La Tragédie du Korosko

Chapitre 2

 

Le jeune Américain hésita un moment ; ilavait envie de descendre à terre pour poster le compte rendu desimpressions de voyage qu’il adressait quotidiennement à sa sœur.Mais les cigares du colonel Cochrane et de Cecil Brown rougeoyaientencore à l’autre extrémité du pont, et il était toujours à l’affûtde renseignements et de nouvelles. Il ne savait pas très biencomment s’immiscer dans leur conversation, mais le colonel poussavers lui un tabouret et l’appela.

– Venez par ici, Headingly ! C’estl’endroit rêvé pour un antidote. Je suis sûr que Fardet vient devous parler politique.

– Je reconnais toujours sa façon d’aborder lahaute politique, rien qu’à le voir courber les épaules pour selancer dans des discussions confidentielles, dit l’élégantdiplomate. Mais quel sacrilège par une soirée comme celle-ci !Cette lune qui se lève sur le désert nous propose un étonnantnocturne en bleu et argent. Dans un morceau de Mendelssohn il y aun mouvement qui semble embrasser tout cela : un sentimentd’immensité, de répétition, le cri du vent au-dessus des espacesinfinis. La musique est l’art d’interpréter les émotions subtilesque les mots ne traduisent pas.

– Le paysage me paraît plus sauvage, plusfarouche cette nuit que jamais, fit observer l’Américain. Il medonne l’impression d’une force impitoyable, tout comme l’Atlantiquepar une journée froide et sombre de l’hiver. Peut-être cetteimpression provient-elle de ce que nous nous servons à la limiteextrême de toute loi et de toute civilisation… À votre avis,colonel Cochrane, à quelle distance sommes-nous desderviches ?

– Sur la rive arabe, répondit le colonel, nousavons le camp fortifié égyptien de Sarras à une soixantaine dekilomètres à notre sud. Au-delà s’étendent cent kilomètres deterres très désertes avant le poste derviche d’Akasheh. Mais surl’autre rive il n’existe rien entre eux et nous.

– Abousir est justement sur cette rive-là,n’est-ce pas ?

– Oui. C’est pourquoi l’excursion étaitinterdite l’année dernière. Mais maintenant le calme estrevenu.

– Qui pourrait empêcher les derviches dedéferler par ici ?

– Absolument rien ! répondit Cecil Brownd’une voix nonchalante.

– Rien, sauf la peur. Ils pourraient arriversans difficulté, bien sûr ! Mais le retour serait plusdangereux : leurs chameaux épuisés seraient une proie facilepour les montures fraîches de la garnison de Ouadi-Halfa. Ils lesavent aussi bien que nous : voilà pourquoi ils ne s’y sontjamais risqués.

– Il n’est pas raisonnable de spéculer sur unsentiment de peur de la part des derviches, déclara Brown. Nous nedevons jamais oublier qu’ils n’obéissent pas aux mêmes mobiles queles autres peuples. Ils sont nombreux à souhaiter mourir, etunanimes à croire aveuglément en la destinée. On peut lesconsidérer comme une reductio ad absurdum de toutes lessuperstitions ; et voilà bien la preuve que bigoterie etsuperstition conduisent tout droit à la barbarie !

– Croyez-vous que ce peuple représente uneréelle menace pour l’Égypte ? demanda l’Américain. J’aientendu des opinions divergentes à ce sujet. Monsieur Fardet, parexemple, ne pense pas que le danger soit bien pressant.

– Je ne suis pas riche, répondit le colonelCochrane après un bref silence, mais je suis disposé à parier toutce que je possède que dans les trois années qui suivraient ledépart des officiers britanniques les derviches parviendraient surla côte de la Méditerranée. Que deviendrait alors la civilisationégyptienne ? Que deviendraient les centaines de millions quiont été investis dans ce pays ? Et que deviendraient lesmonuments que le monde entier admire et vénère et qui sont les plusprécieux monuments du passé ?

– Allons, colonel ! protestaHeadingly en riant. Vous ne prétendez tout de même pasqu’ils démoliraient les Pyramides ?

– Impossible de prévoir ce qu’ilsferaient ! Il n’y a pas d’iconoclaste plus enragé qu’unmusulman fanatique. Au cours de leur dernière incursion en Égypte,les derviches ont brûlé la bibliothèque d’Alexandrie. Vous savezque le Coran interdit toute représentation d’un visage humain. Àleurs yeux, une statue est donc un objet irréligieux. Et cessauvages se soucient comme d’une guigne des sentiments del’Europe ! Au contraire : plus ils les outrageraient,plus ils seraient ravis. À bas serait jeté le Sphinx, à bas leColosse, à bas les statues d’Abou-Simbel ! Exactement comme enAngleterre, devant les soldats de Cromwell, les saints furent jetésà bas.

– Voyons un peu, dit Headingly avec sa lenteurréfléchie. Admettons que les derviches soient capables de conquérirl’Égypte et admettons aussi que vous, Anglais, les en empêchiez.Mais pour quelle raison dépensez-vous tous ces millions de dollarset sacrifiez-vous tant de vies anglaises ? Quel profittirez-vous de plus que la France, l’Allemagne ou n’importe quelpays qui ne court aucun risque et qui ne dépense pas uncent ?

– Beaucoup de bons Anglais se posent la mêmequestion, répondit Cecil Brown. À mon avis, il y a assez longtempsque nous sommes les policiers du monde : nous avons débarrasséles océans des pirates et des marchands d’esclaves ; à présentnous libérons la terre des derviches et de tous les brigands quimenacent la civilisation. Si les Kurdes perturbent l’ordre publicen Asie Mineure, le monde veut savoir pourquoi la Grande-Bretagnene les met pas à la raison. S’il se produit une mutinerie militaireen Égypte ou dans le Soudan, c’est encore à la Grande-Bretagnequ’il appartient de la mater. Et tout cela parmi un concert demalédictions, comme en entend le policeman lorsqu’il arrête unmalandrin dans un coupe-gorge. Nous ne recevons que de mauvaiscoups et pas le moindre remerciement : pourquoipersévérer ? Nous ferions mieux de laisser l’Europe accomplirelle-même ce travail ingrat.

– Ma foi, déclara le colonel Cochrane encroisant les jambes et en se penchant en avant avec l’air décidé dequelqu’un qui a une opinion bien arrêtée, je ne suis pas du toutd’accord avec vous, Brown ! Et j’estime que l’étroitesse devotre raisonnement s’accorde mal avec les impératifs del’Angleterre. Je pense que derrière les intérêts nationaux,derrière la diplomatie et tout le reste, il existe une grande forcedirectrice (une Providence, en fait) qui depuis toujours extrait lemeilleur de chaque peuple et s’en sert pour le bien de l’ensemble.Quand un peuple cesse de s’y soumettre, il est mûr pour quelquessiècles d’hôpital, comme l’Espagne ou la Grèce : c’est que laqualité l’a quitté. Un homme ou une nation ne sont pas placés surcette terre uniquement pour faire ce qui est agréable ou ce quirapporte. On nous demande souvent d’entreprendre ce qui est à lafois déplaisant et coûteux ; mais si l’entreprise est juste,nous devons marcher et ne pas nous dérober…

Headingly fit un signe de têteapprobateur.

– … À chacun sa propre mission !L’Allemagne excelle dans la pensée abstraite ; la France dansla littérature, les arts et la grâce. Mais vous et nous (car tousceux qui parlent anglais sont sur le même bateau) nous avons dansnotre élite une conception plus élevée du sens moral et du devoirpublic que dans n’importe quel autre peuple. Or, ce sont les deuxqualités qui sont nécessaires pour diriger une race plus faible.Vous ne pouvez pas aider des peuples faibles par de la penséeabstraite ou des arts d’agrément, mais seulement par ce sens moralqui tient en équilibre les plateaux de la justice et qui se gardepur de toute souillure. C’est ainsi que nous gouvernons les Indes.Nous sommes arrivés là-bas par l’effet d’une sorte de loinaturelle, tout comme l’air se précipite pour combler un vide.Partout dans le monde, contre notre intérêt direct et au mépris denos intentions délibérées, nous sommes poussés à faire la mêmechose. Cela vous arrivera à vous aussi : la pression de ladestinée vous obligera à administrer toute l’Amérique, du Mexiqueau cap Horn.

Headingly émit un sifflement.

– Nos chauvins seraient heureux de vousentendre, colonel Cochrane ! dit-il. Ils voteraient pour vousau Sénat et feraient de vous un membre de la Commission desAffaires Étrangères !

– Le monde est petit, et il se rapetissechaque jour. Il constitue un organisme unique : une gangrènelocale pourrait se propager et vicier tout l’ensemble. Il n’y a pasplace sur la terre pour des gouvernements malhonnêtes, manquant àleurs engagements, tyranniques, irresponsables. Leur existenceserait toujours une source de troubles et de dangers. Mais denombreuses races semblent être si incapables de progrès qu’il fautdésespérer de les voir un jour se donner un bon gouvernement. Quefaut-il donc faire ? La Providence autrefois résolvait leproblème par l’extermination : un Attila, un Tamerlanélaguaient les branches les plus faibles. Des règles moinsrigoureuses se sont substituées : les Khanates de l’AsieCentrale et les États protégés de l’Inde en sont le témoignage.Puisque cette œuvre doit être accomplie, et puisque nous sommes lesmieux outillés pour la réussir, je pense que nous récuser seraitune lâcheté et un crime.

