La Poupée sanglante

Chapitre 4La rouge goutte de sang pèse plus que la mer en colère

« Oui, môssieu Bénédicque, oui,c’est comme je vous le dis, il se passe là des choses qu’est pasnaturelles ; quand je vous ai aperçu ce matin traversant leursalle à manger, j’ai voulu me jeter sur vous pour que vous nepassiez pas, tant je craignais un malheur ! J’ai cru un jourqu’ils allaient me dévorer parce que je m’étais rendue dans lejardin sans leur permission ! Pire que des sauvages, je vousdis ! Pire que des sauvages !

« Ils ne veulent personne, personneautour d’eux ! J’suis même étonnée qu’ils fassent venir unefemme de ménage, mais il y a des choses que la demoiselle peut pasfaire ; elle ne peut pas laver la vaisselle, parexemple ! ça la répugne, c’te poupée aux mains de grandemadame qui n’a pas le sou ! car ça n’a pas le sou ! etc’est fier comme si ça n’avait pas tout vendu, pièce parpièce ! J’ai vu filer l’argenterie, moi ! des morceauxqui ne dataient pas d’hier, pour sûr ! des souvenirs defamille, et des tableaux, et des meubles ! Depuis trois ans,ça se vide là-dedans, et comment, et pourquoi ?

« On dit que le vieux cherche lemouvement perpétuel ! Qu’est-ce que c’est que ça, « lemouvement perpétuel » ? Je l’ai trouvé, moi, le mouvementperpétuel ! C’est-y point que je ne remue pas tout letemps ? Jamais une minute de repos pour le pauvremonde.

« Mais s’il est toqué, le pèreNorbert, est-ce que les deux autres ne devraient pas avoir de laraison pour lui ? Ma parole ! le médecin paraît aussi« maboule » dans son petit laboratoire du fond du jardinque le vieux et la demoiselle dans leur atelier ! je le disaisencore tout à l’heure à c’te bonne mam’zelle Barescat ; quandil sort de là-dedans au matin que j’arrive et qu’il court à sonamphithéâtre, c’est lui qui a une figure de macchabée ! À quoidonc qu’il a passé la nuit ?

« Quant à la demoiselle, parexemple, elle a toujours l’air de se promener dans leparadis ! Elle passe auprès de vous comme si on n’était pasplus qu’une puce !

« Tout de même, depuis deux jours,je lui ai vu les yeux rouges.

« Voyez-vous, môssieu Bénédicque,c’te maison-là me fait peur ! J’ai eu bien souvent envie de neplus y retourner… Sans Mlle Barescat, qu’est aussi curieuse quemoi, il y a beau temps que je leur aurais tiré marévérence !… »

C’est dans l’arrière-boutique de MlleBarescat, la mercière, centre de tous les potins du quartier, quecette conversation a eu lieu ; c’est là que je suis venutrouver, sous un prétexte quelconque, la mère Langlois. Lebavardage de ces deux femmes me paraît redoutable pour lesautres !…

Mlle Barescat écoute la mère Langlois enhochant la tête et en caressant son chat… Pour rien au monde, MlleBarescat ne consentirait à se séparer de son chat : la mortseule peut les désunir, mais l’absence ne les séparerajamais : ils reçoivent toutes les confidences de compagniereconduisant les gens à la porte, et, restés seuls, trament depetits complots qui peuvent conduire les personnages les plustranquilles au déménagement ou au suicide.

Tout de même, j’essaie de merassurer ; les propos chez la mercière ne dépassent point lalimite ordinaire du commérage. Enfin, je fais une déclarationdestinée dans mon petit esprit à apaiser les inquiétudes deMme Langlois.

« L’imagination est une bellechose, madame Langlois, elle pare les intelligences les plus terneset donne à votre conversation, en particulier, une couleur quej’apprécie, car j’ai toujours aimé les contes qui font un peu peuret, à ce point de vue, je suis resté très enfant ; ainsi je neme lasserai point de vous entendre parler du vieux Norbert, de sonneveu et de sa fille et de l’étrange existence qu’ils mènent ;enfin, je ne vous cacherai rien en vous disant que c’est beaucoup àcause de vos histoires, que j’ai pénétré si brusquement dans lejardin défendu et que j’ai gravi avec tant de hâte l’escalier quiconduit à l’atelier mystérieux. La vérité me force à vous dire,madame Langlois, que je n’ai rien trouvé chez les Norbert qui pûtjustifier l’angoisse avec laquelle vous servez ces braves gens.L’atelier n’a rien que de très banal, j’en ai vu vingt commecelui-là dans ma vie.

