La Poupée sanglante

Chapitre 22Dernières nouvelles de la marquise

Tant de cynisme, de truculence, une siévidente application à augmenter chez tous l’horreur inspirée parune série de crimes dont Bénédict Masson ne se déclarait innocentqu’en des termes et sur un ton qui ôtaient par avance toute valeurà une déclaration qu’il ne semblait pas lui-même prendre ausérieux, avaient eu pour résultat d’inspirer à Jacques Cotentin, lefiancé de Christine, des réflexions qui ne pouvaient naître quedans un esprit aussi scientifiquement, c’est-à-dire logiquementouvert que le sien et préparé par une méthode sévère à ne se pointlaisser influencer par les contingences…

« Cet homme court à la mort comme àune délivrance ! se disait le prosecteur. Voilà surtout ce queprouvent ses réponses ! S’il pouvait lui-même prouver sescrimes, il le ferait ! Ne le pouvant point, il déchaîne contrelui, par son attitude, la fureur des juges et du public, qu’ilméprise… En même temps, il se venge par avance de l’erreur qui vale livrer au bourreau en criant : « Je suisinnocent !… » mais c’est tout juste s’il n’ajoutepas : « Je vous défie de me le prouver ! »…Tout cela est du Bénédict Masson tout pur !… En attendant, onn’a retrouvé aucune trace des six autres victimes et pour ce quiest de la septième, il n’a pas tort quand il dit : « Cen’est pas une raison parce qu’on découpe une femme en morceaux etqu’on la met dans son poêle, pour qu’on l’aittuée ! »

Ces réflexions, Jacques Cotentin lesgardait pour lui. Il n’aimait point les discussions oiseuses. Ilsavait qu’il ne parviendrait à ébranler aucun esprit au monde surle fait d’une culpabilité qui « sautait aux yeux ».Surtout il avait grand soin de cacher le fond de sa pensée àChristine, qui, elle, en avait trop vu pour pouvoiradmettre une seconde que Bénédict Masson ne fût point un abominablecriminel. Sur ces entrefaites, la fille du vieil horloger reçut uncourt message de Coulteray : « Adieu, Christine… tout estfini ! »

Le drame fabuleux sur lequel elle étaittombée à Corbillères, la prostration physique et morale qui s’enétait suivie lui avait fait oublier cette autre tragédie non moinssombre, non moins macabre qui se passait dans un autre coin de laFrance et qui, cependant, avait été la cause déterminante de savisite à Bénédict Masson.

Jacques Cotentin, de son côté, qui avaitpu craindre un instant pour la vie ou pour la raison de Christine,n’avait plus pensé à la marquise ni à son appeldésespéré.

Enfin, les premières exigences del’instruction, les pénibles interrogatoires qui laissaientChristine accablée sous le poids du plus affreux souvenir, auraientcontribué à rejeter dans l’ombre de leur pensée, si par hasard elleétait venue les tourmenter, l’aventure fantomatique au fond delaquelle se débattait cette pauvre lady si pâle que le terriblemarquis avait ramenée des Indes.

Un malheur présent est égoïste ; ilexige tous vos soins, vous courbe sur ses plaies et ne vous permetde regarder autour de vous que lorsque celles-ci commencent à serefermer… Enfin, il ne faut pas oublier non plus qu’à tout prendre,la réalité de l’infortune de la marquise de Coulteray était encoreà démontrer… Certes, le « trocart » avait produit soneffet ; restait à savoir si on ne lui avait pas accordé uneimportance exagérée ou départi un rôle qui était bien lesien !…

Quoi qu’il en fût, dans le tumultesanglant de l’affaire de Corbillères, le « trocart » queChristine avait emporté dans son sac pour le montrer à Bénédictavait disparu ! Où ? quand ?comment ?…

Sans doute au moment où Christinecourait dans le marécage, à demi soulevée par la terreur et par levent ? Alors le sac se serait ouvert et le pistoletchirurgical s’en serait échappé ?

Ces questions, Christine et Jacques nese les posèrent que lorsque le mot si bref et si lugubre de lamarquise leur fut parvenu.

La vision de la petite Annie brûlantdans la « cuisinière » de Bénédict Masson avait si bieneffacé tout ce qui ne se rapportait pas directement ou semblaitne pas se rapporter aux crimes de Corbillères que Christinen’avait parlé de ce singulier trocart à quiconque.

… Aussi bien il n’avait étéretrouvé par personne, en dépit de toutes les investigations de lapolice judiciaire, qui fouillait tout Corbillères et son marécage,à la recherche des restes des six victimes manquantes… Si lesagents de la Sûreté générale avaient découvert un objet aussicurieux, ils en auraient certes fait état.

« Partons ! dit tout de suiteChristine à Jacques Cotentin… Nous n’avons que trop attendu !C’est moi qui, par mon scepticisme, mon orgueil, ma« suffisance » aurai peut-être été la cause de la mort decette malheureuse !… Si nous avons encore une chance de lasauver, ne la laissons pas échapper !… Mes remords sont déjàimmenses !… Je me suis crue très intelligente et je ne suisqu’une sotte, d’une sottise criminelle !… Mon calme à jugerles gens et les choses, l’équilibre tant vanté de mon espritn’étaient que l’armature d’une bêtise qui m’épouvante… Est-ce quetu es calme, toi ?… Oui, peut-être aux yeux desimbéciles !… Mais j’ai toujours vu ton esprit inquiet !…Rien ne t’a jamais paru impossible !… Je me suis étonnée de nepas te voir sourire lorsque pour la première fois je t’ai parlé dela maladie de vampirisme qui sévissait à l’hôtel de Coulteray…Quand moi, sur un ton qu’eussent pu m’envier tous les JosephPrudhomme de la terre, je prononçais le mot :« science ! » toi, tu répondais :« Mystère ! »… J’ai pris mon vieux père pour unmonomane et il a du génie ; j’ai aimé Gabriel sans ycroire !…Je t’aime peut-être encore et je n’y crois peut-êtrepas encore…

– Oh !Christine ! protesta Jacques avec une infinietristesse.

– Pardon, Jacques, mais je ne veuxavoir rien de caché pour toi !… Vous avez tous été trop à mesgenoux ! J’ai vu le marquis à mes genoux ! J’y ai vuBénédict Masson ! Mais ce que je n’ai pas vu, moi qui croyaistout connaître, tout deviner : c’est que c’étaient deuxmonstres !… Jacques ! courons àCoulteray !

– Tu es encore bien faible,Christine !

– Voilà une raison toute trouvéepour un voyage à la campagne. Les médecins m’ordonneront le séjourde la Touraine, climat doux, tempéré, qui me remettra de mesdernières émotions. Nul ne s’étonnera de mon absence et lesmagistrats ne pourront s’y opposer. Du reste, l’enquête est bienprès d’être terminée. On ne retrouve pas les six autres victimesparce qu’il en a fait de la fumée ! Ah ! le bandit !Quand je pense qu’il me dédiait des vers… et qu’il pleurait sur mamain ! Tu viens, Jacques ?

– Tu sais bien que je fais tout ceque tu veux ! et puis, tu as raison… notre présence peut êtreutile là-bas !

– Que le Ciel t’entende !Hélas ! elle nous écrit : « Adieu, c’estfini ! »

– Ça n’est jamais fini, Christine,tant qu’on peut l’écrire.

– Eh bien, préviens mon père.Gabriel ne souffrira pas de ton départ ?

– Non !… maintenant, je puism’absenter… m’absenter même longtemps… pourvu que ton père reste etveille !…

– Oh ! il ne le quittepas !… Tu n’as pas remarqué qu’il l’a à peine quitté pourvenir me voir… de temps en temps… et vite !… Aucun être aumonde n’aura été soigné comme Gabriel !… Pauvre cherpapa !… Gabriel, c’est un peu sa vie… c’est aussi latienne, Jacques !

– Non, lamienne, c’est toi, Christine.

– Eh bien, en route ! fuyonsce quartier, cette île où il me semble entendre encore le misérablerôder autour de moi… avec son sourire si affreusement mélancolique…et ses vers… ses vers qu’il chuchotait sur un ton liturgique !« Pour l’amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tupasses près de moi, que ton regard reste glacé dans son lacimmobile… », etc., et autres du même acabit qui meremplissaient d’aise sous mes dehors de statue… car, au fond, jesuis une sentimentale… Oui ! en vérité, quelque chose commeJenny l’ouvrière… seulement ce ne sont pas des fleurs qu’il mefaut, ce sont des poèmes !…

– Ne raille pas !… Ne raillepas, Christine, tu es une sentimentale… On n’est grand que par lessentiments… et par la bonté !… Tu as étébonne !

– Bonne pour toi, bonne pour lui,bonne pour tout le monde ! et je vous fais toussouffrir !… Ah ! est-ce que je sais ce que jeveux ? » acheva-t-elle en poussant un grand cri quis’acheva dans un sanglot.

Il l’emmena le soir même. Oui, ilfallait lui faire quitter Paris !… Et il résolut, une fois enTouraine, de la soigner comme une enfant, au milieu des champs etdes fleurs, dans la douceur rayonnante de l’été sur sondéclin.

Ce fut avec une joie dont il se défenditmal qu’en arrivant à Tours, il apprit par les journaux du soir ledécès, survenu le matin même, de Bessie-Anne-Élisabeth, marquise deCoulteray, née Clavendish…

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