La Tragédie du Korosko

Chapitre 10

 

Tout le corps des méharistes avait défilé dansle khor à la poursuite des derviches en retraite ; pendantquelques minutes les rescapés demeurèrent seuls. Mais bientôt unevoix joyeuse les héla ; un turban rouge dansa parmi les rocs,et la grosse tête blanche du pasteur non-conformiste apparut. Ils’appuyait sur une lance à cause de sa jambe blessée, et cettebéquille militaire combinée à son costume pacifique lui donnait unaspect incongru : qu’on imagine un mouton à qui auraient toutà coup poussé des griffes formidables. Deux nègres qui le suivaientportaient un panier et une outre d’eau.

– Pas un mot ! leur cria-t-il ensautillant vers eux. Je sais exactement ce que vous ressentez. J’aiété moi-même dans votre cas. Apportez l’eau, Ali ! Seulementun demi-gobelet, Mademoiselle Adams ; vous pourrez vousresservir tout à l’heure. À votre tour, Madame Belmont ! MonDieu, mon Dieu, pauvres âmes, comme mon cœur saigne pourvous ! Dans le panier il y a du pain et de la viande, mais ilfaut que vous soyez raisonnables au début…

Il gloussait de joie, il battait des mains enles regardant manger et boire.

– … Mais les autres ? demanda-t-il avectoute sa gravité revenue.

Le colonel hocha la tête.

– Nous les avons laissés aux puits. J’ai peurque tout ne soit fini pour eux.

– Tut, tut ! cria le pasteur d’une voixtonitruante qui voulait faire oublier la consternation répandue surson visage. Vous aviez cru aussi, naturellement, que tout étaitfini pour moi ; et pourtant me voici. Ne perdez pas courage,Madame Belmont ! Le sort de votre mari n’était certainementpas plus désespéré que le mien.

– Quand je vous ai vu debout sur ce roc, j’aicru que je délirais, déclara le colonel. Si les dames ne vousavaient pas reconnu comme moi, je n’aurais jamais osé en croire mesyeux.

– Je pense que je me suis fort mal conduit. Lecapitaine Archer m’a déclaré que j’avais failli gâcher tous leursplans, que je mériterais d’être traduit en conseil de guerre etfusillé. Le fait est que, lorsque j’ai entendu les Arabes passerau-dessous de moi, je n’ai pu résister à l’envie de savoir si mesanciens camarades se trouvaient avec eux.

– Je suis tout surpris que vous n’ayez pas étéfusillé en dehors de tout conseil de guerre, dit le colonel.Comment diable êtes-vous arrivé ici ?

– Les méharistes de Ouadi-Halfa étaient déjàlancés sur notre piste quand j’ai été abandonné, et ils m’ontramassé dans le désert. Je suppose que je devais avoir le délire,car ils m’ont dit qu’ils m’avaient entendu de très loin : jechantais à tue-tête, paraît-il, des hymnes et des psaumes ;c’est ma voix, avec le concours de la Providence divine, qui les aguidés jusqu’à moi. Ils avaient une ambulance sur un méhari ;le lendemain j’étais rétabli. Nous avons fait la liaison avec lagarnison de Sarras, et je suis reparti avec elle, parce qu’unmédecin l’accompagnait. Ma blessure n’est rien du tout. Le médecinm’a affirmé que je me porterais beaucoup mieux après cette saignée.Et maintenant, mes amis…

Ses gros yeux bruns perdirent de leur maliceet se firent solennels, respectueux.

– … Nous nous sommes tous trouvés sur le seuilde la mort, et nos chers compagnons s’y trouvent peut-être en cemoment même. La Puissance qui nous a sauvés peut les sauverégalement. Prions ensemble pour qu’il en soit ainsi. Maisrappelons-nous toujours que si, en dépit de nos prières, il n’enétait pas ainsi, nous devrions accepter la réalité comme lameilleure et la plus sage des décisions d’en-haut.

