La Tragédie du Korosko

Chapitre 8

 

Le colonel Cochrane fut tiré de son sommeilpar quelqu’un qui le secouait par l’épaule. Ses yeux s’ouvrirenttout près du visage noir, anxieux, de Tippy Tilly. L’ancienartilleur égyptien avait posé un doigt crochu sur ses lèvresépaisses, et il ne cessait de regarder à droite et à gauche.

– Restez tranquille ! Ne bougezpas ! chuchota-t-il en arabe. Je vais m’étendre à côté devous ; on ne me distinguera pas des autres. Pouvez-vouscomprendre ce que je vous dis ?

– Oui, si vous parlez lentement.

– Bien. Je n’ai pas grande confiance en ceMansoor. J’ai préféré parler directement au miralai.

– Qu’avez-vous à me dire ?

– J’ai attendu longtemps, jusqu’à ce qu’ilssoient tous endormis ; dans une heure nous ferons la prière dusoir. D’abord voici un revolver ; vous ne pourrez pas dire quevous êtes désarmé.

C’était un vieux modèle, mais le colonels’aperçut tout de suite qu’il était chargé. Il le glissa dans lapoche intérieure de sa veste.

– Merci. Parlez bien lentement, afin que jevous comprenne.

– Nous sommes huit qui voulons rentrer enÉgypte. Dans votre groupe vous êtes quatre hommes. L’un d’entrenous, Mehemet Ali, a attaché ensemble douze chameaux ; ce sontles plus rapides avec les montures des deux émirs. Il y a desgardes en faction, mais ils sont éparpillés dans toutes lesdirections. Les douze chameaux sont tout près de nous :derrière l’acacia. Si nous les enfourchons et partons, je croisqu’il n’y en aurait pas beaucoup qui pourraient nousrattraper ; d’ailleurs nos fusils nous débarrasseraient d’eux.Les gardes ne sont pas assez nombreux pour nous arrêter à douze.Les outres d’eau sont pleines ; nous pourrions revoir le Nildemain soir.

Le colonel ne saisit pas tout, mais il encomprit assez pour que l’espoir se réveillât dans son cœur. Ladernière journée avait terriblement marqué son visage livide ;ses cheveux étaient devenus tout gris. Il aurait pu être le père del’officier bien conservé qui arpentait de son pas militaire le pontdu Korosko.

– Fort bien ! dit-il. Mais les troisfemmes ? Le soldat noir haussa les épaules.

– Tant pis pour elles, dit-il. L’une estvieille, et de toute façon si nous rentrons en Égypte, nous nemanquerons pas de femmes. Quant à celles-ci, il ne leur arriverarien de grave : elles seront envoyées au harem du Khalife.

– Vous dites des absurdités, déclarasévèrement le colonel. Ou nous prendrons les femmes avec nous, ounous ne partirons pas du tout.

Le soldat noir fut vexé.

– Je pense que c’est plutôt vous qui dites desabsurdités ! s’exclama-t-il. Comment pouvez-vous me demander,à moi et à mes camarades, de risquer une aventure qui se solderaiten fin de compte par un échec ? Voilà des années que nousattendons notre chance ; aujourd’hui où elle se présente, vousnous demandez de la repousser à cause des femmes !

– Que vous avons-nous promis si nous rentronsen Égypte ? interrogea Cochrane.

– Deux cents livres égyptiennes et del’avancement dans l’armée. Le tout sur la parole d’un Anglais.

– Très bien. Vous recevrez trois cents livreschacun, si vous mettez sur pied un autre plan qui nous permettraitd’emmener les femmes.

Tippy Tilly gratta avec perplexité sa têtelaineuse.

– Évidemment nous pourrions inventer unprétexte quelconque pour conduire ici trois autres chameauxrapides. Pour dire vrai, il en reste trois qui sont encore trèsbons parmi ceux qui sont attachés près du feu. Mais comment fairemonter les femmes ? Et même, en admettant que nous leshissions dessus, nous savons fort bien qu’elles tomberont dès queles bêtes se mettront à galoper. J’ai déjà peur que vous, leshommes, vous ne tombiez, car il n’est pas facile de conserver sonéquilibre sur un chameau qui galope. Les femmes, n’en parlonspas ! Non, nous laisserons les femmes ici, et si vous nevoulez pas les abandonner, alors nous vous abandonnerons tous, etnous partirons tout seuls.

– Très bien ! Partez ! dit sèchementle colonel.

