La Poupée sanglante

Chapitre 24Drouine, gardien des morts

Cette phrase sibylline, qui semblait lesattacher à Coulteray pour l’éternité, laissa Jacques assezperplexe… Christine l’inquiétait de plus en plus, elle avait lafièvre. Elle ne pouvait tenir en place. Où le conduisait-ellemaintenant ? Droit chez le sacristain qui habitait un petitcarré de pierres troué d’une porte et de deux fenêtres Renaissance,adossé à ce qui restait de rempart et disparaissant à demi sous lavigne vierge et les plantes grimpantes. C’était une loge d’où ilpouvait surveiller l’entrée du château, et c’était presque untombeau d’où il pouvait surveiller les morts.

Drouine était Solognot. Il n’était ni vif niimpressionnable comme le Tourangeau, et l’on eût pu croire, à levoir si avare de ses mouvements, qu’il manquait d’activité. Il n’enétait rien. Il travaillait quinze heures par jour. Le plus souventle château était désert et lui appartenait. Le service de lachapelle, le cimetière, au fond, l’occupaient peu. Il ne creusaitpas quatre tombes par an. Il passait son temps à remuer la terre,le long des anciens remparts, sur une bande de terrain qu’on luiavait abandonnée et où il faisait pousser des légumes. Enfin, ilcultivait tout seul sa vigne qui dévalait hors le rempartvers « la prée », et dont le marquis, propriétaire, luiabandonnait tous les bénéfices. Les visites archéologiques, lestouristes remplissaient également son escarcelle.

Son rêve, qui était près de se réaliser,était de quitter ce merveilleux pays pour aller s’enfouir enSologne, dans la sauvagerie, où il était né.

Si ce n’était déjà fait, c’est que laveuve Gérard, à laquelle il faisait une cour muette depuis dix anset à qui il ne s’était ouvert de ses projets que depuis deux mois,ne tenait pas du tout à quitter la Touraine.

Avec ses économies de fourmi, il étaitparvenu à acheter la petite propriété qui les attendait là-bas,toute prête. Il avait toujours pensé que le gendarme ne ferait pasde vieux os, car il fréquentait trop les cabarets, et que sa veuvene le pleurerait pas longtemps parce qu’il la battait comme plâtre.Lui, il était doux et bon, et patient. Elle serait heureuse aveclui. Elle le savait.

Quand Christine et Jacques pénétrèrentchez lui, il était attablé, tout pensif, devant son écuelle. Illaissa là son morceau de lard et se leva.

Avec ses cheveux de crin, sa peaud’ivoire, ses membres trapus, ses épaules courbées par l’incessantlabeur, il eût pu passer pour une brute s’il n’y avait eu les yeuxqui étaient bleu de Marie et brillants de la plus tendre candeur. Àquarante ans, il avait conservé le regard d’un enfant de chœur quidébute dans le saint parvis.

Cependant, il n’était ni timide nigauche. Il leur avança deux chaises et leur demanda tout de suites’ils avaient vu Sangor et si celui-ci avait fait la commission deM. le marquis.

« Nous l’avons aperçu, ditChristine, mais nous ne l’avons pas encore rencontré. De quellecommission s’agit-il donc ?

– M. le marquis est parti bienprécipitamment ! répliqua Drouine en hochant la tête, et iln’a pas eu le temps de vous dire que vous pouviez rester au châteautant qu’il vous plairait, y coucher et vous y faire servir commes’il était là. Sangor et moi, nous sommes à votredisposition.

– Notre intention était de repartiraujourd’hui même ! interrompit Jacques.

– Mais nous profiterons de la bonnegrâce du marquis, acheva Christine.

– Si tu veux absolument resterquelques jours à Coulteray, reprit le prosecteur, descendons àl’auberge, ce sera plus gai que de nous installer dans ce châteaudésert !

– Je ne suis pas venue ici pourêtre gaie ! fit la jeune fille avec tristesse et en prenant lamain de Jacques comme pour se faire pardonner sa réplique un peuvive… je suis venue pour y pleurer une amie.

– Mme la marquise vous aimaitbien ! soupira Drouine.

– Parlez-nous d’elle, demandaChristine à voix basse… il faut tout nous dire : nous sommespréparés à tout entendre… Elle me parlait de vous dans toutes seslettres… Elle avait la plus grande confiance en vous… Cette affaireest si extraordinaire que nous avons eu tort de ne pas y croire… cemisérable a trompé tout le monde !…

– Je n’en sais rien ! »déclara Drouine.

Christine le regarda,stupéfaite…

« Moi, mademoiselle, vous savez, jen’ai jamais donné dans les « giries » de ce pays-ci… Jesuis Solognot : là-bas, on a la tête dure… ma mère étaitservante chez le curé… je servais la messe à sept ans ; je necrois qu’au catéchisme… L’histoire de « l’empouse »,c’est des contes de fées… Tenez ! Il y a ici une femme quin’est pas méchante, mais qui est un peu bavarde, et qui a étédurement chassée tantôt par le marquis ; c’est la veuveGérard ! Eh bien, dans le temps, la veuve Gérard a peut-êtretrop raconté cette histoire-là à Mme la marquise, qui, entrenous, n’avait point la tête bien solide… Aussi, moi, je ne l’aijamais contrariée dans ce qu’elle disait. J’étais le seul à bienvouloir l’écouter quand elle me geignait en cachette, dans lachapelle ou à la sacristie. Moi, je lui disais : « Oui,madame la marquise !… oui, madame la marquise ! »mais je la plaignais !… Un vampire ?… Vous avez jamais vuun vampire, vous ?… Moi, je suis gardien du cimetière depuisquinze ans… eh ben, vampire ou non, je n’ai jamais vu les mortssortir de leur trou une fois qu’on les y avait mis ! Pourcela, il faut attendre le Jugement dernier !…

– Tout ce que dit cet homme estplein de bon sens ! » prononça Jacques…

Christine se retourna vers lui dans unmouvement d’hostilité aiguë :

« Il n’empêche que nous avons eu lapreuve de l’infamie du marquis, la preuve de son crime ! luijeta-t-elle… Tout est là, et tu le sais bien, Jacques !… Tonattitude me peine au-delà de ce que je pourrais dire.

– Quelle preuve ? demandaDrouine.

– Eh bien, le trou, le trou dans lemur de sa chambre, elle ne vous en a pas parlé !

– Si ! si !… Elle m’en aparlé et je l’ai vu !… Eh bien, il ne date pas d’hier letrou !…

– Georges-Marie-Vincent, s’ilfaut en croire la légende, ne date pas d’hier non plus !laissa tomber Christine.

– Ah ! ça ! mais est-ceque tu deviens folle, toi aussi ? s’écria Jacques…

– Et le pistolet que vous nous avezenvoyé ? savez-vous ce que c’est ? reprit Christinehaletante… Monsieur pourrait vous l’expliquer !

– Christine !Christine !… supplia Jacques… tais-toi, je t’en supplie…tais-toi !… d’abord, nous ne sommes sûrs de rien !… Etpuis en ce moment tu oublies, tu oublies… (il lui avait pris lesmains et les lui serrait avec une force dont elle ne se défendaitpas). Tu oublies que nous avons autre chose à faire que de nousoccuper des morts ! »

Elle ne lui répondit pas, mais ellefondit en larmes…

Soit parce que les devoirs de safonction l’appelaient dehors, soit par discrétion, Drouine sortitdans l’instant, sans prononcer une parole. Jacques essaya de calmerChristine qui se montrait de plus en plus nerveuse.

« Ma chérie, lui dit-il, jet’accorde tout ce que tu voudras ! Le marquis est un monstreet la marquise une martyre. Tant qu’on pouvait encore espérer lasauver, tu sais que j’ai été le premier à vouloir que tuagisses ! mais maintenant, je t’en supplie, détournons-nous detout ce qui n’est pas ce que tu sais bien !… Oubliele drame de Coulteray, comme il nous faut oublier celui desCorbillères !… Il fut un temps où tu n’aurais pas eu besoin detant de discours !… Encore une fois, ne songeons plus qu’àGabriel ! »

Elle sécha soudain seslarmes…

« Tu le veux ?… Eh bien, queta volonté soit faite !… dit-elle d’une voix sourde… et cesera peut-être épouvantable !…

– Que veux-tudire ?

– Ah ! ça ! mon cher, tum’en demandes trop !…

– Es-tu enfin décidée àpartir ?…

– Oui, tranquillise-toi, nousserons bientôt à Paris.

– Mais je ne te demande pas deretourner tout de suite à Paris… En ce moment, Gabriel peutattendre.

– Eh bien, nous attendronsici. »

Il ne put retenir un gested’impatience ; assurément ; elle se moquait de lui, maisil n’eut pas le temps de manifester sa mauvaise humeur. Un bruitsingulier leur venait de dehors… comme d’une course, d’unepoursuite, accompagnée de petits cris perçants d’oiseau traqué parle chasseur… Ils sortirent sur le seuil… De là, ils apercevaientune partie du cimetière qui entourait la chapelle… Drouine, commeun fou, courait de tombe en tombe, derrière une ombre quis’enfuyait en criant, en piaulant, et qui finit par disparaîtrederrière la chapelle.

Ils rejoignirent le sacristain au momentoù il montrait le poing à un petit être grimaçant et ricaneur quisautait par-dessus le mur bas, dans un bond suivi d’une curieusepirouette : « Sing-Sing ! » prononçaChristine.

« Oui, Sing-Sing, répéta Drouine ens’essuyant le front… Il ne me laisse pas un instant derepos !… je l’ai surpris écoutant derrière la porte… c’estSangor qui me l’envoie !… J’aurais voulu lui administrer unebonne raclée pour la bile qu’il m’a fait faire depuis qu’ils sontarrivés ici… C’est toute cette clique qui rendait Mme lamarquise si malade !…

– À propos de Sangor, je voudraisvous dire un mot, Drouine, fit entendre Christine en jetant surl’homme un singulier regard.

– Je m’en doute bien !répondit Drouine… suivez-moi… nous serons mieux pour causer dans lasacristie… »

Quand ils y furent, toutes portescloses, Christine prit la parole. Elle ne quittait pas Drouine desyeux. Celui-ci paraissait déjà fort occupé à ranger quelquesvêtements sacerdotaux dans une vieille armoire du XVesiècle qui tenait tout le fond de la pièce.

« Drouine, la marquise avait debeaux bijoux… dont elle a disposé avant sa mort, je lesais !

– Les voici ! » fitDrouine, sans marquer le moindre embarras.

Et il sortit de l’armoire un vieuxcoffret en noyer sculpté, fermé à clef, qu’il ouvrit et d’où iltira de merveilleuses broches à plusieurs plans en or ciselé etémaillé, travail italien du XVIe siècle, qui eussentsuffi à la gloire d’une collection. C’était peu de chose cependantà côté d’un diadème composé de lames d’or travaillé, enrichi depâtes de verre du plus curieux effet et fermé par deux diamantsgros comme de petites noisettes.

« Ce sont des bijoux de famille quiétaient bien à elle, en toute propriété, reprit Christine, elle meles a montrés souvent… C’était son droit d’en faire don à qui ellevoulait… Vous pouvez donc me répondre sans embarras, Drouine…De même que la marquise a donné son collier de perles àSangor, elle a pu vous donner à vous ces merveilleuxbijoux.

– Elle me les a donnés et voici unpapier qui l’atteste ! » répondit le sacristain ensortant un document du coffret.

Christine lut : « Je donne cesbijoux (énumération des bijoux) à Jean-Joseph Drouine, gardien dela chapelle de Coulteray, chargé de veiller sur le repos de monâme ! »

« C’est bien cela !… fit lajeune fille en repliant le papier et en le rendant à Drouine… etmaintenant, Drouine, vous allez nous dire comment la marquiseentendait que l’on veillât sur le repos de sonâme ? »

Drouine rangea les bijoux, le papier,referma le coffret, le plaça dans l’armoire, ferma celle-ci etdit :

« Ça, c’est monaffaire !

– C’est aussi la mienne !…Drouine !… et je ne suis venue ici que pour cela !… Jeconnaissais la volonté de la marquise… je savais les arrangementsqu’elle avait déjà pris avec Sangor… Et elle m’a écrit, quelquesjours avant sa mort, qu’elle s’était arrangée non seulement avecSangor, mais encore avec vous !… Parlez, Drouine !… Il lefaut !…

– Que voulez-vous que je vousdise ?…

– Si les dernières volontés de lamarquise seront accomplies ?…

– La dernière volonté deMme la marquise était celle-ci, mademoiselle : que jedonne le diadème à Sangor, quand elle seraitmorte !…

– Et qu’il lui aurait coupé latête !… s’exclama Christine.

– Quant aux broches, elles sontbien pour moi ! continua l’autre sans broncher.

– Gardez le tout, Drouine !mais qu’on ne touche pas à la dépouille de ma pauvre amie !…Elle a été assez torturée pendant sa vie pour qu’elle goûte lerepos sacré des trépassés !…

– Je ne garderai rien du tout,mademoiselle, je donnerai le tout à Sangor pour qu’il s’en ailletout de suite, qu’on ne le revoie plus ! Je le connaisassez !… il n’en demandera pas davantage !… Et ma pauvremaîtresse dormira en paix, tout entière, comme une honnêtechrétienne, dans son tombeau, foi de Drouine !…

– Vous êtes un brave homme, monami !

– Oui, mademoiselle ! Maisvous m’avez bien fait peur !… j’ai cru un moment que vousétiez venue, vous aussi, pour tuer la nouvelle« empouse »…

– Allons prier pour elle,Drouine !… »

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