La Poupée sanglante

Chapitre 3N’aurait-elle qu’un métronome sous son corsage ?

Gabriel est mort ! Gabriel estmort ! Le vieux en a fait de la charpie ! Moi, je neconsidère plus que cela qui est capital. Le reste s’expliqueraaprès, si c’est absolument nécessaire, mais pour moi, il n’y a denécessaire que la mort de Gabriel. Il n’est plus entre moi etChristine ! En serai-je beaucoup plus avancé ? Peuimporte ! Mon cœur est rafraîchi de tout le sang que le vieuxa répandu !

Elle ne posera plus sa tête sur l’épaulede ce jeune homme, beau comme un demi-dieu, et je ne les verraiplus s’embrasser. Que vont-ils faire du cadavre ? J’ai attendutoute la nuit, mais la porte de l’atelier ne s’est pasrouverte.

Alors, n’en pouvant plus de fatigue etd’émotion, je suis redescendu chez moi, je me suis jeté sur mon litet je me suis endormi dans une allégresse immense. Au réveil,j’avais l’âme encore en fête : Gabriel estmort !

Oh ! ce cri de triomphe au seuil dela vie retrouvée !

Ce cœur est grave et joyeux qui saignedans ma poitrine ! Comment osé-je écrire de tels mots defeu ! Me réjouir d’un lâche assassinat ! Ah bah !moi aussi j’opte pour le principe de Schelling : « Lesesprits supérieurs sont au-dessus des lois ! » Suis-je unesprit supérieur ? Peut-être oui ? Peut-être non ?Mais à coup sûr, je suis un mauditsupérieur !

Et cela comporte des droits que necomprennent point les autres créatures… depuis que je suis aumonde, Dieu m’a tenté ! Attention ! assez divagué !…assez se vautrer dans le sacrilège… Redescendons sur la terre…Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte de laboutique.

D’ordinaire, à cette heure – huit heures–, le vieux est déjà derrière ses rideaux, penché sur ses rouescarrées et Mme Langlois n’a qu’à pousser la porte. Mais,aujourd’hui, les volets sont encore en place. La mère Langlois –que je connais bien puisqu’elle me sert, comme femme de ménage, moiaussi – est toute désemparée. Elle frappe. Elle frappe de son poingdesséché et impatient. Enfin on lui ouvre. C’est le vieux. Elleentre et M. le prosecteur sort tout de suite dans la rue, presqueen courant ! Il doit être en retard pour son cours. Je leregarde bien au passage. À part ses sourcils froncés, il me paraîtaussi insignifiant que tous les jours.

La porte de la boutique est restéeentrouverte ; je n’aperçois plus le vieux ! Ah !entrer là-dedans ! Moi qui sais ! moi qui pourraisvoir !… car on s’arrangera bien pour que la mère Langlois nevoie rien, elle ! mais, moi !… Et tout à coup, sans plusréfléchir, je saisis mon stock de peaux et je traverse la rue etj’entre dans la maison du crime… Je traverse la boutique, la petitesalle à manger qui se trouve derrière cette première pièce et danslaquelle la mère Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction.Le balai en main, elle m’interpelle au passage, mais je suis déjàdans le jardin.

Là, je me heurte au vieux Norbertstupéfait, anéanti devant cet événement extraordinaire : unaudacieux a osé franchir les cinq mètres carrés de sa boutique etse promène dans son jardin comme chez lui !

« Que voulez-vous, monsieur ?finit-il par marmotter en fixant sur moi des yeux gris d’unehostilité aiguë.

– Monsieur, je suis lerelieur.

– Mais je croyais que ma filles’était entendue avec vous ? »

Et il a ajouté quelques paroles entreses dents d’après lesquelles je crus comprendre que Christine avaitdonné à la visite qu’elle m’avait faite une importance qui luiavait servi de prétexte à ne pas accompagner l’horloger et sonneveu dans la promenade du dimanche.

À ce moment, la voix de Christine se fitentendre derrière nous :

« Laisse monter monsieur,papa !… »

Je ne me le fis pas dire deux fois etsans attendre la permission du vieux, que je laissai un peudésemparé, je gravis en hâte l’escalier qui conduisait à l’ateliersur le balcon duquel Christine restait penchée.

Elle était aussi calme que je l’avaisvue la veille chez moi et rien dans son air, dans sa physionomie,ne présentait le moindre reflet du terrible drame de lanuit.

Quelles étaient mes pensées alors ?Aurais-je pu le dire ? J’allais me trouver dans cette pièce oùje savais que nul ne pénétrait jamais qu’elle, Christine, son pèreet son fiancé – et leur victime – et cela quelques heures aprèsl’assassinat ! et c’était Christine elle-même qui, du geste leplus naturel, m’en poussait la porte.

Mes yeux étaient allés tout de suite auxsolives du balcon, au plancher de l’atelier, à la table, au bahut,comme si je devais fatalement y trouver les traces sanglantes ducrime. C’était enfantin ! Du moment qu’elle me recevait là,c’est que le nécessaire avait été fait ! Lenécessaire ? Le plancher ne paraissait même pas balayé… Rien,rien, rien dans cette longue pièce où le jour pénétrait à flotsn’eût pu retenir le regard le plus averti – le mien – qui avaitvu assassiner Gabriel !

