La Poupée sanglante

Chapitre 17La septième

Cette succession de disparitions avaitfrappé plus d’un esprit dans le pays ; on s’en était d’abordamusé, puis on avait jasé assez sournoisement ; enfin, commedepuis de longs mois on ne revoyait plus Bénédict Masson, on avaitparlé d’autre chose. Mais il y avait quelqu’un qui y pensaittoujours, à ces disparitions-là. C’était le pèreViolette.

Le père Violette était garde-chasse deson métier, tant qu’on lui faisait l’honneur de le charger de cesimportantes fonctions… Malheureusement, il y avait des années oùles sociétés de chasseurs se désintéressaient tout à fait desmarécages de Corbillères ; alors le père Violette devenaitbraconnier. De toute façon, c’était un homme précieux. Avec lui, onétait toujours sûr d’avoir du gibier.

Le père Violette n’avait rien en lui quirappelât la fleur printanière dont il portait le nom ; il n’enavait ni la fraîcheur, ni le parfum, ni la modestie. C’était leplus grand hâbleur de chasse et de pêche que l’on pûtentendre : avec cela, le pays lui appartenait ; on nepouvait le traverser, sans qu’il eût l’œil sur l’audacieux quipénétrait dans son domaine.

On l’avait toujours vu habillé de lamême façon : vieille culotte de velours à côtes qui n’avaitplus de couleur, toujours botté, une veste qui était tout enpoches, et dont il sortait des kilomètres de cordelettes,d’extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne quittaitpoint son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil (dansces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n’était jamais trèsloin), un brûle-gueule qui semblait ne plus être qu’un morceau debraise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie,calcinée par ce charbon ardent ; un visage taillé à coups deserpe, de grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours auvent, tout du chien d’arrêt… de petits yeux vert clair entre deslongs cils albinos et qui voyaient d’incroyablementloin.

Il n’y en avait pas deux comme lui pourlancer l’épervier ou démolir une bande de canards sauvages àl’affût, vers lequel il les attirait avec son équipe de poupées debois flottantes, par les nuits claires, au moment des grandspassages…

Il habitait une hutte au milieu destêtards, comme il appelait les saules pâles qui dressaientleurs troncs entrouverts, égorgés, sur deux rangs au bord desmarais. Il vivait là dans un domaine mi-terrestre, mi-aquatique,parmi les glaïeuls, les sagittaires, les roseaux… Il y avait sonbachot, son vivier barbu, autour duquel rôdait la perche noire, oùpassaient, rapides, les folles escadres d’ablettesargentées…

Il détestait Bénédict Masson pour biendes raisons. L’une des plus fortes était que celui-ci lui avaitfait manquer une occasion extraordinaire de devenir presque unbourgeois, un vrai garde-chasse établi dans une vraie maison… unchalet comme il convient à un vrai garde, et cela en refusant sapropre maison, celle de Bénédict Masson lui-même, à un « grosbonnet », qui ne demandait pas mieux que de louer tout le paysenvironnant, chasse et pêche, et qui aurait fait du père Violetteson homme, et qui l’aurait installé là jusqu’à la fin de ses jours,assurément, car le marquis de Coulteray (c’est de lui qu’il s’agit)semblait avoir alors sur cette contrée des desseins bienarrêtés…

Comme en vrai seigneur du temps jadis,il tenait à dominer tout le pays, à n’être gêné par personne autourde la grande propriété qu’il avait achetée de l’autre côté duvallon, par-delà le bois, et où sa maîtresse, une danseuse célèbre,paraît-il, une Indienne nommée Dorga, donnait chaque année, à desdates fixes, des fêtes auxquelles on venait de loin, de très loin,même d’Angleterre… Mais cette brute de Bénédict Masson, quiignorait tous ces détails, n’avait rien voulu savoir.

