La Poupée sanglante

Chapitre 20Ce qu’il advint de la septième

Christine ne put prendre le train pourCorbillères qu’à deux heures de l’après-midi, et encore elle pritun mauvais train. Elle avait confondu le rapide avec l’express.Elle était dans le rapide qui « brûlait » Corbillères.Elle ne put s’arrêter qu’à Laroche et y attendre un train omnibusqui remontât vers Paris.

Quand elle descendit à Corbillères, ilétait sept heures du soir… Elle comptait y rester trois heures etramener avec elle Bénédict Masson par le rapide de dix heures. Àonze heures, ils seraient à Paris ; la nuit même, ilsdécideraient avec Jacques du plan à suivre, et le lendemain matin(puisque Jacques ne pouvait pas dans le moment quitter Gabriel)elle partirait avec Bénédict Masson pour Coulteray.

Elle était bien décidée à sauver lamalheureuse qui, tant de fois, s’était adressée à elle sans êtreparvenue à se faire entendre. Elle s’accusait d’aveuglement. Ellene comprenait pas comment elle avait pu subir si longtempsl’influence néfaste du marquis et, à un point tel, qu’elle avaitfailli, elle aussi, devenir sa victime ! car enfin ! elleaussi avait été visée ! c’était le cas dedire !… et même atteinte ! Elle aussi avait étémordue de loin par le monstre !… Elle n’avait pasfait un rêve quand elle l’avait vu penché sur elle et aspirant sonsang, de ses lèvres gloutonnes, par la piqûre durosier !… Baiser si hideux qu’elle n’avait pas voulu ycroire, au réveil !… Crime d’un autre âge qu’elle avait rejetédans le domaine du cauchemar !…

Oui, mais il y avait eu le chlorurede calcium qui arrête le sang et le citrate de soudequi le fait couler ! Et il y avait le trocart qui mordait àdistance, annihilait à distance ! Cela était bien de notretemps ! La science, la science à l’usage du vampirisme !ce vampirisme-là n’était plus qu’un rêve !…

Ce n’était plus cette chose funèbre,fantomatique et légendaire que les petits esprits modernesrepoussaient d’emblée avec dédain, c’était la plus monstrueuse despassions et la plus ancienne – celle du sang humain – servie par lachimie et par la mécanique !…

Et elle se rappelait la parole deJacques Cotentin qui, lui, s’exprimait toujours avec unecirconspection et une prudence qui l’avaient plus d’une fois tropfait sourire : « Le mensonge est moins dans les chosesque l’on nous rapporte et que nous ne comprenons pas que dansnos connaissances ! Les ténèbres nous enveloppent siimpitoyablement que, même en tâtonnant, nous bronchons à chaquepas… »

Corbillères-les-Eaux !… Quand ellesortit de la petite gare et qu’elle se trouva sur la place déserte,entre les quatre platanes d’où l’on découvrait toute la plainemarécageuse sur laquelle couraient, dans le moment, de gros nuagesnoirs bousculés par le vent d’ouest, derniers lambeaux de l’oragede pluie qui, tout l’après-midi, avait mêlé les eaux du ciel auxeaux de la terre, Christine comprit enfin ou crut comprendrepourquoi Bénédict Masson, chaque fois qu’elle lui parlait deCorbillères-les-Eaux, lui avait dit : « Surtout, n’yvenez pas ! »

Elle n’avait jamais rien vu d’aussitriste au monde.

Et c’est là qu’ilvivait !…

C’est dans cette mortelle solitude qu’ilétait allé se réfugier après la scène brutale, presque tragique,qui les avait séparés.

Elle ne lui en voulait pas.

Au contraire, elle se condamnait. Toutavait été de sa faute. Pourquoi s’était-elle montrée si tendre avecBénédict, ce soir fatal ?…

Certes, elle n’avait aucune coquetterieà se reprocher. Elle s’était laissée aller très naturellement à desconfidences qu’elle n’eût point faites à un autre, parce quelleéprouvait pour celui-ci, pour son caractère si particulièrementsauvage, pour son talent si ardent, qu’elle n’hésitait point à lequalifier de génie, pour tout son individu moral, une sympathie,une attirance presque irrésistible…

Seulement, voilà ! elle n’avait paspu surmonter un mouvement de dégoût à son approchephysique !