Au milieu des rochers noirs ilss’agenouillèrent tous les cinq, et ils prièrent comme certainsd’entre eux ne l’avaient jamais fait auparavant. Certes il avaitété très intéressant de discuter de la prière avec légèreté et entoute philosophie sur le pont du Korosko. Et il n’avaitpas été difficile de se sentir fort et plein de confiance en soidans un fauteuil confortable, pendant qu’un Arabe offrait à laronde le café et les liqueurs. Mais projetés soudain hors ducourant placide de l’existence, ils s’étaient meurtris aux faitshorribles, épouvantables, de la vie. Rompus de fatigue et dechagrin, ils avaient besoin de se raccrocher à quelque chose.Croire en une destinée aveugle et inexorable était affreux. Unepuissance de douceur, œuvrant avec intelligence en vue d’un but,une puissance vivante, efficace, les arrachant de leurs routines depensée, détruisant leurs petites habitudes sectaires, lesconduisant dans une voie meilleure, voilà ce qu’ils avaient apprisà connaître pendant ces journées d’horreurs. De grandes mainss’étaient refermées sur eux, leur avaient façonné de nouvellesformes, les avaient préparés à une vie différente. Cette puissancepourrait-elle ne pas se laisser fléchir par des supplicationshumaines ? Elle était la suprême cour d’appel à laquellepouvait s’adresser l’humanité endolorie. Voilà pourquoi ilsprièrent tous ensemble, de même qu’un amoureux aime ou qu’un poèteécrit, avec le plus profond de leurs âmes. Quand ils se relevèrent,ils éprouvèrent cette impression singulière, illogique, de paixintérieure et de satisfaction que la prière seule confère.

– Silence ! dit Cochrane.Écoutez !

L’écho d’une salve se propagea dans le khorétroit ; elle fut suivie d’une autre, de plusieurs autres. Lecolonel piaffait comme le vieux cheval qui entend la trompe dechasse et les jappements de la meute.

– D’où pouvons-nous voir ce qui sepasse ?

– Venez par ici ! Par ici, s’il vousplaît ! Un sentier grimpe vers le sommet. Si les dames veulentbien me suivre, je leur épargnerai un spectacle douloureux.

Le pasteur les conduisit de façon qu’elles nevissent pas les cadavres qui jonchaient le fond du ravin. Du hautdes rochers, le panorama était extraordinaire. À leurs piedss’étendait le désert avec ses ondulations ; mais au premierplan se déroulait une scène qu’aucun n’oubliera sans doute jamais.Dans cette lumière claire et sèche, sur un fond de couleur fauve,les silhouettes se détachaient aussi nettement que des soldats deplomb sur une table.

Les derviches, ou plutôt ce qui en restait, seretiraient lentement en une masse confuse. Ils n’avaient nullementl’air de vaincus ; leurs mouvements étaient calculés ;mais ils modifiaient sans cesse leur formation comme s’ilshésitaient sur la tactique à suivre. Leur embarras était biennormal, puisque leurs chameaux étaient fourbus, et qu’ils setrouvaient dans une situation quasi-désespérée. Quant aux hommes deSarras, ils avaient émergé du khor, mis pied à terre et attachéleurs méhara quatre par quatre ; les fusiliers se déployèrenten une longue ligne bordée d’une frange de fumée ; ilsdécochaient salve sur salve. Les Arabes ripostaient d’une manièredécousue. Mais les spectateurs ne s’intéressèrent pas longtemps auxderviches ni aux fusiliers de Sarras. Au loin sur le désert, troisescadrons du corps des méharistes de Ouadi-Halfa s’avançaient enune colonne dense qui s’ouvrit bientôt pour esquisser un largedemi-cercle. Les Arabes se trouvaient pris entre deux feux.

– Par saint George ! cria le colonel.Regardez-moi ça !

Simultanément, les chameaux des dervichess’étaient agenouillés, et leurs cavaliers avaient sauté à terre. Aupremier rang se dressait la silhouette majestueuse de l’émir WadIbrahim. Il se mit à genoux un instant pour prier. Puis il sereleva, retira quelque chose de sa selle, le posa soigneusement surle sable et se plaça dessus, très droit.

– Un brave ! s’exclama le colonel. Il setient debout sur sa peau de mouton.

– Qu’entendez-vous par là ? demandaStuart.

– Tous les Arabes ont une peau de mouton surleur selle. Quand un Arabe constate que sa situation estcomplètement désespérée, et quand néanmoins il est résolu àcombattre jusqu’à la mort, il retire sa peau de mouton et se tientdessus jusqu’à ce qu’il meure. Voyez, ils sont tous sur leurs peauxde mouton. Pas de quartier d’un côté ou de l’autre,maintenant !

Le drame approchait rapidement de sondénouement. Un anneau de fumée et de flammes cerna les derviches àgenoux ; ils ripostèrent comme ils purent. L’étreinte seresserra. Les Arabes avaient déjà perdu beaucoup de monde ; lereste continua à tirer avec un courage indomptable. Une douzaine decadavres en kaki attestèrent que les Égyptiens devraient payer leprix de leur victoire. Une sonnerie de trompettes s’éleva chez lessoldats de Sarras ; une autre lui répondit chez les méharistesde Ouadi-Halfa. Ceux-ci avaient mis pied à terre et s’étaientformés en ligne. Après une dernière salve, ils partirent au pas decharge en poussant les cris barbares que les noirs ont exportés dessauvages immensités de l’Afrique. Pendant une minute un véritabletourbillon entremêla lances et crosses de fusils au milieu d’unnuage de poussière. Puis les trompettes sonnèrent à nouveau. LesÉgyptiens se retirèrent aussitôt pour se reformer avec la promptedécision d’une troupe disciplinée ; au centre du champ debataille gisaient, chacun sur sa peau de mouton, les pillards etleur chef. Le dix-neuvième siècle avait vengé le septième.

Les trois femmes avaient contemplé la scèneavec des yeux fascinés, horrifiés. Sadie et sa tante pleuraient àchaudes larmes. Le colonel se tourna vers elles pour leur adresserquelques mots de réconfort, mais il se tut devant le visage deMadame Belmont, qui était aussi blanc, aussi tendu que s’il avaitété sculpté dans de l’ivoire ; elle avait le regard fixe commesi elle était en extase.

– Grands dieux, Madame Belmont,qu’avez-vous ? cria le colonel.

Pour toute réponse, elle désigna un point surle désert. Au loin, à plusieurs kilomètres au-delà du lieu ducombat, un petit groupe de cavaliers s’avançait.

– Pardieu oui ! Voici du monde quiarrive. Qui est-ce donc ?…

Ils observaient de tous leurs yeux, mais ladistance était trop considérable ; ils ne savaient qu’unechose : c’était une douzaine d’hommes à dos de chameau.

– … Ce sont les démons qui étaient demeurés àl’oasis, dit Cochrane. Il ne peut s’agir de personne d’autre. Notreseule consolation est qu’ils ne peuvent échapper au sort qui lesattend. Ils se jettent dans la gueule du loup.

Mais Madame Belmont continuait à regarder avecla même intensité et le même visage d’ivoire. Soudain elle poussaun cri de joie et brandit les deux mains.

– Ce sont eux ! Ils sont sauvés ! Cesont eux, colonel, ce sont eux ! Oh, Mademoiselle Adams, cesont eux !

Elle gambadait sur le sommet de lacolline ; ses yeux brillaient comme ceux d’un enfantexcité.

Ses compagnons ne voulaient pas la croire, carils ne distinguaient rien de précis ; mais en certainesoccasions nos sens deviennent d’une acuité extraordinaire ; ondirait que l’âme et le cœur leur confèrent toute leur exaltation.Déjà Madame Belmont dévalait le sentier rocailleux pour grimper surson chameau, mais ses compagnons n’avaient pas encore aperçu ce quilui avait apporté son message de bonheur. Ils finirent néanmoinspar distinguer dans le groupe qui avançait trois points blancsscintillants sous le soleil : ces points blancs ne pouvaientêtre que les trois chapeaux des Européens. À leur tour le colonel,Mademoiselle Adams et Sadie se précipitèrent : ils reconnurentBelmont, Fardet, Stephens, l’interprète Mansoor et le soldatsoudanais blessé. L’escorte qui les accompagnait était composée deTippy Tilly et d’autres anciens soldats égyptiens. Belmont tombadans les bras de sa femme ; Fardet saisit la main ducolonel.