Et Cochrane se recoucha pour se rendormir. Ilsavait qu’avec les Orientaux, c’est celui qui se tait qui parvientà ses fins.

Le noir s’éloigna et rampa vers celui de sescamarades, Mehemet Ali, qui s’était occupé des chameaux. Tous deuxdiscutèrent un moment, car enfin on ne renonce pas à la légère àtrois cents pièces d’or. Le noir revint, toujours en rampant, versle colonel.

– Mehemet Ali est d’accord, dit-il. Il estparti chercher les trois autres chameaux. Mais c’est de la folie,et nous courons tous à la mort. Venez avec moi ; il fautréveiller les femmes et les mettre au courant.

Le colonel secoua ses compagnons et leurchuchota le plan de Tippy Tilly. Belmont et Fardet étaient prêts àassumer n’importe quel risque. Stephens, qui envisageait assezfroidement la perspective d’une mort passive, fut épouvanté par laproposition d’un exercice actif pour l’éviter ; il frémit detous ses membres ; il sortit son Baedeker et se mit en devoirde rédiger son testament sur la page de garde, mais sa maintremblait tellement que son écriture était illisible. Par unecurieuse gymnastique d’un esprit juridique, la mort, mêmeaccompagnée de violences mais acceptée calmement, avait sa placedans l’ordre établi des choses, tandis qu’une mort frappant unhomme galopant frénétiquement à travers le désert lui paraissaitabsolument irrégulière, anarchique. Il ne redoutait pas dedisparaître du monde des vivants ; il avait peur del’humiliation et de l’angoisse qu’engendrerait une lutte stérile etvaine contre la mort.

Le colonel Cochrane et Tippy Tilly avaientrampé ensemble vers l’ombre du grand acacia où les femmes étaientétendues. Sadie et sa tante dormaient dans les bras l’une del’autre ; la tête de la jeune fille reposait sur la poitrinede la vieille Américaine. Madame Belmont était réveillée ;elle accepta d’emblée.

– Mais il faut que vous me laissiez !protesta Mademoiselle Adams. Quelle importance à mon âge,voyons ?

– Non, tante Eliza ! Je ne partirai passans vous ! N’allez pas imaginer que je vousabandonnerais ! s’écria la jeune fille. Ou vous venez avecnous, ou nous resterons ici toutes les deux !

– Allons, Mademoiselle, allons ! Ce n’estpas l’heure de discuter, intervint rudement le colonel. Notre viedépend d’un effort de votre part. Vous comprenez bien que nous nepouvons pas vous abandonner aux mains de ces brigands !

– Mais je tomberai !

– Je vous attacherai avec mon voile.Maintenant, Tippy, je pense que nous pouvons passer àl’exécution.

Mais depuis un moment le soldat noir observaitle désert avec une figure consternée ; il se retourna enpoussant un juron.

– Là ! dit-il d’une voix maussade. Vousvoyez le résultat de tous vos bavardages ! Vous avez ruiné noschances et les vôtres !

Une demi-douzaine d’hommes à dos de chameauavaient brusquement fait leur apparition sur le bord de lacuvette ; leurs silhouettes se profilaient nettement sur leciel du soir. Ils galopaient rapidement et brandissaient leursfusils. Quelques secondes plus tard, la trompette sonnait l’alerte,et le camp bourdonna comme une ruche à l’envers. Le colonel courutrejoindre ses compagnons, et Tippy Tilly son chameau. Stephensavait l’air soulagé, Belmont maussade, Monsieur Fardet furieux.

– Sacré nom d’un chien ! cria-t-il. N’enverrons-nous jamais la fin ? Ne sortirons-nous jamais desmains de ces maudits derviches ?

– Oh, ce sont réellement des derviches,n’est-ce pas ? dit le colonel d’une voix acidulée. Il mesemble que vous avez changé d’avis. Je croyais que les dervichesétaient une invention du gouvernement britannique ?

Les pauvres diables étaient à bout de nerfs.Le ricanement du colonel fut l’allumette dans la poudrière :le Français se jeta sur lui en déversant un torrentd’injures ; il empoigna Cochrane à la gorge avant que Belmontet Stephens eussent pu intervenir et les séparer.

– Si vous n’aviez pas des cheveux blancs…s’écria-t-il.

– Que le diable vous emporte ! vociférale colonel.

– Si nous devons mourir, mourons en gentlemenet non pas comme des gamins mal élevés, dit Belmont avecdignité.

– J’ai simplement déclaré que j’étais heureuxque Monsieur Fardet eût appris quelque chose au cours de sesaventures, répliqua le colonel, toujours ricanant.