Ce baiser de l’homme laid, elle n’avaitpas été assez forte pour le subir !

Eh bien, elle aurait dû prévoir cela etne pas mettre, par son attitude imprudente, Bénédict Masson endroit de le lui demander !…

La scène de rage, d’imprécations quis’en était suivie, elle voulait l’oublier… Elle avait été insultée– même frappée – enfin rejetée loin de lui comme un objet de hainequ’il eût voulu réduire en miettes !… et il était venus’enfouir ici !

Où ? dans quelcoin ?

Qui la conduirait chezlui ?

La nuit venait. Ce soir-là, elle ne sesentait pas très brave.

Vraiment, ce pays l’impressionnait, luimettait déjà sur les épaules comme un suaire humide etglacé.

Elle pensa à retourner à Paris par lepremier train ; elle reviendrait le lendemain au grand jour,avec Jacques…

Mais voilà que la triste, angoissante,désespérée figure de la marquise lui apparut dans l’agonie du jouret lui montra son agonie, à elle, au fond du château de Coulteray.La pauvre femme, une fois de plus, l’aurait-elle appeléevainement ? Christine n’arriverait-elle que lorsqu’il seraittrop tard ? La dernière phrase de la dernière lettre lui passadevant les yeux : « Et maintenant accourez ! caril va me tuer si je ne meurs pas assezvite !… »

Un gamin, sorti de l’unique auberge,examinait sournoisement cette belle dame qui semblait ne savoir oùse diriger. Elle lui demanda :

« Sais-tu où demeureM. Bénédict Masson ?

– Le Peau-Rouge ?fit-il. Bien sûr que je le sais… c’est encore moi qui lui faisaisses provisions, il y a huit jours… avantAnnie !…

– Qui c’estça, Annie ?

– Eh bien, c’est sadernière !… Il raconte que c’est sa petite nièce !… C’estelle qui vient faire ses provisions maintenant… Mais voilà deuxjours qu’on ne l’a pas vue !… Encore une qu’a dû se sauvercomme les autres ! sans demander son reste !…

– Veux-tu me conduire chezM. Bénédict Masson ?… »

Et elle lui tendait une pièce de quarantesous. Le gamin sauta sur le pourboire et dit simplement :

« Suivez-moi, j’m’appellePhilippe ! »

Avant d’aller plus loin, il estpeut-être nécessaire, pour l’intelligence de la chose qui vasuivre, de jeter un coup d’œil sur ce qui s’est passé ou sur cequi a pu se passer à Corbillères depuis la scène del’Arbre-Vert qui avait mis aux prises le père Violette et BénédictMasson… Nous nous rappelons que ce dernier avait menacé le garde dele rendre responsable du départ de sa petite nièce Annie, sicelle-ci s’en allait comme les autres… Là-dessus, la mèreMuche avait conseillé la prudence au père Violette, mais celui-cin’était pas homme à se laisser intimider.

Il ne changea rien à ses habitudes,tournant autour du pavillon habité par le relieur et guettant Anniequand elle allait aux provisions.

Alors il se risquait à montrer sa figureentre les roseaux, mais elle passait son chemin, hâtant le pas,évitant toute conversation avec l’ancien garde, obéissantcertainement à la consigne que Bénédict Masson luiimposait…

Cependant le surlendemain, comme ilétait en train de nettoyer son bachot, devant sa hutte, il vitapparaître la jeune fille qui avait un air fort effrayé…