– Vive la France ! Vivent lesAnglais ! criait-il. Tout va bien, n’est-ce pas,colonel ? Ah, les canailles ! Vivent la croix et leschrétiens !

L’allégresse le rendait parfaitementincohérent.

Le colonel était aussi débordantd’enthousiasme que le lui permettait sa nature d’Anglo-Saxon. Il nepouvait pas gesticuler ; mais il se mit à rire sur le modecrépitant qui était l’indice de son émotion maxima.

– Mon cher ami, je suis rudement content devous revoir tous. Je vous avais considérés comme perdus !Jamais je n’ai été aussi heureux ! Comment avez-vous pu vouséchapper ?

– C’est vous qui aviez tout fait !

– Moi ?

– Oui, mon ami, et quand je pense que je mesuis disputé avec vous ! Misérable ingrat que jesuis !

– Mais comment vous ai-je sauvé ?

– Vous aviez tout combiné avec ce brave TippyTilly, en lui promettant de l’argent s’il nous ramenait vivants enÉgypte. À la faveur de l’obscurité, ses camarades et lui se sontglissés dans le bosquet de palmiers et ils s’y sont cachés. Quandvous êtes partis, ils ont rampé avec leurs fusils et ils ont abattules hommes qui allaient nous exterminer. Ce maudit moulah, jeregrette qu’ils l’aient tué ! Je crois que j’aurais pu leconvertir au christianisme. Et maintenant, avec votre permission,je cours embrasser Mademoiselle Adams, car Belmont a sa femme.Stephens a Sadie ; aussi m’apparaît-il évident que lasympathie de Mademoiselle Adams m’est réservée.

Quinze jours plus tard, le bateau qui avaitété spécialement frété pour les rescapés voguait au nord d’Assiout.Le lendemain matin ils devaient arriver à Beliani, d’où partaitl’express pour le Caire. C’était donc leur dernière soirée commune.Madame Shlesinger et son enfant, qui avaient échappé aux balles desArabes, avaient déjà été dirigées sur la frontière. MademoiselleAdams avait été gravement malade à la suite de ses privations, etc’était la première fois qu’elle était autorisée à venir sur lepont après le dîner. Elle était assise sur une chaise-longue, plusmaigre, plus austère, plus aimable que jamais ; Sadie, deboutà côté d’elle, disposait une couverture sur ses épaules. MonsieurStephens apporta le café et le plaça sur une petite table. Del’autre côté du pont, Belmont et sa femme étaient assis, silencieuxet heureux. Monsieur Fardet, adossé au bastingage, déplorait lanégligence du gouvernement britannique dans le contrôle de lafrontière égyptienne ; le colonel se tenait en face de lui,très droit, et le bout allumé d’un cigare flamboyait sous samoustache.

Mais qu’était-il arrivé au colonel ?Quiconque aurait vu ce vieil homme brisé dans le désert de Libye nel’aurait pas reconnu. La moustache grisonnait certes, mais sescheveux avaient retrouvé ce noir lustré qui avait fait l’admirationde tous au cours du voyage aller. À son retour à Ouadi-Halfa, ilavait reçu avec un visage de pierre et une grande froideur quantitéde condoléances relatives aux effets de son séjour chez lesderviches. Puis il avait couru s’enfermer dans sa cabine. Une heureaprès il en était ressorti exactement pareil à ce qu’il était avantd’avoir été coupé des multiples ressources de la civilisation. Etil avait regardé tous ceux qui le dévisageaient d’une telle manièreque personne ne se serait permis de formuler la moindre observationsur ce miracle moderne. On remarqua seulement depuis lors que, sile colonel devait parcourir ne fût-ce que cent mètres dans ledésert, il emportait toujours dans la poche intérieure de sonveston une petite bouteille noire pourvue d’une étiquette rose.Mais ceux qui l’avaient connu dans des circonstances où un homme serévèle tout entier disaient que le vieil officier ayant le cœur etl’esprit jeunes, il était bien naturel qu’il tînt à conserver descouleurs jeunes !

Quel calme, quel repos sur le pont ! Pasd’autre bruit que le clapotis de l’eau contre les flancs du vapeur.Les derniers reflets rouges du soleil couchant se reflétaient dansle fleuve. Les rescapés apercevaient des hérons dressés sur unepatte au bord des rives sablonneuses ; plus loin, des palmierss’alignaient en une majestueuse procession. Les étoiles d’argentscintillaient encore : ces mêmes étoiles claires, placides,impitoyables vers lesquelles ils avaient si souvent levé les yeuxpendant les longues nuits de leur calvaire.

– Où descendrez-vous au Caire, MademoiselleAdams ? demanda Madame Belmont.

– Au Shepheard’s, je pense.

– Et vous, Monsieur Stephens ?

– Oh, au Shepheard’s, certainement !

– Nous descendrons au Continental. J’espèreque nous ne nous perdrons pas de vue.

– Je ne vous oublierai jamais, MadameBelmont ! s’écria Sadie. Oh, il faudra que vous veniez auxÉtats-Unis ! Nous vous arrangerons un séjourdélicieux !

Madame Belmont se mit à rire avec sagentillesse habituelle.

– Nous avons des devoirs en Irlande, et nousles avons négligés depuis quelque temps. Mon mari a ses affaires,moi j’ai ma maison, et tout va à vau-l’eau. D’autre part,ajouta-t-elle d’une voix espiègle, si nous allions aux États-Unisnous pourrions bien ne pas vous y rencontrer.

– Il faudra que nous nous rencontrions tous ànouveau, dit Belmont, ne serait-ce que pour reparler un peu de nosaventures. Ce sera plus facile dans un ou deux ans. Elles sontencore trop proches.

– Et pourtant comme elles me paraissentloin ! Elles me font l’effet d’un mauvais rêve, observa safemme. La Providence est bien bonne d’adoucir les souvenirsdésagréables ! J’ai l’impression d’avoir vécu tout cela dansune existence antérieure.

Fardet leva son bras dont le poignet étaitencore entouré d’un pansement.

– Le corps n’oublie pas aussi vite quel’esprit, dit-il. Ceci n’a rien d’un mauvais rêve, MadameBelmont !

– Comme c’est dommage que quelques-uns aientété sauvés, et d’autres pas ! s’écria Sadie. Si seulementMonsieur Brown et Monsieur Headingly étaient là avec nous, je neregretterais plus rien ! Pourquoi ont-ils été tués, et pasnous ?

Monsieur Stuart était arrivé en boitillant surle pont ; il tenait à la main un gros livre ouvert.

– Pourquoi le fruit mûr est-il cueilli, et lefruit vert délaissé ? dit-il en réponse à l’exclamation de lajeune fille. Nous ne savons rien de la condition spirituelle de cesdeux pauvres chers disparus, mais le grand Jardinier cueille Sesfruits selon Sa propre science. Je voudrais vous lire cepassage…

Une lampe était posée sur la table ; ils’assit à côté d’elle. La lumière jaune éclaira ses joues massiveset les tranches rouges du livre. Sa voix forte, calme, domina lebruissement de l’eau.

– … « Qu’ils rendent grâces, ceux que leSeigneur a rachetés et libérés de l’ennemi, et rassemblés de l’est,de l’ouest, du nord et du sud. Ils s’étaient égarés dans le désertet ils n’y avaient pas trouvé de demeure. Ayant faim et soif, ilsavaient perdu courage et leurs âmes avaient défailli en eux. Aussiils ont imploré le Seigneur, et Il les a délivrés de leur détresse.Il les a menés sur le bon chemin, afin qu’ils puissent retrouver lacité où ils demeuraient. Oh, puissent ces hommes louer le Seigneurpour Sa bonté, et publier les merveilles qu’il accomplit pour lesenfants des hommes !… »

Le pasteur referma le livre.

– … Il semble que ces phrases ont été écritespour nous ; et cependant elles ont été écrites il y a deuxmille ans. À n’importe quelle époque, l’homme est obligé dereconnaître la main qui le guide. Pour ma part je ne crois pas quel’inspiration se soit arrêtée il y a deux mille ans. Quand Tennysonécrivait avec tant de ferveur et de conviction :

« Oh, nous croyons encore que le bien

Sera malgré tout le but final du mal ! »

il répétait le message qui lui avait ététransmis, tout comme Ézéchiel, quand le monde était plus jeune,répétait un message plus élémentaire et plus rude.

– Tout cela est très beau, MonsieurStuart ! dit le Français. Vous me demandez de louer Dieu pourm’avoir fait sortir du danger et de la souffrance ; mais ceque je voudrais bien savoir, c’est pourquoi, puisqu’il gouvernetoute chose, Il m’a mis au sein de la souffrance et du danger. Àmon avis, j’ai plus de prétextes à blâmer qu’à louer. Vous ne meremercieriez pas de vous tirer du fleuve si auparavant je vousavais poussé dedans ! Le moins que vous puissiez exiger devotre Providence est qu’elle soigne les maux que sa propre mainvous a infligés.

– Je ne nie pas la difficulté, réponditlentement le pasteur. Celui qui ne cherche pas à s’abuser nesaurait nier la difficulté. Voyez comme Tennyson l’affrontehardiment dans ce même poème, le plus grand, le plus profond etcertainement le plus inspiré de toute la littérature anglaise.Rappelez-vous l’effet qu’elle lui suggérait :

« Je trébuche là où je marchaisfermement ;

Et je tombe avec mon fardeau desoucis

Sur les marches du grand autel de cemonde

Qui s’élève des ténèbres jusqu’àDieu ;

J’étends mes mains malhabiles dans la foi,je tâtonne,

Je ramasse de la poussière et de lapaille, et j’en appelle

À celui que je sens Dieu de tout

Et j’espère faiblement en une plus grandeespérance. »

C’est le mystère central des mystères :le problème du péché et de la souffrance, la seule difficultécolossale que doit résoudre le logicien s’il veut justifier laconduite de Dieu envers l’homme. Mais prenez notre propre cas enexemple. Pour ne parler que de moi, je sais ce que j’ai gagné decette aventure. Je le dis en toute humilité, mais je discerne mieuxqu’auparavant mes devoirs. Elle m’a appris à être moins négligentpour dire ce que je tiens pour la vérité, moins indolent à faire ceque je sens être bien.

– Et moi, s’écria Sadie, elle m’a enseignéplus de choses que toute ma vie passée. J’ai appris beaucoup, etdésappris autant. Je suis devenue différente.

– Je n’avais jamais compris jusqu’ici mapropre nature, déclara Stephens. Je peux d’ailleurs à peine direque j’avais une nature à comprendre. Je vivais pour ce qui étaitsans importance, et je négligeais ce qui était vital.

– Oh, une bonne secousse ne fait jamais demal ! dit le colonel. Un lit de plumes et quatre repas parjour, ça ne vaut rien ni pour un homme ni pour une femme.

– Mon sentiment profond, intervint MadameBelmont, est que tous, nous nous sommes élevés plus haut au coursde ces journées dans le désert que nous ne l’avions jamais fait ouque nous le ferons demain. Quand nos péchés seront jugés, il noussera beaucoup pardonné pour l’amour que nous nous sommestémoigné.

Ils demeurèrent silencieux pendant que lesombres grises s’obscurcissaient et que du gibier d’eau traçait degrands V au-dessus de la surface métallique du large fleuve. Unvent froid s’était levé de l’est ; Stephens se pencha versSadie.

– Vous rappelez-vous ce que vous avez promisquand vous étiez dans le désert ? chuchota-t-il.

– Quoi donc ?

– Vous avez dit que si vous en réchappiez vousessaieriez dans l’avenir de rendre quelqu’un heureux.

– Alors je dois le faire.

– C’est fait, dit-il.

Et leurs mains se rejoignirent sous latable.

FIN

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