– Fermez-la, Cochrane ! s’écrial’Irlandais. Pourquoi voulez-vous le pousser à bout ?

– Ma parole, vous vous oubliez, Belmont !Je ne permets à personne de me parler sur ce ton.

– Alors surveillez vos propos !

– Messieurs, Messieurs, voici les dames !plaida Stephens.

Tendus dans leur colère, les trois hommes seturent et firent les cent pas en tirant violemment sur leurmoustache. La mauvaise humeur doit être une chose éminemmentcontagieuse, car Stephens lui-même commença à grogner quand sescompagnons passaient et repassaient devant lui. Ils affrontaient laplus grande crise de leur vie, l’ombre de la mort planait au-dessusde leurs têtes, et cependant ils se laissaient entraîner dans desquerelles personnelles dont l’objet était si mince qu’ils auraienteu du mal à le traduire en mots. Le malheur peut transporterl’esprit humain sur des cimes mais le balancier n’en cesse pas defonctionner pour autant.

Bientôt toutefois des problèmes d’un autreordre accaparèrent leur attention. À côté des puits se tenait unconseil de guerre ; les deux émirs impassibles écoutaient lerapport que leur faisait avec volubilité le chef de patrouille. Lesprisonniers observèrent qu’à deux ou trois reprises le plus jeunechef promena nerveusement ses doigts dans la longue barbenoire.

– Je crois que les méharistes sont partis enchasse, dit Belmont. Et même qu’ils ne sont pas très loin d’ici, àen juger par cette agitation.

– C’est vraisemblable ; quelque chose lesalarme.

– Voici qu’il donne des ordres.Lesquels ? Holà, Mansoor, de quoi s’agit-il ?

L’interprète arriva au pas de course ;une lueur d’espoir éclairait son visage.

– Je crois qu’ils ont aperçu quelque chose quiles a effrayés. Les soldats égyptiens doivent être à leurpoursuite. Ils ont donné l’ordre de remplir les outres et d’êtreprêts à partir à la tombée de la nuit. Mais il faut aussi que jevous rassemble, car le moulah va venir pour vous catéchiser ;je lui ai déjà dit que vous étiez déjà bien disposés enversl’islam.

Jusqu’à quel point Mansoor avait-il tenu lelangage dont il se targuait ? On ne le saura jamais. En toutcas, le prédicateur musulman s’avança vers les prisonniers avec lesourire de quelqu’un qui se prépare à une tâche facile. Il étaitborgne et gras ; mais il avait dû être jadis beaucoup plusgras, car il avait le visage tout plissé de graisse ; ilportait un collier de barbe grise et sur la tête le turban vert despèlerins de La Mecque. D’une main il tenait un petit tapis marron,de l’autre un exemplaire en parchemin du Coran. Il étendit sontapis sur le sol et invita Mansoor à prendre place à soncôté ; puis il esquissa du bras un geste circulaire pour queles prisonniers formassent le cercle autour de lui ; enfin illeur fit signe de s’asseoir. Son œil unique les dévisageait à tourde rôle pendant qu’il exposait les principes de sa foi plusnouvelle, plus rude, plus passionnée. Ils écoutèrent avec attentionet ils hochaient affirmativement la tête au fur et à mesure queMansoor traduisait l’exhortation ; à chaque signed’acquiescement, les manières du moulah devenaient plus aimables,et son discours plus affectueux.

– … Car pourquoi iriez-vous mourir, mes douxagneaux, alors que tout ce qui vous est demandé est de rejeter cequi vous conduirait au feu éternel, et d’accepter la loi d’Allahtelle qu’elle a été écrite par son prophète ; cette loi vousapportera assurément des joies inimaginables, ainsi qu’il estpromis dans le Livre du Chameau ! Car que ditl’élu ?…

Il leur lut alors l’un de ces textesdogmatiques qui, dans toutes les religions, passent pour autantd’arguments.

– … D’ailleurs n’est-il pas évident que Dieuest avec nous, puisque depuis le commencement, quand nous n’avionsque des bâtons à opposer aux fusils des Turcs, la victoire nous aconstamment souri ? N’avons-nous pas pris El Obeid, prisKhartoum, détruit Hicks, tué Gordon, prévalu contre tous ceux quise sont frottés à nous ? Comment dans ces conditionsoserait-on douter que la bénédiction est sur nous ?

Pendant que le moulah les sermonnait ainsi, lecolonel avait remarqué que les derviches nettoyaient leurs fusils,comptaient leurs cartouches, et se livraient à tous les préparatifsd’une bataille. Les deux émirs conféraient d’un air grave ; lechef de la patrouille leur désignait la direction de l’Égypte. Detoute évidence une chance de sauvetage s’offrait, à condition queles choses pussent traîner encore quelques heures. Les chameauxn’avaient pas récupéré leur longue course ; si les méharistesétaient vraiment sur leur piste, ils les rattraperaient à coupsûr.

– Pour l’amour de Dieu, Fardet, essayez deprolonger le jeu ! dit-il. Je crois que nous avons une chancesi le ballon roule encore pendant une heure.

Mais la dignité blessée d’un Français nes’apaise pas facilement. Adossé contre le palmier, Monsieur Fardetfronça ses sourcils noirs. Il ne dit rien, mais il continua detirer sur sa forte moustache.

– Allez-y, Fardet ! Notre sort dépend devous, dit Belmont.

– Cochrane n’a qu’à le faire, répondit Fardetavec hargne. Il en prend beaucoup trop à son aise, ce colonelCochrane !

– Là ! Là ! fit Belmont comme s’ilcherchait à dérider un enfant boudeur. Je suis tout à fait sûr quele colonel vous exprimera ses regrets pour l’incident de tout àl’heure, et qu’il reconnaîtra ses torts…

– Je n’en ferai rien du tout ! aboya lecolonel.

– D’ailleurs, votre querelle vous regardeexclusivement, poursuivit Belmont. C’est pour le bien de tout notregroupe que nous voudrions que vous parliez au moulah, parce quenous sentons tous que vous êtes le mieux qualifié pour cetteaffaire.

Mais le Français se contenta de hausser lesépaules.

Le moulah les regarda successivement, et sonexpression aimable commença à s’assombrir ; les plis de sabouche s’affaissèrent.

– Ces infidèles nous auraient-ils joué lacomédie ? demanda-t-il à l’interprète. Pourquoi parlent-ilsentre eux et n’ont-ils rien à me dire, à moi ?

– Il s’impatiente ! soupira Cochrane.Peut-être ferais-je mieux de me dévouer, puisque ce sacré Françaisnous laisse en plan.

Mais l’esprit prompt d’une femme sauva lasituation.

– Je suis sûre, Monsieur Fardet, dit MadameBelmont, que vous, un Français, par conséquent un homme galant etchevaleresque, ne supporteriez pas qu’une offense à vos sentimentss’oppose à l’exécution de votre promesse et à l’accomplissement devos devoirs envers trois femmes malheureuses ?

Fardet bondit sur ses pieds ; il plaçaune main sur son cœur.

– Vous comprenez bien ma nature. Madame !s’écria-t-il. Je suis incapable d’abandonner une dame. Je feraitout mon possible. Maintenant, Mansoor, voulez-vous dire à ce sainthomme que je voudrais discuter avec lui des problèmes supérieurs desa religion.

Et il le fit avec une subtilité qui stupéfiases compagnons. Il prit le ton de l’homme qui se sent fortementattiré, mais qu’un suprême petit doute retient encore. Et puis, unefois ce petit doute balayé par le moulah, il avança diversesobjections mineures qui le retenaient encore. Dans tous les détoursde son argumentation, il n’oubliait pas de combler de complimentsle prédicateur musulman : il alla même jusqu’à se féliciterque leur groupe eût eu la chance de tomber sur un homme si sage,sur un théologien si érudit ; les poches que le moulah avaitsous les yeux se mirent à frémir de satisfaction ; il selaissa entraîner d’une réfutation à une autre, puis à unetroisième, puis à d’autres encore ; pendant ce temps, le bleudu ciel virait au violet, les feuilles vertes devenaientnoires ; enfin les étoiles apparurent entre les palmes.

– Pour ce qui est de la science dont vous mefélicitez, mon agneau, déclara le moulah en réponse à un argumentde Fardet, j’ai étudié à l’université d’El Azaz au Caire, et jesais à quoi vous faites allusion. Mais la science du croyant neressemble pas à celle de l’incroyant, et il ne sied pas que noussondions trop profondément les voies d’Allah. Des astres sontpourvus d’une queue, ô mon doux agneau, et d’autres n’en ontpas ; mais à quoi bon savoir lesquels ? Dieu les a touscréés, et ils sont en sécurité entre Ses mains. Par conséquent, monami, ne vous embarrassez plus de la science absurde de l’Occident,et comprenez bien qu’il n’existe qu’une sagesse : celle quiconsiste à suivre la volonté d’Allah telle que Son prophète élu l’aétablie dans ce livre. Maintenant mes agneaux, je vois que vousêtes prêts à venir à l’islam ; il est temps, car la trompetteindique que nous allons nous remettre en route, et l’éminent émirAbderrahman avait ordonné que votre décision fût prise avant quenous quittions les puits.

– Cependant, mon père, il existe encored’autres points à propos desquels je recevrais volontiers uncomplément d’instruction, déclara le Français. En vérité c’est unplaisir d’entendre la netteté de votre langage, après les résumésnébuleux que nous avons entendus chez d’autres professeurs.

Mais le moulah s’était levé, et une lueur desoupçon s’alluma dans son œil unique.

– Un tel complément d’instruction vous seradonné par la suite, dit-il, puisque nous voyagerons ensemblejusqu’à Khartoum. Ce sera pour moi une joie de vous voir croîtresur la route en sagesse et en vertu…

Il se dirigea vers le feu, se baissa avec lalenteur majestueuse d’un homme corpulent, revint avec deux bâtons àdemi carbonisés qu’il posa en croix sur le sol. Les derviches serassemblèrent tout autour pour assister à l’admission des nouveauxconvertis dans le bercail de l’islam ; au-dessus d’eux, leslongs cous et les têtes dédaigneuses des chameaux se balançaientpaisiblement.

– … Maintenant, reprit le moulah dont la voixavait perdu son timbre conciliant et persuasif, l’heure est venue.Ici sur le sol j’ai fait de ces deux bâtons le symbole absurde etsuperstitieux de votre ancienne religion. Vous allez les piétiner,en signe que vous abjurez ; vous baiserez le Coran, en signeque vous l’acceptez ; et tout complément d’instruction dontvous auriez besoin vous sera donné par la suite.

Les prisonniers s’étaient levés : cesquatre hommes et ces trois femmes se trouvaient à l’heure décisivede leur destinée. Seules peut-être entre tous, Mademoiselle Adamset Madame Belmont avaient de fortes convictions religieuses. Ilsétaient tous les sept des enfants de ce monde, et quelques-unsdésapprouvaient tout ce que représentait ce symbole disposé sur lesol. Mais la fierté européenne, la fierté de la race blanchebouillonna en eux et les maintint dans la foi de leurscompatriotes. Mobile humain ? Mobile coupable ? Mobilenon chrétien ? N’importe : il les transformerait enmartyrs publics de la foi chrétienne. Dans le silence, dans latension de leurs nerfs, un faible son résonna tout à coup à leursoreilles. Le bruissement des feuilles de palmier au-dessus de leurstêtes ne les empêcha pas d’entendre au loin le galop rapide d’unchameau.

– Voici quelque chose qui arrive, murmuraCochrane. Essayez de grignoter encore cinq minutes, Fardet.

Le Français avança d’un pas en saluantcourtoisement de son bras blessé ; il avait l’air d’être apteà n’importe quoi.

– Vous allez dire à ce saint homme que je suisparfaitement prêt à m’incliner devant son enseignement, et jeréponds aussi de mes amis, dit-il à l’interprète. Mais il y a unechose que je voudrais lui voir faire pour éliminer toute ombre dedoute qui pourrait subsister dans nos cœurs. Chaque vraie religionse prouve par les miracles que ses adeptes peuvent susciter. Mêmemoi, qui ne suis qu’un humble chrétien, je peux en accomplirquelques-uns par la vertu de ma religion. Vous donc, puisque votrereligion estsupérieure, vous pouvez sans doute en accomplirbeaucoup plus, et je vous demande de nous manifester par un signeque la religion de l’islam est la plus puissante.

Les Arabes ont beau se montrer dignes etréservés, ils n’en sont pas moins curieux. Le silence qui tomba surceux qui écoutaient prouva que les paroles de Fardet traduites parMansoor les avaient impressionnés.

– De telles choses sont entre les mainsd’Allah, répondit le prédicateur. Il ne nous appartient pas d’allercontre Ses lois. Mais si vous possédez vous-même les pouvoirs quevous vous arrogez, nous en serons volontiers les témoins.