« Oh ! monsieur !soupira-t-elle… Vous n’auriez pas vu, par hasard, sesclefs ?…

– De quoi ? fit l’autre enfronçant les sourcils…

– Ses clefs !… Il les aperdues !… Il les cherche partout ! Il était dans un étatà faire frémir !… Je ne l’ai jamais vu comme ça !…Ah ! on croit connaître les gens !… Pour un trousseau declefs !… j’ai pensé qu’il allait me briser !… mais je neles ai pas vues, moi, les clefs !… Et maintenant il lescherche dehors !… Il est dans la petite saulaie à fureterpartout, comme un chien, le nez entre les herbes… »

Le père Violette était très intéressépar ce que lui disait Annie. Il alluma son brûle-gueule et laissaentendre un gros rire :

« Pour ce qu’il y a à voler chezlui, il pourrait bien laisser les portes ouvertes… qu’est-ce qu’ilveut qu’on en fasse de ses clefs, et à quoi ça lui sert-il ?Il s’imagine peut-être qu’il a un trésor !…

– Ah ! monsieur, il ferme toutderrière lui, et je n’ai pas le droit de descendre à lacave !… Il a des manies incompréhensibles !… Ça n’estpourtant pas un méchant garçon !…

– Tout à l’heure tu me disais qu’ila failli te mettre en morceaux !… Il faudrait tout de mêmes’entendre !…

– Assurément, il est coléreux quandça ne va pas à son idée !…

– Et qu’est-ce que c’est que sonidée ?… Pourrais-tu me le dire ? T’en sais peut-être bienplus long que moi là-dessus !… » émit l’autre avec uncoup d’œil en dessous vers Annie.

Mais celle-ci ne comprit pas ou fitcelle qui ne comprenait rien… On n’est jamais sûr de rien avec cesgamines… Elle répondit naïvement :

« Pour le moment, son idée c’est deravoir les clefs ! »

On entendit alors la voix de Bénédict aulointain : « Annie ! Annie ! »

« Je me sauve ! S’il savaitque je vous ai parlé, j’en entendrais de toutes lescouleurs ! »

Le lendemain, le père Violette eutl’occasion de reparler avec Annie… ou plutôt ce fut elle qui luiadressa la parole :

« Il les a retrouvées, sesclefs !

– Où qu’ellesétaient ?

– Je ne sais pas !… Il ne mel’a pas dit… Il m’a dit seulement qu’il les avait retrouvées et ilavait un regard, du reste, que je n’oublierai jamais !…Qu’est-ce que j’ai bien pu lui faire ?… Il n’est plus du toutavec moi comme dans les premiers jours !

– Oui ! oui ! on connaîtça !… ricana le père Violette… Les premiers jours, toutnouveau, tout beau !

– Dites donc, monsieur Violette,comment qu’elles sont parties, les autres ?

– Ah ! ma petite, ça, on nesait pas !…

– Enfin, quand elles sont parties,on a bien dû les voir passer !… Moi je suis venue avec unemalle… je ne dois pas être la seule !… Si je voulais m’enaller, il me faudrait bien un charreton !…

– Tu veux donc t’en aller,Annie ?

– Eh bien, oui ! là, mais jen’ose pas lui dire !… J’ai peur ici !… Il sait que jevous ai reparlé… Il m’a fait une scène !… Attention ! levoilà qui sort de la maison. »

Et elle se glissa derrière une haiecomme une couleuvre.

Le jour suivant, le père Violette setrouvait à sept heures du matin à l’orée du village, caché derrièreun vieux mur, attendant la petite. Il savait qu’elle allait veniraux provisions. Quand elle passa, il montra le bout de son museaubarbu. Elle courut le rejoindre, haletante :

« Ah ! je vouscherchais !… Je ne veux plus rester là !… Je ne veux plusrester là !…

– Eh bien, f… le camp tout desuite !

– Mais je ne veux pas partir sansma malle !…

– S’il n’y a que ça, j’irai lachercher, moi, ta malle !