– Mais qui tranche la question de savoir sivous êtes les mieux outillés pour intervenir ? objectal’Américain. N’importe quelle nation pirate pourrait utiliser ceprétexte pour s’annexer la terre entière.

– Ce sont les événements qui tranchent. Desévénements inexorables et inévitables. Prenez par exemple cetteaffaire d’Égypte. En 1881, personne ne songeait chez nous àintervenir en Égypte ; et pourtant en 1882 nous avons prispossession du pays. La succession des événements ne nous a paslaissé de choix. Un massacre dans les rues d’Alexandrie,l’installation de canons pour chasser notre flotte qui se trouvaitlà, vous le savez, afin de remplir les solennelles obligations d’untraité, ont précédé le bombardement. Le bombardement a précédé undébarquement destiné à sauver la ville de la destruction. Ledébarquement a entraîné une extension des opérations… Et nous voiciavec le pays sur les bras. Quand les troubles ont éclaté, nousavons supplié, imploré les Français et bien d’autres de venir nousaider à rétablir l’ordre : ils ont tous fait la sourdeoreille, mais ils sont déjà prêts à nous tirer dans les jambes.Quand nous avons essayé de sortir de ce guêpier, l’insurrection desderviches a éclaté, et nous avons dû nous cramponner plussolidement que jamais. Nous n’avons pas revendiqué cettetâche ; mais puisque nous sommes obligés de l’accomplir, aumoins faisons-la bien. Nous avons installé la justice, purifiél’administration, protégé les pauvres. L’Égypte a davantageprogressé au cours des douze dernières années que depuis l’invasionmusulmane au septième siècle. En dehors du traitement de deux centshommes, qui dépensent d’ailleurs leur argent dans le pays,l’Angleterre n’a pas retiré, directement ou indirectement, un seulshilling de toute l’opération. Je ne crois pas que vous trouviezdans l’histoire une œuvre mieux réussie et plus désintéressée.

Headingly tira sur sa cigarette enréfléchissant.

– À Boston il y a une maison près de la nôtre,dit-il, qui gâche toute la perspective sur la baie. De vieuxfauteuils sont éparpillés sur la terrasse ; les murscroulent ; le jardin est un roncier ; mais je ne pensepas que les voisins soient fondés à pénétrer de force, à s’yinstaller et à arranger les choses selon leur goût.

– Et si la maison brûlait ? demanda lecolonel.

Headingly se mit à rire et se leva.

– Ce cas n’est pas prévu par la doctrine deMonroë, colonel ! dit-il. Je commence à réaliser que l’Égyptemoderne est tout à fait aussi intéressante que l’antique, et queRamsès II n’a pas été le dernier homme vivant du pays.

Les deux Anglais se levèrent à leur tour.

– Oui, c’est une ironie du sort qui a désignéles habitants d’une petite île de l’Atlantique pour administrer laterre des Pharaons, fit observer Cecil Brown. Nous nous éteindronsà notre tour, et nous ne laisserons aucun souvenir particulier,entre les diverses races qui ont gouverné ce pays, car lesAnglo-Saxons n’ont pas l’habitude de graver leurs actions sur de lapierre. Les vestiges d’un système de drainage au Caire seront sansdoute les seules traces de notre passage ; encore sepourrait-il que dans mille ans d’ici des archéologues soutiennentque cet ouvrage a été réalisé par la dynastie des Hyksos. Maisvoici nos autres compagnons qui rentrent d’une promenade enville.

Au-dessous d’eux en effet ils entendirent ledoux accent irlandais de Madame Belmont et la voix grave de sonmari. Monsieur Stuart, le gros pasteur de Birmingham, discutait unproblème de piastres avec un ânier bavard ; avis et conseilsfusèrent de toutes parts. Puis l’accord se fit, le brouhaha décrut,les retardataires gravirent l’échelle, des « Bonnenuit ! » s’échangèrent, des portes claquèrent, et lepetit bateau redevint silencieux dans l’ombre de la haute rive.Au-delà de ce point extrême de civilisation et de conforts’étendait un désert illimité, sauvage, éternel, couleur de pailleau clair de lune, pommelé par les ombres noires des montagnes.

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