé ? » Elle répète lamorale des mamans :

– Voyons, tenez-vous droites, ne faitespas de grimaces !

Il faut voir la confiance tranquille des deuxpauvres petites, si désemparées depuis leur abandon.

Comment l’aimant a-t-il agi entre la Souris etles deux Leblanc ? Mystère. Mais là, vraiment, les deuxinnocentes ne sont plus sans mère, une fois arrivées à l’école.

Rien que des choses touchantes. LouiseGuittard manquait à l’appel depuis trois semaines, j’avais entenduparler d’un coup de pied trop sévère lancé par son pseudo-père. Àquatre heures, – le rang conduit au coin de la rue, – j’ai apprisqu’elle avait la jambe cassée : une chute dans l’escalier, –dit-on, sans insister, – il a fallu la placer à l’hôpital.

Sa mère s’était arrêtée devant la porte del’école, après avoir communiqué des nouvelles à la directrice. Toutun groupe de femmes bavardait avec elle.

Et voilà que j’entends, au passage, une voixémue, heureuse :

– Pauv’ gosse ! d’avoir la jambecassée, elle n’a jamais été à pareille fête !

Je suis demeurée ébahie devant l’airémerveillé, attendri de toutes les ménagères, y compris laprincipale intéressée. Du reste, celle-ci m’a saisie par le bras etm’a fourni des explications avec complaisance et fierté, pourm’éblouir en même temps que les autres commères :

– Figurez-vous que Louise a un lit !un vrai lit ! du linge blanc ! des repas réguliers…Mme la directrice l’a visitée et lui a apporté unepoupée.

C’est une joie qui emplit les cœurs et gagnetout le trottoir ; le rassemblement augmente :décidément, d’avoir la jambe cassée, elle n’a jamais été à pareillefête ! Pauv’ gosse, quel bonheur pour elle ! Les yeux ensont humides.

Une pointe d’envie se discerne dansl’enchantement de certaines mamans et des regards se promènent surdes moutards, comme si l’on cherchait ce qu’on pourrait bien leurdémolir.

J’ai béni le sort, comme les autres bonnesfemmes. Et je voudrais bien rester toujours ainsiapprobatrice : le corps mou, le cerveau mou.

Quand la gaieté s’y met, elle peut atteindreau formidable. Un souvenir du matin m’est revenu, comme j’allais mecoucher. Assise au bord de mon lit, je me suis abattue, la têtedans l’oreiller et j’ai ri silencieusement, j’ai ri à mourir. (Voussentez toute votre substance qui fond, s’écroule et s’en va ;un évanouissement terminerait ce flux incoercible si vous ne vousleviez pour suivre les murs à tâtons…)

La mère de Louise Clairon a demandé la cantinegratuite pour son enfant. On a envoyé à la directrice les rapportset certificats nécessaires en l’occurrence. J’ai pu jeter un coupd’œil dessus. Il y a un rapport du commissaire de police :trois lignes, pas plus, c’est laconique et grand.

Si quelqu’un y résiste, c’est que – selontoute probabilité – mon hilarité avait une source maladive. Mais,peut-être aussi, manque-t-il ce fait d’avoir vu l’air de dénûmentaffamé de Louis Clairon, ce matin même : un enfant qui n’a paseu sa soupe et qui arrive blême, verdâtre… Trois lignes, puis unpoint, c’est tout : « La nommée femme Clairon a vécupendant plusieurs années avec un individu qui l’a abandonnée, n’alaissé que deux manches de parapluies. »

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