– Non ! ne faites pasça ! Il arriverait un malheur !… Ah ! ce qu’il estmonté contre vous !… Mais voilà ce que vous pourriez faire…Envoyez-moi Bicot, le garçon de l’auberge, avec un charreton, versles trois heures… Le Peau-Rouge (c’est bien comme ça qu’onl’appelle à Corbillères ?) sort tous les jours après ledéjeuner et va rôder dans les herbes, je ne sais où… faire sasieste… On ne le revoit pas avant quatre heures… Bicot prendra mamalle et je le suivrai… Vous surveillerez de loin !… Mais nevous montrez pas, je vous dis, car il pourrait y avoir du vilain…et ce n’est pas vous qui arrangeriez les affaires, je vous ledis !… »

Le soir même, à l’Arbre-Vert, le pèreViolette rapportait à la mère Muche la dernière conversation qu’ilavait eue avec Annie :

« J’ai fait ce qu’elle a voulu, luiexpliqua-t-il, j’ai prévenu Bicot… À trois heures, je me tenaisprêt à tout derrière la petite saulaie. Bicot est arrivé avec soncharreton. Il a sifflé… la fenêtre de la chambre s’est ouverte,mais c’est le Bénédict Masson qui a montré sa salegueule.

« – Qu’est-ce que vousvoulez ? a-t-il demandé rudement à Bicot.

« – Ben, m’sieur, je vienschercher la malle d’Annie ! a répondu l’autre qu’était pas àla noce.

« – Annie a changéd’avis !… Elle ne part plus ! » lui a jeté leBénédict et il refermé la fenêtre… et le Bicot est rentré auvillage avec son charreton.

« J’avais bien envie de me montrer,mais je me suis dit : « À quoi bon ? Ça pourraittout gâter ! Vaut mieux attendre la petite ! » Maisla petite n’est pas ressortie, pas plus que le Bénédict, dureste ! Qu’est-ce que vous en pensez, mèreMuche ?

– Je te répète ce que je t’ai ditun jour. J’ai vu la figure de cet homme-là une fois ! Je m’ensouviendrai toute ma vie. Quand il est arrivé avec son bâton dansla cour et qu’il était mis comme un sauvage, un vrai Peau-Rouge,c’est le cas de dire, et qu’il te cherchait partout ! Je terépète donc que ce que je souhaite pour toi c’est que celle-là nedisparaisse pas, comme les autres !

– N… de D… ! si c’est luipourtant qui les fait disparaître !

– Raison de plus !

– À demain, mère Muche. Je viendraivous dire ce qu’il en est. J’guetterai la petite à Corbillèresquand elle viendra aux provisions. »

Mais la mère Muche ne revit pas le pèreViolette le lendemain ni les jours suivants. Elle ne devait plus lerevoir jamais !

Enfin, comme l’avait dit le gamin quiconduisait Christine dans les sentiers bourbeux du marécage, quandMlle Norbert arriva à Corbillères, on n’avait pas revu la petiteAnnie depuis l’avant-veille.

Et maintenant continuons notre cheminavec Christine vers la demeure de Bénédict Masson qui, dans le soirtombant, mêlait son ombre triste aux reflets funèbres de l’étangaux eaux de plomb.

Le vent soufflait de plus en plus fort,humide et glacé, échevelant les saules pâles et tordus, fantômesfrissonnants au-dessus des roseaux courbés qui faisaient entendreleur plainte chantante, hululante, tantôt horriblement sifflantecomme si elle avait passé par mille et mille chalumeaux, tantôtdouce comme le dernier souffle de la terre et des eaux pourreprendre aussitôt avec une fureur déchaînée.

Il y avait un quart d’heure qu’ilsmarchaient, le jeune Philippe roulant dans la boue comme dans sonélément, Christine essayant d’éviter les flaques, la jupe claquantcomme un drapeau, les deux mains à sa toque de voyage, luttant avecle vent qui semblait avoir pris le parti définitif de la luiarracher quand, soudain, ils s’arrêtèrent.

Au-dessus de la demeure funèbre deBénédict venait de s’élever un tourbillon de feu. Flammes, cendres,flammèches s’échappaient avec un ronflement sinistre d’un destuyaux qui surplombaient le toit et cet embrasement rabattu de partet d’autre par les brusques sautes du vent paraissait prêt àdévorer le chalet tout entier.