– Eh ben, alors !m’interrompit-elle en lançant à Mlle Barescat un coup d’œilsournois, pourquoi en font-ils un pareil mystère qu’ils ne veulentseulement point que j’aille y fiche un coup debalai ?

– Les artistes ont de ceslubies ! fis-je.

– Je vois que les artistes aimentla poussière !… C’est d’autant plus incompréhensible quela belle Christine est toujours propre comme un sou neuf… Ah !c’est pas elle qui balaie, bien sûr !… Tenez, il n’y a qu’unhomme dans l’atelier, en dehors bien entendu du vieux Norbert et deson neveu. C’était, il y a de cela deux mois… j’en aiparlé à Mlle Barescat… oh ! un drôle de type… il étaithabillé avec un manteau qui l’enfermait des pieds à la tête, et ilavait des bottes…

– Eh bien,vous voyez qu’ils reçoivent des étrangers, dis-je en essayant deconserver à ma voix le ton le plus naturel, bien que je fussesingulièrement ému par la dernière déclaration de la femme deménage.

– Pour étranger, ça se pourraitbien qu’il soit étranger… Il en avait l’air… On ne s’habille pluscomme ça chez nous… Il avait un chapeau noir à boucle, comme on envoit au cinéma dans les drames du temps de la Révolution. Mafoi ! on aurait dit un comédien… un beau garçon du reste, maisje n’ai pas eu le temps de le voir beaucoup… C’était un après-midioù j’étais venue par hasard et comme ils ne m’attendaient pas… Ilsl’ont fait filer tout de suite… Il était assis dans le jardin… MlleChristine l’a entraîné dare-dare dans l’atelier… le neveu les asuivis là-haut… Quant au vieux, il m’avait déjà saisie par lepoignet et me ramenait dans sa boutique, et j’aurai toujours dansl’oreille le ton sur lequel il m’a demandé : « Eh bien,que voulez-vous, mère Langlois ? » Et là-dessus, quelcoup d’œil ! Je lui ai répondu : « Je vous demandebien pardon de vous avoir dérangé, m’sieur Norbert !… je nesavais pas que vous aviez de la visite ! »

« Il a grogné je ne sais quoi entreses dents, je lui ai dit ce que j’avais à lui dire et j’ai fichu lecamp !… Vous vous en rappelez, mademoiselleBarescat ? »

Si Mlle Barescat « s’enrappelait » ! Le chat aussi avait l’air de « s’enrappeler ». Ils ronronnaient tous deux en signe d’assentiment,l’une caressant l’autre.

« Nous avons même attenduqu’il ressorte ! mais il n’est pas ressorti !…ajouta la mère Langlois… Et cet homme-là, je ne l’ai jamaisrevu !

– Je ne l’ai même jamais vuentrer ! » exprima la mercière en faisant glisser seslunettes sur son front et en me fixant de ses yeux couleur depoussière.

Alors je dis :

« Je sais de qui vous voulezparler !… c’est un ami de la famille. Moi, je l’ai vu entrerquelquefois et je me rappelle très bien l’avoir vu sortir, il y adeux mois environ, vers les dix heures dusoir !… »

Je mens ! je mens !… je mefais leur complice !… je veux la sauver !… quoi qu’elleait fait ! quoi qu’ils aient fait !…

Je passe une fin de journée asseztrouble… J’essaie de ramener ma pensée autour du drame dont j’aiété le témoin… de l’éclairer aux quelques lueurs des proposentendus chez la mercière…

Ainsi… il y a deux mois, Gabriel étaitdéjà dans la maison de l’horloger !… Et je n’en savaisrien ! Et il avait toute la famille autour de lui !Christine ne le recevait donc pas en cachette ?… Non !…Mais elle le gardait en cachette, dans l’armoire !…Dame !… Évidemment !… dame !…

Les autres le croyaient parti !… Etil était dans l’armoire !

Tout cela est bien extraordinaire… carenfin ! il n’était pas depuis deux mois dans ce meuble, quandon l’a assassiné !…

Comment a-t-il échappé à l’attentionsoutenue, à l’espionnage continuel de la mercière, de lafemme de ménage, et de moi, Bénédict Masson, toujours à l’affûtderrière mes rideaux !…

Quand je me rappelle la scène atroce, envérité, je suis bien obligé de considérer que les deux hommes n’ontpas été absolument surpris par l’événement…

Les paroles du père, qui depuis chantentà mon oreille une singulière musique à laquelle je m’efforce envain de donner un sens, attestent bien ceci, au moins, qu’iln’était pas absolument surpris de trouver sa fille en compagnie dumystérieux visiteur : « Il ne m’obéissait plus !et c’était de ta faute ! j’aurais dû m’endouter ! »

Quelles paroles bizarres dans un pareilmoment ! tandis que Christine, éperdue, suppliant levieux : « Ne le tue pas ! Ne le tuepas ! »

Et le vieux l’avait tué tout demême !… Pourquoi ?… Pourquoi ?… Est-ce parce qu’ill’avait trouvé avec sa fille ?… Est-ce parce qu’il ne luiobéissait plus ! Peut-être à cause des deux choses !…Mais en quoi l’autre ne lui obéissait plus ?… Qu’est-ce que levieux exigeait de ce malheureux jeune homme que j’ai vu massacreravec une furie si soudaine ?…

Quant au fiancé, il devait savoir aussi,lui, de quoi « il retournait » car si quelqu’un conservason sang-froid dans cette affaire, ce fut bienlui !

Norbert, après avoir tué, avait l’aird’un fou ! Christine poussait des soupirs à rendrel’âme ! mais, lui, Jacques Cotentin, avait ramassé le cadavresans émoi apparent et l’avait poussé dans l’atelier sans dire unmot…

Et maintenant, qu’ont-ils fait ducadavre ?… Ils ne l’ont pas encore enfoui dans le jardin… cesera peut-être pour cette nuit !… je passerai la nuit à malucarne… j’ai le pressentiment que, cette nuit, je verrai quelquechose !… Les deux hommes ont l’air trop préoccupé ! jedevine bien ce qui les gêne… « La rouge goutte de sang pèseplus que la mer en colère !… » Lady Macbeth en a faitl’expérience avant mes voisins de l’Île-Saint-Louis…

Cette nuit-là…oui, cette nuit-là pèsera encore sur ma mémoire, nuit lourdeavec ses nuages de suie, son eau de plomb, car il a plu un peu, ila plu des larmes brûlantes, et des lueurs de soufre.

C’est par cette nuit-là que la« Vierge » s’est encore levée, m’est encore apparue avecson harmonieuse douleur.

C’est de Christine que je parle.Pourquoi ne continuerais-je pas à l’appeler la« Vierge » ? Parce que mes yeux ont vu ! ont vuquoi ? Est-ce que je sais ce que mes yeux ont vu ? Est-cequ’ils le savent ? Toute réflexion faite… On peut cacher unmonsieur dans une armoire et rester pure ! Il me plaît depenser cela !… Je trouve Boubouroche sublime et plusintéressant que tous les Sganarelles qui rient au parterre… Il meplaît que l’affreux drame – dont j’ignore tout – n’ait pas diminuéma Divinité !…

Écoutez ! écoutez bien ceci !moi aussi, j’ai mon drame – dont j’ignore tout également – un dramequi m’étreint de ses tentacules invisibles, mais qui, peu à peu,finiront par sucer toute ma pensée… un drame au bout duquel, sile hasard le veut, il y a peut-être l’échafaud !… Etcependant, moi aussi, je suis pur !

Seigneur Dieu, ne jugeonspersonne !… Ayons peur des formes que prennent les choses ennous frôlant et ne disons point tout haut avec le triste orgueil dela créature qui ne dispose que de ses cinq sens « ceciest » ou « ceci n’est pas »… Méfions-nous !méfions-nous ! l’Univers est autour de nous comme une immenseembûche… d’autres avant moi ont prononcé le mot :Farce !

Je n’irai pas jusqu’à ce mot-là tant queje croirai en Christine.

La nuit est si lourde et si basse autourde l’île que celle-ci semble plus isolée que jamais de laville.

Elle est comme sous une cloche quim’étouffe.

C’est à peine si je puisrespirer…

Tout d’un coup, j’ai entendu la voix quiremplissait l’effrayant silence.

C’est la première fois que j’entendssa voix à cette distance, et, peut-être, après tout, mesuis-je imaginé l’avoir entendue ?… Non ! c’est bien ellequi a prononcé ces mots… je n’aurais pas pu les inventer… je veuxdire que je n’avais aucune raison pour les inventer… C’étaient desmots très simples. Elle disait : « Au revoir,Gabriel ! »

Elle ne bougeait pas. Elle était sur lebalcon. Sa voix remplissait solennellement l’air si lourd, la nuitsoufrée… Et devant elle, passa le cortège… C’étaient le vieuxNorbert et son neveu qui portaient, roulé dans une couverture, lecadavre !

L’armoire était ouverte derrière eux…Ainsi, j’avais bien deviné… Le cadavre était encore là quandj’étais monté dans l’atelier !

Eh bien, cette Christine estsurhumaine !… Non ! Non !… Tu n’es pas une poupéesans cœur, ô céleste créature !…

Maintenant que j’ai entendu ta voix d’ordans cette affreuse nuit de silence, ta voix qui disait « aurevoir » aux restes ensanglantés de l’un des plus beaux filsdes hommes, j’ai compris ton impassibilité de statue… Aurevoir ! tu es donc décidée à le rejoindre au fond de cetinconnu où il y a promesse d’union des âmes, mais où peut-êtreaussi règne le grand Pan de jadis, revêtu de sa peau deléopard ! ô païenne Christine !…

Disparais donc et moi aussi jedisparaîtrai de cette terre au sein de laquelle j’ai hâte dedéposer mon abominable défroque.

Je voudrais être ce cadavre que tupleures… et qu’ils descendent dans le jardin…

Toi, tu n’as pas voulu en voir davantageet tu t’es redressée dans la nuit jaune et tu as disparu tandisqu’ils s’enfonçaient dans le puits d’ombre…

Mais rien ne remue plus au fond del’ombre… S’ils creusaient une fosse, je verrais leurs gestesnoirs…

Le rez-de-chaussée du pavillon atoujours été pour moi quelque chose d’obscur et de mal défini.Trois portes étroites et cintrées donnant sur le jardin et nes’ouvrant jamais, toutes clouées de planches. Deux fenêtres, une àchaque extrémité, bouchées de persiennes. Deux ou trois fois,pendant ma faction, il y a eu comme un éclair intérieur quitraversait tout cela, comme une immense étincelle électriqueentr’aperçue par les interstices des cloisons mal jointes… et puistout retombait à la nuit…

C’est là que le neveu travaille quand iln’est pas renfermé là-haut dans l’atelier avec Christine et levieux Norbert… Sans doute doit-il se livrer à des expériences deradiographie… De nos jours, il n’y a plus de médecin ni dechirurgien sans électricité… Je sais aussi (bavardages deMme Langlois) qu’à ce rez-de-chaussée, à droite, il y a unimmense fourneau avec toutes sortes d’instruments, de cornues, deballons de verre (comme dans les laboratoires de sorciers du tempsjadis, au cinéma).

Et, cette nuit, à travers lespersiennes, c’est de là que vient la lueur… et non pas unétincellement électrique… mais une lueur de flamme ardente quisemble intérieurement lécher les murs et puis qui s’éteint toutd’un coup… pour reprendre soudain et s’éteindre encore… Combustionbizarre, désordonnée, activée sans doute par le jet de quelqueliquide inflammable…

Et puis, tout à coup, au-dessus du toit,dans la nuit jaune et basse… bouillonne un tourbillon sombre épaisfunèbre, qui hésite dans la direction à suivre et finalements’étale sur l’île, rabat ses scories jusque sur les quais déserts,nous enveloppe d’un voile de deuil sinistre en même temps que d’uneatmosphère inquiétante… où persiste une horrifianteodeur !…

Ah ! lesimprudents !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer