La Tragédie du Korosko

Chapitre 6

 

Ainsi le Korosko avait été prisd’assaut ; par conséquent les chances de sauvetage qu’ilsescomptaient (tous ces calculs compliqués d’heures et de distances)se révélaient aussi immatérielles qu’un mirage. L’alerte ne seraitpas donnée à Ouadi-Halfa avant que les autorités s’aperçussent quele bateau n’était pas rentré dans la soirée. Donc à cette heure ducrépuscule, alors que le Nil n’était plus qu’une mince bande vertetrès loin derrière eux, la poursuite n’avait sans doute pascommencé. Et cent cinquante kilomètres seulement, peut-être moins,les séparaient du pays des derviches. Il ne fallait presque plusespérer que les forces égyptiennes les rejoignissent à temps. Undécouragement silencieux, morose, s’empara alors des prisonniers, àl’exception de Belmont que les Arabes durent maîtriser parce qu’ilvoulait courir au secours de sa femme.

Les deux détachements avaient fusionné ;les Arabes, gravement et dignement, échangeaient saluts etcompliments, tandis que les nègres riaient, criaient, bavardaientavec cette bonne humeur insouciante que le Coran avait étéimpuissant à transformer. Le chef des nouveaux venus était unvieillard au grand nez crochu et à la barbe grise, maigre,ascétique, brusque, farouche d’aspect, très militaire d’allure.L’interprète gémit quand il le reconnut ; il leva les bras enl’air et hocha la tête : visiblement il avait découvert touteune nouvelle perspective d’ennuis.

– C’est l’émir Abderrahman, dit-il. Maintenantj’ai bien peur que nous n’arrivions pas vivants àKhartoum !

Le colonel Cochrane seul le connaissait deréputation : il passait pour un monstre de cruauté et defanatisme, pour un musulman forcené, pour un prédicateur et uncombattant qui n’hésitait jamais à appliquer les féroces doctrinesdu Coran jusqu’à leur conclusion. Il commença par s’entretenir avecl’émir Wad Ibrahim ; leurs chameaux se touchaient ; labarbe noire se confondait avec la barbe grise. Puis ils setournèrent tous deux vers le misérable troupeau des captifs ;le cadet fournit d’amples explications à son aîné qui écoutait,impassible et grave.

– Qui est le vieux gentleman à barbeblanche ? interrogea Mademoiselle Adams qui avait été lapremière à se remettre de sa déception. Il a l’air trèsdistingué.

– C’est le nouveau chef, réponditCochrane.

– Vous ne voulez pas dire qu’il est d’un gradesupérieur à l’autre ?

– Si, Mademoiselle, dit l’interprète. Il est àprésent le chef suprême.

– Eh bien, tant mieux ! Il me rappelle levieux Mathews de l’église presbytérienne au temps du ministreScott. Ce chef à barbe noire et au regard de braise ne me dit rienqui vaille. Sadie, ma chérie, vous vous sentez mieux avec lafraîcheur, n’est-ce pas ?

– Oui, ma tante. Ne vous tracassez pas à monsujet. Comment vous sentez-vous vous-même ?

– Ma foi, plus en confiance que tout àl’heure. Je vous ai donné un bien mauvais exemple, Sadie :j’étais complètement abasourdie par la soudaineté de toute cetteaventure, et puis je pensais à votre mère : elle vous avaitconfiée à moi, et je me demandais ce qu’elle penserait en nousvoyant toutes les deux. Ma parole, il y aura quelques manchetteslà-dessus dans le Boston Herald ! Et je parie bienque quelqu’un devra rendre des comptes !

– Pauvre Monsieur Stuart ! s’exclamaSadie en entendant à nouveau le délire monotone du pasteur. Venez,ma tante ! Voyons si nous ne pouvons pas faire quelque chosepour lui.

– Je suis inquiet au sujet de MadameShlesinger et de son enfant, dit le colonel Cochrane. Je vois bienvotre femme, Belmont, mais personne d’autre.

– Ils l’amènent par ici ! cria Belmont.Merci, mon Dieu ! Nous allons tout apprendre. Ils ne vous ontpas fait de mal, Norah, j’espère ?…

Il courut vers elle, et baisa la main qu’ellelui tendait pour qu’il l’aidât à descendre de chameau.

Les bons yeux gris et le doux visage calme del’Irlandaise apportèrent un peu de soulagement et d’espérance auxprisonniers. C’était une catholique fervente ; or la religionde l’Église Romaine est un excellent soutien à l’heure du danger.Pour elle, pour le colonel qui était anglican, pour le pasteur nonconformiste, pour les Américaines presbytériennes, et même pour lesdeux Soudanais païens, la religion sous ses divers aspectsremplissait le même office : elle rappelait sans cesse que lepire que pût commettre le monde était bien peu de chose, et que,nonobstant la dureté apparente des voies de la Providence, nousn’avions rien de mieux ni de plus sage à faire que de nous laisserconduire par la Grande Main. Ces compagnons du malheur n’avaientpas un dogme commun ; mais ils possédaient le courage profondet le fatalisme paisible, essentiel, qui forment le cadre antiquede la religion ; les dogmes nouveaux ont poussé comme dulichen éphémère sur sa surface de granit.

– Pauvres amis ! s’écria l’Irlandaise. Jem’aperçois que vous avez beaucoup plus souffert que moi. Non,réellement, John mon chéri, je suis tout à fait bien ! Je n’aimême pas soif, car notre bande a rempli ses outres d’eau dans leNil, et j’ai eu à boire autant que je le désirais. Mais je ne voispas Monsieur Headingly, ni Monsieur Brown. Et le pauvre MonsieurStuart ! Dans quel état se trouve-t-il !

– Headingly et Brown ne connaissent plus desoucis, répondit son mari. Vous ne savez pas combien de foisaujourd’hui nous avons rendu grâce à Dieu, Norah, de ce que vousn’étiez pas avec nous ! Et vous voici quand même !

– Où serais-je mieux qu’à côté de monmari ? Je préfère cent fois, mille fois, être ici qu’ensécurité à Ouadi-Halfa.

– La ville est-elle alertée ? demanda lecolonel.

– Un canot a réussi à fuir. Madame Shlesinger,son enfant et la nurse y avaient pris place. J’étais en bas lorsqueles Arabes nous ont attaqués. Ceux qui étaient sur le pont ont eule temps de sauter dans le canot. Je ne sais pas s’ils ont étéblessés, car pendant un bon moment les Arabes ont tiré dessus.

– C’est vrai ? s’écria Belmont. Alors, lagarnison a dû entendre la fusillade. Qu’en pensez-vous,Cochrane ? Depuis quatre heures ils doivent être lancés surnotre piste ! D’une minute à l’autre nous pouvons espérer voirapparaître sur cette crête le casque d’un officieranglais !

Mais des déceptions successives avaient rendule colonel sceptique.

– S’ils ne viennent pas en force, répondit-il,mieux vaut qu’ils ne viennent pas du tout. Ces pillards sont dessoldats d’élite avec de bons chefs, et, sur leur propre terrain,ils se défendront avec acharnement…

Il s’arrêta tout à coup et regarda du côté desArabes.

– … Par saint George ! murmura-t-il. Cespectacle valait la peine d’être vu !

Le grand soleil rouge avait déjà glissé lamoitié de son disque derrière la brume violette de l’horizon.C’était l’heure de la prière arabe. Une civilisation plus ancienneet plus savante se serait tournée vers cet horizon magnifique etl’aurait adoré. Mais les sauvages enfants du désert étaient d’uneessence plus noble que les Perses raffinés : ils plaçaientl’idéal plus haut que la matière ; aussi firent-ils leurprière en tournant le dos au soleil et en dirigeant leurs visagesvers le temple central de leur religion. Comme ils priaient, cesfanatiques ! Profondément absorbés, avec des yeux brillants etle visage illuminé, ils se levaient, se prosternaient, touchaientde leur front le tapis de prière. En contemplant une pareilledévotion, qui aurait pu douter de l’existence d’une grandepuissance mondiale, réactionnaire mais formidable, disposant demillions de fils entre le cap Juby et les confins de laChine ? Si un jour le même souffle les embrase, si un grandsoldat ou un grand administrateur se lève pour les organiser, neseront-ils pas l’instrument avec lequel la Providence balaiera lesud de l’Europe, décadent, pourri, égoïste, sans cœur, comme celas’est produit il y a douze cents ans, afin de faire place nettepour une race meilleure ?

Lorsqu’ils se furent relevés, une sonnerie detrompette retentit ; les prisonniers comprirent alors qu’aprèsavoir voyagé tout le jour, ils allaient devoir voyager toute lanuit. Belmont grogna, car il avait espéré que leurs sauveteurs lesaurait rattrapés avant le lever du camp. Mais les autres n’étaientdéjà que trop enclins à se soumettre à l’inévitable. Ils avaientreçu un pain plat arabe par personne, puis, comble de volupté, undeuxième gobelet d’eau tirée des outres du deuxième détachement. Sile corps obéissait à l’âme aussi facilement que l’âme obéit aucorps, la terre serait un paradis ! Une fois leurs besoinsphysiques satisfaits, ils reprirent courage et regrimpèrent surleurs chameaux en acceptant de meilleure grâce le côté romanesquede leur terrible aventure. Monsieur Stuart poursuivait sur le sableson bavardage puéril ; les Arabes n’essayèrent même pas de leremettre en selle. Dans l’obscurité qui tombait, sa grosse figuretournée vers le ciel faisait une tache blanche.

– Interprète ! cria le colonel.Dites-leur qu’ils oublient Monsieur Stuart !

– Inutile, Monsieur ! répondit Mansoor.Ils disent qu’il est trop gras, et qu’ils ne l’emmèneront pas plusloin. Il va mourir, déclarent-ils ; alors à quoi bon s’occuperde lui ?

– Ne pas l’emmener ! explosa Cochrane.Comment ! Mais cet homme va périr de faim et de soif ! Oùest l’émir ?…

Il appela l’Arabe à barbe noire sur le tonqu’il aurait pris pour tancer un ânier en retard. Le chef ne daignapas lui répondre, mais il dit deux ou trois mots à l’un desguerriers qui asséna dans les côtes du colonel un coup de crosse defusil. Le vieux soldat tomba en avant, puis fut hissé, àdemi-inanimé, sur sa selle. Les femmes recommencèrent àpleurer ; les hommes marmonnèrent des jurons et serrèrent lespoings ; que pouvaient-ils faire dans cet enfer d’injustice etde mauvais traitements ? Belmont chercha son petit revolvermais il se rappela qu’il l’avait confié à Mademoiselle Adams. S’ill’avait conservé, l’émir aurait été abattu, mais tous les touristesauraient été massacrés.

En se remettant en marche, ils aperçurent faceà eux l’un des phénomènes les plus singuliers du désertégyptien ; il est vrai que les circonstances ne les mettaientpas d’humeur à en apprécier la beauté. Quand le soleil avaitdisparu, l’horizon avait conservé une teinte violette, ardoisée.Mais maintenant voilà que cette brume devenait de plus en plusclaire : une pseudo-aurore s’épanouissait ; ils auraientjuré qu’un soleil vacillant remontait dans le ciel en empruntant lavoie qu’il avait descendue. Un voile rose en suspension au-dessusde l’ouest décora sa bordure supérieure de reflets d’un vert tendreet délicat. Mais lentement ces couleurs se fondirent dans un gristerne qui précéda la nuit. Vingt-quatre heures plus tôt, assis surleurs chaises-longues ou des tabourets, ils discutaient politique àla lumière des étoiles sur le pont du Korosko. Douzeheures plus tôt, ils prenaient leur petit déjeuner avant de partirpour leur dernière excursion. Depuis, ils avaient découvert tout unmonde d’impressions neuves. Avec quelle brutalité ils avaient étéprécipités du haut de leur suffisance ! C’était les mêmesétoiles d’argent, le même croissant de lune, mais quel abîme entrele passé et le présent !

Les chameaux se déplaçaient aussisilencieusement que des fantômes. Devant les prisonniers, derrièreeux, les Arabes ne faisaient pas plus de bruit que leurs montures.Nulle part un bruit. Pas le moindre bruit. Et puis brusquement trèsloin derrière, une voix humaine s’éleva dans le désert : unevoix forte, bourdonnante, peu musicale ; peu à peu un refrainse dégagea dans ce chant lointain ; les prisonniers purent endistinguer les mots :

« La nuit nous plantons notre tente mouvante,

Une journée de moins avant notre retour… »

Monsieur Stuart avait-il recouvré ses esprits,ou bien était-ce par une coïncidence de son délire qu’il avaitchoisi ce chant ? Les larmes aux yeux, ses amis seretournèrent ; ils savaient bien que ce voyageur était toutprès du retour… Graduellement la voix baissa de ton ; ellefinit par s’ensevelir dans le silence tout-puissant du désert.

– Cher vieil ami, j’espère que vous n’êtes pasblessé ? interrogea Belmont en posant une main sur le genou ducolonel.

Cochrane s’était redressé, mais il étaitencore essoufflé.

– Je suis tout à fait remis. Voudriez-vousavoir l’obligeance de me montrer l’homme qui m’a frappé ?

– Le brigand devant vous ; celui dont lechameau est à la hauteur de celui de Fardet.

– Le jeune, avec une moustache… Je ne ledistingue pas très bien avec cette lumière, mais je crois que je lereconnaîtrai au jour. Merci, Belmont !

– J’ai cru qu’il vous avait défoncé descôtes.

– Non ; il m’a coupé le souffle, voilàtout.

– Vous devez être en fer ! C’était uncoup terrible. Comment avez-vous pu récupérer si vite ?

Le colonel se gratta la gorge et bafouilla unpeu en répondant :

– Le fait est, mon cher Belmont… Je suis sûrque ceci restera entre nous… Surtout ne le répétez pas auxdames !… Mais je suis légèrement plus âgé que je ne l’avoue,et plutôt que de perdre l’allure martiale qui m’a toujours étéchère, je…

– Vous portez un corset, par saintGeorge ! s’écria l’Irlandais.

– Ma foi, un léger support artificiel !dit sèchement le colonel qui fit dévier la conversation sur leschances du lendemain.

Les survivants revoient encore dans leursrêves cette longue nuit de marche dans le désert. Tout étaitd’ailleurs une sorte de rêve : le silence qu’ils trouvaientsur les pattes élastiques des chameaux, et les silhouettesimprécises, mobiles, qui oscillaient sur leur gauche et sur leurdroite. L’univers semblait suspendu devant eux comme un énormecadran du temps. Une étoile scintillait juste à l’extrémité de leurroute. Le temps qu’ils ferment les yeux, et les ouvrent à nouveau,une autre étoile s’allumait au-dessous de la première. D’heure enheure le large flot stellaire s’écoulait avec lenteur sur ce fondbleu de nuit ; des mondes et des systèmes dérivaientmajestueusement au-dessus de leurs têtes pour emplir la voûtecéleste dont la somptuosité consolait vaguement les captifs, tantleur destin personnel et leur individualité propre semblaientminimes auprès d’un pareil déploiement de forces. Pour défiler dansle ciel, le grand cortège des astres commençait par l’escalader,puis stationnait presque immobile à la verticale, et enfindescendait sans hâte jusqu’à ce que vers l’est apparût la premièrelueur froide, et que les prisonniers fussent bouleversés par cequ’elle leur révélait de leurs visages.