Le Français s’avança, leva une main et tira dela barbe du moulah une grosse datte luisante. Il avala cette datteet aussitôt après en tira une autre de son coude gauche. Il avaitsouvent pratiqué cette petite exhibition à bord duKorosko, et ses compagnons de voyage avaient souvent ri àses dépens, car il n’était pas assez adroit pour abuser l’espritcritique des Européens. Mais à présent ils se demandèrent si cetour d’escamotage n’allait pas être l’élément capital dontdépendrait leur sort à tous. Un murmure de surprise s’éleva ducercle des Arabes, et il redoubla quand le Français tira une autredatte de la narine d’un chameau et la lança en l’air d’où elle neredescendit pas, apparemment du moins. Sa manche béante était fortvisible pour ses compagnons, mais la lumière du crépusculefavorisait son talent de société. L’assistance était si passionnée,si enchantée qu’elle n’accorda que peu d’attention à un cavalierdont le chameau galopait parmi les palmiers. Tout se seraitpeut-être bien terminé si Fardet, emporté par son succès, n’avaitpas voulu recommencer son tour. Hélas ! La datte lui échappades mains, et la tromperie devint flagrante. Il voulut aussitôtpasser à un autre tour ; mais le moulah prononça quelquesmots, et un Arabe frappa Fardet entre les épaules d’un coup demanche de lance.

– Assez de puérilités ! gronda le moulahen colère. Sommes-nous des hommes, ou des bébés, pour que vousessayiez de nous en faire accroire de cette manière ? Voici lacroix et le Coran. Que décidez-vous ?

Fardet regarda autour de lui d’un airdésespéré.

– Je ne peux rien faire de plus. Vous m’avezdemandé cinq minutes, vous les avez eues, dit-il au colonelCochrane.

– Et peut-être suffiront-elles, répondit lecolonel. Voici les émirs.

Le cavalier qu’ils avaient entendu de loins’était dirigé vers les deux chefs arabes pour leur faire un brefrapport en indiquant de la main la direction d’où il venait. Lesémirs échangèrent quelques phrases, puis se dirigèrent vers lesderviches qui entouraient les prisonniers. Le féroce vieillard levaune main et prononça une courte allocution d’une voixbrutale ; les Arabes lui répondirent par une sorted’aboiement ; ils ressemblaient à une meute devant le piqueur.Le feu qui étincelait dans ses yeux arrogants se communiqua à ceuxqui le regardaient. C’est alors que se révélèrent à la fois laforce et le danger du mouvement par ces figures convulsées par lapassion, par ces armes brandies à bout de bras, par ces âmes defanatiques ; ils ne demandaient rien d’autre qu’une mortsanglante, à condition que leurs propres mains fussentpréalablement souillées de sang.

– Les prisonniers ont-ils embrassé la vraiefoi ? interrogea l’émir Abderrahman en dardant sur eux sesyeux cruels.

Le moulah avait sa réputation àpréserver ; il ne tenait guère à avouer un échec.

– Ils allaient se convertir, quand…

– Laissons l’affaire en suspens, ômoulah !…

Il lança un ordre ; tous les Arabessautèrent sur leurs chameaux. L’émir Wad Ibrahim s’éloigna aussitôtavec la moitié de sa troupe. Les autres demeurèrent montés, lefusil à la main.

– Qu’est-il arrivé ? demanda Belmont.

– Nos actions remontent ! s’écria lecolonel. Par saint George, je pense que nous allons nous en tirer.Les méharistes de Ouadi-Halfa foncent sur nos traces.

– Comment le savez-vous ?

– Que voulez-vous qui les ait alertésainsi ?

– Oh, colonel, croyez-vous vraiment que nousallons être sauvés ? sanglota Sadie.

Leur plongée dans le malheur avait tellementengourdi leurs nerfs qu’ils avaient semblé incapables d’éprouverune sensation forte, mais ce brusque retour de l’espoir leurapporta la souffrance et l’anxiété. Belmont lui-même débordait dedoutes, d’appréhensions. Il avait espéré contre touteespérance ; à présent l’approche de la réalisation de ses vœuxle faisait trembler.

– J’espère qu’ils vont venir en force,s’écria-t-il. Sapristi, si le commandant n’a envoyé qu’un faiblepeloton, il faudra qu’il passe en conseil de guerre !

– De toute façon nous sommes entre les mainsde Dieu, dit sa femme avec calme. Agenouillez-vous avec moi, John,mon chéri ; c’est peut-être la dernière fois ; et prionspour que, au ciel ou sur la terre, nous ne soyons pas séparés.

– Non ! Ne vous mettez pas àgenoux ! cria le colonel angoissé qui avait vu que le moulahles regardait.

C’était trop tard : les deux catholiquesromains étaient tombés à genoux et avaient fait le signe de croix.La fureur empourpra le visage du prédicateur musulman quand il vitle témoignage public de son échec. Il se détourna et s’adressa àl’émir.

– Debout ! Relevez-vous ! criaMansoor. Il demande la permission de vous tuer !

– Qu’il fasse ce qui lui plaira !répondit l’Irlandais têtu. Nous nous relèverons quand nos prièresseront terminées, pas avant !

L’émir écouta le moulah tout en accablant deson regard sinistre les deux silhouettes agenouillées. Il lança desordres. Quatre chameaux furent avancés. Les chameaux de bât quileur avaient servi de montures demeurèrent non sellés là où ilsavaient été attachés.

– Ne soyez pas idiot, Belmont ! cria lecolonel. Tout dépend de l’humeur que nous leur donnerons.Relevez-vous, Madame Belmont ! Vous ne faites que les dressercontre nous !

Le Français haussa les épaules.

– Mon Dieu ! s’exclama-t-il. Y a-t-iljamais eu un peuple aussi intraitable ? Voilà !…

Les deux Américaines étaient tombées à genouxà côté de Madame Belmont.

– … Ils sont comme les chameaux : un àterre, tous à terre ! Quelle absurdité !

Mais Monsieur Stephens s’était agenouillé àcôté de Sadie et il avait enfoui son visage hagard entre ses mainslongues et maigres. Seuls restaient debout le colonel et MonsieurFardet. Cochrane lança un regard interrogateur au Français.

– Après tout, dit-il, il serait stupide deprier toute sa vie, et de ne pas prier au moment où l’on n’a riend’autre à espérer que la bonté de la Providence.

Il se laissa tomber sur ses genoux, le dosdroit comme un soldat, mais le menton sur la poitrine. Le Françaisconsidéra ses compagnons en prière, puis ses yeux se reportèrentvers les visages irrités de l’émir et du moulah.

– Nom d’un chien ! grogna-t-il.Supposeraient-ils qu’un Français puisse avoir peur ?

Alors, en se signant ostensiblement, il pritplace à genoux à côté de ses compagnons. Sales, en lambeaux,misérables, les sept prisonniers attendaient dans cette humbleposture sous l’ombre noire des palmiers que leur destin fûtdécidé.

L’émir se tourna vers le moulah avec unsourire ironique pour lui montrer le résultat de son ministère.Puis il donna un nouvel ordre. Aussitôt les quatre hommes furentempoignés par les derviches et ligotés aux poignets. Fardet poussaun hurlement, car la corde lui tailladait sa plaie. Les autressubirent la loi du plus fort avec la dignité du désespoir.

– Vous avez tout anéanti ! Je crois quevous m’avez assassiné moi aussi ! cria Mansoor en se tordantles mains. Les femmes vont monter sur ces trois chameaux.

– Jamais ! protesta Belmont. Nous ne nouslaisserons pas séparer !

Il s’élança comme un fou, mais les privationsl’avaient affaibli, et deux Arabes robustes le retinrent par lebras.

– Ne vous tracassez pas, John, cria sa femmependant qu’on la poussait vers le chameau. Aucun mal nem’atteindra. Ne luttez pas ! Sinon ils vous tueront, monchéri !’

Les quatre hommes frissonnèrent quand ilsvirent les femmes qui s’éloignaient. Toutes leurs angoissesn’avaient rien été à côté de celle-ci. Sadie et sa tante semblaientà demi évanouies de frayeur. Seule Madame Belmont gardait un visagerésolu. Une fois hissées sur leurs montures, elles furent conduitessous l’arbre derrière lequel les quatre hommes se tenaientdebout.

– J’ai un revolver dans ma poche, dit Belmontà sa femme. Je vendrais mon âme pour pouvoir vous lepasser !

– Gardez-le, John. Il peut encore servir. Jene crains rien. Depuis que nous avons prié, j’ai l’impression quenos anges gardiens nous protègent de leurs ailes.

Elle ressemblait elle-même à un ange gardien,car elle se tourna vers la tremblante Sadie et lui chuchotaquelques paroles d’espoir et de réconfort.

Le petit Arabe trapu qui avait commandél’arrière-garde de Wad Ibrahim avait rejoint l’émir et lemoulah ; tous trois conférèrent ensemble en jetant des regardsobliques vers les prisonniers. Puis l’émir parla à Mansoor.

– Le chef veut savoir lequel d’entre vous estle plus riche ? dit l’interprète.

Ses doigts étaient agités d’une nervositéfébrile et il s’épongeait constamment le front.

– Pourquoi veut-il savoir ? demanda lecolonel.

– Je l’ignore.

– Mais c’est évident ! cria MonsieurFardet. Il veut savoir qui est le plus riche pour le garder en vued’une rançon !

– Je pense que nous devons examiner cettequestion ensemble, dit le colonel. C’est à vous de vous déclarer,Stephens, car vous êtes certainement le plus fortuné d’entrenous.

– C’est possible, répondit l’avoué. Mais enaucun cas je ne souhaite être placé sur un plan à part.

L’émir reprit la parole d’une voix âpre.

– Il dit, traduisit Mansoor, que les chameauxde bât sont fourbus, et qu’il ne reste plus qu’un seul animal quipuisse poursuivre la route. Il le met à la disposition de l’un devous, et il vous laisse le choix. Le plus riche d’entre vous aurala préférence.

– Répondez-lui que nous sommes tous égalementriches.

– Dans ce cas, il dit que vous devez choisirimmédiatement celui qui aura le chameau.

– Et les autres ? L’interprète haussa lesépaules.

– Bien, dit le colonel, Si un seul d’entrenous doit en réchapper, je pense, mes amis, que vous serez d’accordavec moi pour que ce soit Belmont, puisqu’il est marié.

– Oui, oui ! Que ce soit MonsieurBelmont ! s’écria Fardet.

– Je le pense aussi, dit Stephens. Maisl’Irlandais ne voulut rien entendre.

– Non, partage égal ! cria-t-il. Noussombrerons tous ou nous serons tous sauvés, et que le diableemporte qui flanchera !

Un beau match de désintéressement se disputa.Quelqu’un ayant dit que le colonel devrait partir parce qu’il étaitle plus vieux, Cochrane devint furieux.

– On pourrait croire que je suisoctogénaire ! protesta-t-il. Cette remarque est tout à faitdéplacée.

– Hé bien, dit Belmont, refusons tous departir !

– Ce n’est pas très sage ! s’écria leFrançais. Voyons, mes amis ! Les dames vont-elles donc resterseules ? Il vaudrait infiniment mieux que l’un de nousdemeurât auprès d’elles pour les conseiller.

Ils se regardèrent perplexes. Fardet avaitévidemment raison ; mais comment l’un d’eux pourrait-ilabandonner ses camarades ? L’émir intervint pour proposer unesolution.

– Le chef dit, répéta Mansoor, que si vousêtes incapables de vous décider, il n’y a qu’à abandonner ladécision à Allah et à tirer au sort.

– Je ne vois pas de meilleure solution,répondit le colonel.

Ses trois compagnons l’approuvèrent. Le moulahleur tendit alors quatre morceaux d’écorce de palmier dont uneextrémité passait entre ses doigts.

– Il dit que celui qui tirera le plus longaura le chameau, traduisit Mansoor.

– Nous convenons solennellement de nous entenir à cela ? demanda Cochrane à ses camarades.

Ils promirent.

Les derviches avaient formé un demi-cercledevant eux. Le feu de camp projetait sa lumière rouge sur lesacteurs du drame et sur les spectateurs. L’émir ne quittait pas lesprisonniers des yeux. Derrière les quatre hommes se tenait un rangde gardes ; derrière ces gardes, les trois femmes qui du hautde leurs chameaux contemplaient la scène. Avec un souriremalicieux, le gros moulah s’approcha de Belmont. L’Irlandais ne puts’empêcher de pousser un gémissement auquel répondit celui de safemme, car le morceau d’écorce qu’il avait tiré était minuscule. LeFrançais en tira un à peine plus long. Le colonel tira un morceaudeux fois plus long que les deux autres réunis. Celui de Stephensétait de la taille de celui de Belmont. Le colonel Cochrane sortaitvainqueur de cette terrible loterie.

– Je vous cède ma place de grand cœur,Belmont, murmura-t-il. Je n’ai ni femme ni enfant, à peine quelquesamis. Partez avec votre femme ; je resterai.

– Absolument pas ! Une convention est uneconvention ! Tout a été loyal.

– L’émir ordonne que vous montiez tout desuite, dit Mansoor.

Un Arabe mena le colonel dont les mainsétaient toujours ligotées vers le chameau qui attendait.

– Il demeurera avec l’arrière-garde, ditl’émir à son lieutenant. Vous garderez aussi les femmes avecvous.

– Et ce chien d’interprète ?

– Avec les autres !

– Et les autres ?

– À mort !

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