Le père Violette était allé un jour chezle relieur pour le tâter. Il avait été mis à la porte comme unvoleur. Il n’avait pas même eu à prononcer le nom du marquis. On nelui avait pas laissé prononcer dix paroles… Et le marquis s’étaittout de suite désintéressé de l’affaire… l’ancien garde ne l’avaitmême plus revu…

Eh bien, cette raison que le pèreViolette avait de détester Bénédict Masson, raison qui avait bienson importance, n’était point la plus forte. La première de touteset la plus lointaine était que cet affreux garçon laid comme lessept péchés capitaux lui gâtait son marécage, non point parce queBénédict Masson était repoussant à voir, mais parce que le pèreViolette ne pouvait comprendre ce que l’autre était venu yfaire.

Bien avant l’histoire de la disparitiondes femmes, laquelle pouvait fort bien s’expliquer après tout parl’effroi que leur inspirait cet être misérable et « disgraciéde la nature », Bénédict Masson était pour le père Violette leplus grand mystère du monde. Longtemps, l’ancien garde, devenubraconnier, l’avait observé avec une inquiétude grandissante, etencore maintenant ce n’était pas sans effroi qu’il passait à côtéde lui comme à côté d’un fou dangereux dont il faut tout craindre…Songez donc !… Bénédict Masson vivait dans le marais, comme unvrai sauvage, comme le père Violette lui-même, plus mal vêtu quelui (quand les femmes n’étaient pas là), couchant à la belleétoile, passant des heures sans remuer, accroupi entre les roseaux,comme qui dirait à l’affût… et il ne pêchait ni ne chassaitjamais !… Ça, c’était une énigme !…

Le père Violette en était positivementmalade !… jamais, jamais un fusil, jamais un engin, jamais unbout de fil, un collet, un bout de gaule… Alors, quoi ?qu’est-ce qu’il faisait là, pendant des journées et des nuitsentières, se traînant de-ci de-là, furetant, les mains dans lespoches, ou s’arrêtant les yeux fixes, pendant des heures, commes’il attendait quelque chose, comme s’il chassait quoi ! oucomme s’il pêchait ! Et il ne pêchait et ne chassaitjamais !

Et, parfois, il « causait »tout haut, tout seul !… Ça ! le père Violette l’avaitentendu !…

Qu’est-ce qu’il avait donc dans lacervelle, « cet oiseau-là », s’il n’était pas fou ?…Il avait tout du crime !…

Le père Violette s’en était tenulà ! Depuis le moment où il avait été bien sûr que BénédictMasson ne braconnait pas dans un pays comme celui-là, où il n’yavait rien à faire qu’à braconner, il avait dit : « Voilàun garçon qui a tout du crime ! »

Cela une fois admis, on comprendfacilement l’impression produite sur l’esprit du père Violette, parcette bizarre disparition des femmes qui s’étaient succédé siétrangement chez notre relieur…

Il y avait déjà plus d’une semaine queBénédict Masson était revenu s’installer à Corbillères, où il avaitrepris ses habitudes de trappeur mélancolique, quand le pèreViolette, certain soir, pénétra dans la cuisine de l’Arbre-Vert, del’autre côté du coteau, sur le versant, d’où l’on découvrait unpays qui n’avait plus rien à faire avec la plaine aquatique deCorbillères, et où apparaissait, entre les boqueteaux verdoyants,de-ci, de-là, le vaste mur d’enceinte qui entourait le parc desDeux-Colombes, la propriété que le marquis de Coulteray avaitachetée pour sa maîtresse Dorga, un don royal…

L’auberge était en lisière de forêt,regardant le soleil se coucher au bout de la plaine découverte,abritée au nord par un hêtre magnifique (l’arbre vert) ; unporche, une cour, une écurie, un hangar qui servait au besoin degarage ; un enclos palissadé, soigneusement cultivé delégumes, de pommes de terre ; quelques arbres fruitiers ;au-dessus de la porte, la vigne pendait en grappes encorevertes : un cep nerveux festonnait en l’ombrageant l’espèce detonnelle qui entoure le vieux puits. Une bonne hôtesse, la mèreMuche, tout en largeur et toujours de bonne humeur depuis qu’unheureux trépas l’a débarrassée de son gredin d’époux qui passaitson temps à boire son fonds avec son revenu, et qui en estmort…

Le père Violette est toujours bien reçulà-dedans ; c’est le pourvoyeur occulte de certains repasclandestins où l’on mange ce qui est généralement défendu par lesjustes lois. On vient d’assez loin faire des parties fines àl’Arbre-Vert. Spécialités de matelotes, gibelottes et surtout uncertain brochet farci, rôti, arrosé d’un vouvray encore un peuagressif quia fait la renommée de la mère Muche. Et puis dela discrétion. On peut venir avec une dame on ne vous demande pasde contrat de mariage et l’on n’écoute pas derrière les portes. Çan’est pas le genre de la maison.

