La Poupée sanglante

Chapitre 5Tu viens t’asseoir et tu lances des œillades minaudières

Mercredi. –Bon ! Christine n’est pas morte de désespoir ! Elleest dans mon atelier et bien vivante, je vous l’assure !C’est vraiment gentil à elle d’être venue merassurer !… car c’est bien pour moi, cette fois, qu’ellea franchi mon seuil, comme si elle avait deviné que sa présenceseule pouvait calmer mon angoisse, comme si elle savait que jesavais !

Elle est venue, mais où veut-elle envenir ? où veut-elle en venir ?

Elle est pleine de grâces et sa toiletteest charmante : une nouvelle robe de printemps, qu’elle s’estconfectionnée elle-même assurément, mais avec ses doigts d’artisteet qui ne prévoyaient pas le deuil !…

Ce qu’une jolie fille peut faire avec dulinon blanc et bleu et un peu de broderie au point decroix !…

Certes ! ce n’est point à monintention que cette robe a été faite, mais je ne saurais douter quec’est pour moi qu’on l’a mise !

Si vraiment son cœur est en deuil, cevêtement de clarté est bien redoutable !… Quel est donc sondessein pour que Christine soit coquette avec lemonstre ?

Question à laquelle j’essaie de meraccrocher éperdument pour ne point perdre pied à ce nouveautournant de l’inexplicable aventure ! Et puis j’abandonne maquestion, je lâche tout et je me sens tourner au fond du gouffre,heureux affreusement de m’y enfoncer pour elle, sous son regard quime sourit, qui a besoin de moi – car elle ne serait pas là avectoute sa coquetterie si elle n’avait pas besoin de moi – besoin demoi, dans son crime !…

Qu’elle fasse de moi ce qu’ellevoudra !… Je suis prêt à prendre toutes lesresponsabilités !…

Je ne saurais concevoir que le moindredanger menace cette admirable enfant, dont les longues mains nuesjouent entre les pages de Verlaine.

Pour qui, comme moi, a regardé passerpendant plus de deux ans cette méprisante archiduchesse, il fautqu’il se soit produit quelque chose de fabuleux pour que cettegrâce minaudière soit venue s’asseoir, en face de moi, devant moncomptoir !…

Ce crime, je le bénis !… et cettehorrible odeur qui me faisait râler, cette nuit, sous mon toit… lamaudite odeur de l’holocauste qui devait me poursuivre toute lavie… je ne la sens déjà plus… car son parfum à elle estvenu !…

Ah ! l’odeur de sa chair vivante etnue sous les linons cerclés de petits points decroix !

La vie est plus forte que lamort !

Va, mon enfant, parle !…

Attends un peu, d’abord je vais envoyeren course l’apprenti qui rôde en reniflant comme un phoque au fondde l’escalier… et puis je vais fermer la porte pour que la ruen’entre pas chez nous !… car la rue est chez moi !… Voilàune histoire qui fournira les veillées de l’île !… Le museaupointu de Mlle Barescat s’est avancé entre les hublots inquiétantsde ses lunettes et sous l’arc de triomphe de son bonnettuyauté ; la face plate de la mère Langlois reflète un coucherde soleil, là-bas, à l’horizon borné par la boutique de lacharcutière… Derrière les vitres, les rideaux frémissent sousd’agiles mitaines…

« Monsieur, je viens à vous comme àun ami !… »

J’essaie de sourire :

« Un ami ? Mais vous ne meconnaissez pas !

– Si, monsieur, je vousconnais !… D’abord vous êtes mon voisin depuis des années et,comme je suis curieuse, j’ai voulu savoir qui était monvoisin…

– Un pauvre relieur,mademoiselle.

– Un grand poète,monsieur ! »

Je n’ai pas bronché. Mon silence ne l’apas embarrassée le moins du monde. Elle a appuyé son coude d’ivoire(car les manches de cette blouse de linon sont très courtes) surles volumes qui traînaient devant elle, a posé doucement sa têteadorable sur les pétales de sa main que ne déshonorait aucun bijouet, en me regardant – en me regardant – elleprononça :

« – Dédié à celle qui passe. –Pour l’amour de Dieu, ne remue pas les sourcils quand tu passesprès de moi ; que ton regard reste glacé dans son lacimmobile ; les minauderies de tes yeux, si tu voulais,boiraient le sang de bien des gens. Au nom de ta jeunesse, douceaimée, ne me fais pas pleurer !… Je suis orphelin, je suisenfant !… Rien ne pourrait me retenir !… Ne m’attire pasdans ton feu !… Ton amour m’a rendu pareil aux nuages déchiréspar l’orage. »

– Assez ! interrompis-je dansune agitation qui touchait à l’attaque de nerfs… Assez ! cesont de très mauvais vers… Vous oubliez que si la reliure qui lesparait, à la dernière exposition des maîtres, a obtenu le prix, euxn’ont eu aucun succès… Ce qui est justice, car, après tout ilsn’étaient signés d’aucun nom connu !…

– Ils n’étaient pas signés dutout ! laissa-t-elle tomber sans s’émouvoir autrement del’état où elle me voyait, mais j’ai bien pensé qu’ils étaient devous !… »

Je pâlis atrocement sans oser laregarder. À l’ivresse de tout à l’heure succédait une rage quim’étouffait… Sans aucun doute cette fille se moquait de moi :et avec quelle tranquille audace ! Enfin je pus m’exprimer etje lui jetai :

« Vous êtes cruelle !… Dureste, j’ai toujours pensé que vous étiez trop belle pour n’êtrepoint la cruauté même et peut-être sans que vous vous en doutiez,ce qui est votre seule excuse !…

– Continuez donc, fit-ellelentement ; je ne suis point venue chercher ici descompliments !

– Qu’êtes-vous venuechercher ?… »

Ces mots terribles, j’aurais voulu lesrattraper. Mais j’étais comme forcené. Et ainsi qu’il arrive auxplus timides quand ils donnent un essor inattendu à leur hardiesse,je perdis toute mesure. Sans attendre sa réponse, je l’accablai dereproches stupides comme si elle m’avait donné quelque droit surelle, par sa conduite antérieure vis-à-vis de moi…

Eh bien, oui, j’avais fait des vers,mais pour moi tout seul, et il n’appartenait à personne au monde,pas même à elle de venir railler ma solitude et madétresse !…

« Vous prétendez me connaître, luidis-je encore, et vous n’avez rien trouvé de mieux, avant depénétrer ici, que de prendre pour complice ma vanitéd’auteur ! Si vous soupçonniez le mépris que j’ai pour moi etpour les autres, pour tous les autres, vous vous seriezabstenue d’apprendre par cœur un méchant sonnet que j’avais depuislongtemps oublié ! »

Elle ne broncha pas, mais quand j’eusfini, elle se remit tranquillement à dire de mes vers et même de maprose, qui est assez rare, – où ? dans quelle boîte, sur lesquais, avait-elle pu dénicher les misérables opuscules ? –elle connaissait toute mon œuvre, ma pauvre, déchirante,blasphématoire, attendrissante, révoltante œuvre… aussi bien quemoi !… mieux que moi… car sa façon de dire attestait qu’elleajoutait quelquefois un sens supérieur à un texte dont toute lavaleur ne m’était pas encore apparue…

Décidément l’intelligence de Christineest prodigieuse. Je dis cela naïvement, sincèrement, parce que jesuis très difficile à comprendre et qu’elle est à peu près la seuleà m’avoir compris. En tout cas, je suis anéanti devant cetterévélation ! Depuis un temps que je ne saurais apprécier,cette fille qui passait près de moi sans me regarder jamais, vivaitavec mes pensées !…

Pourquoi a-t-elle tant attendu pour merévéler cela ? Pourquoi ? Pourquoi aujourd’hui plutôtqu’hier ?…

Sans doute lit-elle en moi comme en unlivre, car elle répond sans plus tarder :

« Monsieur, vous m’avez demandétout à l’heure : « Qu’êtes-vous venuechercher ? » Monsieur, je suis venue vous demander ungrand service !… Mon père, mon cousin et moi nous traversonsen ce moment une crise atroce… (Ah ! ah ! pensai-jeencore, nous y voilà ! Elle sait que je sais ! que j’aivu ! Elle éprouve le besoin de s’expliquer, elle plie sous lanécessité d’entrer en pourparlers avec le voisin d’en face !Quel mensonge vais-je entendre ?…)

« Oui, atroce ! répéta-t-elle(elle baissa la tête, et ses yeux me quittèrent, et la salle seremplit d’une ombre opaque)… Nous sommes ruinés… Nous avons mangédepuis longtemps l’héritage de ma mère… et ce que nous gagnons estinsignifiant !… Monsieur, je vois sur ce rayon, derrière vous,les Études philosophiques de Balzac. Avez-vous lu LaRecherche de l’absolu ? Oui, naturellement, vous l’avezlu. Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais j’estime que ce romanest, avec Louis Lambert, la plus belle œuvre de Balzac, laplus noble et aussi la plus dramatique. Quoi de plus angoissant, envérité, que le sort de cette famille bourgeoise et prospère et peuà peu ruinée par l’idée de génie ? Rien ne résiste à la foliesublime de l’inventeur, et les enfants sont obligés de subir ladébâcle du vieux Claës, comme… Vous m’avez comprise,monsieur ! Seulement, en ce qui concerne l’horloger Norbert del’Île-Saint-Louis, il y a une petite différence… Les enfants duhéros de Balzac ne croient pas à son génie, sa femme non plus dureste (et elle n’en apparaît que plus touchante dans sondévouement), tandis que les enfants de Norbert – je veux parler deson pupille et de moi, monsieur – ont la foi la plus absolue dansl’idée et n’auraient pas hésité, si cela avait été nécessaire, àmettre leur père sur la paille dans le cas où il eûthésité !…

– Mâtin ! fis-je… tout celapour le mouvement perpétuel !

– Pour cela, ou pour autre chose,monsieur !

– Oh ! ne me croyez pasindiscret ! Je savais qu’en vous parlant du mouvementperpétuel, je ne vous apprendrais rien des bruits qui courent dansles arrière-boutiques du quartier. »

Christine releva la tête etsourit ; tout fut de nouveau illuminé agiorno.

« Reparlons sérieusement, je vousprie… Sur la paille, nous le sommes donc !… et je vais vousdire tout de suite de quoi nous vivons… Je vous ai déjà prouvé queje vous connaissais mieux que vous ne l’imaginiez… Je vais vousprouver maintenant que je vous considère comme un ami… (sa figuredevint extraordinairement grave)… oui, je vais vous parler comme àun ami, comme à un frère (c’est cela ! je m’yattendais !… comme à un frère !… c’est toujours comme àun frère que ces dames me parlent)…

« … Nous sommes à l’entièredisposition de notre propriétaire… le marquis de Coulteray… Nouslui devons plusieurs termes… il peut, si bon lui semble, nousmettre à la porte demain ! S’il ne le fait pas, c’est à causede moi !… le marquis de Coulteray me fait lacour !… (Comment ! encore un ! Et elle estvenue pour me dire cela !… Il me semble que la madone del’Île-Saint-Louis est bien occupée entre son fiancé, le cadavre deson Gabriel, son marquis et son frère : le relieurd’art de l’Île-Saint-Louis ! Ô Christine ! énigme de plusen plus indéchiffrable !)… une cour très convenable… du moinsjusqu’à présent… Ma présence chez lui, lui plaît… il prétend mêmequ’elle lui est nécessaire… Je passe quelques heures tous les joursdans son hôtel, sous prétexte de petits travaux à effectuer… desétains… de la ferronnerie pour de vieux lutrins… des ciselures pourantiphonaires. Sa bibliothèque est unique… vousverrez !

– Ah ! je verrai cela !…fis-je pour dire quelque chose et d’un air tout à faitdésemparé.

– Mon Dieu, oui ! du moins, jel’espère, sans quoi il n’y aurait aucune raison pour que je viennevous faire de telles confidences…

– Bien !… bien !… je vousécoute… continuez !…

– À l’extrémité de cettebibliothèque se trouve une petite pièce de quelques mètres carrésque le marquis a fait transformer pour moi en atelier et qui vousservira à vous aussi si… mon Dieu ! si vous le voulezbien ! si vous consentez à donner une suite à ma propositionde l’autre jour !… Monsieur Bénédict Masson, j’ai confiance envous !… je vous dis tout ! (Oh ! ce que les femmespeuvent mentir !) Venez à mon secours !… Si je romps avecle marquis… non seulement je perds la petite pension qui nous faitvivre, mais je suis sûre qu’il n’hésitera pas à nous mettre à laporte !… Or, nous ne pouvons quitter notre domicile del’Île-Saint-Louis sans une véritablecatastrophe ! »

Là-dessus, un silence. Cette fois, nousy voilà ! Il est toujours dangereux de quitter un endroitencore tout chaud d’un assassinat ! Un cadavre laisse souventdes traces, même quand on l’a fait passer par un poêle ! Lachronique judiciaire ne nous en apporte que trop d’exemples !…Ainsi pensai-je, car enfin, pendant qu’elle m’entretenait de cettenouvelle histoire à laquelle je ne m’attendais pas, je ne songeaisqu’au drame, moi, que j’avais vu, et dont elle avait l’air de neplus se souvenir !… Mais, comme on dit au Palais, nous allonsentrer dans le vif du débat, si tant est que l’on puisses’exprimer ainsi en parlant d’un mort… Eh bien, je me suis encoretrompé ! Gabriel, ni de près, ni de loin, ne fera les frais decette conversation. Christine, en effet, continue,attristée…

« Oui, une véritable catastrophe…pour nos travaux ! Nous ne pouvons les transporterailleurs… cela est impossible, matériellement et financièrement… Ceserait la fin de tout !… Ce serait la fin de trois vies,et peut-être davantage ! »

Alors, c’est bien vu, bienentendu ? De Gabriel, pas question ! Elle s’imagine queje ne sais rien… Tout de même, elle sait, elle, et cela ne sembleaucunement la préoccuper ! Après tout, qu’est-ce que jem’imagine ? Elle ne pense peut-être qu’à cela, avec sa figurevermeille et cette parure de clarté !… Alors, unmonstre ?… Pourquoi pas ?… Avec elle je navigue du ciel àl’enfer avec une rapidité d’onde hertzienne. Nous sommes deuxmonstres, bien faits pour nous entendre…

« Si je vous comprends bien, vousme demandez d’accepter tout de suite d’être quelque chose comme lebibliothécaire-relieur de M. le marquis de Coulteray, et celaparce que vous craignez de rester seule avec lui !…

– C’est cela, monsieur !… vousvoyez la confiance…

– Parfaitement ! laconfiance !… la confiance !… Compris !… Mais lemarquis, lui, ne pourra me voir venir que comme unennemi !…

– Non ! car j’ai posé mesconditions !… Il vaut mieux que vous sachiez tout… Je voulaispartir… enfin je faisais celle qui voulait partir… ne plus revenirchez lui !… Il m’avait dit des choses qui m’avaient déplu… Ilest très grand seigneur… extrêmement poli et parfois incroyablementaudacieux… Il a pu croire que je ne reviendrais plus !… Il m’asuppliée… Je lui ai dit que je ne resterais que si, désormais, il yavait un tiers entre nous… Il a accepté… La chose s’est passée toutrécemment… ce matin même… et je suis venue vous voir… j’ai pensé àvous tout de suite…

– Oui, comme à un vieil ami, commeà un frère… je sais !… Mais la marquise, demandai-je tout àcoup, qu’est-ce qu’elle fait dans tout cela ?

– Dans tout cela, réponditChristine en fronçant ses beaux sourcils, dans tout cela, lamarquise m’a suppliée de rester, elle aussi ! »(C’est toujours ainsi, pensai-je.)

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