Bien mieux : je savais, par lesdemi-confidences de la mère Langlois, que le vieux et sa fille etle fiancé s’enfermaient là des heures et des heures, tous rideauxtirés sur les vitres, pour une besogne de mystère qui – je l’aidéjà fait entendre – commençait à troubler quelques pauvrescervelles dans le quartier ; or, on pouvait, en vérité, sedemander après un coup d’œil sur ce banal atelier si la mèreLanglois n’avait pas rêvé !

Un vaste divan dans un coin, destentures, quelques toiles, des études, des modelages d’aprèsl’antique accrochés au mur, deux sellettes, supportant une vagueglaise entourée de linges desséchés, une bibliothèque vitrée danslaquelle il n’y avait pas de livres mais quelques statuettespolychromes qui me rappelèrent que deux ans auparavant MlleChristine Norbert avait exposé aux Indépendants un Antinoüsd’étagère, d’une singulière beauté, mais qui avait fait surtoutparler de lui par la matière toute nouvelle dont il était fait et àlaquelle on cherchait à donner un nom, quand l’artiste avait unbeau matin, sans explications, retiré son envoi.

Au fond de la pièce, une portière à demisoulevée donnant sur une petite chambre qui était certainement lachambre de Christine.

Mes yeux, qui ne pouvaient s’arrêter surrien, retournèrent au bahut.

Mais Christine me rappela tranquillementl’objet de ma visite en me priant de m’asseoir dans le fauteuil où,l’avant-dernière nuit, j’avais vu s’asseoir Gabriel.

Si elle était calme, je ne l’étaispas ! Ma cervelle était en feu, mes mainstremblaient.

Elle s’assit en face de moi ; jen’osais pas la regarder. On lui avait assassiné, la nuit dernière,son amant, et elle s’intéressait au grain et à la couleur de mespeaux !

Elle me dit qu’elle me fourniraitquelques dessins d’après lesquels j’aurais à établir unemosaïque.

« C’est donc une reliure de grandluxe ? demandai-je.

– Oui, me répondit-elle, et je vaisvous avouer que ces livres ne sont pas à moi et qu’ils ne sont paspour moi. C’est un secret que je trahis, mais je suis sûre que vousne me vendrez pas ! Ils appartiennent à M. le marquis deCoulteray, notre propriétaire, que j’ai vu dernièrement et quicherche un relieur d’art qui veuille bien se consacrer à sabibliothèque dans des conditions assez exceptionnelles, du reste,mais qui ne vous gêneraient peut-être pas, vous, qui êtes sonvoisin ! Je lui ai parlé de vous et il s’est servi de moi pourvous mettre à l’épreuve. Vous m’excuserez ! »

Je remerciai en balbutiant comme unenfant timide et confus. Cette histoire de livres m’intéressaitpeu, mais l’idée qu’elle avait pensé à moi ! que j’existaispour elle ! qu’elle avait fait un geste pour me rendreservice ! J’étais comme enivré. Tout à l’heure, j’avais abordécette belle fille avec horreur, me demandant quel impassiblemétronome battait sous son corsage, et maintenant j’aurais baisé lebas de sa robe comme à la déesse de la Pitié.

Oui, oui, celle-là était adorable debien vouloir se pencher sur mon abomination, de sourire à mahideur ! car elle me sourit ! Ô ange !

Tout de même, la nuit dernière, à cetteplace même, on lui a assassiné son amant !

Cette idée, resurgie tout à coup, mefait chanceler. Mon regard stupide fait encore une fois le tour decette pièce maudite qui ne me livre rien de son secret, et puiss’arrête encore sur le bahut ! Le bahut d’où il est sorti etoù ils l’ont peut-être rejeté en attendant qu’ils lui fassent uneautre tombe !… car il est peut-être encore là, le mortmagnifique !…

Je suis sûr qu’il yest !…

Une force dont je ne suis pas le maîtredirige mes pas vers le meuble fatal. « Où allez-vous ;monsieur ?… » Cette fois il me semble que sa voix estmoins sûre et que le geste avec lequel elle m’arrête a été un peuhâtif.

C’est à mon tour d’avoir pitié. Je meressaisis… je dis n’importe quoi :

« C’est un vieux bahutnormand !…

– Ce n’est pas un bahut, monsieur,c’est une vieille armoire de la Renaissance provençale, tout cequ’il y a de plus authentique… le seul meuble qui me reste de mamère, monsieur, qui le tenait de sa grand-mère !… Il y a eulà-dedans de bien beau linge et solide comme on n’en fait plus àprésent ! »

Je m’incline pour prendre congé… Elle metend la main. Je sens que si je touche cette main de mes lèvres, jevais faire des folies et je me sauve !… Après tout, il estmort ! il est mort ! Et c’est le principal !… Levieux Norbert était dans son droit ! le droit romain, leseul ! droit de vie et de mort sous ton toit !… Il estvrai que s’il a tué le monsieur à la cape, il n’a pas touché à uncheveu de sa fille… Il a bien fait ! Une créature pareille,c’est sacré, quoi qu’elle fasse ! Brave paterfamilias ! Je lui serre la main dans sa boutique avant decourir m’enfermer dans la mienne. Tout cela esthorrible !…

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