« C’est un feu de cheminée !s’écria le gamin, et il ne s’en doute peut-êtrepas ! »

Alors, ils se mirent à courir et setrouvèrent bientôt sur un petit pont de bois qui dressait sonpilotis au milieu des roseaux et auquel ils s’accrochèrent uninstant pour ne pas être emportés par la bourrasque.

L’étang avait de vraies vagues gonfléesde courants qui traversaient les marais environnants et venaientbouillonner là comme dans une cuve, il y eut soudain une traînée desang, reflet de la flamme qui ronflait au-dessus du toit… et dansce reflet, il y eut un cadavre !…

Il arriva du fond de la nuit porté parles eaux en tumulte et se jeta au-devant de Christine et del’enfant qui l’accompagnait, comme s’ils pouvaient encore quelquechose pour lui… Muets d’horreur, tous deux le regardèrent glissersous le pont, les bras étendus, sa face déjà décomposée, ouvrantune bouche d’où semblait sortir un dernier appel dans la plushorrible grimace.

« Le père Violette !… »put enfin s’écrier le petit Philippe, quand il eut retrouvé sonsouffle.

Et il se reprit à courir mais, cettefois, dans la direction contraire, laissant là Christine, rentrantà Corbillères de toute l’agilité de ses petites jambes, décupléepar la terreur… Quant à Mlle Norbert, se voyant abandonnée, ellen’hésita pas à courir comme à un refuge vers le chalet où il luifallait, du reste, avertir Bénédict Masson du danger qu’il couraitavec ce feu de cheminée qui ne cessait pas, bien aucontraire…

Heureusement que le vent venant des’établir au sud-ouest rejetait tout le panache incendiaire loin dutoit, du côté de la petite saulaie dont les arbres accroupissurgissaient de temps à autre de la nuit tragique avec des brastordus, torturés, suppliants.

Il est facile de se rendre compte del’état d’esprit dans lequel Christine arriva à la porte du chalet.L’aspect sinistre du pays qu’elle venait de traverser, la vision dece cadavre que des eaux bouillonnantes avaient apporté à ses piedscomme l’offrande diabolique de ces lieux funestes, ces flammes quis’échappaient de ce toit, cet enfant qui s’enfuyait en hurlantd’horreur : tout contribuait à la jeter pantelante sur ceseuil où elle n’avait plus d’espoir qu’en BénédictMasson !

Son poing eut à peine la force defrapper, mais un grand cri s’échappa de seslèvres :

« Bénédict !Bénédict ! »

Auquel un autre cri, derrière la porte,répondit d’une façon terrible.

Un cri ? disons plutôt un hurlementqui était en même temps un monstrueux blasphème, une clameureffrayante qui se continuait en imprécations délirantes et quifrappa Christine au cœur.

Et la porte ne s’ouvrait pas…

Contre cette porte, Christine agonisaitmaintenant d’horreur à cause de ce cri plus affreux encore que toutce qu’elle avait vu et entendu depuis qu’elle avait mis le pied surcette terre maudite.

Sa bouche gémissait encore :« Bénédict ! Bénédict !… » mais comme si elledemandait grâce à son bourreau !…

Et la porte enfin s’ouvrit… et il y eutla vision fulgurante d’un monstre qui emportait une jeune femme aufond de son enfer.

Et puis la porte fut refermée tandisque, tout là-haut, le panache de flammes se redressait avec unefureur nouvelle, tourbillonnante, dévoratrice… semant sur lesarbres agenouillés de la saulaie ses cendres et ses scoriesfunèbres… les enveloppant d’une odeur de mort…

Pendant ce temps, le petit Philippeétait arrivé au village et y avait répandu l’alarme. Philippe étaitle fils du bourrelier, mais il ne courut point en arrivant à laboutique de son père.

Instinctivement, il se précipita dansl’auberge où il était à peu près sûr, à cette heure, celle del’apéritif, de rencontrer tout ce qui comptait de force défensivedans le pays : le garde champêtre, le tambour de ville ouappariteur, deux ou trois gars qui faisaient plus ou moins métierde braconniers dans le marécage et qui gardaient toujours leurpoudre sèche, tous gens qui faisaient bon ménage, s’entendant commelarrons en foire, et qui depuis longtemps avaient accepté latutelle dominatrice du père Violette, bon maître du domaine que leSeigneur lui avait départi et y laissant de quoi vivre à sessujets, pourvu que ceux-ci ne lui marchandassent ni leur admirationni son autorité ; tous d’accord, du reste, dans la même haine,celle de l’intrus, de ce sauvage, de ce Peau-Rouge qui semblaitn’être venu là que pour les narguer, pour les gêner dans leurshabitudes et pour les mépriser, puisqu’il n’aimait ni la chasse, nila pêche dont ils vivaient.

Quand le gamin leur eut appris, dans unlangage entrecoupé par l’épouvante, que le cadavre du père Violettenaviguait entre deux eaux sous les pilotis du pont près de l’étang,ils se levèrent tous, unanimes :

« C’est lePeau-Rouge ! »

Du reste, il n’en était pas à sonpremier coup ! Il y avait beau temps que dans le pays ilfaisait figure d’assassin ! De l’Arbre-Vert à Corbillères, nuln’ignorait non plus l’animosité qui existait entre les deux hommes…sans compter que, dans ces derniers temps, le père Violette n’étaitpas le seul à se demander ce qu’était devenue la petiteAnnie…

Cinq minutes plus tard, ils étaient unevingtaine du village, tous armés, qui, de fusils, qui de bâtons, defourches, prêts à entrer en campagne contre lePeau-Rouge.

L’appariteur était allé chercher sontambour et on avait eu toutes les peines du monde à l’empêcher debattre sa caisse… Il n’en prit pas moins la tête de l’expédition,une baguette dans chaque main, décidé à faire entendre une chargehéroïque dans le cas où sa petite troupe faillirait au moment del’assaut.

Le petit Philippe trottait à côté delui…

De l’un à l’autre on se recommandait lesilence et l’on arriva ainsi à la queue leu leu, à cause del’étroitesse du sentier, jusqu’aux pilotis du pont où le pèreViolette les attendait, avec sa figure de papier déjà mi-mâchée parla mort, par l’humidité, par la morsure des poissons et avec letrou noir de sa gueule ouverte qui leur criait :« Vengeance ! »

Une sourde exclamation courut tout lelong de la file indienne.

Deux d’entre les gars descendirent dansl’eau clapotante, éclairée seulement par le fanal sinistre quibrûlait plus fort que jamais au-dessus de la demeure du brigand.Ils tirèrent le corps sur la berge.

« Pour sûr, il y a bienvingt-quatre heures qu’il boit plus qu’à sa soif. »

Il y eut un court conciliabule. Ce feuviolent inexplicable, qui sortait en rugissant de la maisonmaudite, leur faisait peur.

« Ce serait-il qu’il voudrait sebrûler… il a peut-être f… le feu à sa bicoque avant de f… lecamp ! »

Enfin, ils décidèrent d’entourer lechalet et résolurent de s’y précipiter tous à la fois à unsignal.

« Le signal, c’est moi qui ledonnerai ! » souffla l’appariteur…

La porte fut enfoncée sansrésistance…

Les premiers s’arrêtèrent sur le seuil,comme médusés.

Cependant, sans s’occuper d’eux,Bénédict Masson, à genoux, répandait de l’eau sur le visage demarbre de Christine, évanouie… Près de là, dans un panier, un tasinforme de débris attendait d’aller rejoindre dans la« cuisinière », d’où s’échappait une épouvantable odeurde graisse brûlée, les autres restes d’Annie qui se consumaientdans une flamme attisée par le pétrole…

Bénédict Masson, tranquillement,soignait l’une de ces dames, pendant qu’il brûlaitl’autre !…

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