Le jour les avait torturés par lachaleur ; la nuit leur apporta un froid encore plusintolérable. Les Arabes s’enveloppèrent dans leurs couvertures ets’en couvrirent la tête. Les prisonniers grelottaient, battaientdes mains pour se réchauffer. Mademoiselle Adams était la pluséprouvée en raison de sa maigreur et de la mauvaise circulationsanguine due à son âge. Stephens retira sa veste de tweed et laposa sur ses épaules. Il cheminait à côté de Sadie, sifflotait etchantonnait pour lui faire croire que sa tante le soulageait enacceptant de se charger de sa veste, mais il faisait trop de bruitpour être convaincant. Il était vrai pourtant qu’il sentait moinsle froid que les autres, car le vieux, vieux feu consumait soncœur, et une étrange allégresse se mêlait confusément à sesmalheurs : il aurait été incapable de dire si cette aventureétait le pire des maux ou la plus grande bénédiction de sonexistence. À bord du bateau, la jeunesse de Sadie, sa beauté, sonintelligence et son caractère ne lui avaient pas permis d’espérermieux qu’une indulgence charitable à son égard. Mais maintenant iléprouvait le sentiment qu’il ne lui était pas inutile ; il serendait compte que chaque heure nouvelle l’incitait davantage às’adresser à lui comme à son protecteur naturel ; et surtout(surtout !) il avait eu la révélation de sa proprepersonnalité ; il commençait à comprendre que, derrière toutesles routines du droit qui lui avaient édifié une natureartificielle, un homme fort et tout à fait digne de confianceexistait vraiment. Une petite étincelle d’estime personnelle luiréchauffait le sang. Jeune, il avait raté sa jeunesse ; maiselle s’épanouissait à présent comme une fleur attardée.

– C’est à croire que vous vous amusezbeaucoup, Monsieur Stephens ! lui dit Sadie d’une voixacide.

– Je n’irai pas jusqu’à affirmer que jem’amuse, répondit-il. Mais je suis tout à fait certain que je nevoudrais pas vous quitter ici.

Il n’avait jamais été aussi tendre enparoles ; étonnée, la jeune fille le regarda.

– Je pense que j’ai été jusqu’ici une trèsméchante fille, dit-elle après un silence. Parce que j’étaisheureuse moi-même, je ne pensais jamais aux malheureux. Cetteaventure me fait voir les choses sous un autre jour. Si je m’ensors, je serai meilleure dans l’avenir : plus sérieuse, plusréfléchie.

– Et moi aussi je serai meilleur. Je supposeque c’est justement pour cela que nous vivons cette aventure.Considérez comme elle a mis en relief les qualités de tous nosamis. Prenez le pauvre Monsieur Stuart, par exemple :aurions-nous jamais soupçonné le cœur noble et loyal qu’ilavait ? Et regardez Belmont et sa femme, là devant nous :ils avancent la main dans la main, sans crainte, chacun ne pensantqu’à l’autre. Et Cochrane, qui à bord donnait constammentl’impression d’avoir un esprit étroit, mesquin ! Réfléchissezà son courage et à son indignation désintéressée lorsque l’un denous est maltraité. Fardet aussi est brave comme un lion. Je croisque le malheur nous a fait du bien à tous.

Sadie soupira.

– Oui. Si tout se terminait bien, vous auriezraison. Mais si nous devons subir des semaines ou des mois demisère avec la mort au bout, je ne sais pas où nous glanerons leprofit de nos progrès. Supposez que vous vous en tiriez : queferez-vous ?

L’avoué hésita ; mais ses instinctsprofessionnels étaient encore puissants.

– Je verrai si une action judiciaire estpossible, et contre qui. Probablement contre les organisateurs quinous ont conduits au roc d’Abousir. À moins que ce ne soit contrele gouvernement égyptien qui n’assure pas la sécurité de sesfrontières. Voilà un joli problème de droit ! Et vous, queferez-vous, Sadie ?

Pour la première fois il avait laissé tomberle « Mademoiselle » devant le prénom de la jeunefille ; mais celle-ci était trop préoccupée pour leremarquer.

– Je serai plus tendre pour autrui, dit-elle.J’essaierai de rendre quelqu’un heureux en souvenir des misères quej’ai subies.

– Dans votre vie vous n’avez rien fait d’autreque de rendre heureux. Vous ne pouvez pas vous en empêcher…

L’obscurité l’aidait à sortir de la réservequi lui était habituelle.

– … Moins que quiconque vous aviez besoin decette rude épreuve. Comment votre caractère pourrait-ils’améliorer ?