Quand le père Violette entra dans lacuisine, la mère Muche était à ses fourneaux. Il ne dit même pasbonjour ni bonsoir, ni rien. Il se laissa tomber sur un banc, aucoin de l’âtre, et ralluma sa pipe avec une braise au bout despincettes, et puis il cracha dans le foyer et regarda laflamme.

« Eh bien ? finit par dire lamère Muche, en se retournant, ton Bénédict t’a-t-il enfin« débarrassé le plancher ? »

Le plancher ! drôle de façon dedésigner les marécages de Corbillères ! Mais la mère Muche n’yregarderait pas de si près, et puis, elle était tout à faitexcusable de s’exprimer ainsi, car elle ignorait ces marécages-là.Elle ne les avait jamais vus. On lui avait toujours dit que le paysd’où le père Violette rapportait de si bonnes choses était si laid,qu’elle n’avait jamais eu le courage de grimper à travers boisjusqu’en haut du coteau pour savoir comment il étaitfait.

Mais depuis des années, elle entendaitparler du seul homme au monde qui voulût bien habiter cettecontrée-là avec le père Violette, et malgré le pèreViolette !… Ah ! le garde ne lui laissait rien ignorer dumonstre de laideur qui avait choisi cette solitude pour yattirer des femmes et les assassiner ! Ça, c’était lefonds, le tréfonds de la pensée du père Violette, et il ne l’avaitpas caché à la mère Muche, sous le sceau du plus grand secret, bienentendu. Celle-ci ne faisait qu’en rire. La mère Muche riait detout depuis que le père Muche était mort.

« Quelle drôle de tête tu fais,Violette ! reprit la mère Muche… c’est-y qu’il y aurait dunouveau du côté de ta hutte ? T’as l’air tout retourné… Unverre de piot bien frais, hein, ça te remettrait peut-êtrebien !…

– Donnez donc « àbouère » et vous saurez tout, mère Muche ! Laseptième est arrivée !…

– Quelleseptième ?… »

L’autre haussa les épaules.

« Vous vous f… encore demoi !… Vous savez bien de quoi je parle !… Eh bien, oui,je suis retourné à l’idée que cette pauvre petite-là y passeracomme les autres !… et qu’il n’en sera pas plus question quesi elle n’avait jamais existé !… Ah ! mais, cette fois,ça n’ira pas tout seul !… J’suis là !… »

La mère Muche continuait àrire :

« Oui ! t’es là ! t’estoujours là !… Faudrait peut-être qu’il te demande lapermission, vieux jaloux !… »

Et elle lui versa à boire, mais le pèreViolette repoussa le verre, événement grave :

« Nous verrons bien si vousrigolerez comme ça le jour où je vous apporterai la preuve… uneseule preuve… ça se rencontre !…

– Sûr ! répliqua-t-elle… ilfaut bien qu’il les mette quelque part, à moins qu’il ne lesmange !…

– Vous blaguez !… je vous disqu’elles n’ont point toutes repris le train !… Ça,c’est une preuve !…

– Eh bien, elles sont reparties parla route !… du moment que tu me dis qu’il est si laid, je nevois point ce qui les aurait retenues à son service dans un endroitassez désolé… et puis elles ont peut-être eu peur !… Alors,elles se sont sauvées !…

– Peur !… Je vous croisqu’elles ont eu peur !

– Elles te l’ontdit ?

– La dernière me l’a dit !(là-dessus il ressaisit son verre et le vida d’un trait pour sedonner du courage ou s’éclaircir les idées), la dernière qui estrestée près de trois semaines… Oui, j’ai pu lui parler àcelle-là !… et elle m’en a raconté, allez, sur leBénédict !…

– Et elle avait peur !… etelle est restée trois semaines !…

– Elle est restée justement à causede ça !

– Elle est restée parce qu’elleavait peur ?

– Oui, que je vous dis !Ah ! c’était une drôle de fille ! allez !… et onaurait pu croire qu’ils étaient bien faits tous deux pours’entendre !… Eh bien ! elle a disparu comme lesautres !… envolée, volatilisée !… c’est à ne pascroire !…

– Elle est peut-être simplementretournée à Paris !…

– Non ! j’ai fait mon enquête…Celle-là, je connaissais son nom et j’avais pu savoir où ellehabitait !… On ne l’a jamais plus revue !… Elles’appelait Catherine Belle ! et belle elle l’était, eneffet !… Ah ! un sacré brin de fille !… Si elleavait voulu, je l’aurais bien débarrassée de son Bénédict, maisvoilà, moi, je ne lui faisais pas peur !… Je vous dis quec’est inexplicable !… La première fois que je lui ai parlé,c’était un soir… je rôdais autour du chalet !… Je vois uneombre qui s’en échappe en courant ; puis la porte se rouvre etle Bénédict paraît ! appelant d’une voix suppliante :« Catherine !… Catherine !… »

« Mais Catherine était restéeimmobile, cachée derrière une haie de roseaux, à quelques pas demoi, dont elle ne soupçonnait pas la présence… Maintenant Bénédictl’appelait d’une voix de colère, et comme Catherine ne répondaittoujours pas, il referma la porte avec fureur.

« Alors, Catherine se releva etcourut dans la direction de la gare. Je la suivis et la rejoignisdans un moment où elle s’était égarée dansl’obscurité :

« – Ne craignez rien !lui dis-je… je suis là !… C’est moi le garde, le pèreViolette… qu’est-ce qu’il vous a encore fait lemisérable ?

« – Mais rien, me dit-elle…seulement il me fait peur !… Il a, au contraire, été trèsgentil !… »

« Je ricanai…

« – Vous êtes la sixième,fis-je, avec qui il est très gentil… et elles s’en vonttoutes !

« – C’est ce qu’il m’adit.

« – Elles s’en vont toutes aubout de vingt-quatre heures… de deux jours… de trois jours… Vous,voilà huit jours que vous êtes là !… Vous avez de lapatience !…

« – Il m’a encore ditça !…

« – Pourquoirestez-vous ?…

« – Parce qu’il est trèsmalheureux !… Il est à plaindre le pauvre garçon !… Ilpleure… j’ai eu pitié de lui !…

« – Et vous en avez assezmaintenant ? »

« Elle ne me réponditpas…

« – Pourquoi vous êtes-vousenfuie ce soir ?…

« – Parce qu’il a voulum’embrasser !…

« – Il n’est pas dégoûté,fis-je, mais vous, je comprends que vous le soyez unpeu… »

« Là-dessus, elle garda le silence.Et, comme elle s’était arrêtée, je lui dis :

« – Si vous voulez prendre letrain de dix heures quarante, vous n’avez pas de temps àperdre !

« – Non, me répliqua-t-ellebrusquement… C’est de l’enfantillage… je retourne…

« – Où ?

« – Mais chezlui !

« – Chez BénédictMasson ?

« – Oui !… »

« J’étais abasourdi…

« Écoutez, fis-je… vous aveztort !… vous avez tout à fait tort !… c’est moi qui vousle dis… vous vous en repentirez ! Ce garçon-là a tout ducrime !… »

« Elle réfléchit un instant et ellerépéta :

« – C’est vrai qu’il y a desmoments où je me suis dit ça, moi aussi !…

« – Et vous yretournez ?

« – Oui !… pourvoir !… Mais bah !… ça finit toujours par les larmes… Aufond, il n’est pas bien dangereux, allez ! »

« Et elle rentra au chalet… Tout ceque j’ai pu lui dire… c’est comme si j’avais chanté… Ce quil’amusait, celle-là, c’est qu’il lui faisait peur !…Décidément, on ne sait jamais avec les femmes !…

« Les jours suivants, vous pensezsi j’étais à l’affût… à l’affût de mes deux tourtereaux. C’était àcrever de rigolade !… Le monsieur faisait toilette… Il sefaisait beau, le monstre !… Il mettait ses habits de la ville…une cravate, un chapeau… et il lui en racontait !…

« Elle, visiblement, se jouait delui, tout en ayant peur, mais elle voulait savoir jusqu’où çapourrait bien aller, cette histoire-là !… M’est avis qu’ellel’a appris à ses dépens et que sa curiosité ne lui a pas portébonheur !…

« Une dizaine de jours plus tard,il était de nouveau tout seul, tantôt se promenant dans le maraisavec une figure épouvantable, tantôt se jetant dans son hamac avecdes grognements de bête enragée, mordant les cordes… C’est pas unchrétien, ça !… J’avais envie de l’abattre d’un coup defusil…

– Père Violette, pas debêtises !… interrompit la mère Muche. Qu’est-ce que c’est quecette petite qui vient d’arriver ?…

– Une enfant !… Ça n’a pasplus de dix-sept ans !… Ah ! mais celle-là, faut pasqu’il y touche ! ou je fais le gendarme !… Riez pas, mèreMuche ; cette fois, à la première alerte, je ledénonce !… Il faudra bien qu’il s’explique…

– D’où qu’elle vient, lapetite ?…

– Elle doit être Berrichonne… c’estune fille de la campagne… elle l’appelle : mononcle !…

– Ce serait-il que ce seraitvraiment son oncle ?

– Paraîtrait !… Du reste, iln’a pas fait de frais pour celle-là… il ne s’est pas déguisé engentleman… Il a plutôt l’air de la traiter comme une petiteservante… Il lui fait faire ses courses… Ça n’est plus le boulangerqui apporte les provisions… Personne ne vient plus au chalet… Il amême remercié le souillon qui venait deux heures tous les matinsfaire le ménage… Ils vivent tout seuls, tous les deux, loin detout, sûrs de n’y être dérangés par personne… La petite n’est nibelle ni laide… elle s’appelle Annie.

– Tu lui as parlé ?

– Oui… tantôt… je lui ai demandé sielle se plairait dans nos marais… Elle m’arépondu :

« – Pourquoi donc que je nem’y plairais pas ? mon oncle est si bon !… »Textuel…

« – Tant mieux s’il est si bonpour toi, que je lui ai répliqué… il ne l’a pas été pour toutescelles qui sont venues là avant toi, sans quoi elles y seraientencore ! »

« Elle a paru surprise de ce que jelui disais là et elle est partie toute pensive, sans rien ajouter.Alors je lui ai crié de loin :

« Demande-lui donc, à ton oncle, oùelles sont passées !… »

« Là-dessus, elle s’est sauvée etne s’est arrêtée qu’au chalet.

– Tout ça finira entre vous par duvilain !… conclut la mère Muche. Tu te mêles de ce qui ne teregarde pas et t’as peut-être bien tort, père Violette… Enattendant, vide ton piot !…

– N… d… D… ! levoilà !

– Qui ?

– Notreparoissien !… »

Et le père Violette sauta sur son bâtoncomme s’il avait à se défendre contre quelque animalredoutable…

La mère Muche allongea le nez à lafenêtre :

« Bon sang ! fit-elle… c’estvrai qu’il n’est pas beau ! »

Bénédict Masson traversait la cour.L’apparition de cet homme, dans le soir qui tombait, étaitsinistre.

Il sortait du bois comme une bête de satanière et la façon qu’il avait de tourner son mufle de tous côtés,comme s’il cherchait une proie à dévorer, donnait lefrisson.

Il aperçut soudain la cabaretière et,derrière, le garde qui le considéraient, la première avec effroi,le second avec son habituelle hostilité.

Sans hésitation il pénétra dans lacuisine.

« Vous ! j’ai à vousparler ! fit-il au garde, tout de suite… Si vous voulez mesuivre, ça ne sera pas long !… »

Le père Violette se rassit sur son banc,affectant une tranquillité méprisante.

« Moi, je n’ai rien à vousdire ! » déclara-t-il.

La mère Muche était loin d’être à sonaise… Elle avait un dîner à préparer pour des gens desDeux-Colombes qui arrivaient, le soir même, à la villa, où rienn’était prêt pour les recevoir et elle eût voulu voir les deuxhommes « aux cinq cents diables »… Enfin, comme à tantd’autres, Bénédict lui faisait peur.

« Allez vous expliquer sous latonnelle ! » leur suggéra-t-elle.

Mais le père Violette ne bronchait pas.Il redemanda même un piot.

« Écoutez, père Violette !…fit Bénédict Masson, si vous voulez qu’on trinque ensemble, il netiendra qu’à vous !… mais il faut qu’on s’explique une foispour toutes. Le pays est assez grand pour nous deux. Nous nepouvons pas continuer à vivre comme ça, en nousgênant !

– Je vous gêne donc ? »releva l’autre.

Bénédict Masson s’assit sur un escabeauet, la tête basse, sombre et taciturne, cessant de le regarder, ilrépondit :

« Oui !

– Faudrait-il que je disparaisse,moi aussi ?… émit hardiment le garde.

Mais il se tut, car il n’avait pasachevé sa phrase que l’autre avait relevé la tête et le brûlait deson regard de feu. Puis cette flamme finit par s’éteindre… la têteretomba sur la poitrine et Bénédict reprit d’une voixsourde :

« Je sais ce que vous racontezpartout ! Faut vous taire, père Violette ! Moi, j’en aiassez !… Eh bien oui, elles sont parties !… je ne peuxpas garder une ouvrière !… je ne peux garder personne auprèsde moi… je fais peur à tout le monde !… Tout à l’heure, j’aifait peur à Madame !… ah ! laissez-moi parler,madame !… je suis si content de m’expliquer devantvous !… Vous ferez peut-être entendre au père Violette qu’ilfaut qu’il tienne sa langue… Ma vie n’a rien de mystérieux… Je n’aijamais fait de mal à personne !… On n’a qu’à me regarder pourcomprendre que je n’ai pas besoin de leur faire du mal pourqu’elles fichent le camp !… Je ne suis pas venu ici pour fairele malin, je suis venu ici pour dire au père Violette :« J’en ai une, en ce moment, une enfant, une petite nièce, uneorpheline que j’ai recueillie et que je ne dégoûte pas trop !…et qui veut bien me servir de bonne… qui a été malheureuse, toutepetite et qui m’est reconnaissante de ce que je peux faire pourelle… eh bien, père Violette, faut pas la dégoûter demoi !… »

– Mais ça ne me regarde pas, moi,tout ça !… » grogna le garde.

La cabaretière avait glissé un verredevant Bénédict Masson.

« Monsieur a raison,déclara-t-elle, en vidant le reste du pot dans le verre… Il n’y apas de bon sens à vivre comme ça sur la même terre en se faisant lamine… Trinquez et serrez-vous la main et qu’il ne soit plusquestion de rien ! »

Mais le père Violette, têtu, répétaitencore :

« Tout ça, ça ne me regarde pas…tout ça, ça ne me regarde pas ! »

Bénédict Masson repoussa le verre, seleva, se planta devant le garde et lui dit, la voixrauque :

« Si ça ne vous regarde pas, quandla petite passera près de vous, gardez votre langue… gardez votrelangue, père Violette !… parce que je vais vous dire… sicelle-là s’en va, comme les autres qui sont peut-être parties aussià cause de vos ragots… eh bien, c’est vous que j’en rendsresponsable !… Moi, vous savez, la vie, je m’en f… et je vouscrèverais comme un chien ! »

Là-dessus il s’en alla, après un brefsalut à l’hôtesse, traversa la cour, gagna le bois qui le repritdans son ombre.

« Vous l’avez entendu ! Vousl’avez entendu, le sauvage ! fit entendre le père Violettequand l’autre fut déjà loin.

– Écoute ! dit la mère Muche…cet homme-là me paraît à bout !… Je souhaite pour toi quela septième, elle reste ! »

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