– Comme vous me connaissez peu ! J’ai ététrès étourdie, très égoïste.

– Du moins n’aviez-vous pas besoin de toutesces émotions fortes : vous étiez suffisamment vivante. Pourmoi, c’est différent.

– Pourquoi aviez-vous besoin d’émotions, vous,Monsieur Stephens ?

– Parce que tout est préférable à lastagnation. La souffrance même vaut mieux que la stagnation. Jeviens de commencer à vivre. Jusqu’ici j’avais été une machine surla surface de la terre. Je n’avais qu’une idée en tête, et un hommequi n’a qu’une idée en tête ne vit point. Voilà ce que je commenceà comprendre. Pendant toutes ces années je n’ai jamais étéému ; jamais le vrai souffle d’une émotion humaine ne m’aeffleuré. Je n’avais pas le temps d’être ému. J’avais noté desémotions chez autrui, et je m’étais vaguement demandé s’il n’yavait pas en moi une lacune qui m’empêchât de partager l’expériencede mes compagnons de vie. Mais ces tout derniers jours m’ont apprisque je peux vivre réellement, que je suis capable de chauds espoirset de terreurs mortelles, que je peux haïr et que je peux… Bref,que je peux éprouver n’importe quel sentiment fort. Je suis né à lavie. Je serai peut-être demain au bord du tombeau, mais du moinspourrai-je me dire que j’ai vécu.

– Et pourquoi meniez-vous cette existence enAngleterre ?

– J’étais ambitieux. Je voulais arriver. Etpuis je devais songer à ma mère et à mes sœurs. Dieu merci, voicile matin. Votre tante et vous cesserez bientôt de sentir lefroid.

– Et vous qui n’avez pas de veste !

– Oh, ma circulation est excellente ! Jeme trouve très bien en manches de chemise.

La longue nuit froide, épuisante, touchait àsa fin. Le ciel bleu foncé avait viré au mauve violet ; lesplus grosses étoiles continuaient d’y luire. Derrière elles, laligne grise de l’aube avait commencé à grignoter le ciel tout en separant d’un rose délicat où tremblaient déjà les rayons du soleilinvisible. Tout à coup ils sentirent sa chaleur dans leurs dos et,sur le sable, des ombres longues les précédèrent. Les dervichesrejetèrent leurs couvertures et se mirent à bavarder gaiement entreeux. Les prisonniers commencèrent aussi à se dégeler et mangèrentavidement les dattes qu’on leur distribua en guise de petitdéjeuner. La caravane fit halte ; ils eurent droit à ungobelet d’eau chacun.

– Puis-je vous parler, colonel Cochrane ?demanda l’interprète.

– Non ! aboya le colonel.

– Mais c’est très important ! Notre saluten dépend peut-être.

Le colonel fronça les sourcils, tira sur samoustache.

– Eh bien, de quoi s’agit-il ? dit-ilenfin.

– Vous devriez me faire confiance, car jetiens autant que vous à retourner en Égypte ! Ma femme, mamaison, mes enfants d’un côté ; de l’autre une existenced’esclave. Vous n’avez aucune raison de douter de moi.

– Allez-y !

– Vous connaissez le nègre qui vous aparlé ? Celui qui s’est trouvé avec Hicks ?

– Et alors ?

– Il m’a parlé pendant la nuit. J’ai eu aveclui une longue conversation. Il m’a expliqué que vous ne pouviezpas très bien le comprendre, et qu’il vous comprenait mal ;voilà pourquoi il est venu me trouver.

– Que vous a-t-il dit ?

– Il m’a dit qu’il y avait parmi les Arabeshuit soldats égyptiens : six noirs et deux fellahs. Il m’a ditqu’il voulait avoir votre promesse d’une très bonne récompenses’ils vous aidaient à vous échapper.

– Ils l’auront, bien entendu !

– Ils m’ont demandé cent livres égyptiennespour chacun.

– Ils les auront !

– Je lui ai dit que je vous poserais laquestion, mais que d’avance je répondais de votre accord.

– Qu’ont-ils l’intention de faire ?

– Ils n’ont rien pu me promettre encore, maisils pensaient rapprocher leurs chameaux de votre groupe, de façon àsaisir la première chance qui se présenterait.

– Eh bien, retournez le voir et promettez-luideux cents livres pour chacun s’ils nous aident efficacement. Nepensez-vous pas que nous pourrions acheter quelquesArabes ?

Mansoor hocha la tête.

– Essayer serait trop dangereux, répondit-il.Si l’on essaie et si l’on échoue, ce sera la fin pour nous tous. Jevais lui transmettre votre réponse.

Les émirs avaient prévu une halte d’unedemi-heure au maximum ; mais les chameaux de bât qui portaientles prisonniers étaient tellement fatigués qu’il fut impossible deles remettre en route après un repos aussi bref. Ils avaientallongé leurs grands cous sur le sable, ce qui est chez eux ledernier symptôme de la fatigue. Les deux chefs les examinèrent,hochèrent la tête, et le terrible vieillard tourna du côté desprisonniers son visage émacié. Il s’adressa à Mansoor. L’interprètepâlit en l’écoutant.

– L’émir Abderrahman dit que si vous ne vousconvertissez pas à l’islam, il ne prendra pas la peine de retarderla marche de toute la caravane uniquement à cause de vous. Il ditque sans vous nous pourrions aller deux fois plus vite. Il désiredonc savoir, une fois pour toutes, si vous accepterez le Coran…

Puis, sur le même ton, comme s’il continuait àtraduire, il ajouta :

– … Vous feriez beaucoup mieux de répondreoui, car si vous refusez il vous exterminera certainement tous.

Les infortunés prisonniers se regardèrent. Lesdeux émirs les observaient avec gravité.

– Pour ma part, dit Cochrane, j’aime autantmourir ici qu’être esclave à Khartoum.

– Que dites-vous, Norah ?

– Si nous mourons ensemble, John, je pense queje n’aurai pas peur.

– Il est absurde que je meure pour quelquechose en quoi je n’ai jamais cru, déclara Fardet. Et cependantl’honneur d’un Français lui interdit de se convertir de cettemanière…

Il se redressa de toute sa taille, et mit sonpoignet blessé devant son gilet.

– … Je suis chrétien. Je le reste !cria-t-il. Chacune de ces deux phrases était un courageuxmensonge.

– Et vous, Monsieur Stephens ? demandaMansoor d’une voix suppliante. Si l’un de vous se convertissait,ils seraient peut-être dans de meilleures dispositions. Je vousadjure de faire ce qu’ils réclament.

– Non, impossible ! répondit paisiblementl’avoué.

– Alors, et vous, Mademoiselle Sadie ?Vous, Mademoiselle Adams ? Vous n’avez qu’à dire oui tout desuite, et vous serez sauvées.

– Oh, ma tante, pensez-vous que nous pouvonsdire oui ? balbutia la jeune fille. Est-ce que ce serait trèsmal si nous le disions ?

La vieille fille l’entoura de ses bras.

– Non, non, ma chère petite Sadie !chuchota-t-elle. Vous serez forte ! Vous vous haïriez tropensuite ! Gardez votre main sur moi, ma chérie, et priez sivous sentez que la force vous abandonne. N’oubliez pas que votrevieille tante Eliza vous tiendra tout le temps par la main.

Ils ne manquaient pas de crânerie, cesamateurs de plaisirs ! Tous regardaient la mort en face, etplus ils la voyaient approcher, moins ils en avaient peur. Ilséprouvaient plutôt un vague sentiment de curiosité, ainsi que cepicotement des nerfs du patient qui va s’asseoir dans le fauteuildu dentiste. L’interprète secoua ses bras et ses épaules : ilavait essayé ; il avait échoué. L’émir Abderrahman donna unordre à un nègre qui s’éloigna en courant.

– Pourquoi réclame-t-il des ciseaux ?interrogea le colonel.

– Il va torturer les femmes, répondit Mansooren esquissant le même geste d’impuissance.

L’horreur les glaça. La mort dans l’abstraitétait une chose, mais des détails trop concrets en étaient uneautre. Ils auraient tous accepté d’endurer n’importe quoi, chacundans sa propre chair, mais ils s’attendrissaient encore les uns surles autres. Les femmes ne dirent rien ; les hommes se mirent àcrier ensemble.

– Le revolver, Mademoiselle Adams !disait Belmont. Donnez-le moi ! Nous ne supporterons pas quevous soyez torturées !

– Offrez-leur de l’argent, Mansoor !Offrez-leur tout ce qu’ils veulent ! s’exclamait Stephens.Tenez, je me convertirai à l’islam s’ils promettent de ne pastoucher aux femmes. Après, tout, une obligation sous la contraintene fait pas force de loi. Mais je ne veux pas voir torturer lesfemmes !

– Non, attendez un peu, Stephens ! dit lecolonel. Ne perdons pas la tête. Je crois que j’entrevois une portede sortie. Écoutez-moi, interprète : vous allez dire à cevieux diable à barbe blanche que nous ignorons tout de sa religionde pacotille. Traduisez cela en douceur. Dites-lui qu’il ne peutpas attendre de nous que nous nous convertissions avant de savoirde quelle charlatanerie il s’agit. Dites-lui que s’il consent ànous instruire, nous accepterons volontiers d’écouter sonenseignement. Et vous pourrez ajouter qu’une religion qui engendredes canailles comme lui ou comme cet autre démon à barbe noire,mérite certainement notre attention…

À grand renfort de courbettes et de gesteslarges, l’interprète expliqua que les chrétiens étaient déjàsceptiques, au bord de l’apostasie, et qu’il ne leur faudrait guèreplus que quelques lueurs nouvelles pour les décider à l’abjuration.Les deux émirs se grattèrent la barbe d’un air soupçonneux. PuisAbderrahman prononça quelques mots, et tous deux s’éloignèrent. Uninstant plus tard la trompette invitait la caravane à se remettreen marche.

– Voici ce qu’il a dit, expliqua Mansoor auxprisonniers. Nous atteindrons les puits vers midi, et nous feronshalte. Son propre moulah, qui est très bon et très savant, viendravous donner une heure d’instruction religieuse. Après quoi vousvous prononcerez. Une fois fait votre choix, les émirs jugeront sivous irez à Khartoum ou si vous serez mis à mort. Tel a été sondernier mot.

– Ils n’accepteraient pas de rançon ?

– Wad Ibrahim aurait sans doute accepté, maisl’émir Abderrahman est terrible. Je vous conseille de luicéder.

– Qu’avez-vous fait vous-même ? Vous êteschrétien, vous aussi.

Mansoor rougit.

– Je l’étais hier matin. Peut-être leredeviendrai-je demain matin. Je sers le Seigneur aussi longtempsque ce qu’il me demande me paraît raisonnable ; mais ceci esttrès différent.

Il poussa son chameau avec une liberté demanières qui prouvait que sa conversion lui avait valu un rang àpart parmi les prisonniers.

Ils bénéficiaient donc d’un répit de quelquesheures ; et cependant l’ombre noire de la mort se refermaitsur eux. Qu’y a-t-il donc dans la vie pour que nous tenions tant àelle ? Pas les plaisirs, puisque les êtres dont l’existence aété une longue suite de souffrances reculent en pleurant lorsque lamort miséricordieuse leur tend ses bras apaisants. Pas la société,puisque nous transformons complètement nos relations au fur et àmesure que nous avançons sur la large route que doit suivre chaquefils, chaque fille d’homme. Est-ce la peur de perdre notre moi, cecher moi intime que nous croyons connaître si bien alors qu’il faitconstamment des choses qui nous surprennent ? Pourquoi lecandidat au suicide se raccroche-t-il désespérément au pilier dupont quand la rivière le submerge ? Est-ce parce que la Natureredoute que ses artisans lassés ne jettent leurs outils et ne semettent en grève, qu’elle a inventé cette façon de les conserver àleur tâche présente ? Les touristes du Korosko entout cas avaient beau être harassés et humiliés : ils seréjouirent d’avoir à vivre quelques nouvelles heures desouffrance.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer